Introduction

1L’idée de départ de notre réflexion est née d’un constat pragmatique de l’historien : la différence entre le droit, le statut des espaces de la cité romaine et les usages qui en sont faits. En effet, si le vocabulaire juridique latin définit le privatus par une conception restrictive – « est privé ce à quoi il manque un caractère public » – force est de constater que les échanges, les interactions entre sphère publique et sphère privée sont réciproques et permanents. En témoigne la pratique qu’en ont les élites qui utilisent tout à la fois l’une et/ou l’autre pour se mettre en valeur. Ces espaces deviennent alors des lieux intermédiaires de la représentation sociale. Ainsi, à travers la question de l’articulation de ces espaces entre eux et de l’utilisation qui en est faite par les élites pour gagner en prestige, c’est la validité des concepts d’espace public et d’espace privé qui est remise en cause.

2L’idée n’est pas nouvelle. Née dans les années 1980, l’utilisation de ces notions est directement inspirée des études – pour qui ces thématiques sont plus traditionnelles – des géographes et des sociologues, tels R. Ledrut1, initiateur de la réflexion sur la réciprocité du public et du privé, mais aussi de R. Sennett2. Néanmoins, la réflexion historique n’est pas allée à son terme, car le débat public/privé est délicat à saisir et les mots y prennent difficilement une définition nette. D’ailleurs, déjà en 1985, P. Veyne dans l’incontournable Histoire de la vie privée3, constate l’absence dans la société romaine de limite réelle entre ce qui relèverait du « public » et ce qui relèverait du « privé ». Ce n’est qu’une décennie plus tard que certaines relectures de ces concepts, à la lumière de travaux d’anthropologie historique – comme par exemple ceux d’A. Wallace Hadrill, qui se fonde notamment sur une relecture de Vitruve4, d’A. Zaccaria–Riuggiu5 ou encore d’A.M. Riggsby6 – se sont avérées fondatrices. C’est précisément dans ce contexte que doit être replacé le colloque organisé au Centre Louis Gernet en 1995 : Public et privé en Grèce ancienne : lieux, conduites et pratiques. La réflexion porte sur la signification précise de « public » et de « privé », en fonction de contextes sociaux et chronologiques, sur le rapport entre le concept et son contenu, sur la validité de cette ligne de partage communément utilisée, mais qui n’est que le reflet de notre réalité contemporaine, de nos propres habitudes de penser, ici inadéquates et réductrices : « Bien des notions qui nous semblent évidentes, d’application universelle, s’avèrent en effet trop marquées par les représentations modernes, forgées par notre propre expérience historique, pour être appliquées sans précaution à des réalités anciennes dont elles faussent l’analyse »7. Plus récemment, ces thématiques ont connu un certain regain d’intérêt sous l’influence des recherches anglo–saxonnes et le questionnement mené autour des notions de « privacy/intimacy ». L’ouvrage Dialogues entre sphère publique et sphère privée dans l ’espace de la cité romaine8, issu d’un colloque organisé par l’École française de Rome et la Casa de Velázquez en 2006, constitue en ce sens un travail fondateur pour l’étude du monde romain.

3Il serait superflu de reprendre ici le travail d’A. Dardenay et E. Rosso qui ont introduit de façon tout à fait efficace les enjeux historiographiques de la question. Toutefois, nous ne pourrions manquer de relever deux éléments fondamentaux qui se dégagent de leur ouvrage. Tout d’abord, le concept moderne de « privacy » semble inopérant pour le monde romain, car la catégorisation des espaces se doit d’être nuancée. De la même manière, il faut aussi distinguer la conception juridique de cet espace de la perception et de la compréhension qu’en ont les contemporains. C’est un point qui a particulièrement retenu notre attention. La notion d’espace vécu, que nous devons aux géographes, et délicate à percevoir pour l’antiquité, s’avère ici essentielle. Pour ce faire, comment procéder méthodologiquement ? Par ailleurs, les diverses études de cas mènent toutes à la même conclusion : loin d’être imperméables et étrangers l’un à l’autre, ces deux espaces se construisent et se comprennent l’un par rapport à l’autre, le « privé » par rapport au public, et non en opposition avec lui. L’un ne fait pas sens sans l’autre : il n’a de sens que par l’autre. La dichotomie entre public et privé éclate donc pour laisser place à une multiplicité de situations. C’est d’ailleurs bien en ce sens que va l’historiographie la plus récente, et nous renvoyons notamment aux études sur les associations et lieux de réunion qui connaissent, depuis la thèse de N. Tran9 et les travaux de B. Goffaux10, un renouveau interprétatif. De ce fait, la séparation de ces deux concepts doit donc être revue : notre réflexion sur les outils de l’analyse historique, sur la pertinence et le caractère heuristique de ces notions se veut critique. La confusion entre public et privé, ce flou des espaces, mène au contraire à s’interroger sur la pluralité fonctionnelle, et plus particulièrement sur ces « espaces poreux »11, pour reprendre le terme de Fr. De Polignac et P. Schmitt–Pantel, ces espaces de transition, de passage, d’interaction, sur ces espaces intermédiaires ou de transgression qui fonctionnent comme autant d’interfaces.

4D’autre part, les rapports entre espace(s) – public et/ou privé – et représentation des élites sont d’autant plus significatifs qu’ils sont intimement liés aux enjeux mémoriels : d’où, pour ces familles, l’importance d’occuper des lieux très fréquentés, et pour l’historien, la nécessité de contextualiser les sources iconographiques tout autant qu’épigraphiques12. En ce sens, le rôle de l’écriture est tout à fait intéressant. Comme l’a montré M. Corbier13, l’écrit, en organisant et hiérarchisant l’espace public, définit, de ce fait, ce dernier et le distingue de l’espace privé. En effet à Rome, les inscriptions dans l’espace public légitiment le statut des individus. Dès la République, cela se traduit par les dédicaces de leur œuvre édilitaire, de manière à laisser une trace de leur propre gloire, mais aussi assurer la memoria familiale au sein de la communauté. C’est progressivement et face à la monopolisation de l’espace public par le pouvoir impérial, que ces mêmes élites vont de plus en plus utiliser leur espace privé dans ce but. Forum et domus sont donc deux cadres clés de notre analyse.

5 Aujourd’hui, notre démarche s’inscrit dans la continuité de ces réflexions que nous avons voulu approfondir. À la croisée de ces enjeux et problématiques, le présent ouvrage est le fruit de la réflexion menée dans le cadre des Journées d’étude qui se sont tenues à l’Université de Perpignan Via Domitia les jeudi 24 et vendredi 25 septembre 2015 sur le thème : « Entre espace public et espace privé : les élites en représentation dans le monde romain »14. Axé sur cet entre–deux, sur l’ambiguïté de ces espaces – semi–publics ou semi–privés –, il s’agit de s’interroger sur les stratégies de représentation et de mise en scène des élites dans les différents espaces de la cité. Fondée sur des sources documentaires très variées, allant des écrits littéraires et épigraphiques aux monuments et aux images, notre analyse envisage la diversité des espaces romains à travers un arc occidental méditerranéen, depuis l’Vrbs elle–même jusqu’à l’Afrique du Nord, en passant par la Gaule et l’Hispanie, sans pour autant en être exclusif. De la même manière, c’est délibérément que notre démarche s’ancre dans le temps long, depuis la période républicaine jusqu’à l’antiquité tardive, allant jusqu’à porter notre regard sur le Moyen Âge qui – nous l’oublions trop souvent –, est dans la continuité de la période antique. Décloisonnant des conceptions et des temporalités trop souvent inadéquates, nous espérons que cet angle de vue permette de dégager des lignes de force, tout comme il puisse mettre en exergue d’éventuelles évolutions chronologiques ou spécificités régionales. Convaincus du bénéfice du croisement des regards sur les sources, cet échange a été conçu comme un dialogue scientifique entre spécialistes : archéologues, historiens, historiens de l’art et épigraphistes, notamment. À travers cette multiplicité des prismes, la diversité des espaces et des études de cas, et surtout la complémentarité de notre documentation, nous tenterons de trouver quelques éléments de réponse, ou du moins faire émerger un questionnement pour identifier les articulations entre ces espaces, définir ces jeux de pratiques pour pouvoir, le cas échéant, tracer des lignes méthodologiques d’analyse.

6L’enquête sur les stratégies de représentation des élites débute par un regard sur l’époque républicaine. À partir du corpus documentaire de quelques colonies italiennes de la côte adriatique, Audrey Bertrand revient sur la notion d’espace sacré en interrogeant l’investissement des élites dans l’enrichissement de l’ornementation architecturale des cités, et plus particulièrement les modalités d’acquisition d’une parure religieuse de plus en plus dense.

7Au croisement avec l’Histoire et l’iconographie, l’Histoire de l’art permet de mieux comprendre quel est le poids des « images » dans la société romaine. L’étude de Martin Galinier montre comment, à Rome, l’usage de l’imago funéraire, une fois franchi le seuil de la domus, mène à entremêler parfois sphère publique et sphère privée. Ainsi, cette représentation des élites est tout aussi révélatrice d’une norme morale que porteuse d’un message civique.

8Un deuxième moment de l’ouvrage s’ouvre à la fois aux temporalités et aux espaces de l’Empire, s’inscrivant dans une perspective qui donne, par ailleurs, plus de place aux apports de l’étude épigraphique, et de ce fait, insiste sur le rôle de l’écrit : il « rappelle, fait penser, transmet le souvenir »15. Puisqu’il doit être vu, il légitime le statut des élites tout autant qu’il participe à l’élaboration de la mémoire familiale. C’est pourquoi une attention toute particulière a été portée aux espaces civiques, à travers l’exemple des provinces occidentales du Haut–Empire.

9À partir d’une étude comparative des formulaires épigraphiques que l’on retrouve, d’une part, dans les espaces publics comme le forum, et dans d’autres privés, c’est–à–dire les nécropoles ou la domus, Sabine Lefebvre revient sur l’interpénétration – plus que le flou – qui existe entre l’espace public et l’espace privé, qui sont intimement liés dans la vie des notables. La somme des exemples choisis – en Gaule, en Hispanie mais aussi en Afrique – permet de mieux définir et comprendre la nature et le rôle de ces espaces « intermédiaires » de la cité romaine.

10Anthony Álvarez Melero, pour sa part, centre son analyse sur une catégorie spécifique de l’élite : les membres de l’ordre équestre. En portant son regard sur la gente féminine – par définition éloignée de la vie politique, réduite à l’espace privé de la domus – il souligne l’importance de l’auto–représentation de ces parentes dans l’espace public par le biais de sacerdoces ou d’actes évergétiques, véritable enjeu de la construction de la memoria familiale.

11Le travail d’Agnès Bérenger sur la tournée du gouverneur de province, le plus haut représentant du pouvoir impérial, poursuit notre tour du monde romain. Les sources littéraires grecques permettent en effet de revenir sur le protocole de réception dans la résidence de celui–ci : fortement mises en scène, ces conditions modulent la plus ou moins grande ouverture du lieu à ceux qui sont reçus par le gouverneur, faisant ainsi fluctuer le degré de public ou de privé de ces espaces, depuis un espace public, semi–privé, voire privé ou intime.

12Pour finir, le travail de Samir Guizani a la double particularité de compléter les sources envisagées jusqu’ici grâce aux données archéologiques, tout en portant notre intérêt aux évolutions tardives des III^e et IV^e siècles. Son étude originale des latrines privées en Tunisie romaine nous offre un panorama qui permet de comprendre comment des espaces auparavant exclusivement publics, deviennent finalement privés.

13Dans un souci d’ouverture chronologique, de décloisonnement d’étude des concepts sur le temps long, Claude Denjean revient dans un contrepoint sur la vision des médiévistes : au–delà de certaines différences, elle montre une continuité certaine – notamment conceptuelle – entre les deux périodes, avant de dresser un tableau conclusif. Au final, la limite fluctuante entre espace public et espace privé est pleinement assumée par ces élites qui trouvent en ces espaces intermédiaires, mixtes, le lieu d’expression de leur pouvoir.