Histoire d’un atelier d’écriture en hôpital de jour de psychiatrie générale
p. 121-128
Texte intégral
1L’atelier d’écriture que nous souhaitons vous présenter aujourd’hui a été créé dans un hôpital de jour, au sein d’un pôle de psychiatrie générale, en décembre 2012. Il se déroule tous les lundis de 14 h à 15 h et il est suivi de 30 minutes de reprise pour les animateurs.
L’histoire de la mise en place de l’atelier
2Sur cette tranche horaire avait existé auparavant différents types de groupes thérapeutiques. D’abord un groupe de parole : la parole y était libre, les seules contraintes étaient liées au respect du cadre (respect de la parole de l’autre, de la confidentialité…). Ce groupe n’était pas, à proprement parler, un espace de création au sens de la production d’un objet esthétique. Cependant il restait un vrai lieu où la singularité pouvait s’exprimer.
3Ensuite s’est déroulé un groupe de remédiation cognitive : ces ateliers avaient pour cible les troubles mnésiques et attentionnels, les troubles de la planification et de l’organisation. Dans ce type d’atelier, le cadre est contraignant, la consigne est précise et ce qui est visé est de l’ordre d’une performance. Si nous voulons le faire dans les règles de l’art, nous nous apercevons qu’il y a peu d’espace pour l’échange spontané et que la créativité en est exclue.
4L’atelier d’écriture est alors venu comme une synthèse de ces expériences passées. Il possède des contraintes qui vont nous permettre de faire un vrai travail de remédiation cognitive ; mais aussi et surtout, il offre un véritable espace de création où la subjectivité aura toute sa place pour s’exprimer.1
Le cadre de l’atelier d’écriture : contraintes et liberté
5Pour présenter le principe de cet atelier d’écriture, nous dirons qu’il est le lieu d’une grande liberté, entouré de contraintes : contraintes de lieu, contraintes de temps, mais aussi contraintes formulées par la consigne. Et puis il y a l’incontournable règle du partage de l’écrit, c’est-à-dire la lecture. Celle-ci est posée comme une règle, elle est adaptée au choix de l’auteur : il peut demander à un autre participant de lire son texte, il peut souhaiter qu’il ne soit pas lu. La règle et l’impossibilité de l’appliquer de manière forcée nous permettent de reprendre cette question avec le patient.
6Astreignant, ce cadre est la garantie de la liberté du fait qu’il autorise la créativité. L’autre garantie de cette liberté tient au fait que tous les participants (animateurs compris) entrent dans le mouvement de l’écriture et de la lecture : il ne peut y avoir de spectateurs, chacun se risque à écrire et à lire.
7Le nombre de participants est variable, le groupe reste ouvert. Autour de la table nous avons été de 5 à 15 « écriveurs » – permettons-nous ce petit clin d’œil à Bernard Cadoux.2
8Pour les besoins de cet exposé, nous décrirons les différents temps qui structurent l’atelier, mais il va de soi que dans la pratique ces temps s’articulent naturellement.
9Toutes les séances sont structurées de la façon suivante :
10Chacune s’ouvre par un temps de lien avec la séance précédente : ce temps est primordial pour la dynamique du groupe. Nous regardons qui est là, qui était absent la semaine précédente, nous évoquons la dernière séance : qu’avons-nous produit, quelles impressions nous reste-t-il ?
11Suit un temps de présentation et de préparation de l’exercice du jour, avec lecture des consignes, discussion autour de la compréhension de ce qui est demandé. Nous avons la possibilité d’utiliser des exemples, et nous pouvons partager des stratégies pour répondre au problème posé. C’est à ce niveau que se trouve l’essentiel du travail de remédiation cognitive. Les contraintes sont formulées par des consignes : le vocabulaire peut être imposé, la forme du texte défini, etc. Répondre à l’exercice fait appel à des ressources cognitives telles que l’attention, la mémoire, la planification et l’organisation des données, la flexibilité mentale, etc. Cette préparation est possible grâce à des échanges de stratégies par les membres du groupe, chacun donnant sa version de la compréhension de l’exercice.
12Dans le temps suivant, le temps de l’écriture, le cadre contraignant que nous venons d’évoquer devient le gage de la liberté. En effet écrire sur commande n’est pas aisé, alors le cadre libère et ouvre à la créativité. Ce temps devient individuel. Le sujet fait appel à ses souvenirs, utilise ses émotions, fait un détour par ses intérêts ou préoccupations. C’est le temps de la créativité, de la production d’un objet – le texte – propre au sujet.
13Le temps de la lecture, qui vient ensuite, est le temps de l’échange où chacun va lire son écrit au groupe, où chacun va accepter le regard des autres sur sa production. La lecture devient elle-même, à ce moment-là, un geste de création qui donne une autre existence à l’écrit. La lecture fait entrer l’écrit dans le lien social, la voix vient soutenir du côté du sens les mots écrits.
14Puis le temps de la réaction, toujours dans le respect de l’autre, est le moment des commentaires, le moment d’exprimer son ressenti…
15Et vient le temps de finir, de se dire à la prochaine date. Ce sont ces rituels de début et de fin qui font que ce groupe existe comme une entité repérée.
16Pour résumer, je dirais que dans cet atelier, nous ne cherchons pas à atteindre la poésie, l’efficacité littéraire ou grammaticale – et cependant les textes créés sont d’une grande intensité poétique, créative et émotionnelle. Chaque participant va chercher en lui ce qu’il a de plus précieux. La contrainte est serrée, mais c’est dans cet effort pour la suivre que chacun va trouver la liberté de se dépasser, sans même parfois en avoir conscience. Dans un tel dispositif clinique, nous constatons que l’intensité des échanges vient du fait que nous partons d’une activité groupale : elle est là pour soutenir l’écoute singulière et ainsi favoriser les effets subjectifs.
17Chaque année enfin, nous avons ouvert l’atelier d’écriture sur un autre groupe, plus large, du fait des projets de publication de nos productions.
Une illustration clinique et sa réalité éditoriale
18Nous allons ainsi vous présenter un atelier récent et la réalisation auquel il a abouti, que nous avons intitulée : Histoire de rose : exercices de style à Argelès.
19Pour comprendre le principe de ce livre, il est important de s’arrêter un instant sur l’inventeur du concept des « exercices de style », Raymond Queneau.3
20Raymond Queneau est un romancier, poète et dramaturge français, né en 1903 et mort en 1976. Il a été l’un des principaux fondateurs d’un mouvement nommé l’OULIPO (Ouvroir de Littérature Potentiel) réunissant des scientifiques et des littéraires qui écrivaient des textes en s’imposant des règles. Les membres de l’OULIPO considéraient les contraintes comme de grandes stimulatrices pour l’imagination.4
21Exercices de style de Raymond Queneau a été publié en 1947. Dans cet ouvrage, il raconte 99 fois la même histoire de manière différente. Le défi de Raymond Queneau nous a stimulé et nous avons souhaité le relever. Nous avons choisi comme texte de base un extrait du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, plus précisément le chapitre XX, que nous reproduisons ici :
Mais il arriva que Le Petit Prince, ayant longtemps marché à travers les sables, les rocs et les neiges, découvrit enfin une route. Et les routes vont toutes chez les hommes.
— Bonjour, dit-il.
C’était un jardin fleuri de roses.
— Bonjour, dirent les roses.
Le Petit Prince les regarda. Elles ressemblaient toutes à sa fleur.
— Qui êtes-vous ? leur demanda-t-il, stupéfait.
— Nous sommes des roses, dirent les roses.
— Ah ! fit Le Petit Prince…
Et il se sentit très malheureux. Sa fleur lui avait raconté qu’elle était seule de son espèce dans l’univers. Et voici qu’il en était cinq mille, toutes semblables, dans un seul jardin !
« Elle serait bien vexée, se dit-il, si elle voyait ça… elle tousserait énormément et ferait semblant de mourir pour échapper au ridicule. Et je serais bien obligé de faire semblant de la soigner, car, sinon, pour m’humilier moi aussi, elle se laisserait vraiment mourir… »
Puis il se dit encore : « Je me croyais riche d’une fleur unique, et je ne possède qu’une rose ordinaire. Ça et mes trois volcans qui m’arrivent au genou, et dont l’un, peut-être, est éteint pour toujours, ça ne fait pas de moi un bien grand prince… » Et, couché dans l’herbe, il pleura.5
22Nous vous proposons d’écouter des textes de l’ouvrage, tels qu’ils ont été lus, pour certains par leur propre auteur, durant une séance d’atelier.
23Quand le Petit Prince est pris dans les questionnements de Lucien, nous passons du vécu à la fiction :
Interrogatoire par Lucien :
— Police ! Ouvrez ou on défonce la porte !
— Barrez-vous ! dit le Petit Prince
Ba da boum !!!!
— Que faites-vous là ? Avez-vous remarqué quelque chose de suspect ? Comment vous appelez-vous ?
— J’ai rien fait de mal !
— D’accord, répondez à la question !
— Je m’appelle Prince comme le chanteur ! J’ai entendu un cri et la porte était ouverte, alors je suis rentré.
— Que tenez-vous dans la main ?
— C’est une rose…
— Que vous avez arraché du parterre de roses ? Et pourquoi ?
— Je la trouvais magnifique, j’ai voulu la replanter chez moi.
— Je vous arrête pour vol de rose, au trou !!!!
24Ce texte et sa réécriture se fait le réceptacle des préoccupations personnelles de Gilles autour de ses études et de l’accès au symbolique :
Lettre officielle par Gilles :
Monsieur Le Directeur,
J’aimerais pouvoir intégrer votre école l’année prochaine.
J’ai eu de très bonnes notes pendant cette année scolaire et j’ai de nombreuses qualités uniques (celles de la minutie, l’intelligence et la persévérance).
Je suis sûr, Monsieur Le Directeur, que je suis un élève qui possède des qualités uniques et magnifiques dans tous les pays.
Je vous remercie d’avance pour mon intégration dans votre école et vous prie d’agréer mes salutations distinguées.
Georges Dupont
Le directeur répondit à l’élève en disant qu’il y avait des tas d’élèves semblables à lui. L’élève fut déçu, pensant qu’il possédait des qualités uniques en son genre.
25La réécriture de Yolande laisse entendre sa fragilité :
Inattendu de Yolande :
En arrivant, je compris que ma fiancée m’avait menti ; elle n’était pas seule à avoir une beauté subjuguante.
1) Elle n’était pas seule à être merveilleusement belle.
2) Elle n’était pas seule non plus à être douce et fragile.
Les autres jeunes sylphides étaient toutes aussi nombreuses à avoir une même apparence délicatement jolie.
Alors je revis en songe ma fiancée qui se prétendait seule au monde et cela me fit m’interroger à son sujet : m’aurait-elle menti ou se pensait-elle vraiment seule à posséder de telles qualités ?
Moi qui pensais que celle que j’appelais « ma flamme » était unique en son genre.
Moi qui eus cru que la plus belle des créatures s’était offerte à moi, je dus me faire à l’idée que d’autres l’égalaient en beauté et qu’elle n’était pas seule à avoir l’aspect d’une rose.
26La réécriture donne accès, pour Patrick, au bonheur d’écrire malgré le doute :
Arc en ciel par Patricia
Mais il arriva que le chevalier blanc, ayant longtemps marché à travers les sables roses, les rocs noirs et les neiges pourpres, découvre enfin une route.
Et les routes vont toutes chez les Hommes.
— Bonjour, dit-il
C’était un jardin fleuri de roses rouges
— Bonjour, dirent les roses
Le chevalier blanc les regarda. Elles ressemblaient à sa fleur rouge
— Qui êtes-vous ? leur demanda-t-il stupéfait.
— Nous sommes des roses rouges, dirent les roses.
— Ah ! fit le chevalier blanc…
27Par la suite, nous avons introduit d’autres contraintes. Voici celles du « logo-rallye » :
28Les 7 mots suivants, dépayser, expiation, réanimer, dentier, paddock, globe-trotter, démentir ont été pris au hasard dans le dictionnaire. Ils devaient ensuite être utilisés dans l’ordre du tirage pour un récit qui reprendrait l’histoire du Petit Prince.
29Par Cathy
Le Petit Prince décida de se dépayser, il devait expier pour avoir abandonné son amie la rose.
Il commença par essayer de la réanimer mais sans succès. Les autres fleurs, du moins trois d’entre elles lui firent une liste de ce qu’il devait ramener de son voyage pour pouvoir ressusciter sa rose. Il devait ramener un dentier et un paddock.
L’aventure du Petit Prince n’était pas aisée mais au cours de son voyage, il rencontra l’âme de sa rose qui le guida et il put ramener le dentier et le paddock.
Notre Petit Prince était devenu un vrai globe-trotter.
La seule recommandation que lui avait fait l’âme de sa rose était de ne rien dire aux autres fleurs sous peine de la perdre à jamais, elle sa rose.
Le Petit Prince ramena le paddock et le dentier, alors les trois fleurs moururent et le Petit Prince n’eut pas à démentir la vérité.
Le globe-trotter et la rose se retrouvèrent uniques au monde.
30Par Honoré
Le Petit Prince arriva pour trouver une route où il pensait se dépayser car sa copine l’avait largué.
Sur le chemin il se demandait pourquoi les routes vont chez les hommes ?
Il se sentit très malheureux, car il faisait face à l’expiation de son Papa « St Exupéry ».
Car son Papa était dans le coma et ayant réussi par maintes et maintes fois de le réanimer.
En montant dans l’avion de son Papa « St Ex » il éternua et malheur son dentier préféré le 645ième, le plus beau, le plus maniable tomba !!! Il l’avait arraché à un paddock car il y avait un cheval Pégase. Où avec les Roses.
Le Petit Prince et son Papa ne montèrent pas ensemble cette fois dans l’avion.
Mais son fils Prince Petit n’était pas un globe-trotter.
Il ne partit pas avec lui dans sa nouvelle mission en Corse.
La chute de l’avion d’Air Algérie lui fit songer et si mon Papa qui lui aimait c’était abimé mer avait dit l’AFP qui ne demande pas de démenti.
Pour conclure
Écrire, jongler avec les mots, assemblés, ajustés, décalés.
Avec toi, avec nous, un moment, enfin ?
Se reconnaître dans le regard étonné.
Soudain différent et attentif.
Lire, rencontrer, recevoir l’émotion.
Surprise : tant de talent dans les mots de l’autre ?
Redécouverte, tu es là, tu existes !
Et, un instant, partager ce bonheur.
31L’atelier d’écriture de l’hôpital de jour d’Argelès s’inscrit dans une longue histoire conduisant à faire ensemble à travers un support artistique. Théâtre, musique, cinéma rythment les rencontres, stimulent et favorisent l’expression depuis plus de vingt ans. Cela participe du soin ouvert à un regard tiers, celui des proches et du corps, pour être davantage qu’une personne souffrante, malade ou marginale…
32« Ces textes ciselés porteurs de peines et de sourires, de cris et de soupirs nous entraînent hors du délire, pour s’offrir et s’ouvrir à la rencontre… » Dr Charles Alezrah.
Notes de bas de page
1 Pour concevoir et penser cet atelier, nous avons donc croisé différentes approches : celle de la psychiatrie humaniste informée par la psychanalyse, celle des recherches en neurosciences et cognition, celle de la psychologie sociale. Outre la littérature, nos références ont été : Marcel Sassolas, « Quels cadres pour notre rencontre avec le patient psychotique ? », La psychose à rebrousse-poil, Toulouse, Éditions Érès, 2009, p. 19-31 ; Olivier Godefroy, GREFEX, Fonctions exécutives et pathologies neurologiques et psychiatriques ?, Marseille, Solal Éditeur, 2009 ; Michel Lapeyre, Psychanalyse et création, Toulouse, Presse Universitaire du Midi, 2011.
2 Bernard Cadoux, Écritures de la psychose. Folie d’écrire et atelier d’écriture, Préface de Anne Brun, Vareilles, La rumeur libre, 2013 (1re éd. Aubier, 1999).
3 Raymond Queneau, Exercices de style, Paris, Gallimard, 1947.
4 Voir Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Paris Gallimard, « Folio essais », 1988.
5 Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, Gallimard, 1943.
Auteurs
eliane.bombail-berdaguer@ch-thuir.fr
Psychologue à l’hôpital de jour d’Argelès, Pôle IV du Centre Hospitalier de Thuir en Pyrénées-Orientales. Depuis 2012, elle y anime un atelier d’écriture avec le Dr Maurs-Ferrer, psychiatre, Mme Pauly, infirmière, et M. Sudries, cadre de santé.
isabelle.maurs-ferrer@ch-thuir.fr
Psychiatre à l’hôpital de jour d’Argelès, Pôle IV du Centre hospitalier de Thuir en Pyrénées-Orientales. Depuis 2012, elle y anime un atelier d’écriture avec Mme Bombail-Berdaguer, psychologue, Mme Pauly, infirmière et M. Sudries, cadre de santé.
christelle.pauly@ch-thuir.fr
Infirmière à l’hôpital de jour d’Argelès, Pôle IV du Centre hospitalier de Thuir en Pyrénées-Orientales. Depuis 2012, elle y anime un atelier d’écriture avec Mme Bombail-Berdaguer, psychologue, le Dr Maurs-Ferrer, psychiatre et M. Sudries, cadre de santé.
yves.sudries@cg-thuir.fr
Cadre de santé à l’hôpital de jour d’Argelès, Pôle IV du Centre hospitalier de Thuir en Pyrénées-Orientales. Depuis 2012, il y anime un atelier d’écriture avec Mme Bombail-Berdaguer, psychologue, le Dr Maurs-Ferrer, psychiatre et Mme Pauly, infirmière.
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