1Si la captatio benevolentiae est de mise dans tout discours, expliciter la relation de l’historien du Moyen Âge avec le monde romain prend tout son sens dans cette réflexion de médiéviste en guise de conclusion d’un volume traitant des élites romaines. Ce texte propose une ouverture du « monde ancien » vers un « monde médiéval », tout aussi lointain et exotique, mais différent malgré les références à l’Empire romain de rigueur chez les auteurs des siècles médiévaux. Le découpage canonique entre périodes ne doit pas empêcher de porter un regard autre, bien que proche, sur des notions qui, pertinentes à une époque, furent réinterprétées ou ignorées plus tard. Par ailleurs, le décloisonnement et l’échange entre « spécialistes » des diverses périodes enrichissent notre réflexion sur la longue durée et un regard éloigné peut offrir des perspectives inattendues.

2Les hommes du Moyen Âge conçurent leur monde dans la continuité d’un Empire romain revu et adapté. La mauvaise réputation de l’époque médiévale naquit au XVI^e siècle et se développa avec l’historiographie du XIX^e siècle sur la base d’une assimilation erronée entre les dix siècles sombres et « barbares » et l’oubli, voire la rupture, avec une Antiquité idéalisée. Nous savons tous pourtant que cela est faux. L’Empire romain n’est totalement mort ni avec les rois barbares, ni avec les Othon puis les Staufen ou le roi « empereur » de Castille, ni avec les Mérovingiens, les Carolingiens puis les Capétiens... Si je pastichais les métaphores braudéliennes, le grand fleuve ne s’est pas tari mais s’est divisé en bras, a formé un grand delta, a alimenté de nombreuses sources et résurgences. En Occident, l’État s’est certes « féodalisé » et l’on a pu parler de « morcellement », de « privatisation » des droits publics. Cependant, les renaissances – la carolingienne, celle du XII^e siècle – revinrent à la source de la littérature et surtout du droit romain, tant dans les compilations juridiques des juristes comme le canon de Gratien qu’au XIII^e siècle avec le développement de nouvelles formes procédurales dans le contexte du jus commune. Le droit, tant civil que canon, adapta aux problèmes médiévaux les notions de public et de privé. Les villes conservèrent et ne cessèrent de se réapproprier les valeurs de la civitas. Les notaires et le notariat, médiateurs essentiels, mirent ce mouvement en « forme publique », selon leur propre expression. Dans un jeu de relecture incessante qui s’empara de la romanité comme modèle et comme motif, les élites des potentes et des majores, lettrées (literati) tels les évêques, ou illettrées (illiterati), se présentèrent et se représentèrent aux paysans (pagani) et, plus tard, aux pauperes et aux « menus » comme détenteurs d’un pouvoir, d’une puissance, de droits (imperium, potestas) mais aussi d’une histoire de la civilitas lue comme πολιτεία désormais orientée et éclairée par la christianitas1.

3Bref, les élites qui se succédèrent pendant les dix siècles du Moyen Âge puisèrent à leur gré dans sept siècles de romanité pour se représenter en détenteurs légitimes du pouvoir et de la puissance. Cependant, bien que les médiévistes aient toujours été attentifs aux inflexions que subirent ces notions génériques au cours des siècles médiévaux, ils n’ont jamais mis au centre de leurs questionnements les notions d’espace public et d’espace privé en alliant deux éléments : une vision a priori géographique puisque centrée sur l’espace avec une conception appuyée sur des caractères juridiques et psychologiques dont la pertinence n’apparaît pas avec évidence dans les sources. Encore moins ont–ils lié explicitement une analyse dynamique de ce concept à double face qu’est la distinction entre un espace public et un espace privé avec les notions d’élite et de représentation. Ces interrogations sont pourtant présentes, bien qu’en désordre, à divers moments de l’historiographie récente. Loin d’un exposé chronologique qui reconstruirait une continuité ou des filiations fallacieuses quoique parfois revendiquées, nous allons présenter rapidement non pas ce qui se passa après la diffusion de pratiques urbaines dans les espaces des villas rurales mais plutôt comment les phénomènes repérés par les antiquisants furent perçus dans les études médiévales. Des cas catalans permettront d’observer ensuite comment les élites de la fin du Moyen Âge peuvent se définir entre public et privé.

1. De quelques notions partagées entre antiquisants et médiévistes, mais qui restent simplement juxtaposées : élites, représentation, public et privé

4Les élites en représentation restent certes un thème générique commun à toutes les périodes. L’histoire n’est–elle pas d’abord celle des puissants et des dominants, capables de laisser des traces de leur vie et de leurs conceptions ? Ces potentes, comme les textes les nomment, ont à cœur de mettre en scène leur puissance. Durant les années 1990–2000, les médiévistes ont sacrifié à l’étude des élites selon des formes classiques, sous l’autorité de R. Le Jan et de collègues rassemblés autour de l’École française de Rome. En témoigne le volume sur Les élites urbaines au Moyen Âge, Actes du 27^e congrès de la SHMESP en 19972. Au plus proche du langage et des conceptions des sources, c’est d’abord la filiation avec Rome qui est considérée3 : R. Le Jan étudie les temps mérovingiens, ses collègues le Haut Moyen Âge italien. Le terme « élite » recouvre des travaux sur les familles des rois barbares et leur entourage, l’observation du patriciat urbain tant laïc qu’ecclésiastique, sans doute génétiquement et culturellement le plus proche de la référence romaine. La notion s’élargit ensuite à des groupes sociaux et à des dates où le lien avec la romanité, beaucoup plus indirect, fut reformulé. Parce que la documentation y invite, on reste souvent en Italie ou dans le Midi de la France4. Les documents juridiques se réfèrent au droit romain5, dont les notaires sont les utilisateurs dans les pratiques quotidiennes6.

5Cependant, l’essor des travaux prosopograhiques, dû à la diffusion de bases de données aisément maniables associé à l’émergence de thématiques nouvelles, a permis de traiter le sujet dans des périodes fort différentes. Selon les époques envisagées, les catégories sociales ou professionnelles étudiées dépendent de la structure du pouvoir. Le clergé, les oratores – ceux qui prient – restent au cours du Moyen Âge une élite particulière, qui se reproduit par recrutement dans d’autres groupes. À la figure de l’évêque mérovingien puis carolingien, héritier direct de la classe équestre et sénatoriale, succède celle des grands princes de l’Église, les saints, les chanoines. À la noblesse des milites – ceux qui combattent – succèdent des techniciens comme les médecins, les savants et d’autres hommes de métier comme les marchands (mercatores) et drapiers. Le groupe plus flou des « intellectuels » de J. Le Goff, les gens de justice de B. Guenée, attirèrent ces pionniers de la prosopographie7. La notion de représentation de soi et de son activité apparaît dans les études sur les oligarchies urbaines plutôt que dans les travaux sur les seigneurs observés dans leur rapport avec les paysans. Cette thématique vaut d’abord pour la ville, où l’héritage romain est patent. L’archéologie du bâti, les sources narratives y invitent : le thème reste un classique depuis les grandes années de l’histoire urbaine, dès 1960–1970. L’attention pour les élites s’est longtemps confondue avec celle de l’expression de la domination dont les sources documentent les modes d’expression : musique et fêtes, cérémonies et spécialement mise en scène des funérailles, vêtement, demeure bourgeoise, nobiliaire, marchande8. C’était bien le pouvoir dans tous ses états – royal, princier avec les principautés des XIV^e et XV^e siècles, urbain – dont la propagande diffusait l’image. Les historiens du droit furent les premiers à illustrer cette thématique9.

6On le comprend, au fond, malgré les leçons de M. Bloch et des premières Annales relayées par G. Duby dans L’Histoire continue, les historiens français du Moyen Âge n’ont pas de véritable regard géographique sur les élites, et, malgré les possibilités qu’offre l’histoire des Mérovingiens, peu d’attention pour la territorialisation, excepté dans le cadre de l’étude des principautés et des villes, envisagé d’abord comme juridique et politique10. C’est bien le côté de l’histoire économique et sociale, voire celui de l’opposition entre milites et laboratores, puissants et faibles, riches et pauvres qui sont valorisés. Il faut attendre les années 1990 à 2000 pour que des points de vue nouveaux introduisent des notions qui permettent d’approcher le lien entre élites en représentation et territoire. Le volume sur le Moyen Âge de l’Histoire de la vie privée, sans pouvoir s’appuyer sur de nombreux travaux de recherche malgré l’analyse des ricordanze florentines ou les ouvrages comme Montaillou, demeura un essai de réflexion synthétique sans obtenir une postérité qui aurait fécondé et renouvelé ces thématiques, voire généralisé leur emploi. Les travaux envisageant cette notion restent plutôt étrangers au monde académique ou sont spécifiques ; l’ensemble reste hétérogène, éparpillé. La question du public opposé au privé émergea plus aisément chez les historiens archéologues. Elle trouva écho dans l’histoire matérielle, l’histoire culturelle, celle de la famille puis du genre. Les manières de table, la lecture ont attiré les chercheurs avant qu’une nouvelle histoire culturelle n’envahisse les champs de la médiévistique. La voie vers le questionnement proposé aujourd’hui vint plutôt de l’importation de notions mises en valeur par les sociologues comme la distinction11, le capital social, ou du développement de sciences annexes : diplomatique, codicologie, archivistique, anthroponymie, au service d’une « histoire de la circularité » importée d’Italie12. Ces travaux montrent comment les élites urbaines en compétition et en conflit se représentent et agissent concrètement au service de l’administration pour se tailler un territoire où détenir le pouvoir. Ce territoire est plus archivistique, mental que spatial, même s’il peut être mesuré et borné. Parallèlement, l’attention récente à l’histoire du genre est restée superficielle et fort mal partagée13. L’impact de différences religieuses sur les espaces des élites n’a pas été mieux exploré14.

7Finalement, la moisson bibliographique reste non seulement mince mais elle forme un archipel sans que le nœud de la question posée dans ce volume par les antiquisants ne soit proprement envisagé. Faut–il croire que la documentation médiévale ne permet pas de l’aborder, que ces notions ne prennent sens qu’en des lieux et des époques où l’héritage romain est encore proche ou est ravivé et relu ? Un intérêt réel pour les frontières mouvantes entre privé et public émerge au détour d’une « histoire des valeurs » des élites, qui appuient leurs prétentions politiques et sociales sur le « bon gouvernement ». D’un point de vue technique et archivistique, c’est la documentation notariale qui permet cette réflexion, celle qui porte sur les marchands et les artisans des oligarchies urbaines, complétée par les dossiers judiciaires, surtout à la fin du Moyen Âge. Ce sont également les sources comptables privées et publiques actuellement explorées avec brio autour de P. Beck15, des registres fiscaux qui ont fait l’objet d’un travail de longue haleine sous direction franco–espagnole16. Toutefois, il est rare que les élites, leur représentation et la distinction entre public et privé soient détachées d’une vision juridique ou archivistique pour être exprimée explicitement17. De fait, l’idée même d’espace public fut généralement considérée par les médiévistes comme anachronique et, de fait, difficilement pensable18. Cependant, la pratique d’un anachronisme maîtrisé a été défendue par les seuls historiens qui se sont attachés à l’étude de l’espace public médiéval et en ont tenté une histoire, en commençant par réfléchir à la bonne manière d’user d’une notion qu’il convient d’abord « d’acclimater » au discours des historiens et plus particulièrement des médiévistes19.

2. Un retour à l’espace public à la fin du Moyen Âge ? Ou comment les élites en représentation créent, ignorent ou subvertissent un clivage aux frontières mouvantes

8L’historiographie, bien qu’elle n’ait pas suivi une voie linéaire, nous a montré que si l’importation de la thématique des élites en représentation, traditionnelle, s’opère de manière aisée et naturelle, la réflexion sur un possible jeu des élites en représentation, qui s’insinuerait dans la distinction entre un espace dit public et un espace considéré comme privé, reste seulement entraperçue. Deux cas nous aideront à comprendre comment au Moyen Âge les notions de public et de privé s’entremêlent dans les choix des élites en action et en représentation. On y voit s’articuler les notions de possession, de propriété et de droits, « privés » ou « publics », personnels ou communs, utiles au commun ou aux intérêts particuliers. Ces notions sont développées dans le cadre de conflits au sein des élites, mais aussi à travers la manifestation publique de la défense de l’intérêt commun qu’elles se plaisent à défendre et à bafouer tout à la fois.

9Quelques rares documents mettent l’accent sur le problème de façon explicite, en employant les termes latins privatus et publicus. L’un d’entre eux analyse l’affaire Bon Amic, qui se déroula dans le Montpellier du XIII^e siècle. Le procès portait sur la nature privée ou publique d’une place de marché. Elle se développa dans un contexte spécifique à Montpellier, où les rois de France et de Majorque utilisaient la justice pour avancer leurs pions et où le patriciat urbain jouait ses propres cartes en déclenchant des luttes de clans. Elle a été signalée par un article de K. Reyerson qui s’intéressait à la procédure d’enquête de fama20.

10L’affaire avait commencé en 1259 lorsque le roi d’Aragon, seigneur de Montpellier, avait ordonné, sur demande des consuls de la ville, que les bancs et les tables qui étaient devant les maisons n’avancent pas de plus d’une palme et demie, soit 50 cm21. Ces bancs et tables servaient aux ventes des artisans et aux étals des marchés. Lorsqu’il pleuvait, les Montpelliérains étaient obligés de marcher au milieu de la rue, là où il y avait le plus de boue. Le bayle fit enlever les bancs qui dépassaient dans la rue du marché aux herbes. Mais les Bochin, menacés par cette mesure, s’étaient plaints et avaient obtenu du roi la possibilité de posséder des bancs. En 1336, un Établissement copié dans le Petit Thalamus par un notaire public de Montpellier au nom du roi de Majorque et du roi de France prouve que douze consuls « melioribus probis viris dicte ville » s’accordèrent sur les sanctions contre ceux qui porteraient plainte contre les consuls et s’attaquèrent de ce fait à la famille Bon Amic, héritière des Bochin. Le procureur des consuls devant la justice du roi de Majorque, quoique sans faire mention d’un arbitrage antérieur, rappela que la norme édictée en la matière n’était pas respectée par les Bon Amic. La question de l’usage par une famille d’un espace utilisé collectivement se posait parce qu’il y a conflit d’intérêts, constaté à travers la gêne que subissaient les passants pour qu’une famille s’enrichisse en prélevant des droits sur un espace qui n’était pas à proprement parler privé, comme certaines cours ou voies qualifiées ainsi dans les actes notariés. S’ajouta un conflit entre une puissante famille de l’oligarchie urbaine à même de s’accaparer une part du pouvoir et de l’autorité sur la ville, au détriment de l’autorité publique, du roi d’Aragon et de familles concurrentes. La place de l’Herberie, sur laquelle donnaient la maison de ville et la maison de patriciens comme les Bon Amic, fut d’ailleurs achetée par les consuls en 1361. Au début de cette cause, la place était envahie par des étals arrentés à des vendeurs par des drapiers et d’autres familles aisées. Cette place et ces maisons étaient donc stratégiques : y habiter assurait la distinction mais aussi le pouvoir sur la place et les revenus du marché. Cette situation n’avait rien d’exceptionnel et se retrouve ailleurs, à Barcelone par exemple, où le comte arrentait des étals de boucherie et d’autres droits22. Mais le rapport de force entre les divers acteurs du conflit était, lui, particulier. Lors de l’enquête de fama, la justice demanda donc : « qui avait destiné cette place à être publique » ? À quoi un témoin répondit que c’était le roi d’Aragon, qui percevait en effet la leude sur les activités économiques. Le caractère public de la place restait une notion ambiguë pour les contemporains, son affirmation était récente, liée à l’expression d’une autorité régalienne, celle de l’héritier de la seigneurie de Marie de Montpellier, qui se trouvait être d’abord roi d’Aragon, comte de Barcelone ou roi de Majorque, comte de Roussillon, selon les époques23. Les notaires méridionaux, lorsqu’ils donnaient la liste des confronts d’une maison, distinguaient certes des voies privées et des voies publiques. Dans le cas montpelliérain, les témoins interrogés pouvaient définir ce qu’était un lieu public mais ils n’étaient pas sûrs que la place de l’Herberie puisse être qualifiée ainsi. L’élévation de la place, qui aurait été le fait des Bon Amic, leur semblait une action de caractère privé qui ne présentait pas un caractère remarquable. L’usage de la place par cette famille, qui avait délimité un espace privatif, choquait cependant les consuls car les Bon Amic s’arrogeaient ainsi le droit d’agréer ceux qui pouvaient y vendre à la place de la puissance publique. Plus encore que la nature de la propriété, plus que la différence entre types d’espaces, le conflit rendait visible l’accaparement d’une puissance publique par des intérêts privés que rien ne venait entraver. Une famille gagnait en prestige et peut–être en légitimité pour continuer à exercer cet accaparement. C’est ainsi que s’explique le déclenchement du procès, l’enregistrement d’actes à son sujet dans le livre urbain symbole de la ville, l’opiniâtreté des consuls, celle des Bon Amic et des familles qui étaient leurs ennemis.

11On retrouve les arguments exprimés ici dans d’autres causes en Bourgogne, en Artois, où les échevins défendaient le caractère public de rues qui n’étaient pas communes et de places communes sur lesquelles ils avaient compétence contre un seigneur qui s’en affirmait possesseur. Les consulats voulaient affirmer leur pouvoir, taxer, assurer la circulation libre, éviter une enclave privée près de la maison de ville. De fait, dans le Midi, on trouve des consuls qui réclament le libre usage de certains biens parce qu’ils sont d’un usage public. Dans tous les cas, on voit s’articuler des luttes de clans pour l’exercice de prérogatives qui assurent la distinction sociale, des affrontements pour s’assurer un pouvoir ou même le pouvoir local en le manifestant publiquement, à travers des réalisations architecturales ou des expressions symboliques de la puissance d’une famille des élites locales vouée traditionnellement à des activités publiques. Surtout, alors que l’obtention de bénéfices d’espaces et de droits liés à la seigneurie ne posait pas problème et servait même de base au système économique, appuyé sur les transferts de droits à travers la coseigneurie et les arentements, on voit émerger au XIV^e siècle l’idée d’une res publica au service d’un bien public, le tout dans un contexte de luttes politiques et sociales entre les « majeurs » et les « mineurs ».

12Ce lent développement d’une notion de bien commun, dont la référence républicaine – au sens premier du terme – était remise au goût du jour, se retrouve dans un contexte différent, celui de l’apparition d’associations économiques contrôlant la production des biens nécessaires au bien commun, dont étaient garants les détenteurs de l’autorité publique. Ainsi à Toulouse, au XIV^e siècle, l’alimentation de la ville dépendait de manière significative des moulins du Bazacle réorganisés au XII^e siècle par le monastère de la Daurade qui en possédait les droits éminents concédés à divers autres coseigneurs24. Le comte et les capitouls intervinrent pour constituer une nouvelle société de parts, au nom du bien commun qui leur octroyait une autorité sur cette chose publique25. Nous pourrions croire aujourd’hui que les juristes auraient utilisé le droit romain pour contester une appropriation d’un cours d’eau. Or, ce n’est pas par ce biais que la notion de public apparaît dans les textes, bien que l’argument soit connu et le droit d’origine romaine bien vivant. Plutôt qu’une argumentation juridique pourtant courante dans les pratiques médiévales, on préféra une argumentation que nous qualifierions de politique, en ce qu’elle mit en exergue le corps politique que les responsables devaient faire vivre. À Toulouse comme ailleurs, les autorités devaient nourrir le populus à travers une production de farine maîtrisée, garante d’un juste prix pour cette denrée stratégique, rempart contre la famine et contre la révolte populaire. L’espace public se définit ainsi comme un lieu où tout circule harmonieusement, sans que l’échange marchand ne pâtisse des freins que constituerait l’expression sans concurrence ni contrôle des intérêts privés, sans accaparement. L’autorité publique surveille, punit les fraudeurs, arbitre. La grande charte constitutive de la société des moulins du Bazacle26 est emblématique d’un monde où la cascade des droits (les banalités, liées aux pouvoirs publics privatisés lorsque se développa la féodalité) permet aux individus de faire des bénéfices et alimente un marché des parts. Cependant, les produits de ces entreprises, lorsqu’ils sont essentiels à la vie quotidienne (comme le blé, la viande, voire le drap) ou stratégiques, doivent être l’objet d’échanges qui respectent le juste prix (justum pretium) et donc le bien public. Peu à peu, cette rhétorique du bien commun se diffusa à travers le dialogue fiscal entre le roi et ses sujets, mais aussi à travers la définition du bon citoyen.

3. Les qualités du bon citoyen relèvent-elles de l’espace privé ? L’appartenance à une autre religion relève-t-elle de l’espace privé ?

13La lecture du procès Bon Amic pourrait nous faire croire à une émergence de la notion de public, opposée à la possession et à l’usage privés, à travers les pratiques judiciaires qui contribuent à construire un nouvel état juridique, à diffuser les valeurs des élites urbaines de l’artisanat et du commerce telles qu’elles s’expriment dans la notion polysémique de fides. Les élites urbaines qui détenaient le pouvoir et se confrontaient à la domination des rois de France ou du comte de Barcelone, roi d’Aragon, pouvaient en effet alors définir l’espace public au cours du procès judiciaire. Cependant, nous observons que ces notions, manipulées dans le contexte de droits banaux qui servent à structurer et contrôler des échanges marchands et qui sont le support des transferts de droits sur ces échanges à des fins de bénéfices individuels et « privés », contribuent à construire des formes d’entreprise diverses. Ce n’est pas tant un espace privé face à un territoire public qui distinguerait les droits des uns et des autres, mais des usages par des membres des élites : soit au service de la communauté, la res publica ou chose publique ; soit pour soi–même au détriment du commun. Les hommes de bien, quels qu’ils soient, doivent respecter et se préoccuper du bien public. Ils sont d’abord des boni homines, ces « anciens » que l’on va consulter, qui règlent des litiges par arbitrage, ceux qui disent les limites, les prix, nomment les droits, conservent leur mémoire... Plus tard, à la fin du XIV^e siècle, ils sont des experts, juristes ou hommes des métiers27. Des droits peuvent s’être privatisés, mais la communauté, qui est bien plus que le simple collectif, est bien reconnue. Elle émergea parallèlement lors de la lente naissance de la fiscalité, à travers une réflexion qui ne conduisit pas plus linéairement à la distinction entre espace privé et espace public28. Le roi, seigneur responsable de ses sujets, devait vivre du sien et ne pas taxer tout le monde29. Mais si les communautés lui accordaient des donations gratuites (qui n’auraient pas dû s’imposer systématiquement, de l’avis des assemblées) pour la défense du Royaume, alors pouvaient–elles en contrôler le bon usage30. Le XIV^e siècle, temps de crise, est celui d’un dialogue entre privé et public, entre communautés et administration de l’État royal, où les villes expriment leur identité, où l’on nomme les nations31.

14D’autre part, le mouvement que nous pouvons repérer dépasse la simple réitération et utilisation de notions issues du droit romain antique. Elle va au–delà de l’idée que la communauté doit primer sur les droits des individus, au moins dans le principe, au service d’un bon gouvernement. En effet, au XIII^e et au XIV^e siècles émergent dans l’espace public de la cité des valeurs partagées entre les membres des diverses élites, même lorsqu’ils appartenaient à des communautés religieuses différentes comme les juifs et les chrétiens. Ces valeurs s’expriment à la fois dans le for privé et dans le for public. La limite entre privé et public, tant du point de vue psychologique que territorial, suit un tracé sinueux où circulent et se confortent ces valeurs.

15Dans la série d’enquêtes judiciaires conservées aux Archives de la Couronne d’Aragon32, un cas permet de récapituler l’ensemble des qualités ou défauts qui s’expriment entre l’espace du foyer et celui de la place publique pour déterminer l’appartenance à l’oligarchie des « bonshommes », membres des élites seules capables d’assumer les responsabilités de la chose publique. Il s’agit des trois enquêtes de fama qui devaient étayer la mauvaise réputation d’Astruch Bondavid Saporta de Besalu, en 1328. Ce juif du Géronais appartenait–il aux élites communautaires et plus largement, aux élites urbaines ? Les accusations de sodomie sur un enfant français, celle de parricide ou celle de voleur visaient à prouver au contraire son infamie. En effet, le bon époux, le bon père ou le bon fils, celui qui respecte sa religion (le bon chrétien ou ici le bon juif), était jugé bon citoyen, alors que le mauvais fils, le mauvais époux et le mauvais pratiquant comme un ennemi potentiel du bien public33. Une reconstitution de la parenté d’Astruch pourrait conduire au contraire à le classer dans une famille notable, bien qu’on ne lui connaisse pas d’activités publiques. Son réseau relationnel est celui d’un homme d’affaires, certes pas celui d’un homme de tout premier plan, mais qui eût pu et dû être respectable. Ce ne serait pas un obscur artisan. Les accusations énormes qui le frappèrent et son aptitude à poursuivre son existence malgré elles prouvent également ses capacités de résistance. Cependant, il est malaisé de se faire une idée assurée de sa position sociale car les arguments pertinents pour ses ennemis font plutôt état de sa position culturelle, de ses mœurs, de sa psychologie. Lorsque nous possédons les réponses des témoins cités par l’accusation et celles de la défense, nous accédons à l’avers et au revers de la fama de l’individu mis en cause. Il semble que le duel judiciaire qui consiste à détruire la réputation d’un individu ou d’une famille soit une pratique courante des élites urbaines qui s’emparent du champ judiciaire, y investissent leur violence, y jouent leurs intérêts financiers34. Cet effort d’instrumentalisation d’une justice qui s’affirme de plus en plus comme étatique et publique à des fins d’ascension sociale ou de destruction des concurrents s’appuie sur des valeurs partagées qui définissent les qualités de ceux qui se dédient à la res publica. Avant même de se manifester publiquement par l’architecture et la situation des demeures familiales proches des maisons de ville35, la position des élites se montre à travers un comportement policé. Il convient alors pour affirmer son prestige de vivre au vu et au su de tous comme un bon fils, un bon époux et un bon père. Pour cela, pratiquer convenablement sa religion et transmettre à ses enfants une éducation qui leur permettra de faire preuve de pudeur et de respect d’eux–mêmes et des autres, tant dans leur foyer auquel le regard public accède que sur la place publique. Une contenance modeste et réservée mais fière, éviter les attitudes exagérées comme la colère impulsive, inspirer confiance, être de bon conseil, faire preuve de connaissances dans des domaines liés à son métier, appartenir au groupe des gens de savoir : tout cela conduit à exprimer visiblement son appartenance aux élites.

16La mise en avant de ces principes, conjuguée avec le paiement de l’impôt dont le revenu est consacré au bien de tous, s’est bâtie sur une laïcisation des qualités religieuses dans le sens où les bonnes pratiques qu’exigeait la religion étaient jugées collectivement et publiquement. De ce fait, même les juifs virent leurs rites et leurs mœurs employés comme étalon de leur respectabilité devant l’opinion commune36. La religion minoritaire relevait-elle de l’espace public ? Quoi qu’il en soit la judéité s’exprima dans l’espace public, pour le meilleur et pour le pire, par exemple avec le jurement des prêteurs juifs sur la Torah. Des communautés particulières, les aljamas juives ou les métiers jurés, dessinèrent des gradients intermédiaires entre l’espace personnel et familial et le public. L’importance prise par le respect des principes d’un échange convenable, équitable, ne suscitant pas la rancœur, dont l’étalon était le respect du juste prix, garde fou contre l’usure, contribua à dessiner les contours d’élites marchandes acceptables, sinon totalement vertueuses, dignes d’exercer le pouvoir urbain, de conseiller le Prince, d’être un serviteur de l’État37. L’obligation de restituer les biens mal acquis, qui s’appuyait en particulier sur la confession et le testament, était rappelée par les prêches et imposée à travers les enquêtes, dont la mise en scène était publique : elle construisit un espace public qui fut moral avant d’être territorial. Au contraire même, les espaces que déterminaient des droits privés, l’émergence du sujet, de l’individu allèrent de pair avec un contrôle de plus en plus vigoureux de ce qui se passait dans les maisons tout autant que sur la place publique. Cela confortait l’impossibilité que l’expression de sa religion relève d’un domaine séparé de celui de la communauté des habitants d’une ville ou des sujets d’un prince. Ainsi, la mise en avant de qualités dont la forme et les modalités dépendaient de sa religion conduisit à exposer et à reconnaître les qualités de bons citoyens juifs, mais dans le même temps à rendre impossible une pratique religieuse alternative dans la discrétion d’un espace privé, ce qui conduisit in fine à des conversions massives des membres des élites.

Conclusions

17Une histoire de longue durée qui réunit les mondes antiques et médiévaux est–elle utile pour comprendre les élites en représentation, entre public et privé ? Au–delà de l’intérêt de pratiquer l’histoire comparée, même et surtout quand il n’y a rien à comparer38, que partageons–nous, qu’est–ce qui peut nous éclairer ?

18Cet ouvrage attire notre attention sur les clivages multiples qui structurent l’opposition entre public et privé, dessinant ainsi des espaces à géométrie variable. Nous ne lisons pas tant la naissance d’un espace privé et d’un espace public mais plutôt des émergences successives de ces notions, les variations de leur définition et de leur jeu dans un espace où se montrer pour se raconter et s’identifier permettent d’accéder à un statut social dominant ou au contraire de perdre sa position. Ces changements contribuent à décrire et à comprendre les sociétés étudiées, leur diversité mais aussi leur succession puisque les notions envisagées sont parfois héritées, parfois réinventées. Changer d’échelle et considérer Rome puis le Moyen Âge met en cause les évidences et met en valeur les éléments de structure.

19Relever du public ou du privé n’implique pas nécessairement (ou pas seulement) une différenciation spatiale manifeste ou une différence juridique. Il est des lieux dont la possession est privée, parfois même l’utilisation, mais qui sont fréquentés par le public ou dont la façade et l’architecture sont admirées publiquement. Édifier ou contrôler de tels lieux est peut–être une caractéristique des élites, surtout des élites intermédiaires ou de catégories sociales au pouvoir émergeant. Les bénéfices ou les dépenses, les droits liés à un espace peuvent relever des fonds et de la comptabilité publics ou bénéficier des richesses privées (nous pourrions nuancer en différenciant également l’individuel et le familial, l’hérité et l’acheté, le saisi, voire le volé...). Ainsi, la distinction entre lieux de culte privés et publics n’est pas binaire. Certains espaces privés pourraient avoir eu une fonction publique, répondant aux besoins de représentation des membres des élites. L’utilisation d’espaces qui ont contribué à définir un espace privé corporel comme les lieux d’aisance ou de toilette n’est en rien évidente à la lecture de plans. La privatisation de lieux comme les latrines est peut–être un signe social et culturel de romanisation mais ne va pas nécessairement de pair avec le respect d’une intimité. Ces pièces peuvent, dans la même maison et à la même époque, relever du privé ou du public. Des espaces du parcellaire privé sont parfois considérés comme devant servir au public, servant alors des élites, mécènes en représentation. Il existe bien, à différentes époques, des lieux que nous pouvons considérer comme intermédiaires entre un « privé » absolument privé, réservé, voire caché, et des « public ». Le Prince, l’État mais aussi les oligarchies urbaines peuvent s’appuyer sur ces catégories et ces espaces entre privé et public.

20Le déplacement des bornes et des gradients qui construisent l’opposition entre privé et public (plus ou moins nette, plus ou moins perméable, dont les stratégies des élites en représentation jouent) est peut-être le signe de changements importants voire structurels entre périodes. Il apparaît même que lorsque des structures politiques dominent des espaces aussi vastes et hétérogènes que l’Empire romain, une géographie de ces mécanismes est aussi instructive qu’une perspective chronologique. Par exemple, que l’investissement privé pour un culte public ne soit pas possible avec la République, que la relation entre public et privé bascule après le règne d’Auguste est en soi un élément de définition fondateur de chacun des deux régimes politiques successifs que sont la République et l’Empire. Des ruptures viennent affecter la relation entre espace privé et espace public : perte de techniques, changement de structures du pouvoir, mutations économiques. Les moments de crise voient les élites provenir d’autres origines, respecter d’autres codes, par exemple des mœurs funéraires radicalement différentes. La communauté politique des citoyens est modifiée en profondeur par le christianisme. Les continuités, même la permanence du droit, ne sont pas linéaires ; la réappropriation de notions anciennes est au service de nouvelles conceptions.

21De la République romaine aux cités médiévales, les frontières entre privé et public se dessinent et se brouillent au gré des réputations et de l’exposition des mœurs des élites. Le privé lui–même doit être publiquement connu, pour éviter que sa confusion avec des pratiques occultes inavouables ne vienne mettre en péril l’équilibre public. Le privé ne peut donc pas être caché, masqué, surtout pour les hommes publics. Ainsi, la capacité ou l’incapacité à respecter les bonnes manières d’exposer des images entre espace domestique et espace public, qui peuvent causer du scandale, rend manifeste les fautes ou les défauts rédhibitoires des élites au pouvoir. Accaparer des biens publics pour son usage personnel est inadmissible. La vie au sein de la maison ne peut être séparée de la fonction publique. Un homme public doit veiller à exprimer le respect de la morale jusque dans son espace privé. La domus, de la villa romaine aux hôtels médiévaux, est alors certes une propriété privée mais pas un espace privé. Les familles des élites y sont protégées et exposées à la fois. Les espaces intermédiaires, comme les maisons des corporations, les lieux de culte des minoritaires, voire les étals et les places de marché suscitent la compétition voire le conflit ; ils sont peut–être un espace d’expérimentation de la vie collective pour des élites en marche vers les responsabilités publiques. Plutôt qu’un espace binaire, nous avons observé des espaces imbriqués et emboîtés, que séparent des frontières poreuses et parfois mal dessinées.

22Les pistes et les thématiques qu’a ouvertes une réflexion sur ce thème, appuyée sur des dossiers archéologiques, épigraphiques et textuels riches, précis et complexes sont multiples, au service de questions fondatrices pour les historiens. Nous avons cherché à pratiquer des circulations complexes dans la lecture de dossiers composés de sources variées, corpus dont la confection est délicate. Plutôt que l’origine de notions dont les échos s’entendent jusqu’à aujourd’hui, nous avons retrouvé des continuités et mis en valeur de multiples ruptures, reconstitué des enchaînements chronologiques que marquent scansions et lacunes, dont la validité doit être vérifiée pour chaque espace étudié plutôt que généralisée. L’utilisation des mœurs et l’importance de la réputation pour construire ou attaquer le pouvoir de certains membres des élites, voire de certaines catégories se retrouve de manière récurrente, de même que l’utilisation de choses et d’espaces privés pour le public. Le poids que donnent aux relations personnelles les réseaux relationnels qui soutiennent ceux qui détiennent la puissance publique explique ces phénomènes, bien que les formes de clientélisme puissent largement différer d’une civilisation à l’autre. La notion de « maison » y gagne en complexité. Entre un public très marqué par la définition romaine et un privé difficile à repérer, une place pour un espace intermédiaire est apparue nettement : celui de l’espace des élites, qui savent jouer des interstices entre privé et public, entre pouvoir local et gouvernement, pour établir leur puissance en les représentant au mieux de leurs intérêts propres.