1Voici déjà un peu plus d’un quart de siècle que Y. Thébert a attiré l’attention sur l’importance d’une étude qui devrait être consacrée aux latrines domestiques afin de mieux comprendre les mutations que la société africaine a connues aux III^e et IV^e siècles apr. J.–C2. Au même titre que les thermes et les basiliques privées, l’apparition des latrines dans les domus de la classe aisée semble avoir été en rapport avec l’accroissement de la richesse de certains propriétaires d’une part, et avec l’évolution des mœurs d’autre part3. Le fait même de privatiser des lieux, comme les thermes et les latrines, aura pour conséquence d’accroître le rôle de l’habitat des classes dirigeantes qui jouera désormais des fonctions censées être auparavant exclusivement publiques. C’est pour cette raison que nous essayerons dans cette étude, à travers un inventaire qui se voudrait être exhaustif, de faire le point sur la présence de ces installations d’hygiène dans les maisons privées à l’époque romaine. Signalons qu’à l’heure actuelle nous ne disposons d’aucune étude relative aux latrines romano–africaines, ni partielle, ni systématique.

I. Les latrines privées antiques en Tunisie : état des connaissances

2À l’époque punique, les latrines, qu’elles soient publiques ou privées, individuelles ou collectives, sont extrêmement rares, voire même inexistantes dans certaines villes. En effet, l’exemple de la cité punique de Kerkouane est très instructif à cet égard. Malgré l’excellent état de conservation des différents monuments, aucune installation de ce genre n’a été mise au jour4. Pourtant l’omniprésence des salles de bain dans la quasi–totalité des habitations montre à quel point l’hygiène corporelle était prise au sérieux lors de la conception des demeures. Les habitants devaient alors se contenter de simples fosses, qui n’ont jamais été identifiées lors des fouilles, ou de pots de chambre qui sont normalement placés dans les salles de bains ou, à défaut de ces dernières, dans un endroit situé dans le secteur de service. À Carthage, les fouilles, qui ont été menées dans les deux quartiers résidentiels dits « Hannibal » et « Magon » et dans divers endroits de la ville, n’ont donné lieu à aucune installation hygiénique relative à l’évacuation des déchets humains5. Il faut attendre les travaux réalisés par une équipe tuniso–belge entre 2002 et 2004 pour dégager pour la première fois les vestiges de ce qui semble être deux latrines privées et une troisième publique dans un quartier résidentiel de Bir Massouda6, sur le versant est de la colline de Byrsa. Les deux installations qui ont été identifiées comme des latrines domestiques sont plutôt des structures rudimentaires, réduites à une amphore, dépourvue de son fond, qui a été identifiée comme un urinoir7. La deuxième structure est une fosse située dans la partie orientale d’une salle d’eau (35 cm de diamètre et 1,35 m de profondeur)8.

3À l’époque romaine, le nombre des latrines domestiques, comme celui des thermes privés, est extrêmement réduit par rapport aux maisons fouillées et publiées. Dans l’état actuel des recherches, seulement douze latrines privées ont été identifiées. Elles ont été repérées dans onze maisons appartenant à sept sites archéologiques : la maison de la Chasse à Bulla Regia, la maison des deux Chasses à Clipea, la maison des Nymphes à Neapolis, la maison aux Communs à Thuburbo Majus, les maisons du Trifolium, de la Gorgone, et de Vénus à Thugga, auxquelles il faut rajouter une latrine individuelle dont la maison à laquelle elle appartenait n’a pas été identifiée. À Uthina, la maison mitoyenne des thermes des Amours Pêcheurs dispose de deux latrines et enfin il faut citer les maisons du Trésor et des Chapiteaux Historiés à Utica.

1. Bulla Regia : les latrines de la maison de la Chasse

Ill. 1 – La maison de la Chasse.

4Avec ses 1608 m² de superficie, son étage souterrain, ses mosaïques, sa basilique privée, ses thermes et ses latrines, la maison de la Chasse est l’une des plus luxueuses habitations de Bulla Regia (ill. 1). Le plan du rez–de–chaussée tel que l’on voit aujourd’hui est composé de quatre ailes qui se développent autour d’un péristyle complet. C’est dans l’aile occidentale que le dominus a choisi d’installer une grande basilique privée (près de 250 m²) et des thermes9. Ce vaste programme de construction qui changea radicalement la configuration architecturale de la maison a été réalisé vers la première moitié du IV^e siècle, date à laquelle le propriétaire a décidé d’agrandir sa domus en annexant un lot faisant partie de la même insula10. Quant aux latrines, elles ont été probablement construites lors de la deuxième phase des remaniements qui ont touché les thermes privés. Quoi qu’il en soit, les travaux de Y. Thébert et de son équipe ont bien montré que les latrines de la maison de la Chasse (ill. 2) n’ont jamais été conçues dans le plan originel de la maison, mais plutôt rajoutées à une époque tardive, au IV^e siècle apr. J.–C.

Ill. 2 – Les latrines de la maison de la Chasse à Bulla Regia.

5Dans son dernier état, la maison de la Chasse est dotée de trois entrées donnant sur trois rues qui la délimitent sur les côtés sud, est et ouest. L’examen du plan montre que chaque entrée a sa propre fonction. En effet, l’entrée principale se trouvant sur le côté oriental mène à la cour, au péristyle et aux différentes pièces d’habitation et de représentation. En revanche, la grande porte s’ouvrant au sud est une entrée charretière. Enfin, l’entrée occidentale, qui est sûrement datable du IV^e siècle, conduit à un ensemble de structures d’hygiène, de confort et de représentation composé par des latrines (ill. 2), des thermes et une basilique privée. L’aménagement de ces trois établissements traduit la volonté du maître de la maison de transposer dans sa propre domus des composantes essentielles de l’architecture publique. L’étude que P. Gros a consacrée à la basilique dans la maison des notables11 montre que ce genre d’installation devait être fréquenté régulièrement par la clientèle du dominus pour y prendre des décisions importantes, organiser des banquets et effectuer de nombreuses autres réunions, étant donné que cet endroit appartenait selon Vitruve aux loca communia. Cette analyse rapide de ce secteur « semi–public » de la maison de la Chasse montre que certaines latrines privées sont fréquentées aussi bien par la maisonnée que par les invités du dominus.

2. Clipea : les latrines de la maison des deux Chasses12

Ill. 3 – La maison des deux Chasses.

6La maison des deux Chasses à Clipea a été construite à l’emplacement d’une usine de salaison. D’une superficie de 730 m², cette habitation est organisée autour d’un péristyle de forme presque carrée (ill. 3). Les portiques sud–est, nord–est et nord–ouest desservent des pièces d’apparat dont une grande salle en forme de T, une pièce de représentation en forme d’abside et un grand oecus faisant face à un bassin décoratif. En revanche, l’aile sud-ouest a été réservée aux espaces de service. C’est de ce côté–là que se trouve l’entrée principale qui conduit à de nombreux espaces dont un magasin, une pièce dotée d’un placard et un espace étroit qui semble avoir été une cage d’escalier accessible depuis la rue longeant la façade de l’habitation13. Les latrines (ill. 4)14, dont le sol est pavé en opus signinum, sont placées à l’extrémité sud du portique sud–ouest. Leur position à proximité du péristyle explique l’adoption d’une entrée en chicane qui traduit le souci du maître de la maison d’isoler cet endroit. En effet, pour y accéder l’utilisateur est obligé d’emprunter un couloir étroit aménagé perpendiculairement à l’entrée des latrines. La présence d’un bloc de seuil à l’angle sud du portique prouve que le passage était fermé par une porte afin de préserver l’intimité du lieu, rendant ainsi la vue impossible depuis la galerie du péristyle.

Ill. 4 –Les latrines de la maison des deux Chasses.

3. Neapolis : les latrines de la maison des Nymphes

7La maison des Nymphes à Neapolis, qui doit son nom à l’inscription « NYMFARVM DOMVS », inscrite sur la mosaïque du bassin du viridarium, est organisée autour d’un péristyle complet (ill. 5). Si les ailes est, nord et ouest ont été réservées aux espaces d’accueil, de représentation et d’habitation, l’aile sud est formée par des pièces utilitaires. En effet, l’aile nord, la plus noble, est constituée par un grand oecustriclinium encadré par deux appartements à atrium. Faisant face à cette aile, de l’autre côté du péristyle se trouve le secteur de service qui occupe toute l’aile sud de la demeure. De part et d’autre de l’entrée principale se développent de nombreux espaces utilitaires : à l’est, une cuisine et les latrines et à l’ouest des magasins à provisions15. Comme l’a déjà remarqué J.–P. Darmon16, aucune des pièces formant cette aile de service ne possède une communication directe avec le portique sud du péristyle. Les latrines, qui sont situées dans l’angle sud–est de la maison, ne sont accessibles, aussi bien depuis l’intérieur que depuis l’extérieur, qu’à travers le vestibule d’entrée qui joue ici le rôle de distribution et de filtrage. Les latrines, probablement à siège unique, sont logées dans une pièce de forme carrée de 5 m de côté qui a fait peut–être en même temps office de salle d’eau (ill. 6)17. Les latrines sont pourvues d’un égout d’évacuation des eaux vers la rue qui longe la façade sud de la demeure. En revanche, nous ignorons l’origine de leur alimentation.

8Quoi qu’il en soit, la maison des Nymphes offre le seul exemple, en Tunisie, de la combinaison « cuisine–latrine » et ce contrairement à ce qui a été remarqué ailleurs, notamment à Pompéi où ces lieux d’aisances sont souvent associés à des cuisines18.

Ill. 5 – La maison des Nymphes.

Ill. 6 – Les latrines de la maison des Nymphes.

4. Thuburbo Majus : les latrines de la maison aux Communs

Ill. 7 – La maison aux Communs.

9Cette habitation est desservie par deux rues : au sud-est par la rue du Char de Vénus et au nord–ouest par la rue de la maison aux Communs19 (ill. 7). Elle est constituée de deux ensembles : celui du nord est réservé aux espaces d’habitation et de représentation alors que celui du sud est occupé par des locaux de service. Le premier secteur se développe autour d’un péristyle complet dont la cour est mosaïquée. Les portiques nord–est et nord–ouest desservent une salle d’apparat à entrée tripartite, une salle d’eau et une suite de nombreuses pièces pavées de mosaïques. Le portique sud–ouest permet d’accéder à un ensemble de pièces chauffées. Une seule salle a gardé les traces de l’hypocauste ; à partir de celle–ci des conduites de chaleur rejoignent deux autres espaces dont un cubiculum20 et un autre local.

10Le secteur de service est accessible aussi bien depuis le secteur d’habitation par un petit couloir que depuis la rue de la maison aux Communs à travers une entrée charretière. Ce secteur renferme de nombreux espaces de services dont une remise de chars et une grande cour située à l’angle sud–est de la maison. Celle–ci conserve encore les traces d’une huilerie pourvue d’un bassin de forme ovale. Ce secteur semble avoir connu de nombreux remaniements qui ont changé radicalement sa configuration primitive. En effet, à une date qui n’a pas pu être précisée, le bassin a été détruit pour permettre le passage aux latrines aménagées dans l’angle sud-est de la cour21. Une deuxième entrée a été aménagée du côté de la rue du Char de Vénus pour y assurer l’accès directement22.

Ill. 8 – Les latrines de la maison aux Communs.

11Ces latrines, dotées d’un siège à deux places, sont alimentées par une canalisation récupérant les eaux pluviales (ill. 8). Un répartiteur permet à la fois d’alimenter une citerne de forme cylindrique et les latrines23.

5. Thugga : les latrines de la maison du Trifolium

12La maison du Trifolium (ill. 9) est longée par deux rues au nord et au sud. Celle du nord permet d’accéder au premier étage aujourd’hui disparu. Elle permet aussi, à travers un escalier à deux volets, d’accéder au rez–de–chaussée se trouvant en contrebas à cause de la pente qui descend du nord vers le sud. Le péristyle, occupant le centre de l’habitation, donne accès à l’ouest à une grande salle de représentation. Celle–ci est délimitée au nord–ouest par une deuxième salle d’apparat en forme de trèfle qui a donné son nom à la maison. Le portique sud du péristyle donne accès à une suite de nombreuses pièces dont la fonction n’a pas été déterminée.

13Les fouilles allemandes24 qui ont été effectuées en 2000 ont permis de mieux comprendre l’extension de la maison du Trifolium vers le sud. En effet, au III^e siècle la maison a été agrandie en empiétant sur la voie publique qui va finir par devenir un simple sentier aux époques vandale et byzantine. Ce secteur, en forme de triangle, est accessible aussi bien depuis la maison que depuis la rue. Il est composé d’une suite de cinq pièces qui ont été identifiées comme étant des magasins destinés à la conservation des provisions ; la sixième, se trouvant à l’extrémité ouest du couloir, renferme des latrines (ill. 10). Celles–ci sont nettoyées par les eaux usées qui sont acheminées à travers une canalisation passant sous la pièce voisine25.

Ill. 9 – La maison du Trifolium.

6. Autres latrines de Thugga

14D’autres latrines privées ont été repérées à Thugga, notamment des latrines à place unique appartenant à une habitation en très mauvais état de conservation située à proximité du capitole. La banquette, large d’un peu plus de 50 cm, est constituée d’une dalle horizontale qui repose sur deux dalles verticales (ill. 11). Deux sièges–latrines à dossier ont été découverts dans la maison de la Gorgone26 et un troisième a été repéré dans la maison de Vénus.

Ill. 10 – Les latrines de la maison du Trifolium.

Ill. 11 – Latrines à siège individuel à Thugga.

Ill. 12 – Les deux sièges–latrines de la maison de la Gorgone.

15Les deux premiers sont taillés dans des blocs monolithes et sont tous les deux hauts d’environ 55 cm (ill. 12). Les bases des deux sièges se terminent par des feuillures qui permettent leur encastrement dans des dalles27. Le siège des latrines de la maison de Vénus est taillé lui aussi dans un bloc monolithe mais dépourvu de dossier (ill. 13). Il est haut d’une quarantaine de centimètres et doté d’une lunette circulaire prolongée d’une saignée sur la face avant du siège.

7. Uthina : les latrines de la maison mitoyenne aux thermes des Amours Pêcheurs28

16La maison mitoyenne aux thermes des Amours Pêcheurs a été découverte il y a quelques années par une équipe tuniso–française sous la direction de l’ex–responsable du site d’Uthina H. Ben Hassen et Chr. Landes (ill. 14). Cette maison, encore inédite, n’est pas entièrement dégagée, notamment dans sa partie nord–est. Le secteur fouillé permet déjà de nous donner une idée de son aspect luxueux. Elle est accessible depuis la rue qui longe sa façade sud–ouest par une entrée monumentale encadrée par deux colonnes. Les quatre ailes formant cette habitation sont organisées autour d’un péristyle complet doté de bassins décoratifs. Elle renferme de nombreux espaces d’apparat et de représentation dont une pièce spacieuse pavée en opus sectile et dotée au fond d’une abside–fontaine. Plusieurs fragments de peintures aux couleurs vives, de mosaïques et de marbre y ont été retrouvés. Cette habitation est pourvue aussi de thermes privés qui en occupent l’angle nord–ouest.

Ill. 13 – Siège–latrines de la maison de Vénus.

Ill. 14 – Les latrines de la maison d’Uthina.

17Deux ensembles de latrines y ont été repérés :

18• Les petites latrines

19Les petites latrines d’Uthina sont situées au nord–est de la maison mitoyenne aux thermes des Amours Pêcheurs dans une zone qui n’est pas encore entièrement dégagée (ill. 15). Comme la quasi–totalité des autres installations hygiéniques, elles ont été placées dans la partie où se trouve le secteur de service qui est formé de nombreux espaces dont une grande salle dallée qui semble avoir été une remise de chars, comme en témoignent les traces des roues qui sont encore visibles sur les dalles couvrant le sol. Nous supposons que l’une des entrées secondaires de l’habitation se trouvait de ce côté–là, sur un axe parallèle à l’entrée principale. Les observations que nous avons faites sur le terrain nous permettent de conclure que les latrines étaient accessibles aussi bien depuis la rue orientale que depuis la maison. En effet, on pourrait y parvenir depuis l’extérieur par la rue qui longe la façade nord–est de l’habitation. À partir de l’entrée charretière, l’utilisateur passe d’abord par la remise de chars. Pour arriver aux latrines, il faut monter un escalier de quatre marches qui permet de rattraper la différence de niveau entre les latrines et le reste du secteur de service. L’escalier mène directement au grand couloir qui conduit aux latrines. En revanche, de l’intérieur de la maison, l’utilisateur doit passer par le grand couloir de distribution qui relie le portique oriental du péristyle au secteur de service. Pour renforcer l’intimité du lieu et éviter tout regard indiscret, une porte large de 90 cm a été aménagée entre le couloir et l’espace où se trouvent les latrines. En franchissant cette porte, on se trouve dans un petit vestibule29 à droite duquel s’ouvrent les latrines par une petite porte comme en témoigne un bloc de seuil large de 70 cm encore in situ.

20• Les latrines à niches

21Il s’agit de latrines composées de sept sièges logés dans des niches semi–circulaires. Une rigole longe la banquette supportant les sièges (ill. 16). De part et d’autre de l’entrée, aux deux extrémités de la rigole, se trouvent deux vasques dont une est entièrement conservée en place, alors que la deuxième, partiellement abîmée, est conservée dans les réserves du site. L’alimentation en eau de la vasque in situ est assurée par une canalisation provenant du côté des thermes des Amours Pêcheurs. Une rainure dans la partie verticale de la vasque permet au trop–plein de se verser dans la rigole afin d’imbiber les éponges servant aux utilisateurs pour s’essuyer30.

Ill. 15 – Latrines à trois sièges à Uthina.

Ill. 16 – Latrines à sept sièges à Uthina.

22Les grandes latrines à niches de cette habitation posent un problème quant à leur accessibilité de la maison ou depuis les thermes privés des Amours Pêcheurs qui les jouxtent au nord–ouest. Les vérifications que nous avons faites sur le site n’ont relevé aucune trace de communication entre l’habitation et les latrines, au moins lors du dernier état de la demeure. En effet, dans l’état actuel des vestiges, on y parvient seulement depuis l’extérieur par une porte large de 90 cm qui donne sur la rue longeant la façade sud–ouest de la maison31. Cette entrée permet d’accéder à un vestibule long de 2,45 m et large de 1,80 m. Ce dernier est aménagé sur un axe perpendiculaire aux latrines adoptant ainsi l’entrée habituelle en chicane afin de préserver l’intimité des lieux et d’isoler les latrines. Pour y arriver depuis la rue, l’utilisateur est obligé de franchir une porte, puis de tourner vers la droite.

23L’égout passant sous les sièges est vraisemblablement alimenté par l’eau de vidange et du trop–plein des thermes privés qui les jouxtent au nord–ouest.

24Bien qu’elles fassent partie du corps de la maison, il est difficile d’imaginer que ces latrines étaient utilisées par les habitants de la maison. En effet, l’absence de toute communication entre la maison et les latrines à niches, le nombre important des sièges, le caractère luxueux de cette installation d’hygiène et la présence des latrines à trois sièges dans le secteur de service penchent tous en faveur d’un usage public de ces latrines.

8. Utica : les latrines de la maison du Trésor

25A. Lézine parle de trois latrines privées qui ont été repérées dans trois habitations : la maison du Trésor, la maison des Chapiteaux Historiés et l’insula 132. Les latrines de la maison du Trésor à Utica sont situées dans le lot 7 qui a subi de nombreux remaniements (ill. 17). Cette partie de la maison semble avoir été transformée, dans son dernier état, en un complexe commercial33. De nombreuses structures relatives à ce genre d’activités y ont été identifiées : un grand silo de forme rectangulaire, des magasins pourvus d’auges en pierres et une remise de chars. Les latrines sont accessibles depuis le decumanus B à travers la grande salle située à l’est ou à partir de la remise du char se trouvant à l’ouest34. Les latrines, à place unique, sont en très mauvais état de conservation (ill. 18). La banquette a complètement disparu. Il n’en reste aujourd’hui que deux fragments des blocs latéraux qui supportent le siège et une dalle pourvue d’un trou qui relie les latrines à l’égout. Voici la description que nous en donne P–A. Février au moment de la fouille :

Ill. 17 – La maison du Trésor à Utica.

26« C’est une simple dalle percée d’une ouverture ronde ; au–dessous, le départ d’un égout dallé qui va suivre le couloir VI. Cet égout en pierres irrégulières liées par de la terre a réutilisé dans ce couloir, la cuvette d’un égout antérieur qui avait son départ à l’extrémité sud du couloir. Ce conduit était encore recouvert de deux petites dalles dont l’une était percée d’un trou carré et d’un trou plus petit et rond. C’était la dalle que traversait une descente d’eau avec une ouverture pour le curage »35.

Ill. 18 – Les latrines de la maison du Trésor.

9. Utica : les latrines de la maison des Chapiteaux Historiés

Ill. 19 – La maison des Chapiteaux Historiés.

27La maison des Chapiteaux Historiés, qui doit son nom aux chapiteaux figurés du péristyle, couvre une superficie d’environ 144 m² (ill. 19). A. Lézine n’a pas manqué de souligner cette bizarrerie : « la richesse de son péristyle contraste étrangement avec la superficie restreinte des parties habitables. Nous reconnaissons volontiers notre incapacité à donner à cette anomalie une explication satisfaisante »36. Dans son état actuel, la maison est accessible depuis la rue par une triple entrée. Du decumanus, on pénètre directement dans le portique nord du péristyle. Seule la galerie sud donne accès aux trois pièces formant le rez–dechaussée de cette petite maison. Les deux pièces situées à l’ouest ont été identifiées par A. Lézine comme des chambres à coucher (leurs sols sont couverts par des mosaïques divisées en deux panneaux)37.

28Les latrines sont logées dans l’espace situé à l’est. Il s’agit d’une pièce étroite mesurant seulement 1,70 m de largeur et dont le sol est pavé en opus figlinum38. A. Lézine y voit « une salle d’eau, peut–être une cuisine, plus probablement une salle de bains »39. Cette pièce s’ouvre directement sur le portique sud du péristyle, ce qui rend l’emplacement des latrines à cet endroit assez curieux. Le fait que le propriétaire n’ait pas réservé un local propre aux latrines n’est pas étrange étant donné la superficie restreinte de l’habitation. Les latrines, très rudimentaires, ont été aménagées dans l’angle nord–est de la salle d’eau. Les plans dont on dispose montrent qu’il s’agit d’une dalle dotée d’un trou, posée directement au–dessus d’un égout qui court le long du mur oriental de la maison40. La provenance de l’eau de nettoyage est inconnue.

II. Quelques réflexions sur la diffusion des latrines privées

29Cet inventaire permet déjà de conclure que ces équipements d’hygiène ne constituent pas une constante dans les domus romaines des classes aisées. En termes de chiffres, nous avons pu identifier 12 latrines seulement dans environ 150 maisons, ce qui nous donne un pourcentage de 8 %. Nous avons aussi remarqué l’absence totale de latrines dans de nombreuses villes romaines de Tunisie. En effet, les travaux que nous avons effectués à Carthage qui abrite, rappelons–le, les maisons les plus prestigieuses de l’Afrique romaine, n’ont révélé aucune trace relative à ce genre d’installations hygiéniques41. Il en est de même pour les maisons aristocratiques de Thysdrus, Althiburos, Pupput, Acholla et de bien d’autres sites romains où les latrines privées sont complètement absentes. Faut–il penser aux difficultés d’approvisionnement en eau et plus exactement à un souci d’économiser les quantités d’eau mises à la disposition du propriétaire ?

30À vrai dire, cette hypothèse ne peut pas être retenue et ce pour plusieurs raisons. Les latrines pourraient fonctionner seulement avec les eaux usées comme c’est le cas pour les latrines de la maison du Trifolium à Thugga qui sont alimentées par les eaux sales du péristyle42. Elles peuvent aussi être nettoyées par les eaux du trop–plein provenant d’autres structures notamment les thermes privés comme c’est peut–être le cas de la maison de la Chasse à Bulla Regia. À cet égard, il faut rappeler que, parmi les neuf demeures pourvues de thermes privés, seulement deux présentent la combinaison « thermes–latrines ». Il s’agit de la maison de la Chasse à Bulla Regia et de la maison mitoyenne des thermes des Amours Pêcheurs à Uthina. Une étude récente a montré qu’en Italie romaine le nettoyage des latrines, dans la majorité des cas, se fait par les eaux provenant du trop–plein des impluvia, des fontaines et des thermes43. A. Bouet a montré que dans les Gaules l’eau nettoyant les latrines pourrait avoir de nombreuses origines. Selon lui, l’eau circulant dans les égouts provient souvent du trop–plein des bassins chauds et froids des thermes, du drainage des eaux pluviales, de vidange des bassins des péristyles et, parfois même, le nettoyage peut être effectué par des simples seaux44. Faut–il aussi rappeler que d’autres structures nécessitant des grandes quantités d’eau sont largement diffusées dans l’architecture domestique des classes dirigeantes, telles que les fontaines et les vasques ornementales45, et que les latrines domestiques sont absentes dans certaines domus amplement approvisionnées en eau46 ?

31À mon avis, pour trouver quelques éléments de réponse à cette interrogation, il faut étudier les latrines domestiques en rapport avec la privatisation d’autres lieux, à savoir les thermes et les basiliques privées. L’apparition de ces trois éléments, qui sont loin de représenter une constante dans l’architecture domestique romano–africaine, est étroitement liée aux changements sociaux qui se traduisent par « une volonté ostensible d’afficher un mode de vie pleinement romanisé »47. Les latrines privées peuvent donc être considérées comme un indicateur de statut à travers lequel le dominus exprime son pouvoir et sa richesse. Elles deviennent alors une sorte de « vitrines sociales »48 qui affichent le statut des occupants de la demeure. L’examen des différentes habitations, qui ont été mises au jour dans les différents sites romains de Tunisie, montre que même si la configuration planimétrique générale de la maison romano–africaine qui s’organise autour d’un péristyle reste la même, chaque site a ses propres spécificités. À cet égard, nous pouvons citer au moins deux exemples : la ville de Thysdrus où on remarque l’absence de maisons à étages supérieurs49, de thermes privés et de latrines d’une part et la forte présence de salles d’apparat à colonnade intérieure d’autre part50. Le deuxième exemple est celui de Bulla Regia où sont largement diffusées les domus à étage souterrain et les thermes privés51. C’est dans cette même perspective qu’il faut étudier la diffusion des latrines privées en Afrique. Complètement absentes à Kerkouane entre le VI^e siècle av. J.–C. et le III^e siècle av. J.–C., rarement présentes à Carthage jusqu’à 146 av. J.–C., les latrines privées n’ont jamais été une priorité dans la conception des domus à l’époque romaine. La chronologie des latrines montre que ces structures sont souvent rajoutées à une époque tardive et n’ont pas été conçues dans le plan primitif de la domus52.

32Les latrines de la maison de la Chasse à Bulla Regia ont été créées au cours de la deuxième phase des remaniements qui ont touché les thermes privés53. Leur installation a bouleversé le secteur froid primitif et l’aménagement de leur accès a nécessité la destruction de la piscine occidentale. Ces transformations sont datables de la première moitié du IV^e siècle54. Il en est de même pour les latrines de la maison aux Communs qui ont été construites lors des ultimes remaniements qui ont été effectués dans le secteur de service. La construction des latrines a abouti à la destruction d’une huilerie. C’est à l’occasion de ces changements qu’une entrée secondaire a été aménagée pour permettre l’accès aux latrines nouvellement construites55. Malheureusement, nous ne disposons pas de chronologie précise pour ces dernières réfections qui ont touché le secteur des communs, mais elles devaient être ultérieures à la première moitié du III^e siècle56. Il en est de même pour les latrines de la maison du Trifolium à Thugga qui ont été aménagées lors de la dernière phase de son extension. Six pièces de service, dont les latrines, ont été rajoutées vers le III^e siècle apr. J.–C. empiétant sur la voie publique qui longe l’habitation au sud57. C’est lors de cette phase que les latrines ont été branchées au réseau d’évacuation des eaux usées. Pour les latrines de la maison des deux Chasses à Clipea, elles sont probablement datables du V^e siècle apr. J.–C58. Malheureusement, on ne dispose pas de chronologie précise pour les autres latrines, mais elles devraient être datables des III^e et IV^e siècles apr. J.–C.

III. Alimentation et évacuation des eaux

33L’une des principales questions relatives à ce type de structures est l’alimentation en eau qui n’est pas toujours facile à identifier à cause du silence qui caractérise la documentation disponible. Nous savons par ailleurs qu’aucune latrine ne dispose d’une alimentation en eau courante et que, pour certaines d’entre elles, il est possible qu’aucun dispositif d’alimentation n’ait été prévu ; dans ce cas il faut supposer que leur nettoyage était effectué par des simples seaux. Toutefois, l’état actuel des recherches permet de reconnaître deux systèmes d’alimentation en eau des latrines. Le premier dispositif d’alimentation, économique et facile à installer, consiste à récupérer les eaux usées pour les conduire vers les latrines avant de les évacuer vers l’extérieur. Il est attesté dans la maison du Trifolium à Thugga où les eaux sales sont recueillies par de nombreuses conduites pour être acheminées vers les latrines situées au sud de la demeure dans le secteur de service59. Ce même système d’alimentation est attesté dans les petites latrines de la maison mitoyenne des thermes des Amours Pêcheurs à Uthina. Leur nettoyage est assuré par les eaux usées et par l’eau du trop–plein et de vidange de certains bassins. Le deuxième dispositif de nettoyage est attesté dans la maison aux Communs à Thuburbo Majus. Les latrines de cette habitation sont alimentées par le drainage des eaux de pluie. Un répartiteur situé dans la cour de service récupère les eaux pluviales pour alimenter à la fois une citerne et les latrines.

34Contrairement à l’alimentation des latrines qui pose souvent problème, l’évacuation des eaux sales est facile à reconnaître dans la majorité des cas. Les latrines étudiées sont construites en bordure d’une rue, ce qui facilite l’expulsion des déchets.

IV. L’architecture des latrines

Tableau 1. Architecture des latrines

1. Les sièges

35Bien que le nombre des latrines privées identifiées jusqu’à l’heure actuelle soit réduit, les sièges, du point de vue typologique, présentent une certaine variété. À vrai dire, les trois sièges–latrines taillés dans des blocs monolithes, que le site de Thugga nous a livrés, sont très peu diffusés dans le reste de l’Empire60. Ceux de la maison de la Gorgone à Thugga sont destinés à être encastrés au sol au–dessus d’un égout d’évacuation. L’état très dégradé de la maison dans laquelle ils ont été retrouvés ne permet pas de repérer leur emplacement, même de façon hypothétique. Il en est de même pour le siège situé actuellement à l’intérieur de la maison de Vénus et pour lequel nous ne pouvons proposer aucune hypothèse quant à son emplacement d’origine.

36Le siège des latrines de la maison de la Chasse à Bulla Regia est constitué d’une banquette horizontale taillée dans un bloc de calcaire monolithe et percé de deux lunettes qui se prolongent chacune d’une saignée qui fait retour sur la face avant. Le siège est soutenu en dessous par une deuxième dalle dotée au niveau du sol d’une ouverture de forme trapézoïdale permettant l’évacuation des eaux de nettoyage vers l’égout.

37Le siège des latrines de la maison aux Communs à Thuburbo Majus est en très mauvais état de conservation. Il n’en reste aujourd’hui que les piliers verticaux qui soutiennent la plaque horizontale. « Le siège est placé à 0,43 m de hauteur. Il est percé de deux trous circulaires »61. Il est possible que le siège soit dépourvu de la plaque avant. Les fragments qui sont actuellement dispersés à proximité des latrines appartiennent tous à la banquette horizontale.

2. Les rigoles

38La fonction de la rigole dans les latrines, qu’elles soient privées ou publiques, a depuis toujours été sujet de litige. L’hypothèse qui est souvent retenue est qu’elle sert à recevoir de l’eau afin « d’imbiber l’éponge servant aux utilisateurs pour s’essuyer »62. Elles sont attestées seulement dans les deux latrines d’Uthina (ill. 20) et dans celles de Thuburbo Majus. La rigole des latrines de la maison aux Communs, large d’environ 10 cm, est taillée dans une dalle en calcaire ocre. Elle court parallèlement à la banquette percée. Nous ne disposons d’aucune information relative à son alimentation en eau. Les petites latrines de la maison mitoyenne aux thermes des Amours Pêcheurs sont pourvues d’une rigole en forme de U qui longe les trois sièges. Large de 10 cm et profonde de 5 cm, elle est taillée dans une dalle d’albâtre de couleur ocre.

39En Tunisie comme ailleurs, l’origine de l’eau circulant dans les rigoles est souvent mal connue. Pour les latrines étudiées ici, le seul exemple qui nous dévoile la provenance de l’eau est celui des latrines à niches d’Uthina. Une rainure aménagée dans le rebord du labrum permet au trop–plein de se verser directement dans la rigole située à son pied. L’eau devait être évacuée vers un égout de l’autre extrémité de la rigole.

40Dans les latrines où la rigole est absente, les utilisateurs devaient utiliser des récipients. A. Bouet a déjà présenté quelques exemples d’ustensiles qui ont été retrouvés à proximité des latrines et qui pourraient contenir de l’eau, notamment un chaudron en bronze et une amphore63.

Ill. 20 – Rigole des petites latrines à Uthina.

3. Les sols

41Malgré le nombre réduit des latrines privées qui ont été répertoriées, les sols présentent des aspects très divers. Le sol de la maison des deux Chasses à Clipea est constitué d’un pavement en opus signinum64. Celui des latrines de la maison du Trésor est couvert par deux pavements superposés. Le plus récent est constitué d’une mosaïque grossière de tessères blanches. Celle–ci couvre ce qui semble être un sol plus ancien en opus figlinum65. Toujours à Utique, le sol de la pièce dans laquelle sont logées les latrines de la maison des Chapiteaux Historiés est couvert par un pavement en opus figlinum composé de tessons de terre cuite rouge foncé, découpés en carrés66.

42Le sol des latrines de la maison de la Chasse à Bulla Regia est couvert par une mosaïque en noir et blanc ornée d’un quadrillage oblique déterminant des carrés posés sur la pointe. Ces derniers sont meublés par un fleuron noir67 (ill. 2). Ce type de pavement, qui a persisté au III^e et au IV^e siècle, est largement diffusé à Bulla Regia68. Les sols des deux latrines de la maison mitoyenne aux thermes des Amours Pêcheurs sont couverts par des dalles en albâtre de couleur ocre.

43Cette étude est une simple présentation préliminaire. L’absence de toute sorte de documentation relative à ce genre d’installations hygiéniques a compliqué notre tâche. Toutefois, il est important de retenir trois aspects :

• le nombre très réduit des latrines privées qui ont été mises au jour jusqu’à l’heure actuelle, sachant que sur les douze latrines répertoriées quatre proviennent du site de Dougga, soit le tiers des cas ;

• les habitants de plusieurs villes dont Althiburos, Carthago, Thysdrus et bien d’autres devaient se contenter de se déplacer vers les latrines publiques et d’utiliser des pots de chambre et des fosses qui n’ont pas pu être identifiées lors des fouilles ;

• comme les basiliques privées, les thermes et les pièces chauffées, la présence des latrines dans l’habitat des classes dirigeantes africaines témoigne de l’évolution du confort et de l’hygiène ; elle témoigne aussi de la vitalité de l’architecture domestique en Afrique romaine au III^e et au IV^e siècle apr. J.–C., voire même à l’époque vandale.