Conclusion
p. 277-280
Texte intégral
1LA proclamation de la République le 4 septembre avait créé chez les militants narbonnais d’immenses espoirs, qui de toute évidence n’étaient pas réalisables. Leur déception va se cristalliser en un sentiment plus violent : celui d’être trahis par le régime en place.
2En ce sens, la proclamation de la Commune de Narbonne peut être analysée comme le cri de détresse de militants se sentant abandonnés par la République qu’ils avaient appelée de leurs vœux. Ils veulent une République « vraie », la République démocratique et sociale, très « avancée », c’est pour elle qu’ils font la Révolution : la Commune de Narbonne est un phénomène à la fois révolutionnaire et républicain, ces deux termes étant complémentaires, et non antithétiques.
3Mais la forme communaliste n’est pas qu’accessoire dans les revendications des communards narbonnais : écrasés par la puissance de l’État centralisateur, ils revendiquent l’autonomie municipale, seul moyen pour eux de se libérer. C’est une « République des villes » qu’ils songent à établir, dans un projet de société très influencé par le fédéralisme proudhonien.
4La Commune était installée à Narbonne : une partie des soldats en garnison était passée au peuple, et l’autre était enfermée dans la caserne Saint-Bernard par des officiers se gardant bien d’agir à l’extérieur, de peur que le restant de leurs hommes ne passe aux insurgés. Il fallut l’intervention de troupes extérieures à la ville pour venir à bout de l’insurrection, qui, elle, n’avait pas réussi à fédérer de réels soutiens extérieurs. Si l’on observe les choses rapidement, on conclut que les « ruraux » des alentours n’avaient aucune sympathie pour la Commune. C’est exactement l’analyse qui a longtemps été faite par rapport à Paris : « Paris est tombé isolé », « la Province a laissé écraser Paris », pouvait-on lire souvent. J. Gaillard a montré qu’il n’en était rien, et a révélé l’importance des soulèvements provinciaux comme Lyon, Marseille, ou Narbonne. Elle ignorait pourtant les répercussions de la Commune aux alentours de ces villes. D serait faux de reprendre la démonstration de J. Gaillard stricto sensu à l’échelon inférieur, et de prétendre que les campagnes étaient aux côtés des communards, même si cela ne s’est pas concrétisé : les chiffres prouvent qu’une masse rurale conservatrice, de quelque manière qu’on la désigne, existait bel et bien. Mais on a trop souvent ignoré que « les campagnes » ne peuvent en aucun cas être considérées comme un bloc homogène. Ainsi, de nombreuses sympathies pour la Commune de Narbonne existaient dans des bourgades comme Coursan, Olonzac ou Cuxac d’Aude, véritables bastions républicains avancés, qui lui envoyèrent des délégués.
5En fait, Narbonne chuta par le manque de soutien des grandes villes voisines, déjà pourvues de conseils municipaux républicains avancés, et qui ne voulaient pas risquer leurs précieux acquis dans une insurrection hasardeuse. Digeon écrira par la suite à propos de Béziers, d’une manière qu’il faut évidemment tempérer, mais qui reflète bien la situation :
« Si la Commune ne fut pas proclamée officiellement à Béziers, elle n’en fut pas moins acclamée par la population. Les autorités eurent l’habileté de faire croire à la foule qu’elles étaient de cœur avec le mouvement de Paris. Cette assurance fallacieuse [sic] suffit malheureusement pour faire considérer la proclamation comme inutile. On peut donc dire que Béziers adhéra au soulèvement communaliste. »1
6Et le calme dans des villes comme Béziers, Carcassonne, ou même Perpignan et Toulouse, dont les insurrections avaient été rapidement réprimées, permit à l’autorité militaire de diriger vers Narbonne les soldats en garnison dans ces villes. Malgré toutes les critiques qui ont pu leur être faites, tant par les communards que par les militaires, il faut souligner que seul le sang-froid des autorités civiles évita un bain de sang.
7Et, après la chute de la Commune de Narbonne, les sympathies latentes qui ne s’étaient pas exprimées par un soutien actif à l’insurrection vont se manifester par une grande mobilisation en faveur des communards narbonnais, militaires ou civils. Le procès de Rodez, en novembre 1871, constitue le point d’orgue de cette mobilisation. Phénomène exceptionnel, transfigurant complètement la ville, il eut certainement plus d’écho que la Commune elle-même, atteignant une dimension interrégionale. Ainsi, la dimension même de la Commune de Narbonne se trouva augmentée par l’importance du procès, qui lui restait attaché, indissociable dans le souvenir.
8L’héritage de la Commune s’exprima de deux façons à Narbonne. Tout d’abord très concret, il s’exerça jusqu’au début des années 1880 (1883 semble être un bon repère) par la participation des anciens communards, en tant que tels, à la vie politique narbonnaise. Ils avaient bien évidemment évolué, mais ils gardaient avant tout leur image d’anciens « combattants de la Révolution ». Par la suite, avec la montée en puissance puis l’arrivée au pouvoir d’un nouveau type de socialisme narbonnais, incarné par le docteur Ferroul, la Commune reste un élément important de la conscience politique des Narbonnais, mais prend un tour mythique. On vénère les glorieux ancêtres, on entretient le souvenir, mais on ne peut pas dire que l’on ait les mêmes objectifs que les communards de 1871. Il faut par ailleurs rappeler ici qu’il serait totalement faux de voir en l’insurrection de 1907 une deuxième commune. Ce sont deux insurrections ayant des causes et des objets totalement différents, la crise de 1907 étant essentiellement économique, de surproduction, tandis que la Commune, purement politique, s’effectuait dans un contexte économique favorable. Pourtant, la légende de la Commune reste très forte, et, anecdote significative, pendant des années, les mères de famille continueront à menacer leurs enfants désobéissants de la venue des turcos2, qui remplaçaient l’habituel croque-mitaine.
9Au delà de l’intensité même du phénomène insurrectionnel qu’a été la Commune de Narbonne, on peut lui trouver une place dans un processus historique de plus longue durée. Elle s’inscrit dans la continuité d’un républicanisme social qui, sous des formes diverses, plonge ses racines dans la révolution de 1848, et se prolonge au delà jusqu’aux radicaux socialistes, puis aux socialistes narbonnais de la fin du siècle. En cela, elle ne peut pas plus être considérée comme un crépuscule des révolutions du XIXe siècle, cher à Jacques Rougerie3, que comme une aurore, annonçant les révolutions socialistes à venir.
10La Commune de Narbonne se présente davantage comme un pont, une transition entre deux conceptions sociales différentes que comme une rupture, dans un sens ou dans l’autre. On peut voir d’ailleurs se dessiner de toute évidence un passage de flambeau de Barbès à Digeon, puis de Digeon à Ferroul, le dernier se réclamant du second, et le second vénérant le premier. Cette continuité n’implique pas qu’il n’y ait pas de différences, au contraire. Π serait tout aussi faux de ne voir dans la Commune de Narbonne qu’une simple répétition de 1848 que de voir en Ferroul un nouveau communard. Les différentes générations ont des systèmes de pensée différents. En effet, avoir déterminé une continuité ne signifie pas évoquer une identité.
Notes de bas de page
1 Extrait du Citoyen, L’émancipation sociale, 2 avril 1881. Les insinuations de Digeon semblent résulter de sa rancœur contre des républicains biterrois qui lui avaient promis un soutien effectif, et qui ne le lui ont pas apporté. Mais les convictions des militants comme des dirigeants biterrois ne peuvent être mises en doute : ils étaient favorables au mouvement communaliste.
2 S/d. J. Michaud et A. Cabanis, op. cit., p. 285.
3 J. Rougerie, Procès des communards, op. cit., pp. 240-241.
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