Version classiqueVersion mobile

Histoire et archéologie des terres catalanes au Moyen Âge

 | 
Philippe Sénac

Assèchements en Roussillon (XIIe-XIVe siècles)

Sylvie Caucanas

Texte intégral

1La région littorale du Roussillon est une plaine alluviale de formation récente, constituée de matériaux déposés au cours des siècles par des fleuves tels que la Têt, le Tech ou l’Agly. S’accumulant à l’embouchure, ces matériaux forment un cordon littoral, isolant ainsi une zone de lagunes, de marais et d’étangs. Les crues périodiques de ces petits fleuves côtiers à régime torrentiel n’ont pas cessé de favoriser le colmatage naturel de cette contrée par l’apport régulier d’alluvions. L’homme a encore accentué et accéléré ce processus naturel en asséchant les étangs de l’intérieur et en effectuant des travaux de drainage dans les zones marécageuses. Cette oeuvre d’assèchement fut particulièrement sensible durant la période médiévale.

  • 1 Arch. dép. Pyr.-Or., 12 J 27, document n°8.
  • 2 Notamment, le volumineux cartulaire du Temple (Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé).

2Les travaux de drainage entrepris par les Templiers établis dans la commanderie du Mas Deu, près de Trouillas, sont assurément parmi les plus importants réalisés en Roussillon à la fin du XIIe siècle. Certes les Templiers ne sont pas les seuls à avoir eu l’initiative de telles entreprises. Dans son testament en date du 4 juillet 11721. Gérard II, comte de Roussillon fait allusion à un étang qu’il aurait asséché sur le territoire de Saint-Jean de Perpignan (stagno qui est in adjacentia Sancti Johannis Perpiniani de quo ejeci aquam...). Mais, par l’étendue des terroirs mis en valeur, par l’importance des moyens financiers investis et des revenus escomptés, les assèchements réalisés par la commanderie du Mas Deu sont uniques et particulièrement remarquables. Leur étude est facilitée par la relative abondance de la documentation2.

  • 3 En 1138, le Mas Deu était, semble-t-il, déjà construit. Cf. R. Vinas, Les Templiers en Roussillon.. (...)

3Les étangs concernés sont situés dans une zone circonscrite, entre Elne et Thuir, au coeur même des possessions de la commanderie. Ils sont au nombre de quatre : les étangs de Bages et de Bajoles, l’étang Sabadell à Nyls et l’étang de Caraig sur le territoire de Ponteilla. Les assèchements ont eu lieu pour l’essentiel entre 1180 et 1190, dans un laps de temps réduit, un demi-siècle à peine après l’installation des Templiers au Mas Deu3.

4Dans un premier temps, les Templiers font l’acquisition des étangs dont ils veulent assurer la mise en culture. Cette opération réclame des investissements financiers assez lourds, en raison notamment de l’extraordinaire enchevêtrement des droits et des juridictions. A ces frais, il faut encore ajouter le prix payé aux propriétaires des terres avoisinantes pour obtenir le droit de passage du canal d’assèchement. Ce sont certainement ces dépenses “foncières” qui sont les plus importantes, le creusement du canal lui-même ne réclamant qu’une main d’oeuvre sans qualifications particulières, vraisemblablement facile à trouver et peu coûteuse.

5Les travaux d’assèchement les plus spectaculaires furent certainement ceux des étangs de Bages et de Bajoles. Situés au nord du village de Bages, ces deux étangs n’étaient séparés l’un de l’autre que par le chemin qui mène de Bages à Villeneuve-de-la-Raho. Maintenant encore, lorsque tombent des pluies importantes, les eaux ont du mal à s’écouler et ces terrains ont tendance à devenir marécageux.

  • 4 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f°444 r°-v°.
  • 5 C’est-à-dire l’actuelle “Agouille de la Mer”.
  • 6 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 109 v°-110 r°.

6Le 19 février 1182 (n. st.)4, Berenguer de Bages, avec l’assentiment de son épouse Saurimonde, conclut un accord avec la commanderie du Mas Deu en vue de l’assèchement de son étang et de son pré de Bages. Il concède la moitié de cet étang et de ce pré aux Templiers. En échange, ceux-ci assècheront à leurs frais lesdits lieux et construiront, pour ce faire, un canal d’assèchement principal (aguillam majorem)5 dans lequel viendront se déverser différents canaux secondaires ; ils en assureront l’entretien et les réparations, le cas échéant. Trois jours auparavant, le 16 février 1182 (n. st.)6, Berenguer de Bages avait vendu à cette même commanderie du Mas Deu tout ce qui lui appartenait de l’étang de Bajoles pour le prix de 800 sous de Melgueil. Vu la situation de cet étang, il était légitime que les Templiers en envisagent l’assèchement en même temps que celui de l’étang de Bages.

7Quel profit la maison du Temple compte-t-elle retirer de ces investissements ? Essentiellement l’extension de ses possessions par la mise en culture de terres nouvelles. L’accord de 1182 prévoit, en effet, que la commanderie recevra, en échange des travaux qu’elle aura effectués, la moitié de l’étang et du pré asséchés ; en outre, elle pourra se voir confier par Berenguer de Bages, sur la moitié de l’étang que ce dernier aura gardée en sa possession, les terres qu’il n’aura pu réunir à sa réserve seigneuriale et exploiter par lui-même. Dans ce cas, la commanderie devra alors donner à Berenguer un quart des fruits récoltés sur les terres qu’elle aura ainsi mises en culture.

  • 7 Arch. dép. Pyr-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 112 r°-v°.

8Le 8 octobre 11917, Aladaidis de Rocha vend au Temple, pour 500 sous barcelonais, la moitié de l’étang qu’elle possède à Bages. Il s’agit vraisemblablement de la moitié que Berenguer de Bages s’était réservée et qu’Aladaidis a dû acquérir par achat ou par héritage. Les travaux d’assèchement ne sont certainement pas très avancés à cette date car l’acte de vente prévoit, dans une clause finale, que la commanderie pourra faire ce qu’elle voudra de l’étang : le garder en eau ou l’assécher (sive in retinendis aquis sive in exiquandum stagnum).

  • 8 Arch. dép. Pyr-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 119 v°-120 r°.
  • 9 Arch. dép. Pyr-Or., 12 J 25, document n°70.
  • 10 Arch. dép. Pyr.-Or., 12 J 25, document n°74.
  • 11 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 56 v°-57 r°.

9Si l’opération d’assèchement tarde autant, peut-être faut-il en imputer la cause aux difficultés que rencontrent les Templiers du Mas Deu à se voir reconnaître la pleine et entière possession de l’étang. Dès 11878 il est fait mention d’un litige opposant la maison du Temple à l’évêque d’Elne qui affirme que l’étang de Bages fait partie de sa directe. Il est vrai qu’en 9599, un religieux dénommé Wilfred a donné à l’évêque d’Elne l’alleu qu’il possédait à Bages et que le 26 août 96010, une certaine Ermetrude a cédé, par voie d’échange, au même évêque la moitié de l’alleu qu’elle a dit au lieu, l’autre moitié ayant été cédée à Gaufred Ier, comte de Roussillon. Dans l’énumération des biens qui composent ces alleux, figurent, entre autres, les étangs. Grâce à l’arbitrage du roi d’Aragon, Alphonse II, un accord intervient entre l’évêque d’Elne et la maison du Temple le 1er avril 119411 : l’évêque percevra sur les récoltes provenant de la mise en culture de l’étang la moitié de la dîme et la totalité des prémices ; l’autre moitié de la dîme reviendra aux Templiers à la condition qu’ils assurent eux-mêmes l’exploitation agricole des terres.

  • 12 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 8 r°.
  • 13 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 1 r°-v°.
  • 14 Expression formée sur agotar (vider, en parlant de liquides), désignant vraisemblablement les rigol (...)

10Le roi d’Aragon fait également valoir ses droits. Est-ce en tant qu’héritier de Gaufred Ier, comte de Roussillon, en vertu d’un ancien droit régalien qui aurait subsisté ou à la suite de quelques lointains et obscurs partages successoraux ? Nous l’ignorons. Toujours est-il qu’en avril 119512, Alphonse II consent à ce que la maison du Temple assèche son étang à Bages et le mette en culture ; en échange, les Templiers lui donneront durant sa vie un tiers des revenus, quels qu’ils soient (pain, vin ou autre). Après sa mort, ses successeurs ne recevront plus que le quart des récoltes. Le roi ne sera tenu à aucune dépense mais devra veiller à ce que la commanderie jouisse en paix des terres concédées. Les boeufs et les juments de labour pourront paître sur le pré de l’étang. Si le roi envisageait de vendre ses droits sur l’étang, les Templiers auraient priorité pour s’en porter acquéreurs. De fait, Pierre II en fait donation à la commanderie du Mas Deu le 14 mars 1205 (n. st.)13. A cette date, il semble bien que les travaux d’assèchement si souvent évoqués aient été enfin réalisés : l’étang est, en effet, concédé cum aquis, aquaductibus et agotamentis aquarum14.

11Certes, de nombreux points demeurent obscurs notamment l’origine et la nature des différents droits pesant sur l’étang ou bien la date exacte du début des travaux d’assainissement et leur durée. Mais on peut, semble-t-il, affirmer sans se tromper qu’au début du XIIIe siècle, la commanderie du Mas Deu a achevé l’assèchement des étangs de Bages et de Bajoles dont elle s’est rendue propriétaire et qu’elle assure la mise en valeur des terres nouvellement conquises. Elle a, de ce fait, considérablement agrandi son domaine foncier : d’après les estimations que nous avons pu faire, la superficie des terres gagnées sur les eaux pourraient être de soixante à quatre-vingts hectares. De toute évidence, ces terroirs sont considérés comme de bon rapport et fort convoités : les redevances demandées aux Templiers sont du quart ou du tiers des récoltes. Quant à la nature des cultures, elle est rarement précisée : des céréales, semble-t-il, pour l’essentiel, des prairies dans une moindre mesure, de la vigne aussi peut-être. La plupart des terres que les Templiers ont acquises l’ont été à prix d’argent ou moyennant une part importante des bénéfices escomptés. Cependant, la commanderie du Mas Deu a également largement profité de legs et donations pieuses, comme d’ailleurs bien d’autres établissements ecclésiastiques en cette fin du XIIe siècle. Ainsi, en 1182, lorsque Berenguer de Bages concède aux Templiers son étang à assécher, il ne souhaite pas seulement accroître ses revenus ; il fait aussi un acte de piété et annonce son intention de revêtir l’habit du Temple à la fin de ses jours. Il fera alors donation à cet ordre de son cheval, de ses armes et de toute autre aumône à sa convenance. De même, lorsqu’en 1205, Pierre II, roi d’Aragon, abandonne à la commanderie du Temple ses droits sur l’étang de Bages, c’est dans une intention pieuse clairement affirmée, afin d’aider au salut de son âme.

12Dans le même temps, les Templiers lançaient d’autres opérations du même type que celle que nous venons de décrire, sans doute moins ambitieuses par la superficie des terroirs conquis mais tout aussi coûteuses. Deux autres étangs ont, en effet, été asséchés dans les environs du Mas Deu entre 1180 et 1190 : l’étang Sabadell, sur le territoire de Nyls, et celui de Caraig sur le territoire de Ponteilla. Leur emplacement est assez malaisé à déterminer car ni le paysage ni la microtoponymie n’ont gardé beaucoup de traces de leur existence. Il semble toutefois qu’on puisse situer l’étang Sabadell au sud de Nyls, entre le chemin qui mène de Nyls à Bages et celui qui conduit du Mas Deu à Bages ; quant à l’étang de Caraig, il serait situé au nord de la route qui va de Ponteilla à Nyls, entre ces deux localités.

  • 15 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 187 v°-188 r°.
  • 16Fratres Mansi Dei... habeant licentiam et potestatem per omnem meum honorem, ubicumque vobis placu (...)
  • 17 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 195 r°-196 v°.

13Comme à Bages, différents particuliers se partagent la propriété de ces étangs où droits et juridictions s’entremêlent et se chevauchent. Le 16 mars 1184 (n. st.)15, Guillem de Montesquiu vend à la commanderie du Mas Deu pour le prix de 400 sous de Melgueil tout ce qu’il a dans l’étang Sabadell, situé sur le territoire de Nyls. Il donne l’autorisation aux Templiers d’en évacuer l’eau en la faisant passer sur ses terres16. Un acte tout à fait comparable, conclu le 11 janvier 1191 (n. st.)17, vient compléter celui-ci. Pour la somme de 100 sous barcelonais, Arnau Tizon de Toulouges abandonne, outre divers droits sur un moulin à Nyls, tout ce qu’il possède dans l’étang Sabadell, in aqua vel in solo et in omnibus suis augmentis et melioramentis que ibi sunt, vel fuerunt, vel esse poterint... et accorde le droit de faire passer les canaux d’écoulement par ses terres et par celles qui sont tenues en son nom.

  • 18 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 62 r°-v°.
  • 19 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 59 r°-v°.
  • 20 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 132 r°-v°.
  • 21 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 119 v°-120 r°.

14L’assèchement de l’étang de Caraig nécessita des mises de fonds bien plus considérables. Le 20 juin 118318 Arnau de Mudahons vend aux Templiers du Mas Deu sa part de l’étang, pour 2000 sous de Melgueil, un cheval de 250 sous de la même monnaie et une paire de boeufs. Cette vente est confirmée le 3 août 119519 par Guillelma, veuve d’Arnau, moyennant 177 sous barcelonais. D’autres acquisitions, moins onéreuses celles-ci, sont toutefois nécessaires : en 118420, Gaubert, vicomte de Castelnou, cède gratuitement une pièce de terre dans les marais à condition que les frères du Temple assèchent l’étang et entretiennent à leurs frais un canal depuis ledit lieu jusqu’au Réart ; enfin, plusieurs autres pièces de terre situées près de l’étang sont achetées pour quelques sous afin de permettre le passage du canal d’écoulement. Le 28 mars 118721 l’évêque d’Elne et le précepteur du Mas Deu mettent fin au litige qui les oppose : les Templiers s’engagent, en échange de la reconnaissance de leurs droits de propriété sur l’étang, à donner à l’église d’Elne, chaque année, sur les récoltes, onze émines d’orge et trois de froment (mesure de Perpignan) au titre de la dîme et des prémices, exception faite des légumineuses qui seront exemptes de ces redevances.

  • 22 Notre estimation ne peut être que très approximative. Nous l’avons faite en évaluant, d’après la ca (...)
  • 23 Cf. M. Gramain-Derruau, Villages et communautés villageoises en Bas-Languedoc oriental (vers 950-ve (...)
  • 24 L’étude des défrichements en Roussillon reste à faire. Voir toutefois à ce sujet l’ouvrage vieilli (...)

15Dans les vingt dernières années du XIIe siècle, les Templiers ont ainsi assaini et mis en culture entre Elne et Thuir d’assez vastes terroirs : sans doute plus d’une centaine d’hectares22. Certes les techniques mises en oeuvre pour ces assèchements sont loin d’être aussi élaborées que celles employées pour l’étang de Montady23, en Biterrois mais les résultats sont tout aussi positifs et appréciables. Ces entreprises participent d’ailleurs du même esprit et s’inscrivent dans le même mouvement des “grands défrichements” qui laisse son empreinte en Roussillon comme en Languedoc aux XIIe et XIIIe siècles24.

16Les travaux entrepris à la fin du XIIIe siècle pour assainir les marais à Corneilla-del-Vercol diffèrent, sur bien des points, des assèchements réalisés par les Templiers une centaine d’années auparavant. Seules les techniques n’ont guère évolué : ce sont pratiquement les mêmes, tout au moins pour ce que nous en connaissons. Ce qui a changé, ce sont les maîtres d’oeuvre, ce sont les modes de financement ; somme toute, c’est la conception même de l’entreprise qui est nouvelle.

  • 25 Arch. dép. Pyr.-Or., arch. hospitalières de Perpignan, IB 27, document n°6.
  • 26 Les biens énumérés à la fin de l’acte sont situés sur le territoire de Corneilla-del-Vercol et conf (...)
  • 27 Ainsi, sur une terre tenue pour deux tiers de l’hôpital des pauvres et pour un tiers de Pere Adalbe (...)

17Il ne s’agit plus seulement, comme à Nyls ou à Ponteilla, d’un établissement ecclésiastique désireux d’accroître l’étendue du terroir cultivé dans son domaine. A Corneilla-del-Vercol, l’entreprise requiert la participation de plusieurs partenaires. Il semble que ce soient les propriétaires des terres situées dans les marais qui, unis pour défendre leurs intérêts communs, aient été à l’origine des travaux d’assainissement et de drainage, alors que les seigneurs directs avançaient les capitaux nécessaires aux travaux et se chargeaient de leur réalisation. Le 23 janvier 1298 (n. st.)25, vingt-deux habitants de Corneilla-del-Vercol, dont le curé de la paroisse au nom de son église, deux habitants de Villeneuve-de-la-Raho, un habitant de Bages, tous possessionnés à Corneilla-del-Vercol26, s’engagent à donner, pendant vingt ans, un dixième des fruits que leurs terres produiront à l’hôpital des pauvres de Perpignan et à Pere Adalbert, bourgeois de Perpignan, qui ont, à leurs prières et sur leurs vives instances, entrepris de creuser une agulla pour assainir les marais. Grâce à ce canal dont la construction nécessite de grandes dépenses s’écouleront les eaux stagnantes qui recouvrent des terres qui étaient autrefois fertiles mais sont aujourd’hui improductives. Le précepteur de l’hôpital et Pere Adalbert se répartiront la dîme perçue en fonction de l’importance des droits qui sont les leurs sur ces propriétés27. La dîme ne sera perçue qu’à partir du moment où les terres donneront des récoltes ; les tenanciers s’engagent à cultiver leurs parcelles avec diligence et sans défaillance pendant vingt ans. Le terroir concerné par cette opération couvre 76 ayminates 2 cartonates soit environ 45 hectares 13 ares (en prenant pour unité de mesure l’ayminate de Roussillon).

  • 28 Arch. dép. Pyr.-Or., arch. hospitalières de Perpignan, IB 27, document n°5.

18Quelques mois auparavant, le 2 octobre 129728, Jacques II, roi de Majorque, a donné son accord à cette entreprise qui sert l’intérêt public et tend à l’avantage des habitants des lieux voisins du marais. Il ordonne au viguier de Roussillon et de Vallespir de choisir, à la demande du commandeur de l’hôpital des pauvres et de Pere Adalbert, deux prud’hommes (probos homines) qui auront pouvoir d’imposer les bénéficiaires des travaux d’assèchement afin qu’ils contribuent aux dépenses faites pour l’expulsion des eaux hors du marécage. Il concède, en outre, au commandeur de l’hôpital des pauvres et à Pere Adalbert, la faculté de faire passer le canal d’écoulement des eaux où ils voudront, à condition de payer, après estimation des deux experts, les dommages provenant du passage de la tranchée à ceux qui les auront subis.

  • 29 Arch. dép. Pyr.-Or., arch. hospitalières de Perpignan, I B 27, documents n°27, 28 et 41 ; I B 69. L (...)
  • 30 Actuellement, les terrains marécageux situés à l’ouest de Corneilla-del-Vercol sont assainis et ass (...)

19Il est très difficile d’apprécier quel fut le coût exact de ces travaux. Nous ne possédons aucun document qui nous permette de connaître le montant global des dépenses effectuées ; seuls ont été conservés quelques reçus établis au nom de l’hôpital des pauvres ou de Pere Adalbert à l’occasion du creusement du canal d’assèchement29. Le prix payé pour la construction de l’agouille fut de 2 s. 6 d. de Melgueil par canne carrée (soit environ 4 m2). Malheureusement le coût global de l’opération n’est pas connu ; en effet, nous ignorons tout de la longueur et de la largeur qui furent données à cette agouille30. En outre, il faut ajouter à ces dépenses de matériaux et de main-d’oeuvre, les frais occasionnés par l’indemnisation des propriétaires qui ont été contraints d’abandonner une partie de leur terre pour le passage de l’agouille ; mais sur ce point aussi, les textes sont muets. Pourtant, si nous ne sommes pas en mesure d’évaluer correctement le montant des investissements effectués lors de ces travaux d’assèchement, nous pouvons toutefois affirmer qu’ils sont conséquents. Les propriétaires des parcelles situées dans le terroir à assainir, bien qu’ils se soient regroupés et unis au sein d’une communauté d’intérêts, n’ont pas les fonds ni les moyens nécessaires pour lancer l’opération ; ils doivent faire appel à plus riches et plus puissants qu’eux. L’hôpital des pauvres de Perpignan et Pere Adalbert, un bourgeois de cette ville, avancent les capitaux nécessaires, se chargent d’obtenir l’assentiment du roi, sans doute moyennant finances, et font exécuter les travaux. Ils comptent retirer de ces investissements double bénéfice : les terres asséchées font partie de leur directe et leur mise en culture ne peut que leur être profitable ; en outre, ils recevront pendant vingt ans un dixième des récoltes.

  • 31 Arch. dép. Pyr.-Or., arch. hospitalières de Perpignan, I B 71.
  • 32 L’abbaye de Fontfroide (Aude) était richement possessionnée en Roussillon. La seigneurie de Villene (...)
  • 33 Arch. dép. Pyr.-Or., 3 E 3/699, f° 161 r°.

20Selon toute vraisemblance, au début du XVIe siècle, la construction de l’agouille est achevée et les territoires situés à l’est de Corneilla-del-Vercol sont assainis et mis en culture. Ces résultats chèrement acquis sont remis en question en 133231 lorsque l’abbaye de Fontfroide32 entreprend d’assécher l’étang de Villeneuve-de-la-Raho. Quelques travaux sont même effectués : des puits sont creusés dans les champs avoisinant l’étang et on prévoit d’établir une agouille pour évacuer les eaux. Aussitôt, l’hôpital des pauvres et les consuls de Perpignan, Guillem Adalbert et tous ceux qui ont des possessions à Corneilla-del-Vercol s’émeuvent et protestent auprès du monastère de Fontfroide : leurs terres ne peuvent manquer d’être inondées si le monastère persiste dans son projet car les eaux de l’étang trop abondantes s’écouleront mal. Ils menacent même de s’en prendre aux biens de l’abbaye situés sur les terres du roi de Majorque pour se dédommager des torts que ne manqueraient pas de leur causer ces travaux. Il semble que les habitants de Corneilla-del-Vercol aient eu gain de cause et que le projet ait été, au moins momentanément, abandonné car en 1337, l’étang de Villeneuve-de-la-Raho est toujours en eau33.

  • 34 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 444 r°-v°.
  • 35 Arch. dép. Pyr.-Or., arch. hospitalières de Perpignan, I B 71.

21Nous ne saurions conclure cet article sans évoquer rapidement les techniques employées pour les travaux d’assèchement et de drainage. Si on se réfère aux rares mentions que nous avons pu relever dans les textes au cours de nos investigations, il semble qu’en Roussillon les techniques utilisées soient fort élémentaires. En règle générale, l’évacuation de l’eau est assurée par un canal d’écoulement, simple tranchée à ciel ouvert, orientée vers le cours d’eau le plus proche et utilisant la pente naturelle de la région vers l’est c’est-à-dire vers la mer. Très souvent, dans ce canal principal, viennent se déverser différents canaux secondaires qui drainent les terres avoisinantes. C’est le cas à Bages où en 1182, Berenguer de Bages permet aux Templiers de la commanderie du Mas Deu de construire, pour assécher l’étang, aguillam unde aqua stagni et prati discurrat et alias aguillas unde aqua possit ad aguillam majorem discurrere34. A Villeneuve-de-la-Raho, en 1332, on envisage de construire aculeam sive viam per quam defluit aqua... stagni ut locus dicti stagni dicta aqua evacuetur et ex toto mundetur ac exaugetur35.

22Malheureusement, faute de renseignements précis, de descriptions détaillées, la représentation que nous pouvons nous faire des canaux d’assèchement ne peut qu’être sommaire et assez vague ; du reste, elle s’inspire bien plus de la connaissance que nous pouvons avoir par ailleurs des canaux d’irrigation que de l’exploitation des documents eux-mêmes, quasiment muets sur ce thème. Qu’ils servent à alimenter des moulins, à irriguer des cultures ou à assainir des terroirs marécageux, les canaux creusés en Roussillon ne diffèrent vraisemblablement guère les uns des autres : ce sont de simples tranchées creusées en pleine terre, renforcées parfois par des épaulements en pierre sèche ou en maçonnerie, nécessitant dans tous les cas un entretien régulier pour éviter qu’elles soient envahies de vase et de limons ; leur largeur moyenne varie entre deux et cinq mètres. Bien souvent d’ailleurs, les canaux, tout en assurant l’assainissement des terres qu’ils traversent, sont utilisés à des fins industrielles ou servent à l’arrosage par redistribution des eaux drainées.

23Assurément, assèchement et drainage ont grandement contribué à l’extension des terroirs cultivés en Roussillon. L’oeuvre des Templiers à Bages et aux environs, à la fin du XIIIe siècle, est à cet égard exemplaire. Plus d’une centaine d’hectares furent alors vraisemblablement gagnés sur le marais et mis en culture. Un siècle plus tard, des travaux de drainage furent entrepris non loin de Bages, à Corneilla-del-Vercol. Mais si les techniques employées pour assainir ces terres demeurent sensiblement les mêmes, la conception de l’entreprise a changé. Ce n’est plus désormais une réalisation opérée dans le cadre domanial, mais bien plutôt une entreprise présentant certains caractères capitalistes. A Corneilla-del-Vercol, les propriétaires des terres situées dans les marais se sont regroupés pour défendre leurs intérêts et ont obtenu de leurs seigneurs directs qu’ils avancent les capitaux nécessaires pour les travaux d’assainissement en échange d’un dixième des récoltes à venir. L’enjeu économique est d’importance.

Notes

1 Arch. dép. Pyr.-Or., 12 J 27, document n°8.

2 Notamment, le volumineux cartulaire du Temple (Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé).

3 En 1138, le Mas Deu était, semble-t-il, déjà construit. Cf. R. Vinas, Les Templiers en Roussillon..., Université de Montpellier, D.E.S., 1961, p. 3.

4 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f°444 r°-v°.

5 C’est-à-dire l’actuelle “Agouille de la Mer”.

6 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 109 v°-110 r°.

7 Arch. dép. Pyr-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 112 r°-v°.

8 Arch. dép. Pyr-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 119 v°-120 r°.

9 Arch. dép. Pyr-Or., 12 J 25, document n°70.

10 Arch. dép. Pyr.-Or., 12 J 25, document n°74.

11 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 56 v°-57 r°.

12 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 8 r°.

13 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 1 r°-v°.

14 Expression formée sur agotar (vider, en parlant de liquides), désignant vraisemblablement les rigoles servant à évacuer les eaux.

15 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 187 v°-188 r°.

16Fratres Mansi Dei... habeant licentiam et potestatem per omnem meum honorem, ubicumque vobis placuerit, proiciendi aquam nunc et in perpetuum.

17 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 195 r°-196 v°.

18 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 62 r°-v°.

19 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 59 r°-v°.

20 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 132 r°-v°.

21 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 119 v°-120 r°.

22 Notre estimation ne peut être que très approximative. Nous l’avons faite en évaluant, d’après la carte au 1/25000 et les plans cadastraux, la superficie supposée occupée par les étangs asséchés.

23 Cf. M. Gramain-Derruau, Villages et communautés villageoises en Bas-Languedoc oriental (vers 950-vers 1350) : l’exemple biterrois..., Université de Paris I, thèse de doctorat d’État, 1980, t. 2, p. 510 et suiv.

24 L’étude des défrichements en Roussillon reste à faire. Voir toutefois à ce sujet l’ouvrage vieilli mais non remplacé de J.-A. Brutails, Etude sur la condition des populations rurales du Roussillon au Moyen Age, Paris, 1891 (en particulier pp. 7-15).

25 Arch. dép. Pyr.-Or., arch. hospitalières de Perpignan, IB 27, document n°6.

26 Les biens énumérés à la fin de l’acte sont situés sur le territoire de Corneilla-del-Vercol et confrontent aux territoires de Théza, du Mas Belric, de Villeneuve-de-la-Raho et d’Elne ainsi qu’au village de Corneilla.

27 Ainsi, sur une terre tenue pour deux tiers de l’hôpital des pauvres et pour un tiers de Pere Adalbert, l’hôpital recevra les deux tiers de la dîme et Pere Adalbert le tiers restant. Sur les terres tenues sous la directe d’un seul d’entre eux, l’intégralité de la dîme reviendra à celui qui en est l’unique seigneur.

28 Arch. dép. Pyr.-Or., arch. hospitalières de Perpignan, IB 27, document n°5.

29 Arch. dép. Pyr.-Or., arch. hospitalières de Perpignan, I B 27, documents n°27, 28 et 41 ; I B 69. Le total des sommes figurant sur ces reçus s’élève à un montant de 47 1. 5 s. de Melgueil (acquittés par l’hôpital des pauvres) auquel il faut ajouter 32 1. 11 s. 7 d. barcelonais (payés pour 3/4 par l’hôpital des pauvres et pour 1/4 par Pere Adalbert).

30 Actuellement, les terrains marécageux situés à l’ouest de Corneilla-del-Vercol sont assainis et asséchés par l’Agouille de la Mer qui prend naissance dans l’étang de Bages, dont elle draine les eaux, pour se jeter dans l’étang de Canet et de Saint-Nazaire ; la distance parcourue entre ces deux points est d’environ douze kilomètres. Aucun texte ne nous autorise cependant à identifier l’agouille construite en 1298 à l’actuelle Agouille de la Mer ; il est fort possible qu’elle n’en ait été qu’une préfiguration, que son tracé ait été quelque peu différent à la fin du XIIIe siècle et que ses dimensions aient été beaucoup plus modestes.

31 Arch. dép. Pyr.-Or., arch. hospitalières de Perpignan, I B 71.

32 L’abbaye de Fontfroide (Aude) était richement possessionnée en Roussillon. La seigneurie de Villeneuve-de-la-Raho lui fut vendue en 1287 (n. st.). Voir sur ce sujet : E. Cauvet, Etude historique sur Fontfroide... Montpellier et Paris, 1875, pp. 405-427.

33 Arch. dép. Pyr.-Or., 3 E 3/699, f° 161 r°.

34 Arch. dép. Pyr.-Or., H non classé, Cartulaire du Temple, f° 444 r°-v°.

35 Arch. dép. Pyr.-Or., arch. hospitalières de Perpignan, I B 71.

Table des illustrations

URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/3764/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 120k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search