1Il s’agit ici de montrer comment la Commune, si elle n’est pas un phénomène spécifiquement narbonnais, trouve à Narbonne le terrain qui va lui permettre d’éclore. Car Narbonne est depuis longtemps une terre républicaine1. La viticulture, largement dominante dans la région, implique un certain nombre de comportements sociaux, puis politiques2 : c’est une agriculture qui induit une culture3. D’une part, la vigne est une « culture peuplante », qui regroupe et concentre des hommes qui se retrouvent dans des cafés, où se forment les opinions. D’autre part, la vigne, monoculture de commerce, est entièrement intégrée dans l’économie de marché. On est bien loin de l’agriculture vivrière, de la polyculture où le paysan échappe à la monnaie, et à l’impôt. Ici, la fluctuation des cours et le fisc, qui pour le viticulteur est le représentant quotidien de l’État, sont les agents principaux de la politisation. Car l’agriculteur s’informe des grandes orientations de la politique économique et sociale de l’État, dont il est dépendant Ainsi, de la fin de l’Empire jusqu’en 1840, Narbonne est sujette à de violentes et fréquentes émeutes antifiscales4. Ce thème antifiscal va être repris par les républicains. En 1848, on espère que la Révolution va abolir les impôts indirects. Les droits sur les vins sont supprimés en mai 1849, puis rétablis en décembre. Dès lors, on va assister à une radicalisation progressive de l’opinion narbonnaise : le drapeau tricolore a déçu, on se tourne vers le drapeau rouge, celui de la République sociale, suprême espoir des viticulteurs. En fait, c’est l’ensemble de la classe politique qui va se radicaliser. D’une part, la fraction républicaine est de plus en plus avancée. D’autre part, en réaction, les conservateurs se raidissent Le centre s’amenuise, et peu à peu se dégagent deux camps, celui des « rouges », et celui des « partisans de l’ordre », les « blancs ». L’écart se creuse, et des deux côtés, on tombe dans un manichéisme excessif. Le combat perpétuel qui s’ensuit constitue l’essentiel de la vie politique. Aux élections législatives d’avril 1848, la liste républicaine où figuraient Théodore Raynal et Barbès passe sans difficulté5. C’est la victoire du Club Lamourguier (ou des « rouges ») sur celui de l’Union (ou « de l’ordre »). Mais en décembre, aux élections présidentielles, Louis Napoléon Bonaparte obtient la majorité absolue, même si Ledru Rollin fait un score nettement supérieur à la tendance nationale6. Pendant ce temps, Raynal siège toujours à la Constituante comme un montagnard intransigeant7. Mais les législatives de 1849 voient la victoire de la liste des « amis de l’ordre »8. Des incidents éclatent à Narbonne. La municipalité républicaine, tenue pour responsable, est dissoute à deux reprises, jusqu’à ce que les conservateurs l’emportent aux élections9. Raynal avait créé pour l’occasion un journal, Le Populus, que les conservateurs accusent de socialisme10. L’appréciation est délicate, et si l’on peut trouver une influence « socialiste », c’est dans des secteurs relativement modérés, dans la tradition de Barbès, que perpétue Ledru-Rollin. On peut même retrouver un « blanquisme diffus »11, mais il s’agit au fond d’un républicanisme humanitaire et social.

2Les conservateurs ont pris peur, et ils espèrent être débarrassés au plus vite des agitateurs. Le coup d’état du 2 décembre 1851 va amener l’arrestation, en janvier 1852, de 240 opposants dans le département de l’Aude, dont 104 dans le Narbonnais, parmi lesquels Théodore Raynal, Théophile Marcou, et Émile Digeon12. Aucune manifestation ne se produit pour défendre les proscrits, contrairement au biterrois tout proche. Les déportés absents, le mouvement républicain est décapité. Le prince-président fait en octobre 1852 un voyage triomphal à Narbonne13.

3Pendant tout le Second Empire, la République ne peut se développer. Mais la répression d’état, si elle empêchait toute manifestation ouverte en faveur de la République, favorisa, par l’opposition qu’elle se créa, la montée du sentiment républicain. Face à l’autoritarisme, les Narbonnais rêvent d’une République démocratique et sociale14. Et ils pensent que c’est Napoléon III qui, par son coup d’état, a empêché que ce rêve ne se réalise en 1848. Alors que, apparemment, il n’y a aucune contestation, une opposition s’exprime par des moyens divers, en collant des affiches de nuit, en maintenant des contacts entre les militants républicains de tout le département, et en rassemblant les restes des réseaux des sociétés secrètes d’avant 185115. Les scores obtenus par les républicains aux élections où ils étaient présents, ainsi que l’importance de l’abstention à celles où ils ne figuraient pas, témoignent de leur force, surtout lorsque l’Empire se libéralise. À la fin des années 1860, l’étau se relâchant sur les républicains, certains « transportés » regagnent la France : les frères Antoine et Théodore Raynal, Théophile Marcou, Marcelin Coural, Fortuné Brousses, ou Émile Digeon16. Ce sont tous des républicains irréconciliables aisés, qui vont s’employer par tous les moyens à préparer l’avènement de la République. Leurs activités vont être couronnées de succès, puisqu’ils parviendront à remporter des résultats satisfaisants lors des élections : aux législatives de mai 1869, le candidat républicain (Théodore Raynal), qui est battu sur l’arrondissement de Narbonne, obtient la majorité sur la ville et le canton de Narbonne ; lors du plébiscite de mai 1870, la ville de Narbonne vote majoritairement « Non » ; enfin, les élections municipales d’août 1870 à Narbonne sont un succès pour les républicains, dont la liste passe en entier17. Il faut souligner que certains d’entre eux sont l’objet d’une surveillance policière18.

4La voie électorale n’est pas le seul moyen d’opposition à l’Empire. Ainsi, lors de la procession de la Fête-Dieu en juin 1866, l’évêque de Narbonne, désigné par tous comme un ferme partisan de l’Empereur, fut l’objet d’une attaque de militants républicains19. On fait aussi des gestes symboliques : en février 1870, lors de l’anniversaire de la révolution de 1848, un drapeau rouge est hissé au sommet de la cathédrale Saint Just20 ; en juin 1870, lors de la mort d’Armand Barbès, La Fraternité, journal de la démocratie de l’Aude, édite un numéro cerclé de noir, puis lance une souscription pour un monument à cette figure légendaire de la République dans sa ville natale de Carcassonne21.

5À la fin de l’été 1870, le mouvement républicain est affermi, il s’exprime au grand jour. Mais il n’est pas en mesure de prendre le pouvoir. La guerre, en précipitant la chute de l’Empire, lui offrira la République.

6Les militants narbonnais attendent beaucoup de cette nouvelle République. Celle-ci aura donc fort à faire pour satisfaire leurs attentes, exacerbées par les propos révolutionnaires tenus par les républicains quand ils étaient en opposition à l’Empire. Or elle naît dans une situation on ne peut plus difficile : la déroute d’une guerre déjà perdue par le régime précédent, et qu’elle va devoir assumer. Dans ces conditions peut-elle réellement apporter aux Narbonnais tous les changements politiques, économiques et sociaux qu’ils attendaient d’elle ? Unis dans l’opposition, les républicains narbonnais et audois pourront-ils le rester une fois au pouvoir ? Un sentiment de frustration des plus avancés était-il inévitable ?

7Nous nous efforcerons d’envisager tout cela, et de montrer comment les réponses dépendront beaucoup d’un cadre spécifiquement narbonnais, essentiel à la compréhension d’un phénomène insurrectionnel original : la Commune de Narbonne.

I. D’une Révolution à l’autre

8Ou comment Narbonne a réagi à la subversion d’une République qu’elle chérissait (4 septembre 1870 – 24 mars 1871).

A) Le 4 septembre

La Révolution

9À la différence de Lyon ou Marseille, Narbonne ne précéda pas le mouvement parisien. Aucune manifestation ne se produisit pour réclamer la déchéance du régime avant que ne parviennent les nouvelles de sa chute à Paris. Ce n’est donc qu’à la nouvelle de la proclamation de la République à Paris que les militants audois vont agir localement.

10Les rouages administratifs jouant pleinement, c’est à Carcassonne, préfecture, que parvient tout d’abord la nouvelle de la Révolution. Théophile Marcou22, rédacteur en chef de La Fraternité, qui remplissait depuis peu les fonctions de maire23, apprit le premier la nouvelle24. Il accourut à l’Hôtel de Ville, et proclama la République devant « une foule immense ». Il harangua la foule, lui prônant la nécessité de l’union de tous les citoyens en présence de l’ennemi, et lui exposant les devoirs nouveaux qui s’imposaient à tous les Français. De là, il se fit porter par la foule à la préfecture où il s’installa avec quelques uns de ses amis. Le préfet se retira sans résistance, « tout en protestant contre la violence morale dont il était l’objet »25. Pendant ce temps, les gardes mobiles empêchaient la foule de pénétrer dans l’Hôtel de Ville. Marcou ordonna de la laisser entrer, lui fit un nouveau discours, et « pour la seconde fois, reçut de l’investiture populaire les fonctions de commissaire de la République »26. Fier de ses nouvelles fonctions, Marcou nomma des sous-commissaires dans les trois autres arrondissements du département, qui furent chargés de prendre possession des sous-préfectures et d’y proclamer la République.

11En fait, à Narbonne, le centralisme ne fut pas aussi parfait, et dans la chaîne des décisions, le maillon représentant le sous-préfet fut sauté. Il se passa un peu la même chose qu’à Carcassonne, mais plus tard. Vers 9 heures du soir, Marcelin Coural, conseiller municipal faisant fonction de maire27, lut à la population la circulaire adressée au préfet par le gouvernement provisoire de la République. Un grand nombre de personnes s’étaient rassemblées sous le balcon de l’Hôtel de Ville, et à cette lecture, leurs cris furent unanimes : « Vive la République ! »28. Un grand espoir naissait, en même temps qu’un vif soulagement de voir déchu le régime tant haï. Ce fut la joie plus que la surprise, et il semblait que tout le monde s’attendait à la chute de l’Empire, qui quatre mois plus tôt paraissait indestructible. Le drapeau tricolore est hissé partout, dans les cafés et les clubs. On chante la Marseillaise et les femmes dansent la Carmagnole ; un cortège mené par le premier adjoint Antoine Raynal, ceint de son écharpe, fait le tour de la ville à la lueur des torches pour annoncer la Révolution29. Une autre procession s’empare de la sous-préfecture déserte, et y installe provisoirement Léon Bonnel, second adjoint30. Il se dégageait donc de cette soirée à Narbonne un sentiment d’unanimité républicaine. Mais comme le rappelle P. Carbonnel, simultanément, le député de Narbonne Eugène Peyrusse, bonapartiste intransigeant31, protestait contre l’acclamation populaire de la République à l’Hôtel de Ville, déclarant : « Paris fait encore une fois la loi à la France »32. Les républicains sont conscients que leur belle unanimité n’est qu’apparente, et que les conservateurs de toutes tendances n’attendent qu’un faux pas pour reprendre le dessus. Après cette grande fête, il leur faut installer solidement la République.

Les premières mesures d’affirmation de la nouvelle République

12Au soir du 4 septembre, seuls les maires des grandes villes et les grands chefs de l’administration ont été remplacés. Ce sont des mesures importantes, mais très symboliques : en effet toute l’administration reste encore aux mains de fonctionnaires d’Empire.

13Le 5 septembre, à Carcassonne, on institue une commission chargée de « réorganiser » les municipalités de l’arrondissement. Marcou, qui a pris les fonctions de préfet, nomme Gayraud maire de Carcassonne à sa place. Il fait afficher dans les rues de la ville une proclamation, qu’il signe « le délégué du peuple de Carcassonne, T. Marcou »33. Le 6, il nomme provisoirement secrétaire général du département de l’Aude Fernand Digeon, docteur en médecine, frère d’Émile, décrit comme le « véritable médecin des pauvres »34. Sa nomination atteste d’une orientation résolument sociale de la nouvelle administration de l’Aude.

14À Narbonne, la préoccupation dominante est le remplacement des membres du tribunal, « si sévères, durant vingt ans, envers les démocrates »35. Le Club Lamourguier36, recréé depuis peu, phare de la démocratie à Narbonne, cherche une personnalité populaire pour accomplir ces réformes. Il se tourne naturellement vers les frères Raynal, et particulièrement vers Théodore37 qui, durant leur exil à Barcelone, venait de temps en temps à Narbonne « faire de la propagande électorale », « contre les chefs de la réaction » et « contre les ennemis de la démocratie »38. Théodore Raynal annonce par télégramme de Barcelone, son arrivée à Narbonne pour le 6 septembre. Aussitôt, quatre délégués du Club (dont Arthur Conche et Eugène Gondres) vont l’attendre à Perpignan. Là, Raynal s’étonne en leur présence de la tolérance du nouveau préfet républicain des Pyrénées-Orientales, P. Lefranc, vis-à-vis des fonctionnaires du gouvernement déchu. R leur tient un discours sans concessions, et déclare : « Quant à moi, je suis décidé à foutre (sic) tout le tribunal à la porte dès mon arrivée à Narbonne »39. À son arrivée à Narbonne, une foule immense l’accueille. Il fait un discours des plus révolutionnaires à l’Hôtel de Ville, puis il prend possession de la sous-préfecture, porté par l’enthousiasme populaire40. Léon Bonnel lui remet alors les pouvoirs de sous-préfet.

L’attitude par rapport à la guerre, et la formation de la Garde nationale

15Pour les républicains avancés que sont Théophile Marcou à Carcassonne, ou les membres du Club Lamourguier à Narbonne, il faut lutter contre l’envahisseur prussien car il menace la République. Défense nationale et républicanisme sont deux notions inséparables41. D’où les proclamations enflammées que l’on peut trouver affichées au lendemain de la Révolution. Marcou par exemple lance un véhément appel aux armes, qui ouvre la voie à l’organisation de Gardes nationales. Elles ont un double but : par leur concept de levée en masse, qui date de Valmy, elles sont une réponse patriotique républicaine à l’invasion. Mais, en étant systématiquement commandées par des officiers républicains, elles sont surtout une défense de la République. Elles doivent la protéger contre ses ennemis de l’extérieur, mais aussi (et surtout) contre les dangers qui la menacent à l’intérieur : en formant de véritables petites armées de la République dans toutes les villes de France, elles sont un rempart contre d’éventuelles tentatives conservatrices.

16La formation de la Garde nationale de Narbonne s’inscrit tout à fait dans cette logique. Huit compagnies de gardes nationaux furent créées, et on plaça à la tête de chacune des républicains intransigeants. La nomination la plus symbolique fut celle d’Auguste Bouniol comme capitaine de la 8ème compagnie fin septembre42. Orateur écouté du Club Lamourguier, il était considéré comme un des militants républicains les plus tenaces de la ville43. Mais cette Garde nationale, tout comme celle de Carcassonne, n’était pas armée. Les républicains ne vont pas cesser de demander un armement, qui leur sera systématiquement refusé44. Cette demande, sécurisante pour les républicains, comme ce refus des autorités, qui par là prouvent leur défiance, seront des leitmotive pendant les mois qui suivirent, et ce même après l’armistice45. Mais dans l’immédiat, la formation d’une Garde nationale inspire confiance, et les Narbonnais s’attachent particulièrement à son maintien, car ils savent qu’en 1849, la destruction de la Garde nationale de Narbonne avait été un des premiers pas dans le démantèlement de la République46.

B) La prise de conscience d’une dérive conservatrice

17Très tôt, un certain nombre d’événements vont sensibiliser les républicains narbonnais aux menaces qui pèsent sur la nouvelle République.

18Tout d’abord ils vont être très déçus par l’attitude nouvelle de Théodore Raynal à Narbonne. Il semble qu’aussitôt installé à la sous-préfecture, le révolutionnaire de la veille se transforma en conservateur, ou tout au moins se montra très tolérant vis-à-vis des personnes qu’il avait promis de chasser. Le lendemain de sa nomination au poste de sous-préfet, il confirma les membres du tribunal dans leurs postes47. Le Club Lamourguier demanda aussitôt des explications, et Raynal répondit sans convaincre personne que ce maintien n’était que provisoire, faute d’avoir pu trouver aucun républicain capable pour les remplacer48. Mais le malaise augmenta encore lorsqu’on apprit quelques jours plus tard que T. Raynal était nommé préfet de l’Aude, en remplacement de T. Marcou, son camarade d’exil à Barcelone pendant 17 ans.

Le conflit Marcou-Raynal

19- La querelle pour la préfecture :

20Marcou avait pris possession de la préfecture « porté par le peuple » le 4 septembre. Sûr de sa position et fier de ses lettres de créance républicaines, il demanda au ministre de l’intérieur la confirmation de son poste. Mais Gambetta ne reconnut pas cette investiture. Le 8, il envoya à Marcou le télégramme suivant : « Veuillez, je vous prie, remettre immédiatement vos pouvoirs à votre successeur, M. Théodore Raynal »49. La dépêche était sèche, mais très claire. Pourtant, la plupart des républicains ne comprenaient pas l’initiative du ministre de l’intérieur, et croyaient que Raynal refuserait l’offre, ne voulant pas prendre la place de son ami. Ils se mobilisèrent, et envoyèrent une pétition au ministre. Celui-ci répondit de façon lapidaire : « Veuillez remettre le service à M. Théodore Raynal ». Lequel hésita longtemps, ce qui permit à Marcou d’envoyer une dépêche ainsi conçue :

« Le Commissaire de la République nommé par le peuple au ministre de l’Intérieur

Depuis 3 jours, j’attends le successeur que vous m’avez donné, M. Théodore Raynal ; cette nomination, en affaiblissant mes pouvoirs temporaires, rend ma situation fort difficile. Je ne peux dès lors consentir à accepter plus longtemps la responsabilité d’une administration dont l’autorité officielle est détruite par votre mesure. »50

21À la suite de quoi le conseil municipal rédigea une troisième adresse à Gambetta, au nom des « habitants de l’Aude », vantant les mérites de Marcou, proscrit du 2 décembre, plébiscité par le peuple et la démocratie, allant jusqu’à accuser Gambetta « d’intrigue », et terminant de façon menaçante :

« Monsieur le ministre, après un tel exposé, les habitants de l’Aude vous laissent responsable des suites de votre décision, si elle est maintenue. »51

22D’autres adresses sont signées à Limoux et dans les municipalités environnantes. Gambetta ne réagit pas.

23Mais le 13 septembre, Raynal se présenta à la préfecture de Carcassonne pour prendre ses fonctions. Marcou se retira amèrement après un quart d’heure d’entretien houleux.52

24Le lendemain, en édito de La Fraternité, il déclencha une série d’attaques contre son successeur, rendant publique la correspondance échangée avec le ministre et accusant Raynal de devoir sa nomination aux intrigues de l’ex-candidat officiel de Guiraud53. Le 10, Marcou analysait sa destitution comme « un symptôme fâcheux des tendances du ministère »54. Cette affaire fut suivie d’une série de changements dans la haute administration de l’Aude, les sous commissaires de Limoux et de Castelnaudary, Fernand Brousses et Louis Garric, républicains, sont également remplacés. Fernand Digeon démissionne de son poste de secrétaire général de l’Aude en soutien à Marcou. Le 14, Marcou écrivait : « on dirait que M. Gambetta se plaît à ne tenir aucun compte des positions acquises dans les rangs de la démocratie »55. Puis il publie un article du Réveil parlant de « mesures contre révolutionnaires » à propos de nominations de préfets républicains, et demandant d’épurer l’administration de tous les bonapartistes ou autres orléanistes de façon à pouvoir défendre la République de l’intérieur. On touche ici le fond du problème. Car si le conflit Marcou-Raynal a peu de fondements idéologiques, étant surtout une querelle de personnes56, il fait naître un malaise chez les républicains, qui voient leurs dirigeants se battre pour le pouvoir, plutôt que de s’allier efficacement contre l’ennemi57. Théophile Marcou sent tellement ce danger, qu’il coupe court à la polémique, en précisant qu’il ne veut pas creuser des divisions dans leur propre parti, et faire rire leurs ennemis58.

25- Les conséquences de ce conflit sur le paysage politique audois :

26Cette dispute ponctuelle va laisser des séquelles durables chez les républicains audois, qui vont être divisés par les divisions de leurs dirigeants. Autrefois unis dans l’opposition à l’Empire, ils vont une fois « au pouvoir »59, se séparer entre « modérés », et « intransigeants ».

27D’un côté, Théophile Marcou va se durcir, se campant dans une position de critique de gauche du régime, s’en prenant à Raynal, et même à Gambetta60, chaque fois que c’était possible. Maire de Carcassonne61 et rédacteur en chef de La Fraternité, il a beaucoup d’écho dans le département. Il se fit l’orateur de tous ceux qui pensaient que la Révolution du 4 septembre n’était pas allée assez loin62. Il est par ailleurs poussé dans cette voie par son ami Émile Digeon, collaborateur périodique à La Fraternité depuis sa création. Celui-ci voue aussi une haine farouche à Raynal, car il ne lui pardonne pas d’avoir voté pour l’emprisonnement de Barbès en 1848. Dès le 21 septembre, Digeon donnait le signal de ce virage à gauche dans les colonnes de La Fraternité63. Par la suite, son style d’écriture captivant, sa sincérité inébranlable et son idéalisme révolutionnaire dominèrent la ligne politique de La Fraternité. Digeon sera particulièrement écouté à Narbonne.

28D’autre part, Théodore Raynal, face à ces attaques, se raidit lui aussi, mais en sens inverse. Eugène Gondres fait une description apocalyptique (de son point de vue), d’une préfecture remplie de fonctionnaires d’Empire et de « libéraux de convenance »64. Il accuse Raynal de chercher des positions pour préparer sa candidature aux élections législatives65, ou de chercher à plaire aux réactionnaires qu’il recevait. Mais le plus significatif dans les propos d’Eugène Gondres est qu’il accuse Raynal de chercher à être agréable au gouvernement, en utilisant ses connaissances commerciales variées66 pour aider les approvisionnements militaires. On pourrait objecter que c’est tout à fait normal et même honorable pour un préfet. Mais non ! E. Gondres considère déjà que le gouvernement est conservateur, traître à la République !67 Sans aller si loin, il est évident qu’une fracture est née, et que Raynal, en voyant beaucoup de républicains aller vers Marcou, devait chercher d’autres appuis. Cependant, si fin septembre certains parlaient de « trahison » et beaucoup de « lourde faute » à propos des actions de Raynal (à la fois vis-à-vis de Marcou et de la République)68, tous n’étaient pas de cet avis, et d’autres ne se reconnaissaient pas dans la radicalisation de Marcou69. Mais à Narbonne, une vive rancœur vis-à-vis de Raynal existait.

29Un autre événement allait troubler plus profondément encore les militants républicains narbonnais.

Une tentative maladroite des conservateurs : le 6 octobre 1870

30Le gouvernement avait annoncé des élections législatives le 16 octobre. Les militants de tous bords se mobilisèrent, et le 4, on pouvait lire sur les murs de Narbonne :

« Organisation d’un Comité pour l’arrondissement de Narbonne.

Les élections pour la Constituante sont fixées au 16 octobre.

La gravité de la situation nous fait un devoir patriotique de poursuivre, avec persévérance, l’entente de diverses factions de l’opinion libérale et conservatrice.

Ne nous exposons pas, par notre indifférence ou notre exclusivisme, à livrer l’élection au radicalisme anarchique, incapable à la fois de conduire la guerre et de conclure la paix.

Appuyer résolument le gouvernement de la défense nationale, le seconder loyalement en groupant autour de lui les forces modérées du pays (...)
Réunion place Saint-Just, 6 octobre. »70

31L’intitulé voulait faire croire à un appel républicain conservateur, gouvernemental. Les militants républicains narbonnais, qui avaient prévu leur propre réunion, vinrent assister à celle-ci par curiosité, mais aussi par vigilance : car ils n’avaient pas aimé l’allusion concernant le « radicalisme anarchique ». Leurs craintes furent confirmées à la vue du bureau, composé des principaux chefs orléanistes, à savoir Charles de Rouquairol, Jules Vié-Anduze, Jean Jacques Pascal et Abel Capelle, rédacteur du Courrier de Narbonne71. Ils voulaient nommer des délégués pour le département, et constituer un comité pour l’arrondissement de Narbonne. Mais les républicains présents ne leur en laissèrent pas le loisir. Après avoir demandé des explications sur l’annonce reproduite ci-dessus, les républicains contre attaquèrent ; Gerbaud, président du Club Lamourguier, monta à la tribune, et expliqua comment entre les conservateurs et les anarchistes, on trouvait le parti républicain, dont il fit l’apologie. Il remporta un véritable triomphe. Jules Vié-Anduze essaie de faire croire qu’il était républicain, et que c’était de la République qu’il voulait délibérer. Il ne réussit qu’à récolter des sifflets, et lorsqu’il donna le nom des délégués qu’il proposait (de Guiraud72 et Buisson), ce fut un véritable scandale. Gerbaud prit alors la parole et conclut :

« On est venu délibérer ici pour la restauration de la monarchie, nous n’en voulons pas. Nous, au contraire, nous voulons soutenir et maintenir la République, donc point d’hésitation, que les républicains me suivent car notre place n’est plus ici. »73

32Tout le monde est sorti. La séance fut levée.

33C’était une victoire pour les républicains, mais c’était surtout une alerte. H est évident pour tous que la réunion avait pour but de subvertir le mouvement républicain modéré, en le plaçant dans les mains des royalistes locaux74.

34Les républicains sont maintenant convaincus que « l’ennemi de l’intérieur » n’est pas un vain phantasme, qu’il existe des forces conservatrices actives, monarchistes, bonapartistes, et autres faux républicains, qui travaillent à tuer la République dans son enfance. Dès lors, la priorité des militants locaux sera de lutter contre ces forces sombres pour protéger la République75. On commence aussi à se méfier de certains membres du gouvernement de la Défense Nationale. Mais quelles n’auraient pas été les réactions des républicains narbonnais s’ils avaient su que la manœuvre conservatrice dont ils avaient été l’objet avait été commandée directement par Thiers ! C’est pourtant ce qu’attestent des lettres adressées par le futur chef du pouvoir exécutif à Charles de Rouquairol76.

C) Les militants réagissent et se radicalisent

35Les « vrais républicains » eux aussi préparèrent ces élections du 16 octobre 1870 : une réunion se tint au Club Lamourguier pour désigner les représentants de Narbonne77 au comité électoral départemental de l’Aude. Celui-ci tint sa première réunion le 12 octobre, jour où l’on apprit que le gouvernement avait renvoyé les élections78. Mais ce comité, support d’une action républicaine efficace dans le département, resta actif, se constituant en « Comité Central Républicain du Département de l’Aude » (CCRDA) sous la présidence d’Emile Digeon79. Et cette organisation républicaine se doubla, tout particulièrement à Narbonne, d’une radicalisation. Le club Lamourguier en sera à la fois l’acteur et le témoin principal.

Du Club Lamourguier au Club de la Révolution (début 1871)

36Le 4 janvier 1871, dans un édito de La Fraternité, Marcou, commentant un discours de Gambetta, écrivait une véritable diatribe contre le « dictateur »80. Il se faisait l’écho d’un sentiment partagé par un grand nombre de républicains audois, qui avaient totalement rompu avec le gouvernement de la Défense Nationale.

37À Narbonne plus qu’ailleurs, les vexations sont nombreuses. Eugène Gondres écrit : « la population de Narbonne passa de l’extrême enthousiasme à la réprobation la plus énergique »81. La protestation va se cristalliser contre le conseil municipal, pourtant républicain, de Marcelin Coural et Antoine Raynal82. Il semble que Théodore Raynal, préfet, brave de plus en plus ses anciens amis politiques, refusant systématiquement leurs requêtes, et « refusant d’armer la Garde nationale de Narbonne, alors que celle de Carcassonne l’était déjà »83. Le Club Lamourguier vota la demande d’une nouvelle élection du conseil municipal, et l’armement de la Garde nationale, pour protéger Narbonne des complots réactionnaires84. Mais des divisions vont se faire jour en son sein sur cette demande : le président Gerbaud, beau frère de Théodore Raynal, hésitait devant de telles « mesures extrémistes », et poussait les membres à ajourner ces revendications. La réaction de la base sera sans appel : plutôt que de suivre Gerbaud, elle le désavoue et engage le Club dans une ère nouvelle85, en demandant le renouvellement du bureau par élection. Baptiste Limouzy, jardinier et membre du Conseil municipal, est élu président du Club qui prend le nom de Club de la Révolution86. Les membres du Club se considèrent désormais comme révolutionnaires : ils renient donc le gouvernement de la Défense Nationale. Un tel tournant est un événement majeur, prélude à l’insurrection communaliste de mars. Selon C.E. Guthrie, cette évolution du Club est accompagnée par une « purge » de tous les membres « bourgeois républicains » qui gardèrent les mêmes positions que Gerbaud87. Rien ne la mentionne nommément, mais certains éléments viennent étayer cette thèse88, qu’il faut toutefois considérer avec prudence (car que sont Marcou, avocat et journaliste, et Digeon, journaliste, sinon des bourgeois ?)89. Il est en tout cas incontestable que le Club Lamourguier devenu Club de la Révolution est celui d’un mouvement populaire, émanant de la base des militants républicains narbonnais. Pour preuve, la naissance quelques jours auparavant (aux environs du 15 janvier), d’un journal éphémère et dont il ne reste aucune trace, Le Peuple de Narbonne (ou Peuple Narbonnais)90. Mais son rédacteur en chef, Prosper Nègre, est le bibliothécaire de Narbonne : comment ne pas le considérer comme un « bourgeois » ? La coupure mise à jour semble donc beaucoup plus idéologique que sociale : le Club de la Révolution représente les éléments les plus avancés du mouvement républicain. L’emploi d’une rhétorique sociale est plus à comprendre comme un rattachement idéologique (pour la République sociale) que comme une revendication d’appartenance à une « classe populaire » préalablement définie. Il est cependant exact que la radicalisation politique eut pour conséquence directe le départ de républicains aisés, qui continuaient à souscrire aux actes du gouvernement et de Gambetta (qui à Narbonne était perçu comme le véritable chef du gouvernement ; il est vrai qu’il écrasait de son poids la délégation de Tours), et qui n’adhéraient pas aux thèses prônées par les plus avancés. Par contre, lors du changement de bureau, le Club avait invité Théophile Marcou, avocat et maire de Carcassonne mais surtout rédacteur en chef de La Fraternité, « pour cimenter l’alliance entre la démocratie narbonnaise et celle de Carcassonne ». Plus de 2000 personnes vinrent écouter son discours91, preuve de la dimension qu’atteint le Club, devenu une organisation politique de masse.

38Lors de l’entrée en fonction du nouveau bureau, son président, Baptiste Limouzy, prononça un discours dans lequel il expliqua ce qu’il entendait par « Révolution », concluant que « pour arriver à la République, il faut passer par la Révolution »92. Ce discours est fondamental, il est la base de l’idéologie que contiendra la Commune de Narbonne, posant la légitimité du principe insurrectionnel, et s’affirmant d’un républicanisme sans faille.

39Le Club Lamourguier avait franchi un palier. Les militants narbonnais aussi. Désormais, ils étaient prêts à la révolution. Les événements qui suivront la déclencheront, mais cela uniquement parce qu’ils se superposeront à une organisation révolutionnaire préalablement existante. Les racines de la Commune de Narbonne se trouvent donc bien dans la formation du Club de la Révolution93.

L’affaire du Cercle (1er février 1871)

40Théodore Raynal refuse toujours d’armer la Garde nationale de Narbonne94. Les tensions montent autour de ce problème surtout depuis la création du nouveau Club de la Révolution, qui a bien l’intention d’obtenir satisfaction. Les « vrais républicains » s’attendent à tout de la part du gouvernement et de la préfecture. De plus, la nouvelle de l’armistice signé par Jules Favre le 28 janvier 1871 vient de tomber. Le 1er février, vers dix huit heures, au Club Lamourguier, on faisait des discours enflammés prônant la guerre à outrance, lorsque quelqu’un annonça que le commandant de la garnison locale avait distribué des munitions réelles aux soldats95. Ce n’était qu’une fausse rumeur, mais elle provoqua la fureur des militants, qui se sentaient directement visés par cette mesure, attendant une sorte de « coup d’état local » contre le Club96. On décida de demander sur-le-champ des explications au commandant de la garnison, que l’on croyait pouvoir trouver au Cercle Philharmonique de Narbonne97, association dont faisaient partie la plupart des membres du tribunal correctionnel de Narbonne, anciens officiers de l’Empire tant haïs par les membres du Club, ainsi que des fonctionnaires, des commerçants, des industriels, des propriétaires et le maire Marcelin Coural98. Une délégation de membres du Club, composée d’officiers de la Garde nationale, fut désignée pour aller au cercle. Mais ils furent suivis par de nombreux membres du Club, dont beaucoup de gardes nationaux99. Là, les délégués demandèrent le colonel commandant le dépôt du 52è. Les membres du Cercle répondant qu’il venait de quitter les lieux un quart d’heure avant, la foule envahit le bâtiment, le fouilla de fond en comble, sans ménagement pour les biens ou personnes qui se trouvaient sur son passage. Mais on ne trouva personne. La manifestation était d’importance, puisque le Courrier de Narbonne rapporte que « jusqu’à une heure très avancée de la nuit, la Place de l’Hôtel de Ville et la rue du Pont furent encombrées d’une foule assez compacte »100. Vers une heure du matin, elle se dispersa, et l’on permit aux membres du Cercle, retenus jusqu’alors, de rentrer chez eux. Le lendemain, le sous-préfet, qui avait reçu une plainte du Cercle, n’en tenait pas compte, et s’adressait aux militants du Club de la Révolution, leur affirmant que les soldats n’avaient jamais reçu de cartouches, sans leur adresser « l’ombre d’un blâme, direct ou indirect »101. Raynal, lui, condamnera fermement leur conduite. Mais dans l’immédiat, aucune poursuite ne sera engagée102.

41Cet épisode a été une véritable démonstration de force du Club de la Révolution. Il a effectivement fait preuve d’une impressionnante capacité mobilisatrice, fût-ce au milieu de la nuit. Il a de plus prouvé qu’il pouvait se permettre à peu près tout ce qu’il voulait en toute impunité. Le Club semble maître de Narbonne103. Mais il faut rappeler que cette impunité ne sera que momentanée, et provoquée en fait par la démonstration de force. Car en juin 1871, après l’écrasement de la Commune, et donc des principaux activistes du Club, quatre hommes seront jugés et trois d’entre eux condamnés par le tribunal de première instance de Carcassonne104.

42L’affaire du Cercle est en fait une mini-insurrection, qui a créé un précédent et ouvre la voie à la Commune.

43La veille, à Carcassonne, se tenait une réunion publique devant plus de deux mille personnes105. On y a créé un Comité de Salut Public pour la sauvegarde des institutions républicaines. Marcou et Digeon ont été nommés respectivement président et vice-président du bureau, et ont été désignés comme délégués auprès du gouvernement de Bordeaux, pour la continuation de la guerre. Dans son discours inaugural, Marcou, pour qui « la Révolution du 4 septembre a avorté », appelle au calme et à éviter les manifestations inopportunes »106. Un mouvement s’esquisse donc aussi à Carcassonne, mais avec une orientation légèrement différente dans sa forme.

44Mais tout le département allait s’absorber dans un même objectif : la préparation des élections législatives.

Le coup de grâce : les élections du 8 février 1871

45Elles furent une catastrophe pour les républicains audois. Pourtant, tout le monde attendait avec impatience ces élections si longtemps reportées107. Mais la belle unité républicaine d’octobre 1870, déjà fragile, n’existait plus. Deux listes concurrentes allaient s’opposer, et amener ainsi une défaite inéluctable. En effet, le CCRDA, qui en octobre avait composé une liste d’union, exclut Raynal de sa liste. Celui-ci, appuyé désormais par son propre journal, Le Bon Sens, décide de se lancer dans la bataille. Il réunit autour de lui d’autres républicains modérés, dont trois étaient sur la liste d’octobre, et obtient la liste suivante : Théodore Raynal, Marty, Trinchan, Léon Bonnel, Louis Garric et Fernand Brousses. Ce dernier était aussi présent sur la liste républicaine du CCRDA, qui se composait de Gambetta, Marcou, Brousses, Etienne Arago, Jean, et Mirza Narbonne. Elle comprenait des noms prestigieux, mais était peu homogène : en voulant élargir son champ d’action, le CCRDA s’était aliéné de nombreux électeurs qui ne se reconnaissaient pas dans cette liste108. Émile Digeon, jugé trop avancé, avait été écarté109, ce qui fut une grosse erreur, car des comités locaux placeront son nom sur la liste à la place de celui de Gambetta110 : ces pratiques entraîneront un émiettement supplémentaire des voix. Le choix de Gambetta aussi est très controversé111.

46En face, les conservateurs présentaient deux listes blanches. Sur celle patronnée par le Courrier de Narbonne, on trouvait : Adolphe Thiers, Mathieu de la Redorte, Charles Lambert de Sainte-Croix, Jules Buisson, Léonce de Guiraud, tous orléanistes, et Herman de Tréville, légitimiste. Les trois derniers figuraient aussi sur la liste dite légitimiste, en compagnie de Lamothe Tenet, et des généraux d’Exéa, et d’Ouvrier de Villegly112.

47À Narbonne, le Club de la Révolution était le passage obligé pour les candidats républicains. Marcou y était allé le jour du changement de nom du Club, il avait été acclamé. Raynal, qui n’ignorait pas qu’il n’y comptait pas que des amis, décida de s’y rendre : il dut se retirer sous les huées du public113. Le Club de la Révolution était acquis aux « vrais républicains ». Mais la ville de Narbonne ne désavoua pas Raynal. Les six candidats qui sortirent en tête dans la ville furent tous « républicains avancés » (Marcou, Digeon, Arago, Mirza Narbonne), sauf Brousses (présent sur les deux listes), et Raynal, républicain modéré. Raynal était second dans l’arrondissement de Narbonne, mais relégué à la huitième place dans les totaux départementaux114.

48Mais les résultats départementaux consacrent la victoire de la liste du Courrier de Narbonne, qui passe en entier115. Derrière, les républicains sont à la peine ; Fernand Brousses et Théodore Raynal, détachés des autres républicains, sont largement distancés par les conservateurs élus116. Le score le plus sévère est celui obtenu par le CCRDA, puisque, outre le cas particulier de Brousses, Marcou, son premier candidat, se classe treizième ou quatorzième selon les chiffres117, et que ses autres candidats occupent les dernières places.

49Cette défaite fut ressentie durement par les républicains de la France entière, comme celle du progrès contre le conservatisme rural. Narbonne s’inscrit tout à fait dans cette situation d’ensemble : six républicains arrivent en tête, et les six conservateurs qui ont finalement gagné les élections n’occupent respectivement que les huitième (Buisson), neuvième (De Guiraud), dixième (De Tréville), quinzième (Thiers), seizième (De Sainte-Croix), et dix-neuvième (de la Redorte) places118. L’opposition ville/campagnes atteint son paroxysme. Mais, il ne faut pas pour autant caricaturer, et parler de ruraux conservateurs autour de Narbonne : ils ont surtout voté pour la paix, et leur vote aux élections précédentes prouve que le conservatisme, s’il est puissant, n’est pas en situation de monopole119. Par ailleurs, les divisions des républicains sont pour beaucoup responsables de cette défaite : un vote républicain plus massif encore à Narbonne (en %) aurait pu suffire à contrebalancer les inévitables conservateurs d’une partie de l’arrondissement.

50Mais au delà de l’analyse objective et froide que peut faire un historien sur les causes d’un échec plus d’un siècle plus tard, il importe de s’intéresser à la façon dont ont été ressenties ces élections par les contemporains républicains. Car c’est en analysant cette perception là que l’on peut comprendre les répercussions qu’auront ces élections sur les événements à venir. Et la réaction des militants républicains est simple, massive : c’est un rejet brutal, qui engendre un sentiment de révolte. Théophile Marcou résume ce sentiment général en écrivant dans les colonnes de La Fraternité : « Les villes ne se laisseront pas gouverner par les villages. L’intelligence et le patriotisme prévaudront toujours sur l’ignorance et le lâche égoïsme »120. Les germes d’une insurrection communaliste sont tout entiers dans cette phrase.

51Après ces élections, rien n’allait atténuer le malaise des militants. Raynal, qui avait donné sa démission le 6 février, quitta son poste de préfet le 11, non sans avoir recommandé Trinchan, avocat, comme successeur121. Celui-ci fut effectivement nommé au poste de préfet, et garda la même ligne politique que son prédécesseur : il refusa toujours de changer les fonctionnaires d’Empire du tribunal, et d’armer la Garde nationale de Narbonne. La nouvelle de l’entrée des Allemands dans Paris, le 1^er mars 1871, est très mal ressentie par les militants républicains (La Fraternité imprime un numéro encadré de noir à cette occasion)122. L’impression d’être dans une situation désespérée s’accroît de jour en jour. Et les militants narbonnais du Club de la Révolution pensent désormais qu’il leur faut agir pour sauver la République.

52Le 12 mars, Émile Digeon prononçait un discours au Club de la Révolution, devant une assemblée nombreuse et fascinée123. Après avoir fait un tableau des circonstances qui ont selon lui amené la défaite, il dénonce les progrès de la réaction, affirme que « les députés ruraux ont sali le drapeau tricolore », présente Paris en armes pour la défense de la République, et lance un appel aux armes à Narbonne. Il explique ensuite ce qu’il entend par République124, et appelle à arborer le drapeau rouge : « fis vous diront que le drapeau rouge est le drapeau du sang : oui, c’est le drapeau du sang parce qu’il a été trempé dans le sang de nos martyrs ». Puis il présente un court programme révolutionnaire d’organisation républicaine.

53Il a dit aux militants narbonnais exactement ce qu’ils voulaient entendre. Par sa propre dimension de pensée, il a donné un fil directeur à leurs sentiments.

54Désormais, à Narbonne, une situation insurrectionnelle couvait.

D) La proclamation de la Commune

55La nouvelle de l’insurrection parisienne parvint à Narbonne le 19 mars. Comme l’écrit Eugène Gondres, depuis longtemps déjà, à Narbonne, « on sent venir une crise »125. Mais le soulèvement parisien va donner aux Narbonnais un modèle, une mise en forme à leurs attentes : car ils vont désormais passer d’une protestation contre un état de fait donné à une revendication pour une situation nouvelle, la forme communaliste, qu’ils appellent de leurs vœux.

Les premières tentatives par la « légalité », et l’invitation de Digeon

56Le 20 mars 1871, le Club de Lamourguier se déclara en permanence. Il envoya deux délégués à la sous-préfecture et à la mairie, pour prendre connaissance de toutes les dépêches qui arriveraient, car il pensait qu’on ne les lui communiquerait pas toutes126. Les membres du Club semblaient n’attendre que l’arrivée d’une dépêche de Toulouse pour proclamer la Commune. Par ailleurs, quatre ou cinq hommes armés gardaient la porte du Club, ne laissant plus sortir personne. Ces hommes faisaient certainement partie de la trentaine de mobilisés que la municipalité avait armés ce même soir pour défendre la mairie, et dont aucun ne s’est présenté au poste de l’Hôtel de Ville pour s’acquitter de cette tâche127. Ce soir là, la situation entre le Club et les autorités est donc déjà quasi insurrectionnelle.

57Le conseil municipal, certainement effrayé par cette expérience, persistait dans son refus d’armer la Garde nationale de Narbonne dans son ensemble128, alors que celle de Carcassonne l’était déjà depuis fin février129.

58Si le Club Lamourguier pensa tout de suite à proclamer la Commune, il pensa tout d’abord pouvoir le faire par pression, sans insurrection, en utilisant le conseil municipal130. Une réunion du Club de la Révolution131, le 23 mars, rassembla 1600 personnes, qui rédigèrent une pétition au conseil municipal, dont voici des extraits :

« Une Assemblée sénile et insensée a osé tramer la chute de la République.

L’héroïque ville de Paris a prévenu ses coupables desseins, en chassant honteusement un pouvoir dont les tendances de restauration monarchique ont été démontrées » (...)

« En outre, le mandat de l’Assemblée Nationale étant expiré depuis la signature des préliminaires de paix, et la dissolution de ladite assemblée étant de droit, les soussignés déclarent ne plus reconnaître le gouvernement de Versailles et viennent demander aux conseillers municipaux de Narbonne d’avoir à se prononcer et à informer leurs concitoyens s’ils sont prêts à obéir au gouvernement de Paris ou à celui de Versailles »132.

59L’appel était pressant, mais le conseil, blasé par les menaces continuelles du Club, refusa de débattre de la motion proposée par Baptiste Limouzy, président du Club et seul membre du Club à siéger au conseil municipal133.

60D’autres sources précisent que le but de cette démarche était de constituer une Commune en conservant une partie des membres du conseil, et en leur en adjoignant de nouveaux134. Il semble en effet que six membres du conseil aient été systématiquement opposés à toute réforme ; le Club demandait leur départ, et l’armement immédiat de la Garde nationale135.

61Mais aucun membre du Club ne se sentait de taille à prendre la tête du mouvement. On se rendait compte qu’il fallait un homme d’envergure, ayant des relations avec les démocrates des grandes villes du Midi, des talents d’orateur propres à enthousiasmer les foules pour gagner des partisans à la Commune, et une réputation de grande probité, propre à décourager les attaques des conservateurs. Et tous, en souhaitant cela, gardaient un souvenir ému du discours d’Émile Digeon au Club de la Révolution le 12 mars. Il leur sembla que cet homme s’imposait. On rédigea donc une lettre collective qui fut adressée au « citoyen Digeon, ancien transporté », pour qu’il se rende immédiatement à Narbonne « afin d’y proclamer la Commune centrale de l’arrondissement, avec union au gouvernement de Paris »136.

62Digeon accepta, non sans avoir offert auparavant la direction du mouvement à son ami Théophile Marcou, chef de file attitré du républicanisme de gauche dans le département de l’Aude137. Ce dernier refusa poliment, car il ne croyait pas à la réussite de l’entreprise, exposa ses raisons à Digeon, et lui déconseilla de se lancer dans une telle aventure, mais ne le retint pas138. Il lui proposa des munitions que Digeon refusa139.

63Le 23 mars, à sept heures du soir, Émile Digeon arrivait à Narbonne140. On lui expose l’échec des négociations avec le conseil municipal, mais il reste persuadé que l’on peut encore éviter une insurrection violente.

64Le matin du 24, Antoine Raynal (dit Raynal aîné), premier adjoint141, refusa de convoquer le conseil en l’absence du maire, Marcelin Coural, qui a dû se rendre à Montpellier142.

65Limouzy ne baisse pas les bras pour autant, et pendant toute la journée, il fait du porte à porte chez les membres du conseil. Seuls cinq ou six conseillers municipaux se déclarent prêts à rejoindre le mouvement143. Ce refus de Raynal de réunir le conseil municipal porte à son comble l’exaspération des militants144.

L’insurrection et la proclamation de la Commune

66Pendant que Limouzy courait en ville pour tenter l’impossible, la base du Club Lamourguier prenait les choses en main. Le peu de cas que la municipalité semblait faire de leurs revendications ne faisait qu’inciter davantage les militants à sortir de la voie légale. Et un événement allait mettre le feu aux poudres. Le commandant de la Garde nationale mobile, Barthélémy Noël, avait été autorisé, semble-t-il sur ordre du maire145, à distribuer une certaine quantité de fusils pour l’armement de la Garde nationale146. Il chargea de cette opération son lieutenant, Joseph Odon Limouzy, dit Limouzy fils, auquel il donna la clef du lieu où ces armes étaient entreposées dans la mairie. Ce dernier commença la distribution vers sept heures du soir. Entre sept et huit heures, la distribution aux hommes de la deuxième compagnie de mobiles, qui avait commencé dans le plus grand calme, dégénéra. La rumeur s’était répandue selon laquelle on sortait des armes de la mairie. Toute la Garde nationale et de nombreux autres citoyens se présentèrent, et envahirent le local. Odon Limouzy, impuissant, les laissa faire. Marcou, dans La Fraternité, parle de 500 fusils ainsi distribués147. La foule en armes se concentra sur la place publique et envahit l’intérieur de l’Hôtel de Ville, après avoir désarmé le poste qui le gardait. Il avait été évacué par tous ses occupants. Sur le parvis de l’Hôtel de Ville, le peuple scande : « La Commune ! La Commune ! »148.

67Face à cette insurrection spontanée, on alla chercher Digeon qui se trouvait se soir là chez son ami Auguste Bouniol. Accompagné de plusieurs membres du Club, il entre dans l’Hôtel de Ville occupé, et trouve environ 250 hommes armés, « et un grand nombre d’autres qui demandaient à l’être »149. Il ne peut alors que prendre acte du fait accompli, et use de son autorité pour que le plus grand nombre d’hommes possible soient armés. Avant même de proclamer quoi que ce soit, il cherche à rétablir un peu d’ordre, essayant de mettre sur pied immédiatement une défense organisée, chose quasi impossible dans la surexcitation générale. Il dit avoir réussi à établir des postes à tous les points stratégiques importants. Par ce rétablissement d’une discipline relative, Digeon voulait surtout éviter tous les débordements.

68Ensuite, il monta au balcon de l’Hôtel de Ville, qui, au second étage, surplombait la place. De là, il prononce la déchéance de la commission municipale, et propose à la foule « la constitution de la Commune centrale de l’arrondissement de Narbonne, avec union à celle de Paris »150. Des acclamations montent du parvis. Digeon propose des noms qui sont acclamés. Certains furent rejetés. Le nouveau gouvernement communaliste est composé de Digeon (journaliste), Nègre (bibliothécaire de Narbonne), Noël (commandant de la Garde nationale), Gondres (représentant de commerce), Bouniol (négociant en vins), Conche (libraire), et Grasset (pâtissier) ; il est présidé par Baptiste Limouzy (jardinier)151. Digeon prit le titre de chef provisoire, promettant de se retirer après l’installation de la Commune. Puis, le drapeau rouge fut arboré à la place du drapeau tricolore, Digeon le présentant comme « signe des revendications des droits du peuple »152. Lors du procès en novembre 1871, Digeon répondit sur ce point qu’on lui reprochait : « Le drapeau rouge est mon drapeau ; le drapeau tricolore a été sali à Sedan ; le drapeau rouge est celui qui a été rougi par le sang de nos martyrs »153. L’acte d’accusation parla de la présence aux côtés des « clubistes » narbonnais, de Jules Montels, colonel de la XII^è légion fédérée parisienne, un des signataires de la fameuse « affiche rouge » du 6 janvier 1871154, et délégué de la Commune de Paris à Béziers155. Il fut accusé d’avoir prononcé des discours enflammés à l’intérieur et à l’extérieur de l’Hôtel de Ville156. En fait, l’acte d’accusation cherchait surtout à démontrer le lien avec Paris, cherchant à tout prix des « excitateurs » étrangers à la ville de Narbonne. Aucune autre source ne mentionne la présence de Montels, et s’il peut très bien avoir été présent le soir du 24 mars, car ayant entendu dire à Béziers que la situation était explosive à Narbonne, il ne peut être considéré comme étant à l’origine de l’insurrection157. Par ailleurs, il ne joua aucun rôle dans les épisodes qui suivirent la proclamation158.

69Dans l’immédiat, aucune proclamation écrite ne fut rédigée. Digeon demanda à la foule de se disperser pacifiquement. Même le Messager du Midi, journal conservateur, reconnaît que « tout s’est passé dans le plus grand calme159.

70Les nouveaux membres de la Commune de Narbonne occupent aussitôt les locaux de la municipalité, et s’y organisent. Limouzy, en pouvoir installé, écrit au capitaine de gendarmerie de se rendre à l’Hôtel de Ville pour y recevoir des instructions (ce que celui-ci, bien évidemment, ne fait pas). Digeon rédige un télégramme informant Marcou à Carcassonne des événements de Narbonne, et Bouniol en signe un pour Duportal à Toulouse160. Baptiste Limouzy signait sa première autorisation officielle, plaçant en son nom Fabricius Asperges pour « assister le directeur des lignes télégraphiques dans les réceptions des dépêches »161. Par la même occasion, il déléguait les citoyens Auzoulat et Astruc Jean « auprès du chef de gare de la ville, pour surveiller l’arrivée et le départ des dépêches télégraphiques », et il révoquait le commissaire de la gare162. L’information était donc donnée comme une priorité, car on se rend compte immédiatement que c’est de la communication que dépendrait l’efficacité de la défense.

71La défense de l’Hôtel de Ville est assurée par des chefs de poste qui doivent prévenir toute attaque extérieure pendant la nuit. Des patrouilles sont préparées pour circuler dans divers quartiers de la ville. Vers 9 ou 10 heures du soir, Paul Narbonne (ou « Mirza Narbonne fils ») conduisit un détachement d’une dizaine d’hommes armés de fusils qu’il plaça devant les issues de la recette municipale pour la garder. Mais vers minuit, le lieutenant colonel Vilar, à la tête d’une patrouille d’une vingtaine de soldats, désarma les communards et plaça ses hommes à la disposition du receveur des finances, Viennet163. D’autres sentinelles et une patrouille avaient été également désarmées par les soldats (notamment Astruc et Auzoulat à la gare). Pour éviter une hémorragie dès le départ, et pour empêcher qu’une collision sanglante n’éclate, Digeon ordonna de faire rentrer dans l’Hôtel de Ville tous les hommes armés164. Dès lors, la nuit fut calme. Il faut ajouter que l’Hôtel de Ville de Narbonne, bâtiment du XIII^e siècle, ancien archevêché, est une véritable forteresse qui, comme le dit Marcou, « peut soutenir un siège »165.

72Pendant ce temps, les notables conservateurs fuyaient la ville pour se réfugier à la campagne. On parle beaucoup, dans les rangs conservateurs, de « visites domiciliaires », de menaces ou de voies de fait de la part des communards166. Mais il faut souligner que, si des cas isolés ont pu se produire lors de la débâcle de la Commune, les premiers joins furent marqués par un ordre parfait, l’autorité incontestée de Digeon ne tolérant aucun débordement. Les Narbonnais étaient tout à la joie de leur révolution, et n’eurent un esprit revanchard que quand ils eurent la certitude d’avoir perdu.

II. La Commune installée

A) La vie de la Commune

73La Commune était proclamée, mais elle devait survivre. Pour cela, il lui fallait organiser l’intérieur, mais surtout se défendre des attaques extérieures. Plus que l’histoire d’un régime installé, la « vie » de la Commune est l’histoire d’une lutte pour la survie.

Les insurgés face à la garnison du 52^ème de ligne : la cohabitation forcée

74En effet, une garnison importante stationnait à Narbonne (il n’y a pas de chiffres précis concernant les hommes [Digeon parle de mille cinq cents hommes], mais on sait que l’arsenal contenait mille cinq cents fusils167). Les événements de la nuit du 24 mars avaient montré sa supériorité sur les patrouilles insurgées, mais elle avait laissé l’insurrection se rendre maîtresse de l’Hôtel de Ville168. Effectivement, cet avantage numérique et qualitatif (armement et entraînement) était tempéré par plusieurs restrictions importantes. Car cette garnison n’était pas homogène. D’un côté, les hommes de troupe stationnés depuis longtemps à Narbonne et de l’autre ceux, pour beaucoup des officiers, qui rentraient des prisons prussiennes169. Il n’existait aucun contact entre ces deux groupes, totalement hermétiques, et qui ignoraient tout les uns des autres. Les premiers étaient devenus amis avec les Narbonnais et souvent avec les futurs insurgés. Pendant ce que Perrossier appelle une « période d’incubation », les soldats fréquentaient le Club de la Révolution, dont certains étaient même devenus membres titulaires170. Ce qui fait que beaucoup, après la proclamation de la Commune, avaient peu envie de déloger leurs amis, et semblaient respecter une « convention tacite » avec les insurgés, les uns comme les autres restant dans leurs quartiers respectifs, sans se causer réciproquement le moindre embarras. Une partie des hommes de troupe n’étaient pas dans ce cas, mais ils étaient minoritaires, et les officiers, ne les connaissant pas, ne les différenciaient pas des soldats révolutionnaires, dont ils ignoraient les positions politiques.

75C’est ainsi que les premiers heurts entre les communards et les troupes régulières du 52^ème de ligne allaient systématiquement tourner à la catastrophe pour la garnison.

76Le 25 mars au matin, les communards apprennent que les autorités civiles et militaires se sont concertées pendant la nuit pour attaquer l’Hôtel de Ville dans la matinée, de façon à ne pas laisser le temps à l’insurrection de se constituer. Aussitôt, le tocsin sonne à toute volée pour prévenir la foule du danger et l’attirer sur la place de l’Hôtel de Ville : hommes, femmes et enfants accourent des maisons avoisinantes171. Effectivement, vers 9 heures, le lieutenant colonel Vilar envoya une centaine d’hommes, commandés par le capitaine Blondlat. Celui-ci fit l’erreur de les diviser en deux détachements qu’il mit en bataille l’un par côté (sous l’arceau de la Poissonnerie pour surprendre les insurgés par la porte intérieure), l’autre de face (occupant les escaliers de la grande façade)172. Militairement, il est possible que la position adoptée ait pu perturber la défense. Mais en fait, cette division ne faisait que fragiliser les troupes, qui étaient plus vulnérables aux assauts de la foule. À peine les soldats pénétraient-ils sur la place que la foule se rua sur eux en criant « Vive la ligne ! Vive l’armée ! La crosse en l’air ! ». On assaillit les officiers, Blondlat fut mis à terre, et cria à ses soldats de croiser la baïonnette173. Mais femmes et enfants les entourent, les embrassent, et ils mettent la crosse en l’air. On leur prend leurs fusils, et les soldats, poussés par la foule, sont faits prisonniers dans l’Hôtel de Ville, dont les portes se referment aussitôt174. En fait seuls les chefs sont réellement prisonniers, les soldats sont passés au peuple avec armes et bagages. Après le groupe de Blondlat, ce fut celui du sous-lieutenant Chaveriat, dans la petite allée, qui passa au peuple. Le lieutenant Noguès qui avait réussi à s’esquiver pour aller chercher des renforts, est rattrapé par la foule, qui menace de le jeter dans le canal de la Robine175. Mais il est délivré et peut rentrer à la caserne Saint Bernard176, où il rend compte de la débâcle à Vilar (environ 70 soldats sont passés au peuple, certains ayant pu s’enfuir).

77Mais ceci n’est que le début des défections du 52^ème de ligne. Effectivement, en très peu de temps, les soldats d’abord hésitants qui avaient mis la crosse en l’air vont prendre fait et cause pour la Commune. C’est ainsi qu’ils vont se diriger vers les casernes, accompagnés par des militants civils (très souvent des femmes), pour embrigader leurs camarades177. À la fin de la journée, on dénombre ainsi plus de deux cents soldats communards.

78Beaucoup restent encore dans les casernes, mais cette quasi défection des troupes a rendu le lieutenant colonel Vilar plus prudent. La crainte de voir le reste de sa garnison passer aux insurgés va le contraindre à laisser ses troupes enfermées dans leur caserne. Dès lors, la neutralité des militaires étant assurée, les communards étaient maîtres de la ville. La caserne, avec ses mille cinq cents soldats neutralisés178, allait devenir un îlot au milieu d’une ville insurgée et plus qu’une menace, elle était pour Digeon un espoir constant de nouveaux renforts. Le 28 mars, l’attaque de l’arsenal portait à environ deux cent cinquante le nombre des soldats communards179.

79Il ne devait pas en venir davantage. Mais le résultat était déjà énorme : la Révolution avait réussi à Narbonne, et il fallut l’apport de troupes extérieures pour la renverser.

80Avec deux cent cinquante soldats et deux cent cinquante à trois cents gardes nationaux armés, le schéma de l’insurrection narbonnaise est très différent des autres insurrections provinciales, tel que le décrit J. Gaillard : « L’échec des insurrections provinciales (...) est aussi l’échec de leurs tentatives pour déterminer la Garde nationale et l’armée à se ranger de leur côté »180. Elle parle par ailleurs de la défection du 52ème de ligne à Narbonne comme d’un « fait limité ». Mais ce qui peut être considéré comme un « fait limité » par J. Gaillard qui se place dans le cadre d’une généralisation, devient pour nous une originalité incomparable, lorsqu’on s’intéresse spécifiquement à Narbonne. Car cette défection est un des faits saillants de l’insurrection et lui donne une autre dimension : on peut sans crainte parler de Révolution181. Quant à la Garde nationale, dont J. Gaillard décrit la carence comme faisant échouer la Commune, elle est, à Narbonne, toute entière du côté des insurgés.

Otages et démonstration de force

- Les otages

81La peur de la contagion était un élément garantissant la neutralité de la garnison, mais il était très aléatoire. La prise d’otages fut jugée plus sûre, plus dissuasive. Lorsque les deux officiers Blondlat et Chaveriat furent faits prisonniers, Digeon leur expliqua qu’ils étaient retenus comme otages182. Limouzy écrivit au sous-préfet à deux reprises des lettres grandiloquentes où l’on pouvait lire :

« Nous vous déclarons que si un seul de nos hommes est atteint par un coup de fusil tiré par les pauvres soldats que vous faites marcher pour une cause impie, nous ne pourrons pas sauver de la colère du peuple les officiers du 52^ème que nous retenons prisonniers »183.

82Mais la fermeté de Digeon s’accompagnait d’une extrême sollicitude à l’égard des otages. Dans sa déposition, Blondlat déclara qu’il avait toujours été traité avec beaucoup de courtoisie. Par ailleurs, Digeon était soucieux de rendre au plus vite leur liberté aux otages, dès qu’il aurait obtenu les garanties nécessaires (lui-même homme de parole, il croyait en celle des autres avec un peu de naïveté)184.

83Le soir du 25 mars, Digeon apprit que les frères Raynal cherchaient à convaincre les autorités militaires du bien-fondé d’une seconde tentative afin de réduire l’insurrection par la force. Digeon donna l’ordre de faire arrêter Antoine Raynal, dit Raynal aîné. Le lendemain 26 mars, vers 9 heures du matin, Raynal, qui traversait la place de l’Hôtel de Ville, fut assailli par la foule, et arrêté spontanément. Cela coïncidait avec l’ordre de Digeon ; il est fait prisonnier et enfermé avec le capitaine et le sous-lieutenant pris la veille185. Après avoir neutralisé la garnison, les communards, en arrêtant le premier adjoint, venaient de montrer qu’ils pouvaient tout se permettre, qu’ils étaient les maîtres de la ville.

- Une démonstration de force

84Une heure après l’arrestation d’Antoine Raynal, Digeon reçut un billet anonyme le menaçant de mort s’il osait sortir de l’Hôtel de Ville. Il ne pouvait pas laisser cette menace sans réponse ; il en profita au contraire pour montrer la suprématie du mouvement communaliste dans l’ensemble de la ville, et ce de manière spectaculaire.

85Plaçant en tête d’un cortège de deux cents soldats les trois otages, Digeon dirigea sa troupe vers la sous-préfecture, qu’il trouva vide et occupa (le 26 mars à 14 heures)186. Nègre en eut la surveillance avec un poste de quarante hommes, commandés par le capitaine Gouiry187. Digeon, lui, retourne à l’Hôtel de Ville avec le reste de la troupe. Ainsi, il était par cette occupation « le chef provisoire de la Commune de Narbonne, unique pouvoir civil supérieur de l’arrondissement » (c’est ainsi qu’il signe sa lettre au colonel du 52^è, le même 26 mars, après ces événements)188. À l’Hôtel de Ville, où se trouvait le bureau du chef du télégraphe, il rédigea plusieurs projets de dépêches aux maires des grandes villes des alentours (Toulouse, Carcassonne, Béziers et Perpignan) et à celui de Paris.

86Mais le directeur du télégraphe (surveillé par Asperges, mais seul à savoir se servir de sa machine), prétendit qu’il lui était matériellement impossible d’envoyer des dépêches189. Digeon était bafoué, mais otage de la technique. Il pensa pouvoir aller, tout en continuant sa parade, jusqu’à la gare, où se trouvait le télégraphe. Il fit enfermer Raynal aîné et le sous-lieutenant Chaveriat qu’il laissa gardés à vue. Accompagné d’une colonne de quarante hommes, et gardant auprès de lui le capitaine Blondlat, Digeon se dirigea vers la gare, en passant par la rue Droite, où habitait la famille Raynal. Là, il signifiait au chef de gare, et à celui de la station télégraphique, de n’avoir à reconnaître d’autre autorité que celle de la Commune. Il ordonna au chef de gare de ne laisser arriver aucune troupe190. Effectivement, la gare était un point stratégique important, puisque le point d’arrivée incontournable de toute troupe envoyée à Narbonne pour écraser la rébellion. Digeon fît preuve de trop de confiance dans le chef de gare, voire d’un peu de naïveté, lorsqu’il lui demanda de couper les voies à un kilomètre de chaque côté de la gare, afin d’empêcher les trains d’atteindre la ville. Celui-ci sembla accepter volontiers la demande, et Digeon ne crut pas nécessaire de laisser le moindre soldat pour surveiller l’exécution de ses ordres191. Comment croire que le chef de gare allait saboter ce qui faisait sa fierté et sa gloire ? Dès que Digeon eut disparu, il rompait rapidement toutes ses promesses. Le lendemain matin, un peloton de gendarmerie se dirigeait vers la gare pour la protéger des insurgés192. Plus tard, la gare allait devenir le quartier général de la répression. Mais dans l’immédiat, l’opération, qui était avant tout une démonstration de force théâtrale, était un plein succès. Digeon s’en retourna par le même chemin avec sa petite troupe, et personne n’osa l’attaquer, pas même les 1500 hommes que le colonel Vilar gardait enfermés dans leurs casernes. L’impuissance des militaires en garnison était prouvée. Digeon avait de bonnes raisons de croire que les soldats étaient avec lui, et que, tôt ou tard, ils rejoindraient ses rangs. Il avait montré aux conservateurs que leurs menaces ne faisaient que décupler son énergie, et resserrer la solidarité entre communards.

87Dans la soirée, ne cédant pas au triomphalisme et ne voulant pas prendre de risques inutiles, Digeon ordonna à Nègre de fermer la sous préfecture, d’en ramener les clefs à l’Hôtel de Ville193, et de faire rentrer le poste qui s’y trouvait, qui n’était d’aucune utilité réelle. Avant de partir, Nègre fit placarder une affiche menaçant de mort quiconque pénétrerait dans l’édifice pour voler194.

88La Commune de Narbonne était alors à son apogée. Le lendemain (27 mars), des délégués des communes avoisinantes et des grandes villes de la région venaient faire acte d’adhésion et demander des instructions.

Affaires courantes et administration de la ville

89La Commune ne pouvait se contenter de maintenir la ville dans une situation insurrectionnelle. Elle se voulait Révolution, et devait faire la preuve de sa capacité à assurer l’ordre, la justice sociale et la prospérité dans la ville. De plus, elle devait avant tout assurer sa survie. Et cela passait par un minimum de discipline, ainsi que par une organisation efficace du ravitaillement des hommes (civils et militaires) retranchés dans l’Hôtel de Ville.

90Digeon avait besoin d’argent, mais il n’est pas question pour lui de vider le trésor municipal. Son tempérament légaliste est ici mis en exergue de façon frappante, et on peut remarquer qu’il rejoint tout à fait l’attitude des communards parisiens face aux vastes sommes entreposées à la banque de France195. Il va donc assurer le financement par un accord signé en bonne et due forme avec le receveur municipal, M. Salvy. La somme consentie, deux mille francs, était pour Digeon une anticipation sur les impôts futurs ; la Commune devait s’en acquitter par la suite. Salvy versa mille deux cents francs aux émissaires de la Commune, argent qu’il venait de recevoir des bouchers de la ville196. C’était là une alimentation normale du nouveau pouvoir.

91Pour approvisionner ses troupes, la Commune développa un système de réquisitions. Les bons pour de la nourriture, signés des membres de la Commune, Limouzy le plus souvent, se multiplièrent, et il faut souligner que les commerçants les acceptèrent, les plus sollicités étant les boulangers et les bouchers. Mais dans la mesure du possible, la Commune essaya d’acheter les fournitures197. Quant aux bons, ils mentionnaient toujours « à rembourser par la Commune ». Outre la viande et le pain, les achats ou réquisitions effectués sont du tabac, des figues, du saucisson, des draps, de la poudre, des haricots, du fromage, du café, du sucre. On trouve aussi des bougies, des ustensiles (récipients divers), et même un achat de cent cahiers. La réquisition d’une barrique de pétrole fera les délices des conservateurs et de l’acte d’accusation, qui dénonceront les « incendiaires » et les « pétroleuses » de Narbonne198.

92Toutefois, il fallut parfois menacer d’utiliser la force pour que les commerçants ou les fonctionnaires s’exécutent, notamment en ce qui concerne le directeur des contributions indirectes. Mais on peut remarquer que cela ne se produisit qu’à la fin de la Commune, lorsque les troupes gouvernementales stationnaient devant la ville, et que la chute de la Commune était programmée199.

93La Commune s’efforça d’offrir l’hospitalité à ceux qui la lui demandaient. Ainsi, elle hébergea dans la nuit du 27 au 28 mars un détachement de quarante soldats, de divers corps, de passage à Narbonne et se dirigeant vers Perpignan. Digeon proposa à leur chef, le sergent major Muxart, de rejoindre les rangs de la Commune avec ses hommes, qui seraient promus et toucheraient une solde. Mais sur le refus de ce dernier, qui expliqua que ses hommes voulaient rentrer chez eux, on les laissa partir après leur avoir donné le café. Un monarchiste de passage se rendit à l’Hôtel de Ville le 26, pour utiliser le télégraphe. Sur son refus de montrer sa dépêche, on l’emmena à Digeon qui pensa d’abord le constituer prisonnier, puis, ne voulant pas s’embarrasser d’une présence inopportune, le laissa partir200. Par ailleurs, on trouve une trace de secours aux indigents, auxquels on donna le gîte et le couvert.

94La Commune assuma également les affaires courantes dans la continuité de l’administration municipale républicaine précédente. Ainsi, elle s’occupe de la tenue des registres de l’état civil, Baptiste Limouzy, président de la Commune révolutionnaire de Narbonne, remplissant les fonctions d’officier de l’état civil201. Cela ne se fit pas sans troubles, puisque le secrétaire d’état civil, après avoir accepté de remplir ses fonctions, démissionna le 28 mars 1871, et quitta la ville. Il fut remplacé à titre provisoire par Antoine Ponsol202. Par contre, le registre des délibérations municipales, qui aurait pu constituer pour nous une source intéressante, est resté vierge203. Le secrétaire de mairie, Hivernat, a lui aussi démissionné le 28 mars204.

95L’administration de la ville ne se limitait pas aux registres. Aussi la Commune s’occupa-t-elle des travaux publics engagés. Le grand ouvrage à Narbonne depuis 1868 est la démolition des remparts. Des entrepreneurs y travaillent. L’un d’eux écrit le 29 mars à Digeon pour lui demander de la poudre, nécessaire à la continuation de son travail. Et, alors que l’on aurait pu penser que les communards gardaient la poudre pour se défendre, Prosper Nègre signe au nom de Digeon un bon pour dix kilogrammes de poudre205. Il faut préciser que stratégiquement, les remparts, déjà en grande partie démolis, n’entraient en aucune façon dans le dispositif de défense des communards.

96Dans cet acharnement à faire fonctionner le mieux possible la machine administrative, on peut voir des témoins du tempérament légaliste de Digeon, ainsi qu’un souci de faire régner l’ordre dans une ville en fièvre, par une organisation sans failles. Ainsi, le Messager du Midi, pourtant hostile à la Commune, constate : « le calme est parfait, tout le monde circule librement dans les rues »206. Pourtant, les communards n’étaient pas seuls à s’organiser.

Préparatifs des autorités du gouvernement de Versailles

97La décision de réprimer durement la Commune ne fut pas prise dès le début. On pensa d’abord pouvoir régler le conflit de manière pacifique. Ainsi, on eut longtemps l’impression que les autorités attendaient et restaient dans l’inaction.

98Une fois l’impuissance de la garnison locale dûment constatée, les autorités départementales et régionales se concertèrent pour agir de l’extérieur de Narbonne. Le 26 mars, le substitut du procureur général de Montpellier, Hérail, signe un mandat d’amener contre Digeon207, et rencontre le préfet de l’Aude à Carcassonne. Ils écrivent au général Robinet, commandant de toutes les forces en garnison dans l’Aude, et au ministre de l’intérieur, pour recevoir des troupes208. Parallèlement, ils rédigèrent une proclamation à but dissuasif, postdatée du 27 mars, qui fut affichée dans les rues de Narbonne, dans la nuit du 26 au 27. Menaçante et suivie d’un extrait du code pénal, elle se voulait un ultime avertissement, demandant aux Narbonnais d’abjurer leur allégeance à la Commune. Elle fut immédiatement arrachée par les Narbonnais, pour qui elle était la première intervention de l’autorité administrative départementale209. En voici la reproduction :

99RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

100Liberté, Égalité, Fraternité

101Carcassonne, le 27 mars 1871.

102Habitants de Narbonne !

103Un attentat aussi insensé que criminel a réussi à substituer momentanément dans vos murs la dictature d’une faction, dont la violence seule dissimule l’infime minorité à l’autorité du Gouvernement librement élu par les mandataires de la nation comme à celle de vos magistrats municipaux. D’honorables et courageux citoyens sont victimes d’arrestations arbitraires, et c’est au moment où la patrie, sanglante et mutilée, a besoin, pour se relever, du concours et de l’union de tous ses enfants, que l’on ose arborer l’étendard de la guerre civile et ajouter de nouvelles hontes à nos désastres ! Ceux qui subissent les excitations d’un agitateur étranger à votre Cité, dont il n’a pas craint de sacrifier le repos aux calculs de sa misérable ambition, ne comprendront-ils pas qu’en provoquant des luttes fratricides, ils servent les convoitises d’un ennemi qui n’attend qu’un prétexte pour étendre jusque dans nos contrées le fléau de l’invasion ? Qu’ils sachent bien que leur persistance dans leur misérable entreprise attirerait sur leur tête les plus graves châtiments ! Mais avant d’employer des moyens rigoureux de répression, le magistrat qui est à la tête de ce Département, partout ailleurs si calme et si uni, et celui qui représente parmi vous les droits imprescriptibles de la justice et de la paix publique, ont voulu adresser un suprême appel à des consciences égarées. Ils espèrent encore qu’une lueur de bon sens et de patriotisme les éclairera sur l’abîme de maux où l’on cherche à les entraîner, et que le sol généreux de votre antique et noble Cité ne sera pas souillé du sang de ses citoyens. Ils s’adressent aussi à ceux qui, étrangers à l’émeute, forment, grâces à Dieu, l’immense majorité et les invite à secouer une oppression humiliante, en secondant par une attitude énergique et digne, l’action de leurs chefs légitimes. Qu’ils aient seulement le courage de se montrer, et la sédition désarmera ici comme elle désarme à Paris. Elle ne saurait trouver plus de partisans à Narbonne qu’à Lyon, à Marseille, à Saint-Étienne et à Toulouse, où l’opinion des hommes d’ordre et de liberté, dominée, dans un instant de surprise, par quelques perturbateurs, n’a pas tardé à s’affirmer et à prévaloir, et où l’on a compris que la République n’a pas de plus irréconciliables ennemis que la licence et l’anarchie. »

(Suivent les signatures du substitut du procureur général et du préfet, et des extraits du code pénal)210.

104Principal objet des attaques, Digeon rédigea aussitôt une réponse manuscrite, qu’il fît afficher dans la journée du 27. Dénonçant « la perfidie d’une réaction sans pudeur », il prenait à témoin les habitants de Narbonne contre les accusations portées contre la Commune par les autorités. Il réaffirmait sa « décision inébranlable de vaincre ou de mourir »211.

105Ce même 26 mars, le préfet de l’Aude rédigea une fausse dépêche au préfet de l’Hérault, annonçant la chute de la Commune de Narbonne212. Cette « ruse de guerre », selon les termes du Messager, eut un effet dévastateur sur les éventuels soutiens que la Commune aurait pu recevoir dans la région, mais paradoxalement, désorganisa aussi la répression, puisque, à Montpellier, le procureur général Agniel crut que tout était fini.

106Ainsi, ce n’est que le 28 mars qu’une réunion se tint à Carcassonne, où étaient présents le préfet de l’Aude, le général Robinet, et Louis Agniel, procureur général. Les trois hommes voulaient vaincre l’insurrection, mais hésitaient à utiliser la force armée, et étaient résolus, pour des raisons différentes, à épuiser tous les moyens pacifiques avant de recourir à une attaque militaire213. Aussi, lorsqu’un ami de Digeon, Auguste Clarou, proposa ses services pour tenter une négociation auprès du chef de l’insurrection, le général Robinet et le procureur général l’accueillirent favorablement214.

107Pourtant, parallèlement, l’appareil répressif entrait en action. Le même 28 mars, le problème de Narbonne est posé à l’Assemblée Nationale de Versailles. À Ernest Picard, ministre de l’intérieur, qui expliquait que « l’ordre est rétabli presque partout en France », citant les exemples de Lyon, Saint-Étienne et Toulouse, et ajoutant qu’il en serait bientôt de même à Marseille, un député demanda comment évoluait l’insurrection de Narbonne. Picard fît alors un compte rendu minimaliste de l’insurrection, mais provoqua des mouvements dans l’Assemblée lorsqu’il déclara que la situation n’avait « rien d’inquiétant ». Il fut alors obligé de s’expliquer plus précisément, et déclara : « nous sommes en face d’une situation particulière à laquelle nous ferons face. L’énergie et mieux la sagesse de tous y mettra prochainement fin »215.

108Lissagaray écrit : « le 28, au moment où Paris s’absorbe dans sa joie, il n’y a plus dans toute la France que deux Communes debout, Marseille et Narbonne »216.

109Il était urgent d’agir. Le 29 mars, suite à la réunion de Carcassonne, où l’on avait adopté le principe d’un apport de troupes extérieures au département, pour pouvoir négocier en position de force217, le procureur général Agniel obtint du général de division de Montpellier la mise à sa disposition de deux compagnies du génie218. Par ailleurs, le gouvernement, qui ne faisait à ses fonctionnaires locaux qu’une confiance limitée, agit directement. Le ministre de la guerre, informé par le ministre de l’intérieur des événements de Narbonne, rassembla des troupes de la région entière pour les faire converger sur Narbonne : une demi-batterie d’artillerie de Toulouse, un escadron du 7^ème chasseurs de Trèbes (près de Carcassonne). Il télégraphia au général Reybaud, commandant de la 11^ème division militaire à Perpignan. Le 30 mars parvint à d’état major de Perpignan une dépêche de Thiers, excédé par la durée de l’insurrection, et prescrivant « d’en finir ». Le général Reybaud chargeait le capitaine d’état major Perrossier d’exécuter les ordres du chef du pouvoir exécutif. Celui-ci mobilisait ses « turcos », et télégraphiait à Foix pour que l’on mette à sa disposition 120 hommes d’une compagnie d’infanterie219.

La réaction de Digeon : les événements du 29 mars220

110Digeon ignorait les plans que l’on préparait pour le battre, mais savait qu’une attaque gouvernementale était inéluctable. Aussi prit-il des mesures pour y faire face. Il était persuadé que les soldats du 52^ème qui n’étaient pas avec lui étaient consignés contre leur gré dans les casernes, et que si on leur donnait l’occasion d’échapper à la vigilance de leurs officiers, ils rejoindraient par centaines les rangs des communards.

111Le 29 mars à six heures du matin, Digeon, à la tête d’une centaine d’hommes, attaqua l’arsenal221. Les portes furent enfoncées par les communards sans que les soldats fassent quoi que ce soit pour les en empêcher. Les soldats présents dans le bâtiment passèrent de bon cœur aux insurgés qui criaient « Vive la ligne ! », portant à son apogée le nombre des soldats-communards222. Digeon récupéra une centaine de chassepots, les munitions des soldats, une trentaine de fusils ancien modèle, ainsi qu’un grand nombre de baïonnettes. Les 1500 fusils qui se trouvaient à l’arsenal avant l’insurrection avaient été transportés à la caserne St-Bernard sur ordre du lieutenant colonel Vilar, en prévision d’une attaque de l’arsenal. C’était le seul aspect décevant de l’expédition, mais Digeon déclara qu’il savait avant de l’attaquer que l’arsenal était vide. Il cherchait surtout des hommes supplémentaires. Le sous-lieutenant qui commandait le poste, abandonné par ses hommes, fut fait prisonnier, et constitua un quatrième otage223.

112La troupe renforcée de ses nouvelles recrues se dirigea vers la caserne St-Bernard, espérant répéter le succès de l’arsenal. Mais les portes de la caserne étaient solides, et, à l’intérieur, les officiers surveillaient leurs hommes. Employant une technique de « résistance passive », selon les termes de Digeon224, ils ne laissèrent sortir personne de la caserne, évitant toute situation d’affrontement qui pourrait entraîner la défection des soldats. Aux fenêtres, les officiers armés se disposaient à tirer sur les insurgés, si ceux-ci tentaient un assaut du bâtiment. Digeon ne voulait pas essayer une attaque qui risquait de faire couler le sang dans ses propres rangs comme chez les convertis potentiels du 52^ème, et qui aurait été le point de départ d’une lutte sans merci. Ses harangues appelant à la mutinerie les soldats de la caserne ayant échoué, il se retira avec ses troupes, et rentra à l’Hôtel de Ville. Là, il enferma le sous-lieutenant capturé à l’arsenal, et laissa les nouvelles recrues225.

113Puis, à la tête de cent à cent vingt hommes environ, il se rendit à la gare, qui était gardée par vingt-deux gendarmes. Ceux-ci, à la vue des insurgés, « presque tous armés de fusils chassepots et dont les deux tiers portaient l’uniforme de l’infanterie de ligne », se replièrent précipitamment, laissant le passage entièrement libre226. Cette fois, le chef de gare ne pouvait plus ruser, son hostilité à la Commune était prouvée. Il avait peur d’être arrêté par les insurgés, et de constituer un otage supplémentaire227. Aussi envoya-t-il un employé pour parlementer avec Digeon. Celui-ci prévint que les voies de chemin de fer menant à Narbonne allaient être coupées dans toutes les directions, afin d’empêcher l’arrivée des renforts de troupes228. Aussitôt cet avertissement donné, les communards abandonnaient la gare, et regagnaient l’Hôtel de Ville. Là, Digeon, qui n’était pas satisfait de n’avoir eu affaire qu’à un employé, écrivit une lettre au chef de gare, le prévenant que les voies allaient être coupées du côté de Perpignan, comme de ceux de Carcassonne et de Béziers. Il voulait ainsi prévenir tout accident, et rendait le chef de gare responsable de ce qui pouvait arriver s’il ne prévenait pas les gares voisines229. En fin de matinée, quatre insurgés armés de pistolets et munis de clés anglaises firent une tentative pour saboter la voie venant de Perpignan, à six kilomètres en amont de la gare230. Mais la tentative échouait, l’arrivée du train de Perpignan interrompant leurs efforts231. Les troupes extérieures gouvernementales pouvaient dès lors arriver sans obstacle à Narbonne.

114Digeon préparait pour le lendemain une grande offensive sur Béziers, lorsqu’il apprit l’imminence de l’arrivée de troupes sur Narbonne232. Dès lors, il se consacra à la préparation de la défense, largement prise en main par le peuple.

Action du peuple et débordements

115Digeon, chef de l’insurrection, a, par son action et son autorité, maintenu de l’ordre dans un mouvement d’émanation populaire. Mais souvent, l’action spontanée des militants a échappé totalement à son contrôle. Parfois, elle correspondait à ses ordres ou à ses prévisions, comme lors de l’arrestation de Raynal ; le plus souvent elle était positive, indépendante, et provoquait ou soutenait l’ensemble de l’insurrection (proclamation de la Commune, mutinerie du 52^ème, défense...). Mais il arriva qu’elle occasionne des débordements.

116Dès le 26 mars, le capitaine Sarzac, qui commit l’imprudence de se promener en uniforme, fut poursuivi par une dizaine d’insurgés, qui tirèrent un coup de feu dans sa direction. Il est impossible de savoir, si, comme l’affirment les communards, le capitaine avait tiré le premier233. Le 27, Eugénie Micouleau, fille d’un important marchand de vin, était battue par un insurgé pour avoir osé critiquer le mouvement communaliste234.

117Jusque-là, il s’agissait cependant d’événements marginaux. Mais lorsqu’on commence à annoncer l’arrivée de troupes sur Narbonne, l’emprise de Digeon sur le mouvement se relâche. Digeon le sentait et multiplia les appels à l’ordre235.

118Le 29, des insurgés se jetèrent sur Joseph Berthomieu, grand ami de la famille Raynal, alors qu’il sortait d’un café. Il fut frappé et traîné vers l’Hôtel de Ville. Un de ses amis, Honoré Piquet, essaya d’intervenir : il fut également passé à tabac, puis amené à l’Hôtel de Ville. Là, on les présenta à Digeon, qui n’avait pas ordonné ces arrestations et entra dans une colère noire, criant : « je suis ici le maître absolu ; je ne veux pas qu’on arrête personne sans mon ordre ». Les deux hommes furent aussitôt remis en liberté236. Mais cet épisode était symptomatique de la dégradation de l’autorité de Digeon, et donc de la tenue du mouvement lui-même. Aussi Digeon fit-il placarder dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville une espèce de code pénal portant que les voleurs, les indisciplinés, tous ceux qui porteraient atteinte aux personnes et aux propriétés seraient punis des peines les plus sévères237.

119Pourtant, dès le lendemain, d’autres débordements se produisent. Digeon avait ordonné d’arrêter Joseph Viennet (fils du receveur des finances Adolphe Viennet, en conflit avec la Commune), car on lui avait signalé que celui-ci avait tiré un coup de pistolet sur des communards238. La recherche s’organise, sous le commandement de Pierre Vergé, marchand de journaux à la gare. Au début, tout se déroula plutôt calmement, et de façon superficielle : les quarante à cinquante insurgés armés, dont un quart de militaires, n’entraient pas dans les maisons, Vergé se bornant à demander si on n’avait pas vu Viennet Puis, le bruit courut que l’homme se cachait dans la maison Cros. Aussitôt, les communards se précipitèrent, enfonçant les portes, fouillant les appartements de fond en comble et sans ménagement, et se livrant à des actes de vandalisme sous prétexte d’une fouille méticuleuse : ils transpercèrent les matelas à coups de baïonnettes pour voir si Viennet ne se trouvait pas à l’intérieur, déchirèrent les rideaux, transpercèrent les garde-robes. Les locataires de l’immeuble étaient effarés, d’autant plus que la fouille devenait plus violente encore lorsqu’ils osaient protester239. Pourtant, Viennet demeura introuvable. La violence de la recherche indique clairement qu’il est heureux qu’il ne soit pas tombé entre les mains des insurgés. Mais si cette chasse à l’homme, car c’est bien le mot, avait abouti, cela n’aurait fait que souligner davantage encore l’incapacité de Digeon à contrôler ses partisans à la veille de la chute de la Commune, puisque même des actions dont il a eu l’initiative se transformaient en des débordements dont il avait horreur.

120En fait, ces actions sont la manifestation extérieure du malaise des insurgés face à l’arrivée de la répression. C’est une fuite en avant, un cri que l’on pousse avant qu’il ne soit étouffé.

B) La chute de la Commune

L’arrivée de troupes extérieures et les négociations

- L’arrivée de troupes à la gare

121La véritable petite armée240 préparée par les autorités pour venir à bout de la Commune commença à arriver à la gare de Narbonne pendant la nuit du 29 au 30 mars241.

122Déjà, le soir du 29 mars, la gendarmerie qui occupait la gare reçut le renfort de 60 douaniers242. Puis arrivèrent les deux compagnies du génie de Montpellier, et un escadron de chasseurs de Trèbes, bientôt suivis par l’artillerie de Toulouse. Dans la matinée du 30 mars, le préfet, le procureur général, et le général Robinet, arrivèrent à la gare de Narbonne243. Ils y installèrent leur nouveau quartier général. Ils préparèrent leur plan de campagne, bien qu’ils aient tous souhaité éviter l’emploi de la force. Pendant toute la journée, les troupes prirent position autour de Narbonne. Des officiers du génie étudièrent soigneusement les abords de Narbonne, se livrant à des repérages minutieux des emplacements qui leur semblaient propres à accueillir des batteries d’artillerie, et observant les points qui leur paraissaient les plus propices au déclenchement d’une attaque244.

123Ce n’est que vers dix-sept heures que le capitaine Perrossier se présenta à la gare, avec ses deux cents « turcos ». Il était également porteur de deux ordres de mission de la 11^ème division militaire, signés le matin par le général Reybaud, à Perpignan. L’un proclamait l’état de siège à Narbonne : cela permettait de fusiller sans jugement tous les insurgés pris les armes à la main, selon la loi martiale. L’autre avait pour but d’assurer à Perrossier la direction effective des opérations, en le chargeant « de communiquer verbalement ses instructions au commandement des troupes réunies pour réprimer l’insurrection »245. Face à ce militaire qui prétend décider de tout, et dans un sens qui ne plaît à aucun des personnages présents, le préfet, appuyé par le procureur général, refuse de proclamer l’état de siège246. Un télégramme impatient du général Reybaud parvint alors à la gare, demandant à Perrossier pourquoi il n’avait pas encore pris Narbonne. Celui-ci répond, expliquant ses problèmes avec les autorités présentes, et mettant en avant l’incapacité du général Robinet. Il espérait ainsi sûrement que Robinet écarté, on lui confierait le commandement officiellement, et qu’il pourrait alors faire preuve de son – sanguinaire – talent. Reybaud, de Perpignan, faisait connaître la situation à Versailles, et de Versailles, on télégraphiait à Toulouse, pour remettre le commandement au général Zentz. Perrossier, lui, pensait pouvoir désormais agir à sa guise. Il rejetait avec dédain la proposition des autorités civiles de cerner Narbonne par la famine, et préparait son plan d’attaque.

124Sur ces entrefaites, un train entrait en gare, amenant le renfort de la 17^ème compagnie de Foix, et portant à environ six cents hommes l’effectif stationné à la gare.

125Il sera renforcé par l’arrivée du général Zentz, le lendemain matin, 31 mars, très tôt, accompagné du 8^ème bataillon de chasseurs247. Les soldats du 52^ème toujours dans leurs casernes ne sont pas comptés dans ces forces de répression. Ils ne feront rien, car on ne leur fait pas confiance. Digeon, lui, croit fermement qu’ils passeraient à la Commune si on les laissait sortir248.

- L’organisation de la défense

126Les communards eux aussi se préparent.

127La matinée du 30 débuta par le carillon général de toutes les cloches de l’Hôtel de Ville, qui sonnèrent le tocsin pendant deux heures, pour mobiliser la population249.

128La destruction des remparts était déjà bien commencée en 1871, ils n’offraient aucune protection réelle. Les communards n’étaient de toute façon pas assez nombreux pour défendre un tel périmètre. Leur défense se concentra donc autour de l’Hôtel de Ville. Dès l’aube, une véritable frénésie saisit les Narbonnais, poussés par le tocsin, et qui se mirent à édifier des barricades dans toutes les rues aboutissant à l’Hôtel de Ville. Construites avec des pavés, des charrettes et des meubles de toute nature, elles étaient très peu solides, et ne constituaient pas en fait un véritable système de défense250. Digeon ne voulait pas exposer des vies inutilement, et n’avait jamais ordonné de telles constructions, ni encore moins, comme il le fut dit lors du procès, nommé de chef des barricades251. Il voulait se retrancher avec ses hommes dans la forteresse de l’Hôtel de Ville, qui pouvait soutenir un siège, et considérait ces barricades spontanées un peu comme un sas, qu’il ne faudrait en aucun cas s’obstiner à tenir. Il pensait qu’elles pouvaient être utiles pour faire passer les soldats au peuple, en « franchissant les barricades », comme le lui suggérait son romantisme révolutionnaire. Mais ces barricades, si elles n’avaient aucune efficacité militaire, rassuraient la population, en même temps que leur construction contribuait à créer un climat d’émulation générale252 : hommes, femmes et enfants s’activent pour participer à la défense.

129Cette activité fut impressionnante autour de l’Hôtel de Ville lui-même, où Digeon, « électrisé », selon les mots de Prosper Nègre253, organisa la défense. On engrangea toute la journée des fournitures dans le bâtiment, on arrache des pavés pour les monter sur les remparts et le parapet du donjon, où, nous dit Perrossier, on avait même songé à installer de l’huile bouillante254. Par ailleurs, on pensait utiliser du pétrole, pour le lancer dans des bouteilles avec des mèches enflammées contre les turcos : le pétrole s’étalant au sol, les insurgés pensaient être protégés des assaillants par un rideau de feu, où ceux-ci périraient255. Ils avaient également fabriqué un canon artisanal, n’ayant pu se procurer de véritable artillerie comme les communards parisiens. On avait pour cela fondu un cylindre de fonte, et plongé dans le métal en fusion une tige quelconque. Celle-ci s’étant trouvée être rectangulaire, l’âme ainsi moulée en gardait la forme. Ce canon avait été fabriqué dès le début de l’insurrection. Chargé jusqu’à la gueule, il contenait cent cinquante balles et plusieurs boîtes à poudre, et était placé au sommet du perron intérieur, face à la grande porte, prêt à anéantir quiconque eût osé la franchir. Mais comme le note Perrossier, « si l’occasion s’était présentée d’en faire usage, il aurait infailliblement commencé par foudroyer l’artilleur assez imprudent pour y mettre le feu »256.

130Les chefs de poste distribuèrent des munitions, veillant à ce que tous les hommes en soient pourvus. Les insurgés eurent la chance de découvrir ce jour-là dans les magasins du rez-de-chaussée de l’Hôtel de Ville une assez grande quantité de cartouches, et quelques fusils à piston, qui vinrent s’ajouter aux armes qu’ils avaient déjà. On fit également distribuer à la foule des baïonnettes, dont les femmes s’emparèrent, les passant le plus souvent à la ceinture, ou les emmanchant au bout d’un bâton257. « Tout était donc préparé des deux côtés pour une lutte acharnée », note Émile Digeon258.

131Pourtant, certains insurgés sont fortement impressionnés par les préparatifs des autorités, notamment lorsque celles-ci placèrent l’artillerie pour bombarder la ville ; et ils hésitent, se rendant compte de l’inégalité de la lutte. D’autre part, les autorités civiles veulent recourir à tous les moyens avant de faire couler le sang.

- Les négociations

132Le 29 mars, Digeon écrivit à son ami légitimiste Arthur Delpech, afin que celui-ci fasse connaître ses intentions politiques à ses propres amis politiques. Il voulait éviter d’être « obligé par leur attitude à prendre des mesures qui (lui) répugnent », c’est-à-dire exécuter les otages. Mais les sources ne permettent pas de savoir si cette initiative a eu une suite259.

133La première mission de négociation eut lieu le soir du 29 mars260. Auguste Clarou, banquier à Limoux, alla seul parlementer avec Digeon, après s’être entretenu avec le procureur général, le général Robinet, le substitut du procureur Hérail, et le sous-préfet de Narbonne. Il proposait aux communalistes l’évacuation de l’Hôtel de Ville en échange de l’impunité complète pour tous, sauf Digeon, contre lequel un mandat d’arrêt sur lequel on ne pouvait revenir était lancé. On lui donnait vingt-quatre heures pour s’exiler. Le général Robinet promit que les soldats ne seraient poursuivis que disciplinairement. L’offre était généreuse ; pourtant, l’assemblée de la Commune la rejeta, sous l’impulsion de Digeon. Clarou rentrait bredouille à Carcassonne261.

134Le matin du 30 mars, le préfet de l’Aude et le procureur général affichèrent une proclamation dans les rues de Narbonne, dans « un esprit de conciliation » (sic), afin d’inciter les soutiens de Digeon à se désolidariser du mouvement communaliste, parlant de clémence (mais pas d’amnistie), et déclarant n’envisager le recours à la force que « comme une nécessité douloureuse »262.

135Digeon, qui trouve de tels procédés insidieux, répond par une affiche imprimée, qui sera la seule grande proclamation de la Commune de Narbonne. Plus qu’une réponse aux autorités, c’est une explication des faits et actes de la Commune, en même temps qu’une profession de foi.

136Le soir, vers dix-neuf heures, une nouvelle mission de négociation se présenta à l’Hôtel de Ville. Après l’échec de Clarou, on lui avait adjoint Isidore Roques, ami de Digeon, propriétaire et conseiller municipal de Limoux, et surtout Théophile Marcou, maire de Carcassonne, à qui l’on attribuait une très forte influence sur Digeon. Les trois hommes proposèrent au « conseil de guerre »263 réuni par Digeon des conditions identiques à celles présentées par Clarou la veille. Elles furent rejetées à l’unanimité moins une voix, malgré « l’insistance suppliante » de Marcou264. Les communards étaient décidés à se battre, jusqu’à la mort en ce qui concerne Digeon. Mais il est probable qu’aucun n’avait encore réalisé quelle était la puissance de l’armée envoyée contre eux, et quel danger pouvaient représenter pour leur retranchement les quatre obusiers dont disposaient les militaires.

137Le curé de la paroisse de Saint-Just, M. Gardel, essaya à plusieurs reprises d’intervenir pour persuader Digeon d’abandonner son projet, suivant ce qu’il appelait « une démarche de paix et de conciliation » (conciliation qui ne peut se faire que dans un sens)265. Situation assez insolite dans une terre aussi anticléricale que Narbonne, et lorsqu’on sait que la Commune de Paris a fusillé des prêtres, monsieur le curé était un ami personnel de la famille Digeon, et plus particulièrement du père d’Emile, Joseph Digeon, républicain intransigeant, quarante-huitard, et « transporté » de 1851266. Il demanda donc à Digeon de le recevoir dès le 29 mars ; celui-ci se rendit lui-même à la sacristie, et expliqua au curé qu’il voulait la paix, et qu’il désarmerait volontiers si les réactionnaires cessaient leurs conciliabules. L’entretien, courtois mais ferme, ne dura que quelques minutes. Le 31 mars, il semble que le curé, sur la prière de Nègre, se soit rendu auprès du général Zentz pour lui demander de retarder l’attaque. De retour, Gardel dit avoir fait porter à Digeon la réponse du général, qui ne donnait plus qu’une heure avant d’attaquer267. Il semble pourtant que Digeon n’ait jamais reçu ce message268.

138Les négociations échouant, on s’orientait vers un dénouement armé, qui s’annonçait tragique.

La Commune est vaincue (31 mars 1871)

139Le capitaine Perrossier, qui s’était substitué au général Robinet vieillissant, tandis que le général Zentz n’était pas encore arrivé à Narbonne, préparait un plan d’attaque assez simple : il s’agissait de créer artificiellement une collision entre ses hommes et les insurgés, de poursuivre ceux-ci jusqu’à l’Hôtel de Ville, et d’y pénétrer soit sur leurs talons si c’était possible, soit en abattant la porte par des obus tirés de plein fouet269. Il plaçait donc une compagnie de cinquante tirailleurs algériens (les fameux « turcos ») en embuscade, perpendiculairement à la rue du pont, où se trouvait une barricade270. Pendant ce temps, afin de créer une diversion, il allait avec deux cent quatre vingt dix hommes faire ostensiblement une reconnaissance de la partie Nord-Ouest de l’enceinte271.

- Échauffourée sur les barricades : deux morts et trois blessés

140Mais les communards ne se laissèrent pas prendre à ce stratagème. Ils aperçurent les turcos rue du Pont des marchands, et sonnèrent le tocsin à toute volée (il était trois heures du matin)272. Le cri « aux armes » retentit sur la place de l’Hôtel de Ville. Digeon fit aussitôt doubler le poste qui défendait la barricade, le portant à quarante hommes environ273. Il leur recommanda de ne pas tirer les premiers, et de ne franchir les barricades sous aucun prétexte. Pourtant, Barthélémy Monier (ou Monié), qui n’avait, selon Digeon, « jamais mis les pieds à l’Hôtel de Ville », sort d’un café voisin et va parler aux turcos. Il leur demande, au nom du peuple, de mettre la crosse en l’air, harangue qui n’a aucun effet sur les tirailleurs274.

141Des hommes franchissent les barricades à la suite de Monier, pour aller fraterniser avec les soldats, se rapprochant très près d’eux275. Des deux côtés, on avait instruction de ne pas tirer les premiers. Pourtant, un coup de feu partit, probablement du balcon d’un café voisin, où se trouvait un cercle fréquenté par des monarchistes exaltés276. Qui avait tiré ? Un membre du Cercle, ou un turco qu’on avait complaisamment laissé monter ? L’instruction ne permit pas de répondre à cette question, puisqu’on étouffa ce problème, les autorités prétendant que le premier coup de feu était parti des rangs des communards. Aussitôt, des coups de feu furent échangés. Les turcos firent feu l’arme à la hanche, puis chargèrent à la baïonnette277.

142Lorsque l’épaisse fumée de la fusillade, qui rendait la nuit plus sombre encore, se dissipa, le capitaine Larrivet put constater que les communards avaient déserté la rue, laissant sur place le cadavre de Monié, tué net d’une balle dans le cœur278. Les insurgés perdaient également Thomas Cabrol, qu’ils avaient pu enlever et porter à la mairie. Alors que les tirailleurs ne déploraient aucune perte, trois communards supplémentaires étaient blessés par balles, dont l’un, Jean Gabanou, fusilier au 52^ème de ligne, était atteint grièvement au bras droit et à la poitrine279.

143Digeon, après le repli effectif de ses hommes à l’intérieur de l’Hôtel de Ville, ordonna l’abandon de toutes les barricades, n’ayant confiance ni en leur position ni en leur construction qu’il trouvait défectueuse, et préférant concentrer la défense dans la mairie280. Perrossier, qui avait rejoint le capitaine Larrivet, se préparait à exécuter la suite de son plan d’attaque (qui, à ce moment donné, aurait certainement été très meurtrier pour ses propres hommes), lorsque le général Zentz, arrivé à Narbonne pendant la nuit, le fit revenir à la gare avec ses troupes281.

144En fait, Digeon comme Larrivet ont peur d’une réaction populaire violente. Le premier dit prévoir que l’irritation de ses hommes occasionnerait un nouveau conflit, et les fait rentrer dans la mairie, afin de mieux les contrôler282. Le second, certainement plus fin que son supérieur Perrossier, a fait enlever le corps de Monier, et nettoyer soigneusement les traces de sang qui se trouvaient dans la rue du Pont, redoutant une émeute incontrôlable, et déclarant : « Nos annales révolutionnaires contiennent en effet plusieurs exemples de passions populaires surexcitées au suprême degré par la seule vue soit du sang soit d’un cadavre »283. Jusqu’à l’aube, le tocsin, et des cris « aux armes », « à l’assassin » résonnèrent dans toute la ville.

145Les blessés furent soignés par le docteur Marty à l’Hôtel de Ville, puis furent envoyés à l’hospice. Limouzy avait, dès le 30 mars, réquisitionné tout ce qui pouvait servir au soin des blessés chez le pharmacien284. Mais Digeon pensa, un peu naïvement, pouvoir demander une ambulance au général Zentz, pour les blessés à venir. Celui-ci ne daigna pas répondre, préparant une action pour la journée285.

- Les échanges de menaces

146Zentz, à son arrivée, avait fait convoquer Perrossier pour que celui-ci lui fasse un compte rendu de la situation, et asseoir ainsi son autorité. Il amenait avec lui quatre obusiers de montagne, pour bombarder l’Hôtel de Ville, bombardement que Perrossier lui proposa immédiatement d’organiser en deux petites batteries, positionnées sur les remparts, et braquées l’une sur la façade du donjon, l’autre sur le flanc du bâtiment, perpendiculairement à la précédente286. À sept heures, Zentz faisait afficher la proclamation manuscrite suivante :

« République Française
Le Général Zentz, chargé d’une mission spéciale par le gouvernement, prévient les habitants de Narbonne que des obus seront lancés aujourd’hui dans la ville contre ceux qui sont en révolte contre les lois. Il engage les gens d’ordre de tout âge et de tout sexe à s’éloigner des centres d’agitation. »287

147Le ton était brutal, et le fond sans appel. Digeon, outré d’une telle méthode et conscient de son impuissance, répondit par une lettre virulente :

« Narbonne, le 31 mars 1871
Général,
Sans faire les rapprochements que je pensais tirer des menaces que vous nous faites dans la proclamation qui vient d’être affichée sur les murs de Narbonne, et de l’attitude de certains généraux devant les prussiens, je viens vous signifier qu’à l’acte sauvage que vous accompliriez en lançant des obus sur la ville, je répondrai en fusillant immédiatement tous les otages que j’ai entre les mains288.

Tant que vous chercherez à nous combattre à armes égales, les prisonniers que nous tenons n’auront rien à craindre.

Quoi qu’il en soit, je ne saurais considérer comme un acte de courage un bombardement que vous opéreriez sans que nos balles puissent vous atteindre.

Il est vrai que chacun entend à sa manière les devoirs de l’homme, et qu’il y a une différence entre l’honneur privé et l’honneur militaire.

En finissant, je dois comme républicain protester contre la suscription de République Française que vous avez mise en tête d’un document dans lequel vous manifestez votre volonté d’égorger ceux qui ne se sont levés que pour défendre la République.

É^le Digeon. »289

148Digeon envoya Gondres remettre cette lettre au général. Gondres, parlementaire, fut arrêté. Digeon s’en indigne, et accuse Zentz de n’avoir aucun sens de l’honneur, mais Perrossier revendique cette arrestation290. Il semble que la lettre de Digeon n’ait fait que raffermir le général dans ses convictions selon lesquelles il fallait agir rapidement et avec violence. Aussi combina-t-il une action armée d’infanterie avec le bombardement de l’Hôtel de Ville. Il donnait carte blanche aux turcos, qui, lâchés dans la ville, pillaient trois cafés, terrorisant la population291.

149Les préparatifs déployés étant impressionnants, l’ardeur des Narbonnais commençait à décroître. Prosper Nègre décrit certainement très justement cette situation :

« Ce n’est pas pourtant le sentiment de peur qui domine. Mais chacun comprend la trop grande inégalité de la lutte, son impossibilité ; on sent qu’elle sera horrible et sans fruit »292.

150Tremblants, les habitants des maisons voisines de l’Hôtel de Ville (certaines étaient purement et simplement accolées) vinrent supplier et Digeon et le général Zentz de tout faire pour éviter le bombardement du bâtiment293. Aussi Digeon voyait-il fondre ses soutiens civils.

- L’envoi d’une ultime mission de négociation

151Si les militaires optaient pour des méthodes particulièrement violentes, les autorités civiles, elles, voulaient éviter que du sang supplémentaire soit versé.

152Le procureur général Agniel obtint du général Zentz l’abandon de l’état de siège, qui donnait à celui-ci toute lattitude d’agir à sa guise, sans aucun contrôle civil. Dès lors, le procureur général délivrait à Zentz une réquisition pour agir par la force. Mais à ce moment-là, le général devait attendre avant l’action militaire que le procureur général ait fait les sommations légales aux insurgés. Ce petit point de droit était d’une importance capitale, puisqu’il redonnait l’initiative aux autorités civiles. Agniel et Trinchan décidèrent d’envoyer une nouvelle mission de paix auprès des communards, et Zentz fut obligé d’attendre son retour294.

153Le docteur Marty, qui avait soigné les communards blessés pendant la nuit, et Isidore Roques, déjà présent dans la négociation précédente, se présentèrent à l’Hôtel de Ville, porteurs de conditions pour beaucoup semblables à celles déjà proposées, donc toujours généreuses, mais sous forme d’ultimatum. Digeon les accueillit en présence de plus de dix personnes, toutes dans de bien meilleures dispositions vis-à-vis des émissaires que lors des rencontres précédentes. Aussi Digeon prit-il la plume, et demanda à Marty de lui dicter ce qu’il avait à dire. Voici les clauses, telles que les présente Digeon.

« 1. Le procureur général se présentera accompagné d’un simple piquet pour convenir d’un délai après lequel les trois sommations légales étant faites, il se verrait dans la nécessité de commander immédiatement l’attaque si l’Hôtel de Ville n’était pas évacué ;
2. Si, comme menace en a été faite, un seul ou tous les prisonniers sont passés par les armes, la troupe envahira immédiatement l’Hôtel de Ville, et il n’y aura aucun quartier pour ceux qui s’y trouveront ;
3. Le procureur général maintient l’amnistie qui fut offerte hier, en son nom, à tous ceux qui, occupant l’Hôtel de Ville, l’auront évacué avant les hostilités, »295

154La troisième clause était particulièrement importante, et les discussions autour de son existence furent récurrentes lors du procès. Digeon, en consignant tout cela par écrit, devant témoins, pensait donner un caractère officiel au document Mais il ne le fit pas contresigner par Marty et Roques, et Marty soutint qu’il ne lut pas à l’assistance ce que Digeon avait écrit Aussi les autorités purent-elles nier avoir jamais parlé d’amnistie296.

155Digeon, après avoir pris connaissance de ces propositions, demandait à Marty si l’amnistie était applicable aux militaires et à ceux qui se retireraient après avoir continué la lutte. Marty répondit que le procureur général ne lui en avait pas parlé, mais que la clause n’admettait aucun doute défavorable. Isidore Roques assura qu’Agniel l’avait promis la veille, et qu’il tiendrait parole. Cependant, Digeon insista pour que Marty aille demander confirmation à ses mandants et qu’il lui en rapporte la réponse297.

156Après le départ de Marty, Digeon réunit tous les hommes, civils et militaires, dans la cour intérieure de l’Hôtel de Ville, et leur fit part des propositions de la mission. Il expliqua que chacun était libre de son choix, et fit ouvrir les portes pour que ceux qui le désiraient puissent quitter la mairie. Il ne resta plus que trois cents personnes dans l’Hôtel de Ville, deux cent cinquante militaires déserteurs, trop engagés pour pouvoir faire demi-tour, et cinquante civils décidés à risquer leur vie pour leur idéal.

157Tous attendaient le retour de Marty, lorsqu’on annonça l’arrivée du procureur général298.

- Sommations et évacuation de l’Hôtel de Ville

158Il était environ une heure de l’après midi lorsque le procureur général arriva à l’Hôtel de Ville par la rue du palais299, au pied de la terrasse des jardins, accompagné par deux détachements, l’un du génie, l’autre de turcos. À ses côtés se trouvaient le docteur Marty, fort embarrassé de revenir dans de telles circonstances, le procureur de la République de l’Aude, Tastu, et Hérail, substitut du procureur général. Des turcos avaient pris position sur une maison voisine, d’où ils dominaient la terrasse de la mairie (à ne pas confondre avec le donjon)300.

159Digeon, qui s’était précipité sur la terrasse, protesta contre la violation des clauses que lui avait transmises M. Marty (le procureur général devait être accompagné d’un simple piquet), et contre le peu de temps qu’on lui avait laissé, alors qu’on avait parlé d’un délai (une heure à peine s’était écoulée entre la mission Marty et l’arrivée d’Agniel). Le procureur général prit alors la parole, se lançant dans un long discours aux insurgés, promettant qu’il ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour adoucir leur sort, et que la République, qu’il représentait, serait juste mais clémente. À ces mots, Digeon protesta de façon véhémente contre le fait que le procureur général ne parlât plus que de clémence, alors que dans les négociations précédentes, il avait toujours été question d’amnistie. Simultanément, un turco bondit en avant, et mit Digeon en joue. Agniel, qui l’aperçut juste à temps, le fit reculer. Puis, comme il ne voulait ni écouter Digeon, ni lui laisser le temps de s’exprimer, il lui fit couper la parole, par un roulement de tambour, après avoir déclaré « Je ne viens pas discuter avec vous »301.

160Après avoir fait les sommations, et n’avoir accordé aux insurgés qu’une demi-heure pour évacuer l’Hôtel de Ville, Agniel se retirait lorsque de la terrasse, on l’interpella et on lui demanda d’aller répéter sur la place de l’Hôtel de Ville ce qu’il venait de dire, de façon à ce que plus de monde puisse l’entendre. D’abord hésitant, car craignant un piège, et pensant qu’on pouvait faire de lui un otage supplémentaire, le procureur général s’exécuta. Une fois sur la place de l’Hôtel de Ville, il réclama les otages302.

161À l’intérieur de la mairie, la confusion la plus totale régnait. Digeon s’aperçut qu’il était devenu impossible de réorganiser la défense pendant le délai illusoire qui leur était accordé. Il prit donc la décision d’ordonner à tout le monde de sortir de l’Hôtel de Ville, qui fut évacué. Il consentit, sur la demande des soldats, à libérer les otages. Une cinquantaine d’hommes les délivrèrent, enfonçant les portes de leurs cellules. Ils rejoignirent alors les autorités sur la place de l’Hôtel de Ville303.

162Digeon, pour sa part, était décidé à mourir sur place. Il se barricada dans le bureau du maire, armé jusqu’aux dents, et prêt « à vendre chèrement (sa) vie aux turcos »304. Mais les communards ne voulurent pas le laisser là. Hommes, femmes, ils montèrent au cabinet du maire, et l’enlevèrent malgré sa résistance. Il fut transporté dans une maison de la me du Pont, d’où, refusant la fuite, il écrivit au procureur général de le faire arrêter305.

163Lorsque le général Zentz et le capitaine Perrossier arrivèrent avec le reste du contingent de turcos, ils trouvèrent l’Hôtel de Ville vide. Les turcos se précipitèrent dans le bâtiment, qu’ils saccagèrent et pillèrent, sous le regard impassible, voire bienveillant, de leurs chefs306.

164La Commune de Narbonne était tombée. Le préfet pouvait, dès quatorze heures trente, envoyer la dépêche suivante, reproduite dès le lendemain dans le Journal Officiel de Versailles :

« Les autorités sont à l’Hôtel de Ville ; les émeutiers sont réduits à l’impuissance. L’ordre est complètement rétabli. »307

165Le procureur général, lui, envoyait de son côté une dépêche triomphante au préfet de l’Hérault :

« Heureuse solution. Avant de recourir à la force, je me suis présenté à l’Hôtel de Ville, pour faire les sommations. J’ai ensuite adjuré les insurgés de ne pas persister dans une insurrection qui aboutirait à une lutte fratricide. Ils ont cédé à mes exhortations, relâché les quatre otages, et abandonné l’Hôtel de Ville, dont nous avons pris possession, le préfet, le général Zentz, et moi, sans la moindre collision. »308

166Beaucoup de communards, ayant cm dans les promesses d’amnistie qui leur avaient été faites, et n’ayant pas cherché à fuir, ou à se cacher, les autorités n’eurent aucun mal à procéder aux premières arrestations en fin d’après midi309.

167Mais Narbonne n’était pas réduite pour autant. Les communards narbonnais n’étaient pas prêts à accepter une autorité qu’ils percevaient comme usurpatrice, les soldats étant encore considérés plus comme des ennemis de guerre que comme des représentants de la loi et de l’ordre.

168La Commune était vaincue, mais elle n’était pas morte dans les esprits des Narbonnais.