Ruscino, des Wisigoths aux Francs
p. 9-48
Texte intégral
1Il est tout à fait symptomatique de constater qu’il n’existe que de très rares recherches et publications, tant anciennes que récentes, concernant le Roussillon pendant le haut Moyen Age. La matière n’y manque pas, elle est même potentiellement très riche. Mais, en l’absence de toutes données comparatives, elle ne fournit les renseignements souhaités qu’après la mise en œuvre de longues et patientes investigations dont il faut sans cesse situer l’appartenance chronologique. Là est le problème majeur rencontré par ce type de recherche. Afin que les résultats soient probants, il convient à tout moment de préciser à quelle période ils se rapportent. Or, dans ce cas, à défaut de pouvoir la caractériser directement au moyen de vestiges qu’on pourrait lui attribuer sans conteste, il ne reste comme solution que de la circonscrire entre deux bornes bien calées dans le temps et les plus rapprochées possible l’une de l’autre. Les limites chronologiques de la recherche sont ici constituées par des documents d’origines diverses, archivistiques et archéologiques, qui ont en commun de proposer des repères solides sur lesquels on peut s’appuyer. L’archéologie nous précise la borne inférieure, le texte d’archives la borne supérieure. Si bien que pour le site de Ruscino l’étude s’attachera toujours à mettre en évidence l’appartenance à cette période transitoire qui voit la région considérée passer de l’autorité des Wisigoths à celle des Francs entre le milieu du VIIIe s. et le milieu du IXe s.
2Grâce à un premier travail de synthèse entrepris par P. Ponsich1 nous sommes aujourd’hui à même de positionner de façon certaine près de 200 sites d’époque carolingienne dans la plaine du Roussillon (87 villae, 86 édifices religieux et 20 loci divers). Leurs toponymes actuels sont souvent restés très proches de ceux en usage au Moyen-Age. Pour un quart d’entre eux (51 sites) une mention fait état d’une association villa-ecclesia sur une même terre. C’est parmi ces derniers que nous avons choisi tout d’abord d’entreprendre ou de reprendre une enquête de terrain afin de tenter cette toute première approche des traces du haut Moyen Age carolingien en Roussillon. Il nous a semblé opportun de privilégier un site pour lequel nous possédons des données archéologiques fiables issues de fouilles méthodiques de manière à tenter d’établir un rapport concret entre Histoire et Archéologie.
I - LE SITE DANS L’ANTIQUITE TARDIVE
3Les documents écrits relatifs à cette période sont difficiles à interpréter. Ils sont, pour la plupart, des transcriptions de sources antiques, principalement des énumérations de sites, compilées avec plus ou moins de bonheur. On peut citer en exemple l’Anonyme de Ravenne qui, à la fin du VIe s. mentionne plusieurs fois la ville de Ruscino, avec des variantes graphiques, dans différents itinéraires2 l’un vraisemblablement est-ouest reliant le pays des Convènes à la voie domitienne3 : Age Convenarum, Burrea, Abate, Rusino, Age Calide, l’autre nord-sud : Narbone, Combusta, Ruscinone, Aque Calide, Pyreneum4.
4Les vestiges archéologiques sont, quant à eux, extrêmement rares. Ils n’existent qu’à l’état de traces laissées par des populations résidant à proximité plus ou moins immédiate mais pas sur le site même de la cité antique. Le mobilier archéologique des Ve et VIe s. est ici représenté par quelques tessons de céramique paléochrétienne estampée, à cuisson oxydante ou réductrice, en provenance des ateliers languedociens. Il s’agit là d’épandages de fragments de vases brisés liés à une présence épisodique de l’homme ne venant que saisonnièrement s’intéresser aux cultures qui occupent le plateau après déplacement de l’habitat ; ce dernier ayant glissé vraisemblablement au pied de l’oppidum à partir de la fin du Ier s. après J.C., délaissant peu à peu la partie sommitale. Dans le même ordre d’idée on peut ici prendre en compte les exemplaires de monnaies qui appartiennent à cette époque tardive. Il n’y a pratiquement pas d’interruption en ce qui concerne le monnayage de Ruscino. A l’exception du VIe, tous les siècles sont représentés mais dans la plupart des cas il ne s’agit que de trouvailles isolées. Citons pour la fin du IVe s. : un aes de Valentinien II daté de 378-383, un aes de Théodose Ier daté de 388-395 et pour le Ve s. trois monnaies frustes mal identifiées5 Ce petit nombre de découvertes de l’Antiquité tardive (3 unités), contrastant avec la profusion rencontrée dans les niveaux d’occupation du Haut Empire (88 unités), indique formellement que l’agglomération s’était déjà déplacée mais dans une nouvelle zone de développement peu éloignée de la précédente, cette dernière étant désormais affectée à l’agriculture.
5A la fin du VIe s. le site de Ruscino est encore mentionné de façon explicite dans un texte en provenance d’Espagne, sous la forme d’un poème écrit par Venance Fortunat6 Nous y suivons le chemin emprunté par Geleswinte, fille du roi wisigoth Léovigild (573-586), pour se rendre à la cour du roi des Francs Chilpéric (561-584), qui se tenait alors à Chartres, afin de l’y prendre pour époux. L’itinéraire est détaillé au départ de Tolède, capitale du royaume wisigoth, mais nous nous limiterons ici aux stations mentionnées lors du passage des Pyrénées et en Roussillon. Après l’importante cité de Barcelone on rencontre les agglomérations de Granollers, Hostalrich, Caldas de Malavella, Girona, Figueras, Le Perthus et au-delà Collioure, Ruscino, Salses, Narbonne, etc... La princesse quittant définitivement son pays, elle était très certainement entourée d’un convoi imposant qui circulait sur la route la plus commode et également la plus sûre. Au VIe s. la ville de Ruscino est toujours une étape sur une voie du système majeur de communication.
II - LES SOURCES LITTERAIRES DU HAUT MOYEN AGE
6Durant la période médiévale, le site de Ruscino est mentionné dès le tout début du IXe s. dans un précepte de Louis le Débonnaire daté de l’an 8167 Ce texte reprend le sens d’un diplôme de Charlemagne qui, rédigé en 812, lui est de peu antérieur8 Dans les deux cas, il s’agit de donner un statut à des hommes et aux terres qu’ils vont occuper. Ces hommes sont des Hispani, terme qualifiant les populations en provenance de la Péninsule ibérique jetées hors de leurs terres par la poussée des armées arabo-berbères. Les terres sont celles de l’ancienne Septimanie wisigothe augmentée du versant sud des Pyrénées conquis depuis peu par les armées franques. En résumé, comme le précise le texte, les territoires des villes de Narbonne, Carcassonne, Rosciliona, Ampurias, Gérone et Barcelone.
7Tout en demeurant dans des généralités topographiques, car il s’agit d’un texte à caractère juridique, nous y relevons des renseignements qui concernent l’environnement de ces cités au sortir d’une période extrêmement troublée. Nous y rencontrons, en premier lieu, des descriptions de paysages dans lesquels vivront les Hispanis,... locum desertum quem ad habitandum occupaverunt..., (...ils occuperont des terres désertées...) puis, les raisons qui conduisent à accepter de les y fixer :... ad habitandum atque excolendum deserta loca acceperunt..., ou encore :... loca deserta occuparerunt quicquid de inculto excoluerunt... (... ils occuperont des terres désertées qu’ils auront défrichées...). Le terroir est à l’abandon, il convient de le remettre rapidement en valeur de façon à fonder durablement des colonies de peuplement bien enracinées et susceptibles de renforcer la présence franque tout le long de la zone de contact avec la Péninsule ibérique sous influence musulmane. Le caractère proprement juridique de cette charte confirme cette volonté en stipulant de manière non équivoque que les nouveaux venus pourront d’une part transmettre les terres reçues à leurs héritiers directs et d’autre part que ces biens demeurent sous la juridiction du roi des Francs et du comte, son représentant local. Le système de l’aprision se met en place sur les agri deserti du littoral méditerranéen, et en particulier à Ruscino.
8C’est ainsi que l’emplacement même de l’antique cité romaine se trouve à nouveau un centre de peuplement après six à sept siècles d’interruption. Il n’est pas possible de préciser si les nouveaux occupants sont des Hispani ou des membres de la villa carolingienne de Ruscino, c’est-à-dire des Gothi, qui essaiment, toujours est-il que les cultures qui occupaient le plateau cèdent la place à un habitat assez étendu pour en couvrir la quasi-totalité.
9Le premier texte qui mentionne explicitement la présence des Hispani sur le site date de 816. Il est cependant certain que ce mouvement de population a commencé dès l’extrême fin du VIIIe s.9 et même très vraisemblablement plus tôt, vers 760, lorsque les armées musulmanes furent défaites à Narbonne par celles de Pépin10. Le dernier texte répertorié date de 854. Si bien que nous pouvons proposer un terminus post quem compris entre le milieu du VIIe et le milieu du IXe s. en ce qui concerne la réinstallation d’un groupe d’hommes sur l’oppidum.
10Il est à noter que pour la première fois le site de l’antique Ruscino apparaît sous un nom, Roscilliona, qui va être à l’origine non seulement du nom de l’agglomération actuelle de Château-Roussillon mais aussi celui de la province entière du Roussillon. Le nom ne s’est pas perdu entre le VIe s., dernière mention dans l’Anonyme de Ravenne, et le IXe s., date de réapparition à l’époque carolingienne ; perduration que l’on doit sans doute à la pérennité d’un habitat proche de l’oppidum, sinon toujours sur l’oppidum, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours.
III - LES SOURCES ARCHEOLOGIQUES
11Les seuls vestiges du haut Moyen Age mis en évidence à Ruscino sont des ensembles de creusements, ouverts pour des besoins divers et utilisés pour remplir différentes fonctions, puis comblés avec des déchets : animaux non consommés, restes de repas, cendres de foyer et fragments de céramiques contemporains des comblements ou plus anciens. Les fosses et les silos sont établis de façon très dense et, bien qu’il n’y ait que de très rares recoupements, il est impossible de dégager des indices d’une utilisation rationnelle du sol. Aucune organisation particulière ne se dessine et seule une longue période d’occupation du site, avec de profondes et fréquentes transformations de l’habitat, peut expliquer leur grand nombre. Dans un premier temps nous avons constaté que ces creusements offraient des caractéristiques de taille et de forme qui pouvaient permettre de les différencier et de les regrouper en ensembles bien distincts. Ces structures ont été classées en deux catégories en fonction de leur aspect général. Les critères retenus sont le plan au sol, le profil choisi pour les parois et le respect ou non des substructions antiques sous-jacentes.
1 - Les silos
Typologie
12Parmi les creusements rencontrés sur le site ceux qui présentent un plan au sol parfaitement circulaire et un profil en ampoule ont été appelés silos. Le silo est de loin l’excavation la plus courante : 20 sur les 27 étudiées, soit environ les trois-quarts de la totalité des creusements fouillés et vidés jusqu’ici. Le diamètre apparent en surface est très variable car l’arasement survenu postérieurement, lors de la mise en culture du site, recoupe les silos à des hauteurs différentes. Dans la plupart des cas il n’en subsiste, au mieux, que la moitié inférieure et parfois seulement le fond.
13Après un goulot d’accès et un court épaulement, les parois s’évasent en ampoule et se rassemblent pour former un fond légèrement déprimé en cuvette. C’est donc un espace à peu près sphérique qui est ménagé. Lorsque cela a été possible nous avons mesuré le diamètre maximum de l’évasement afin de calculer les volumes approximatifs. Ces dimensions sont comprises dans tous les cas entre deux bornes : 1,2 m et 2,2 m quelle que soit la nature du sol rencontré. Il est en effet très fréquent de constater que les structures sous-jacentes (murs, sols de mortier ou de briquettes, fonds de bassins, voies de circulation) d’époque augustéenne ou ibérique, sont épierrées ou percées de manière à obtenir le contour caractéristique du silo décrit plus haut. On doit donc admettre que le choix de l’emplacement retenu pour le creusement d’une unité de stockage est déterminé par la présence d’une construction en surface. L’habitat, ou l’abri, est solidement et durablement implanté en premier lieu puis, la place des aménagements intérieurs est décidée sans possibilité de repentir, ce qui explique la destruction systématique de tous les obstacles enfouis rencontrés sans que jamais soit observée une quelconque tentative de déplacement de l’excavation en cours afin d’en faciliter la réalisation.
14Les volumes des silos les mieux conservés sont compris entre deux limites extrêmes : 1 m3 et 6 m3. Les plus nombreux sont ceux aux dimensions les plus réduites, leur contenance varie entre 1 m3 et 2 m3 ; ils sont 14 sur les 20 étudiés soit 70 % du total. Quatre d’entre eux, de taille moyenne, ont une contenance approximative de 4 m3 et deux, de grande taille, ont une contenance de 6 m3.
Aspect fonctionnel
15Ces structures aux formes et à la contenance précises ont, dans la grande majorité des cas, servi au stockage des aliments et parmi ceux-ci, cas le plus fréquent, des céréales. L’observation des parois des silos confirme une telle utilisation ; les graines carbonisées y sont en effet très nombreuses. Le principe de la conservation du grain dans le sol est simple et sans risque. Le grain placé dans un silo à même le sol continue de respirer en rejetant du gaz carbonique et utilise tout l’oxygène disponible de l’espace clos. Lorsque ce dernier est épuisé le grain entre dans un état de stabilité, la température basse et sèche du silo ralentissant l’activité des bactéries et moisissures et autres micro-organismes enfermés avec le grain. Celui-ci reste vivant et conserve des propriétés de germination intactes. Sur le plan archéologique il reste à expliquer la présence de grains carbonisés dans les silos. Certains proviennent des rejets contribuant à combler le silo et ils sont mêlés aux cendres de foyer. D’autres sont incrustés dans les parois, sur toute leur hauteur, à la zone de contact entre le comblement et la couche encaissante. Lors du stockage de céréales dans le sol on constate que les grains placés contre la paroi ont tendance à respirer plus vite que le reste des grains et à germer. Les radicelles et les germes des grains s’entremêlent formant une enveloppe tout le long de la paroi, protégeant ainsi contre des agents extérieurs comme l’humidité ou les animaux fouisseurs (insectes ou petits rongeurs). Mais cette enveloppe est inutilisable à cause des moisissures et bactéries qui la contaminent et on peut penser que cette enveloppe durcie était brûlée, une fois vidée du grain resté sain, avant de stocker à nouveau. Dans deux silos de grand volume a été individualisée une couche reposant directement sur le fond constituée d’un lit de charbons de bois de grosse dimension, parfois en connexion, et formant des tronçons de branches de 4 cm à 6 cm de diamètre, qui peuvent être les vestiges d’une telle opération non suivie de réutilisation du silo. Une preuve supplémentaire de ce type de pratique est apportée par la découverte d’un silo de petite taille qui montre des parois fortement rubéfiées sur 1 à 2 cm d’épaisseur, témoignant de l’utilisation du feu vraisemblablement à des fins d’assainissement.
16La fermeture de l’orifice des silos doit être parfaitement étanche afin d’éviter les échanges entre l’air extérieur et la masse des grains ensilés. Il est probable qu’un bouchon d’argile séchée, dont on retrouve des blocs dans les comblements ultérieurs, a été employé à cet effet. Mais la présence, en plus de nombreux fragments épars, de meules rotatives de granit, entières mais inutilisables car très usées, pourrait indiquer que ces dernières servaient occasionnellement de fermeture. Si tel était le cas on aurait une indication sur le diamètre d’ouverture des silos sur l’extérieur : les 7 meules contenues dans les comblements de silos mesuraient entre 40 et 60 cm.
2 - Essai sur les graines ensilées
17Pour faire face à la nécessité de stockage de nourriture entre deux récoltes (céréales, graminées mais aussi probablement légumes, légumineuses, baies et racines pour lesquels nous n’avons aucun renseignement), les populations du haut Moyen Age roussillonnais reprennent les techniques utilisées dès le IVe s. avant J.-C. sur ce même site de Ruscino11. Mais, contrairement à cette dernière période pour laquelle une hypothèse d’ensilage collectif a pu être retenue, la taille beaucoup plus modeste de la plupart des silos du Moyen Age, comparée à celle des silos protohistoriques, amène à proposer un certain nombre de réponses concernant la spécialisation et la gestion du contenu de chacun d’eux.
18Les céréales et graminées individualisées sur le site de Ruscino sont présentes aussi bien dans les comblements de tous les creusements transformés en dépotoirs que dans les parois des silos de stockage. Les graines récoltées par tamisage en cours de fouille sont toujours carbonisées, seule forme qui leur permette de résister au temps. L’observation de la présence ou de l’absence de ces grains à l’intérieur des parois ou des couches de remplissage fournit les éléments essentiels de cette enquête.
Identification et localisation des graines
19Les variétés mises au jour sont ici semblables aux découvertes faites sur d’autres sites médiévaux du sud de la France12.
20— Le blé : dans tous les cas il s’agit de Triticum durum, céréale résistant bien à la relative sécheresse des hivers du littoral méditerranéen, qui est semée à l’automne et récoltée au printemps. Cette variété est un blé nu ; les glumelles ne restent pas adhérentes après maturation. Par conséquent le battage est particulièrement facilité et le grillage, qui assure l’élimination des enveloppes, presque inutile. Dans les parois de silos il est présent dans toutes les unités de petite taille et dans deux unités de taille moyenne ; il est en revanche absent des silos de grande taille. Pour les niveaux de comblement, il est présent dans toutes les couches très cendreuses des dépotoirs à comblement lent.
21— L’orge : il s’agit ici de l’orge à six rangs ou escourgeon, Hordeum vulgare, appelé aussi “orge d’automne”. C’est la plus tolérante des céréales mais elle fournit une farine de qualité médiocre. Il est présent dans 6 des 14 silos de petite taille et 1 des 4 silos de taille moyenne. Il est absent des silos de grande taille. Pour les comblements il est présent dans quelques rares couches de rejet.
22— Le millet : cette graminée, ici Panicum miliaceum, s’accomode également de sols pauvres et de précipitations peu abondantes mais sa valeur nutritive est très faible. On le rencontre toujours sous la forme d’agglomérats dans lesquels les grains adhérent les uns aux autres et sont recouverts par leurs glumelles. Il devait donc être stocké sans battage préalable. Il est absent de tous les silos de petite taille ainsi que de tous ceux de taille moyenne mais il est présent dans tous les silos de grande taille. Pour les comblements il est présent dans quelques rares couches de rejet.
Investigation détaillée
23En considérant les deux zones d’observation distinctes que sont les parois des silos utilisés dans leur fonction première de stockage et les couches de remplissages de ces mêmes silos mais lors de leur réutilisation en dépotoirs, les résultats obtenus peuvent se résumer ainsi : — Dans les parois des silos les grains retrouvés sont des reliquats du dernier ensilage, avant l’abandon de la fonction première de stockage.
24Le blé seul se rencontre dans 8 des 14 silos de petite dimension (soit 57 % des cas) 2 des 4 silos de dimension moyenne (soit 50 % des cas) et jamais dans les silos de grande dimension. Il est donc présent de façon isolée dans 45 % des ensembles d’ensilage, L’orge seul ne se rencontre jamais, Le millet seul se rencontre uniquement dans les 2 silos de grande dimension ce qui représente 10 % des ensembles d’ensilage, L’association blé-orge se relève dans 6 des 14 silos de petite dimension et 1 des 4 silos de dimension moyenne. Cette association est donc attestée dans 35 % des cas, L’association blé-millet n’a pu être mise en évidence, L’association orge-millet n’a pu être mise en évidence.
25— Dans les couches de comblement : Lorsque l’on trouve des graines dans les sédiments de comblements de silos ou de fosses cela signifie qu’elles ne proviennent pas de restes d’ensilages mais qu’elles sont rejetées, déjà carbonisées, parmi des déchets domestiques. Chaque rejet individualisé correspond à une petite quantité de matière apportée en une seule fois et transportée au préalable dans un récipient dont la contenance varie entre 5 litres et 20 litres. Le sédiment exclusivement cendreux indique qu’il s’agit chaque fois d’une vidange de foyer, probablement à usage culinaire. Si bien que les graines qui y sont mêlées peuvent être considérées comme les restes de confection d’un ou de plusieurs repas. L’étude relative des graines donne les résultats suivants :
26Le blé seul se rencontre dans 89 % des cas,
27L’orge seul se rencontre dans 4 % des cas,
28Le millet seul se rencontre dans moins de 1 % des cas,
29L’association blé-orge est attestée dans 3 % des cas,
30L’association blé-millet est attestée dans 3 % des cas,
31L’association orge millet n’a pas été observée,
32L’association blé-orge-millet n’a pas été observée
33La céréale la plus consommée est à l’évidence le blé, seul ou mélangé avec d’autres qualités de graines. Toutefois, il se peut que ces mélanges ne traduisent en rien une habitude alimentaire mais qu’ils soient le résultat d’une succession de préparations culinaires différentes sur un même feu sans vidange intermédiaire. Orge et millet, pourtant cultivés et ensilés, ne semblent que rarement faire partie de l’alimentation humaine, tout au moins sous la forme de bouillies à base de grains entiers. Nous ne possédons malheureusement que trop peu d’informations à propos des moutures et des diverses farines utilisées mais on peut penser que l’orge et le millet, en plus du blé, étaient conditionnés de cette manière.
Une approche quantitative
34Deux céréales et une graminée ont été individualisées sur le site. Toutes trois se rencontrent aussi bien dans les comblements cendreux de tous les creusements que dans les parois des silos de stockage mais seule l’observation de ces dernières peut donner des indications significatives sur les différentes conditions dans lesquelles elles étaient mises en réserve. Chacune des graines fait l’objet d’une attention particulière en fonction des qualités qui lui sont propres et cette différenciation est très sensible au travers de la façon dont elles sont ensilées.
35On constate, tout d’abord, qu’à l’intérieur des parois chaque variété de grain se rencontre soit seule soit accompagnée par l’une des deux autres. On a pu mettre en évidence les associations suivantes : blé et millet, blé et orge. En revanche, on ne rencontre jamais les associations : orge et millet, blé, orge et millet.
36Mais rien ne prouve que les graines aient été stockées ensembles. Deux solutions sont à envisager : une consistant à considérer que les grains se trouvent dans certains silos sous forme de mélanges ; une autre envisageant deux ensilages successifs de deux produits différents dans un même lieu de réserve, ensilages séparés par une opération de brûlage d’assainissement.
37Le blé peut se trouver seul et dans ce cas il est toujours stocké à l’intérieur d’ensembles dont la contenance varie entre 1 m3 et 2 m3. Ce volume, compte-tenu du prélèvement obligatoire équivalent à un quart de la récolte pour assurer le réensemencement, représente un poids d’environ 600 kg à 1200 kg de grain mis en réserve dans ces conditions. Il est possible de diviser cette quantité de grain en rations quotidiennes de 1 à 2,5 kg de grain pendant une année.
38On le trouve aussi associé à l’orge, toujours dans des silos de dimensions réduites (1 m3 à 2 m3). Dans l’hypothèse d’un mélange blé-orge, les quantités mises en réserve sont identiques à celles rencontrées pour le blé seul.
39On peut également le trouver associé au millet à l’intérieur de deux silos et dans cas il s’agit toujours de silos de grandes dimensions : 4 m3 à 5 m3 de volume. Dans l’hypothèse où les céréales sont mises en réserve de façon successive à l’intérieur d’un même silo la quantité de blé ensilée est très importante : 3 000 kg à 5 000 kg de grain sont stockés, pouvant se répartir en rations quotidiennes de 8 kg à 12 kg pendant une année.
40L’orge est toujours ensilé dans des silos de tailles réduites comprises entre 1 m3 et 2 m3. On le rencontre seul et le volume stocké de céréale disponible est équivalent à celui établi pour le blé. On le rencontre associé au blé à l’intérieur des parois de deux silos et dans les deux cas de figure possibles (mélange des grains ou ensilages successifs) les quantités stockées sont identiques.
41Le millet est toujours ensilé dans des réserves de grandes dimensions comprises entre 4 m3 et 6 m3. On le trouve seul dans les parois des deux plus grands silos fouillés, 5,5 m3 et 6 m3, ce qui représente des poids de grain mis en réserve avoisinant 4 000 kg et 5 000 kg. La quantité disponible quotidiennement fournie par un tel volume d’ensilage est de 10 kg. à 13 kg. pendant une année.
4218 On le trouve associé au blé dans les parois de deux silos de 4 m3 de volume. Le poids de grains stocké dans l’hypothèse d’un mélange de céréales est à peu près le même que dans le cas précédent.
43Les silos ne semblent confectionnés qu’en deux dimensions privilégiées, 1 à 2 m3 et 4 à 6 m3, qui représentent des unités de stockage mises en œuvre pour des propos différents.
44— Les petites unités :
45La quantité de grain qu’elles contiennent, éventuellement ajoutée aux compléments alimentaires que représentent les apports en viandes, poissons, légumineuses (des comblements de fosses ont livré des restes carbonisés de vesces, de pois et de fèves) et légumes frais (pour lesquels nous n’avons qu’une certitude, celle de la présence de choux dont quelques graines ont été retrouvées par tamisage), correspond à la ration quotidienne en graines panifiables pouvant convenir pour 2 à 3 personnes pendant une année. Il est très probable que les silos à blé du site de Ruscino constituent des unités de stockage dont la contenance fournit une réserve de nourriture annuelle gérée par un petit groupe d’individus, groupe qui peut constituer une famille au sens strict. Trois quarts des silos pris en compte pour cette étude ont un volume compris entre 1 et 2 m3. Mais, comme nous l’avons vu les quantités de grains conservés dans ces silos de stockage peuvent également subvenir aux besoins en céréales d’une personne pendant une année. Quand il s’agit de céréales, chaque silo peut avoir été creusé pour constituer des unités susceptibles de fournir des rations individuelles et annuelles de nourriture.
46— Les grandes unités :
47Elles sont en nombre moins élevé et leur très grande capacité pose un problème de fonction et de gestion. Deux hypothèses peuvent être avancées : il s’agit soit de silos dans lesquels sont conservées de grandes quantités de réserves destinées à alimenter des collectivités importantes, famille élargie, travailleurs agricoles soit de réserves soustraites à l’alimentation des membres de la communauté villageoise, destinées soit à la vente ou au troc, soit à confectionner la part d’impôt en nature que doit fournir cette communauté.
48Dans le premier cas la gestion est individuelle, dans le second probablement collective.
3 - Les fosses
La typologie
49Des excavations moins nombreuses présentent des caractéristiques différentes. Ces structures, de plan au sol ovalaire ou irrégulier et à parois verticales ou subverticales, ont été appelées fosses. Le fond est généralement plat et forme un angle bien marqué avec les parois. Leur volume intérieur est donc cylindrique ou tronconique, largement ouvert sur l’extérieur. Les dimensions relevées sont très diverses et varient entre 0,80 m et 5,50 m pour les ouvertures, 0,50 m et 5 m pour le diamètre des fonds, 0,50 m et 1,50 m pour les hauteurs conservées. De plus, au contraire des silos dont le profil ampoulaire est toujours soigné quelle que soit la nature du terrain dans lequel ils sont creusés, les fosses ne font l’objet d’aucune attention particulière, si bien que les structures enfouies rencontrées sont toujours préservées car elles sont évitées. Les parois peuvent, par exemple, être formées par des tronçons rectilignes de murs antérieurs non entamés. La taille, et par conséquent le volume des fosses sont extrêmement variables, mais dans le cas de tels creusements le volume obtenu ne semble pas avoir la même importance que pour les silos de stockage. Il apparaît donc que les fosses étaient ouvertes dans des zones dégagées, sans protection particulière élevée en surface, ce qui permettait de les élargir sans contrainte dans toutes les directions dès qu’un obstacle se présentait ou en fonction des buts recherchés.
L’aspect fonctionnel
50Si les silos ont une fonction unique et bien définie de stockage il n’en est pas de même en ce qui concerne les fosses. Il est souvent difficile de mettre en évidence une activité liée au creusement de telles excavations car la grande diversité morphologique des fosses semble montrer qu’elles ont été prévues pour être affectées à de multiples usages dont certains seulement ont pu être appréciés avec certitude.
51— Le prélèvement de matériaux : les niveaux archéologiques que constituent les couches d’habitat et les remblais antiques sous-jacents sont très riches en matériaux divers, éléments d’architectures, fragments de terre cuite, objets métalliques, veines d’argile, naturelles ou apportées en remblai par les hommes des périodes précédentes. Il est indéniable que ces possibilités n’ont pas échappé à des populations amenées à creuser le sol pour leurs besoins de stockage, exhumant ainsi de nombreux matériaux réutilisables. Blocs et galets en sont un exemple. Les substructions de la ville romaine sont constituées de matériaux choisis, calibrés, donc d’un emploi facile. Une grande partie de ces fondations avait déjà été épierrée dès l’époque antique, notamment le long des axes de la ville abandonnée, mais une quantité importante située au milieu des îlots d’habitats demeurait encore en place quand le site fût réoccupé par les populations contemporaines de l’administration wisigothe puis carolingienne. Le site ayant été arasé à une époque bien postérieure il ne reste aucuns vestiges des constructions du haut Moyen Age. Cependant la présence dans les dépotoirs de très nombreux blocs et galets, montre que ces éléments étaient connus et vraisemblablement inclus dans l’habitat médiéval. La seule certitude que nous ayons concernant le réemploi de blocs et galets est apportée par l’observation de cassons, dont certains ont conservé des traces du mortier de chaux antique. Ils portent des marques de contact avec le feu et ont pu être utilisés soit pour délimiter le périmètre d’un foyer soit pour chauffer un liquide contenu à l’intérieur d’un récipient non céramique. Les ouvertures des vases à usage culinaire ne sont en effet pas compatibles avec la taille des blocs ou galets dont les éclats ont été mis au jour.
52Les restes de terre cuite offrent également des possibilités de remploi. Certains des comblements renferment une quantité importante d’objets découpés dans des fragments de tegulae. Tous présentent une forme grossièrement discoïdale obtenue par façonnage au marteau de ces fragments. Les diamètres réalisés sont d’une grande homogénéité : ils sont tous compris entre 80 et 110 mm ; les épaisseurs sont celles des tuiles romaines de l’époque augustéenne : de 30 à 35 mm. Les rondelles non percées peuvent être considérées comme des ébauches en attente de perçage ou bien comme des objets finis remplissant une fonction précise qui peut être l’obturation des récipients. Les rondelles percées sont munies d’un orifice obtenu par une méthode de frottement en va-et-vient au moyen d’un outil de forage qui s’apparente au trépan. Le conduit central est prolongé de part et d’autre par deux troncs de cônes largement évasés sur l’extérieur. Il s’agit très probablement de poids, ou pesons, de tisserands dont la fonction consiste à maintenir en tension les fils d’un métier à tisser à armature verticale. La grande homogénéité de cette production et les très nombreuses rondelles, brisées en cours de perçage, recueillies à l’intérieur des comblements témoignent d’une activité importante et bien structurée liée à la confection de tissus et vêtements. D’autres rondelles, toutes percées, sont obtenues à partir de tessons de panse d’amphores. Dans ce cas, les dimensions réalisées sont plus réduites : 30 à 40 mm. Les orifices sont percés de la même manière que dans le cas précédent. Une comparaison a pu être établie sur le site de Ruscino avec des objets similaires taillés dans la roche calcaire. Il semble que, quel que soit le matériau de base mis en œuvre, ces objets étaient conçus pour servir de poids utilisés dans la pêche au filet.
53Le prélèvement d’argile est difficile à mettre en évidence. Seule l’observation de modes de comblement permet d’amener suffisamment d’éléments venant confirmer cette hypothèse. Dans le cas de fosses où le comblement se fait de façon rapide après leur abandon, il a été possible de constater, pour trois d’entre elles, un début de séquence stratigraphique particulier. Ces trois vastes fosses, très irrégulières en plan, présentent deux premiers niveaux de remplissage supplémentaires par rapport aux autres fosses : d’abord un lit de galets de grosse taille (20 à 30 cm), dont certains portent des traces de mortier de chaux, provenant des fondations antiques sous-jacentes, puis, par-dessus une couche 21 constituée par une quantité importante de gros fragments de terres cuites tels que tuiles, amphores, dolia, briquettes de pavement ou tessons de grands vases. La partie supérieure de la stratigraphie est en tout point semblable aux comblements des autres fosses. Les deux niveaux décrits sont très vraisemblablement des rejets sélectifs qui ont été constitués lors d’une première opération d’épuration, ayant pour but de débarrasser l’argile de ces inclusions les plus faciles à trier. Il est à noter que ces fosses sont toutes comblées rapidement par des apports successifs de déchets domestiques. Une fois l’argile prélevée dans des secteurs particulièrement propices à l’extraction d’un matériau de bonne qualité, chacun des creusements est immédiatement réutilisé comme dépotoir. Le volume considérable de ces excavations, de 12 m3 à 18 m3, témoigne d’une utilisation collective de certains dépotoirs et peut être aussi d’une exploitation commune des gisements de matière première mis au jour.
54Comme nous l’avons signalé plus haut, les pesons de tisserands sont fabriqués et donc utilisés en grand nombre pendant la période médiévale de Ruscino. Aucun vestige de métier à tisser n’est parvenu jusqu’à nous mais il semble possible ici d’envisager plus concrètement la pratique d’un tel artisanat. Une fosse de plan circulaire, de grande taille (2,80 m de diamètre d’ouverture et 2,30 m de diamètre de fond), fournit en effet, tant par sa morphologie que par son comblement, des informations originales : sur la moitié de son pourtour la paroi est façonnée de manière à constituer une banquette de forme semi-lunaire. Sa hauteur par rapport au fond est de 0,40 m ce qui permet une position assise satisfaisante. De plus, elle contient à l’intérieur de sa première couche de comblement une proportion très élevée de pesons découpés dans des tuiles antiques.
55La confection de tissus au moyen d’un métier disposé verticalement à l’intérieur d’une fosse creusée et aménagée à cet effet semble attestée, en ce qui concerne le nord de la France, par un décor de manuscrit exécuté entre 817 et 834 dans un monastère de la Marne. Il représente une scène située dans un espace tout à fait identique avec plusieurs personnages, dont un assis sur une banquette, occupés à tisser13. Ces conditions de pratique de l’artisanat du tissage sont donc connues ailleurs mais pour la première fois dans la zone méditerranéenne suffisamment d’éléments de nature à confirmer cette hypothèse sont réunis.
56Tous ces creusements, quelle que soit leur morphologie, leur taille, leur fonction ou leur mode de comblement, comptent parmi les rares vestiges que nous possédons pour la période du haut Moyen Age en Roussillon. Ils sont la trace concrète de l’occupation du sol, de son aménagement et, de plus, ils renferment de précieux éléments de la culture matérielle qui émanent de populations pour lesquelles notre connaissance demeure encore très superficielle. L’essentiel du mobilier archéologique étudié ici provient de ces dépotoirs, ensembles clos qui n’ont plus été rouverts jusqu’à nos jours.
IV ETUDE DU MOBILIER
1 - Le vaisselier
57Les découvertes céramiques occupent une place capitale dans la recherche fondamentale en archéologie. Elles doivent ce rôle majeur à plusieurs facteurs déterminants. Des facteurs intrinsèques tout d’abord si l’on considère qu’un objet façonné avec de l’argile acquiert généralement par la cuisson des propriétés de résistance à l’érosion qui en garantissent la durabilité sur de très longues périodes. A l’inverse, le seul fait d’en faire usage rend le vase de terre rapidement vulnérable et cette perte de fonctionnalité incite à se débarrasser définitivement des fragments. Un vase brisé est donc l’issue d’une courte phase d’utilisation dont le souvenir perdure longtemps. Sa présence, ou a contrario son absence, constitue donc un repère chronologique prépondérant.
58Des facteurs induits ensuite. Toute société utilise le contenant de terre cuite, facile à réaliser ou peu onéreux à se procurer. Les récipients en usage, toujours adaptés aux besoins, peuvent être produits sur place ou importés. Leur fréquence d’apparition sur un site renseigne alors sur la qualité de ces besoins, sur les habitudes alimentaires, tout en étant le reflet des préférences, ou des obligations, en matière d’échanges économiques entretenus avec les centres de production. L’ensemble de ces critères socio-économiques confère au vestige céramique, sous l’appellation de “traceur archéologique”, le rôle de révélateur le plus fiable des usages d’une société. Nous avons, pour ce faire, procédé à une étude systématique de la céramique contenue dans le comblement de chaque fosse et silo du site de Ruscino. Le volume important du matériel recueilli (plus de 4 000 tessons) permet d’envisager une enquête affinée et significative. Aucune étude de cette céramique n’ayant été menée jusque-là dans la région il s’agit ici d’un premier essai de typologie. L’apport du site de Ruscino à la connaissance de la céramique du haut Moyen Age, site majeur actuellement exploité pour cette période, est essentiel pour commencer à appréhender l’histoire du Roussillon pendant cette période.
Les caractères généraux de la céramique
59Les formes présentes ne concernent qu’une seule variété de poterie dont il convient de décrire les principaux caractères morphologiques avant d’entreprendre une étude typologique. Le critère majeur qui qualifie la céramique médiévale de Ruscino est l’homogénéité. Les éléments de description exposés concernent donc l’ensemble de la production. L’observation des nombreux tessons permet de préciser les techniques de façonnage mises en œuvre. L’utilisation du tour lent est exclusive et systématique comme le prouvent les traces larges et irrégulières visibles sur les surfaces internes et externes des vases. On peut distinguer deux modes différents de réalisation d’un récipient :
une première méthode consiste à confectionner un fond et un bas de panse par modelage. Les empreintes, en forme de petites cuvettes, laissées par les doigts sont très nettes. Le reste du corps du vase et le col sont ensuite tournés en une seule fois. Une petite partie de la production présente cette particularité : 7 fonds sur les 85 étudiés sont obtenus par modelage. Dans ce cas la panse est raccordée au fond par collage et une dépression bien marquée souligne la pression des doigts sur tout le pourtour à l’intérieur du vase. A l’extérieur, la soudure plus ou moins bien réalisée demeure également visible.
tous les autres fonds observés sont tournés et une seule balle d’argile sert au façonnage de l’intégralité du pot. Le passage entre le fond et le bas de la panse est alors progressif et les stries de tournage se prolongent sans accident notable de bas en haut de la face interne.
60Ces deux techniques légèrement différentes ne semblent pas s’appliquer à deux productions distinctes. Les formes et dimensions réalisées sont identiques dans les deux cas. On peut donc les considérer comme contemporaines, faisant partie d’un même ensemble. Le choix de l’un ou l’autre des deux modes de fabrication ne correspond pas à des critères fonctionnels mais bien à une plus ou moins grande aptitude du potier à maîtriser l’opération du tournage.
61Le traitement des surfaces est inexistant dans tous les cas étudiés. L’extérieur du vase, de même que l’intérieur, ne sont jamais retouchés ; la surface n’est pas lissée, les excédents de pâte ne sont pas enlevés et les stries ou rainures parfois profondes qui apparaissent au tournage, dues à la présence de grains de quartz de dimension importante, ne sont pas rebouchées. Si les traces de tournage lent sont attestées pour l’ensemble de la production, les traces de finition du tournassage ne se relèvent jamais. Il est donc fréquent de constater sur les vases une asymétrie bien marquée de la panse au col. De plus, la volonté de décorer les céramiques ne se manifeste que très rarement. Seul un faible pourcentage des tessons examinés (environ 2 %) présente sur le haut de la panse des aménagements succincts sous la forme d’une série de bourrelets plus ou moins marqués, obtenus par pression des doigts en cours de tournage, formant un ensemble de trois à six larges cannelures parallèles ou bien d’une impression peu appuyée de fines lignes parallèles réalisées à l’aide d’un peigne ou enfin d’une ligne ondée gravée à la pointe sèche courant autour du haut de la panse.
62Ces aménagements ne sont pas d’ordre esthétique mais uniquement fonctionnel, assurant une bonne prise en main de certains des pots non pourvus d’éléments de préhension.
63A ce jour aucune trace de four du haut Moyen Age n’a pu être mise en évidence sur le site. Les seules informations que nous possédons sur les modes de cuisson proviennent de l’observation des éléments de vases recueillis en fouilles. Dans la grande majorité des cas la céramique est cuite en atmosphère exclusivement réductrice. Une telle cuisson fournit une poterie de couleur très sombre (H 90, P91 et 92, R 73, 91 et 92, S73, 91 et 92, T 73, 91 et 92 du code Cailleux des couleurs) aussi bien pour les surfaces externes que les surfaces internes. Une petite proportion de la production (147 fragments sur les 4 120 étudiés, soit environ 4 % de la totalité) présente des zones parfois étendues de couleur brun clair à brun foncé témoignant d’une oxydation partielle due à une circulation rapide de l’air en fin de cuisson. Mais aucun élément ne permet d’affirmer que ces différences d’aspect extérieur des vases sont la manifestation d’une volonté prédéterminée de la part du potier. En effet, quelle que soit l’atmosphère de la chambre de cuisson, les formes réalisées dont absolument identiques. Nous avons donc considéré que toute la céramique du haut Moyen Age constitue une production homogène.
64Il n’existe que deux procédés susceptibles de donner de tels résultats :
le feu ouvert où les pots sont empilés après séchage préalable, à même le sol. Les plus grands pots sont l’objet d’un chauffage préliminaire au-dessus de braises et de petit bois. Puis, avec les autres vases bien séchés, ils sont disposés sur un lit de brindilles et couverts de fagots d’herbes sèches auxquels on met le feu. Une couche de braise fine constitue alors une protection contre les courants d’air froid. Cette protection, et l’utilisation d’une argile sableuse grossière, évitent les fractures lors de la cuisson. L’opération de cuisson est très brève, de une à deux heures en moyenne et ne consomme que peu de bois de chauffe. Ce dernier élément est d’une grande importance si l’on considère que la plaine du Roussillon du haut Moyen Age était recouverte d’une lande arbustive et de marais bordés de roseaux avant la réinstallation de populations à partir du IXe s. Ce type de cuisson produit des pots noirs pour la plupart mais également d’autres, parsemés de taches claires d’oxydation. Les taches sont nombreuses sur chacun des vases, peu étendues et de couleur brun clair à rouge vif en raison de la quantité variable de fumée à laquelle ils ont été exposés dans une atmosphère non contrôlée.
le four à tirage horizontal : la chambre est allongée et pourvue d’un conduit d’évacuation à une des extrémités. L’enfournement des vases et du combustible se fait par un orifice situé à l’opposé du conduit. Cet orifice est scellé au moyen d’un bouchon d’argile après la mise à feu. De tels fours conservent bien la chaleur produite par une quantité réduite de combustible dans une atmosphère réductrice. Avec ce type de cuisson la plus grande partie de la fournée est de couleur très sombre. Quelques rares vases présentent cependant des marques d’oxydation dues à l’impossibilité de maîtriser parfaitement le tirage et donc les courants d’air à l’origine de l’oxydation. Dans ce cas les traces sont de couleur brun foncé, peu nombreuses, souvent une seule par vase et assez étendues en superficie puisqu’elles peuvent concerner jusqu’à un tiers du récipient.
65Les céramiques à cuisson réductrice de Ruscino ont été obtenues par l’une et l’autre des techniques qui viennent d’être décrites. Le choix exclusif d’un mode de cuisson en atmosphère réductrice peut s’expliquer, indépendamment de toute considération d’ordre esthétique toujours extrêmement difficile à cerner, par un désir ou une nécessité de limiter la consommation de bois de chauffe. Un autre élément allant dans le même sens vient confirmer cette politique d’économie. Une comparaison établie entre les deux principaux modes de cuisson montre que pour une qualité du produit identique (même dureté de pâte, même résistance au feu et aux chocs), une température de 900° est suffisante en cuisson réductrice alors qu’il est obligatoire d’atteindre au minimum 1 050° à l’intérieur d’un four équipé pour la cuisson oxydante. Ce choix se traduit par un gain appréciable d’une quantité importante de combustible.
66L’observation plus détaillée des restes céramiques amène à constater que les deux méthodes de cuissons réductrices employées à Ruscino répondaient à des besoins différents qu’il convient de préciser. Comme nous l’avons signalé, la cuisson dite à feu ouvert a pour résultat de fournir certains récipients marqués de traces d’oxydation de dimensions réduites et de couleurs vives. Tous les fragments présentant ces particularités ont été reconnus comme appartenant au groupe des récipients de taille plutôt réduite, à usage culinaire. Bien que ces formes typologiques soient très similaires, il apparaît des différences notables dans la façon de les réaliser. A l’intérieur d’une même famille la grande diversité des irrégularités et maladresses affectant toutes les parties des vases l’extrême simplicité des formes, indiquent qu’un nombre important de potiers prennent part à la fabrication des céramiques. La production de vaisselle culinaire est sans doute l’œuvre d’une frange non spécialisée de la population. Chacun y participe au fur et à mesure que se fait sentir la nécessité de renouveler les récipients les plus manipulés et donc les plus fréquemment brisés. Il en ressort que la méthode du feu ouvert est retenue pour cuire en une fois une petite quantité de céramiques correspondant à une production individuelle façonnée au fur et à mesure des besoins domestiques.
67La construction d’un four répond à d’autres désirs. En effet, seuls les récipients de grande taille, à fonction de stockage, montrent en de rares occasions de larges plages d’oxydation de couleur brun foncé sur leur surface externe. Ces vases, s’ils restent malgré tout bruts de tournage, sont de bonne facture et d’une belle homogénéité dans leur réalisation. Cette production est sans conteste due à un petit nombre d’artisans possédant une maîtrise affirmée de la technique du tournage. La cuisson à l’intérieur d’un four bâti permet de produire en une seule fois une quantité importante de récipients. Le rythme des cuissons est moins élevé car il concerne des vases de stockage moins manipulés donc moins souvent brisés et renouvelés. Mais aucun vestige de four n’ayant été découvert tout porte à croire que les opérations de fabrication et de cuisson des récipients de stockage, nécessitant l’utilisation de structures spécialisées, n’ont pas été réalisées sur le lieu d’habitat. Il devient donc possible de considérer que seule la vaisselle à usage culinaire, plus facile à fabriquer sans mobilisation de gros moyens, provient du site même. Cette hypothèse peut être étayée par une constatation : les seuls témoignages d’accidents de cuisson, surcuits, déformations, moutons, ne concernent que des récipients à usage culinaire.
Essai de typologie
68Une seule forme est représentée, il s’agit dans tous les cas d’un vase à panse plus ou moins globulaire avec ou sans élément de préhension. L’étude des bords permet de distinguer sept morphologies de lèvres différentes : type 1 (variante a), type 2 (variantes a, b et d), type 3, type 4 (variante a), type 5 (variante c), type 7 (variante b), type 9.
69Une fois les données quantitatives et morphologiques déterminées pour chacune des formes étudiées il s’est avéré possible d’établir des correspondances entre elles. Pour ce faire nous avons choisi de prendre en compte les quatre mesures des diamètres d’ouvertures de vase les plus fréquemment réalisés afin d’établir des relations entre typologie et fonction. Il apparaît ainsi que les vases à vocation culinaire sont de taille moyenne, d’un volume compris entre 2 et 5 litres, avec une ouverture le plus souvent voisine de 140 mm poursuivie par un col court prolongé d’une panse ovoïde reposant sur un fond bombé. Ils sont rarement munis d’éléments de préhension sinon de tétons collés sur la partie la plus renflée de la panse.
70Les vases de transport et de stockage sont pour la plupart de grande taille, leur volume est le plus souvent compris entre 10 et 20 litres, leurs lèvres sont renforcées par un bourrelet plus ou moins complexe avec un diamètre d’ouverture de 170 à 180 mm également poursuivie par un col court prolongé d’une panse ovoïde reposant sur un fond plat. Ils sont munis d’anses de préhension qui en facilitent la manutention.
71L’objet de terre cuite est réservé à des emplois généraux, la cuisson, le transport et le stockage et de façon schématique l’aspect technique de la production céramique peut se résumer ainsi : la confection se fait au moyen du tour lent dans une balle d’argile très grossière, tout juste épurée et sommairement décantée avec un recours éventuel à un double mode de façonnage (usage exclusif du tour lent ou combinaison de modelage et de tournage lent), une cuisson systématiquement réalisée en atmosphère réductrice, avec ou sans édification d’un four produisant des vases dont les surfaces sont laissées à l’état brut. A l’inverse des périodes immédiatement antérieures, Bas-Empire ou Antiquité tardive, le Moyen Age, à ses débuts, ne met en oeuvre, pour la réalisation de sa vaisselle, qu’un minimum de technicité. Mais il convient de préciser que les échanges commerciaux dans cette partie occidentale du bassin méditerranéen étant considérablement ralentis en ce début du VIIIe siècle à la suite de l’arrivée des armées arabo-berbères dans la partie septentrionale de la Méditerranée, les importations de céramiques disparaissent totalement. L’intégralité de la production est d’origine strictement locale. Ce qui prime alors avant tout c’est l’aspect utilitaire du mobilier avec une conception de formes de vases simples et essentiellement fonctionnelles à réaliser en réponse aux nécessités domestiques les plus élémentaires. Si bien que dans son dépouillement extrême la céramique médiévale des sites étudiés n’est pas sans rappeler celle produite à une période beaucoup plus ancienne, celle qui précède l’influence puis l’implantation de Rome à la fin de l’âge du bronze et au début du premier âge du fer. Même argile grossière, même type de cuisson mal maîtrisée, même simplicité dans les formes (bords déjetés simples ou sommairement aménagés), même utilisation de tétons pour la préhension. La seule différence réside dans l’emploi du tour pour les productions médiévales alors que les vases de l’âge du bronze et du premier âge du fer sont tous modelés. Ce faciès céramique semble qualifier des populations dont les échanges se développent dans un périmètre restreint.
72Les techniques antiques, même tardives telles que l’utilisation du tour rapide, la forte prédominance de la cuisson en atmosphère oxydante, l’apport d’éléments à caractère esthétique dans la forme du pot ou dans son décor, en bref toute la “romanité”, volontairement perpetuée par les nouveaux dirigeants wisigoths aux Ve, VIe et début du VIIe siècle ont disparu de l’ensemble du mobilier céramique des populations roussillonnaises à partir de la fin du VIP siècle. Il faudra attendre la fin du XIIIe siècle pour voir arriver en Roussillon de nouvelles importations de céramiques, en provenance d’Espagne, associant les aspects fonctionnels et esthétiques dans des formes de récipients en terre cuite, bols, plats et assiettes totalement ignorées des potiers d’époque carolingienne. A l’heure actuelle les seules références en matière de comparaisons proviennent de sites assez lointains de la région d’Alicante, en particulier en ce qui concerne les typologies de marmites peu renflées munies de deux tétons de préhension. Il serait donc possible d’envisager que la production du site de Ruscino soit l’œuvre à la fois de populations autochtones et de populations hispano-romaines migrantes, s’installant progressivement au nord des Pyrénées à partir du tout début du VIIIe siècle et héritières des traditions potières méridionales de l’Espagne en cours d’arabisation.
2 - Le monétaire des Wisigoths
73Dans cette partie occidentale de l’Empire Romain, les différents occupants d’origine germanique au cours du Ve siècle héritent d’un système économique de type monétaire généralisé. Le médailler du Roussillon est par conséquent d’une grande richesse pour toute la période romaine, de la République au Bas-Empire. En revanche, les découvertes concernant le haut Moyen Age sont beaucoup moins fréquentes et d’origines souvent imprécises car il s’agit dans la plupart des cas de découvertes fortuites de surface, non suivies de fouilles archéologiques systématiques. A nos jours, seul le site de Ruscino-Roscilliona a fourni, pour cette période, un monétaire homogène, issu d’un contexte archéologique sûr, en plus des ramassages effectués précédemment “dans les environs”.
74Une première approche générale permet de constater que, sur le plan monétaire, il existe ici une quasi continuité dans la représentation des périodes entre le IIIe siècle avant J.-C. et le Xe siècle après J.-C. Seul, le VIe siècle, est absent. Ceci témoigne d’une très grande stabilité de l’habitat sur, ou à proximité immédiate du site antique. Toutefois, pour la période qui nous intéresse, nous fixerons un point de départ dans le temps situé à la date d’arrivée de la première vague germanique au tout début du Ve siècle.
75Plusieurs étapes sont à distinguer au cours desquelles on constate que l’affranchissement de la monarchie wisigothe par rapport aux traditions romaines solidement ancrées s’affirme peu à peu. Une première correspond à l’installation puis au développement du royaume de Tolède. Au début de la période, de 406 à 507, nous sommes en présence d’une circulation monétaire comprenant des monnaies d’or, pivot du système, mais aussi d’argent et de bronze. Les populations germaniques étant dépourvues de traditions monétaires, ce système se maintient, tout en s’effritant, jusqu’à la victoire des Francs sur les Wisigoths en 507 à Vouillé qui marque un retour à une relative stabilité politique. Les grands ateliers romains de Lyon et d’Arles cessent leur activité entre 420 et 476 et désormais les monnaies romaines toujours utilisées appartiennent aux époques antérieures ou sont importées d’Italie14.
76La référence principale est le solidus d’or avec sa fraction, le tremissis, qui est de plus en plus employée. Faute d’un pouvoir central pouvant garantir leur convertibilité, les monnaies de bronze semblent peu à peu abandonnées ainsi peut-être que les monnaies d’argent qui, à cette époque, n’ont pas une grande valeur intrinsèque dans la mesure où leur poids moyen est de 0,1815. On admet qu’au Ve siècle, devant la pénurie d’espèces officielles, des copies de pièces romaines antérieures sortent d’ateliers de frappe, en particulier dans les régions d’Aquitaine et de Narbonnaise administrées par les Wisigoths, mais sans avoir pu encore identifier quelles imitations on peut leur attribuer. Il est donc impossible, en l’absence de différenciations précises des émissions "barbares", de tenter une quelconque étude de la circulation monétaire.
77Les découvertes de monnaies émises pendant les années 507-575 montrent que la frappe des solidi et des tremisses se poursuit, mais, bien que le nom de l’empereur figure toujours sur les pièces, les imitations du monnayage romain sont de moins en moins fidèles. C’est au début du règne de Léovigild (568-586), en 575, que la décision est prise de substituer la titulature royale à la titulature impériale sur les émissions wisigothes16 C’est aussi le moment où l’on constate une prédominance des tremisses sur les solidi17. La coupure avec l’Antiquité tardive est désormais effective. Mais, à l’inverse de la période précédente on peut situer précisément ce monnayage et constater qu’il ne se rencontre que dans des zones géographiques limitées aux frontières du royaume. En effet, les ateliers du Midi de la Gaule et en particulier ceux de Marseille, Arles, Viviers, Uzès, Rodez et Banassac envoient vers le nord leurs propres productions dont une partie est obtenue à partir de monnaies wisigothes fondues18. De la même manière les monnaies mérovingiennes, byzantines ou lombardes sont transformées en monnaies wisigothes ; on ne les rencontre jamais à l’intérieur des frontières du royaume. De telles réutilisations rendent difficile l’appréhension de la politique économique de la monarchie wisigothe et la mise en évidence des échanges commerciaux.
78Par la suite, au VIIe siècle et jusqu’à l’arrivée des armées musulmanes, seuls les tremisses sont frappés. Un début de circulation hors royaume commence à se faire jour comme l’indiquent plusieurs trésors monétaires, en particulier celui de Mauléon, situé à proximité mais audelà des frontières. Cette tendance se confirme et s’accélère à partir des environs de 675 comme en témoigne le trésor de Bordeaux, daté de 700-705, constitué de monnaies mérovingiennes mais aussi wisigothes en provenance de nombreux ateliers différents tels que Narbonne, Mérida, Tolède, Séville, Grenade, Tarragone, etc..19. Il est manifeste que dans les années qui précèdent la partition de fait du royaume les échanges sont très effectifs. Au début du VIIIe siècle et après les querelles dynastiques ayant pour conséquence l’établissement d’un partage politique de l’Espagne entre Rodrigue, régnant sur les provinces Sud, et Achila, régnant sur les provinces Nord, les découvertes de Septimanie portent naturellement la titulature de ce dernier et sont exclusivement frappées par l’atelier de Narbonne.
79Le site de Ruscino-Rosciliona et plus largement le Roussillon dans son ensemble, sont totalement dépourvus de monnaies antérieures à l’extrême fin du VIIe siècle. Les découvertes, peu nombreuses, sont uniquement des tremisses d’or ou, dans deux cas, d’électrum, mélange naturel d’or et d’argent.
Le site médiéval de Ruscino
80Cinq tremisses proviennent de ramassages de surface ancienne et on ne les connait que par les rares mentions dont ils ont fait l’objet ; les informations les concernant sont donc très minces. Ce sont, dans un ordre chronologique :
Un exemplaire en or au nom de Wittiza et Egica émis par l’atelier de Barcelone. Pour certains auteurs il est daté de 698 - 70220 Il semble toutefois qu’Egica ait associé son fils au trône quelques années plus tôt ; la limite inférieure doit donc être rabaissée et la frappe se situer à l’intérieur d’une période comprise entre 695 et 70221.
Un exemplaire en or au nom d’Achila II (710 - 714) émis par l’atelier de Narbonne.
Trois exemplaires en or au nom de Wittiza (702 - 710), émis par l’atelier de Narbonne. Il n’en existe pas de descriptions précises22.
81Trois tremisses proviennent de fouilles récentes. Tous trois portent le nom de Wittiza mais ils sont de provenance différente et frappés dans des métaux différents.
82Deux exemplaires identiques, un en or et un en électrum :
83Au droit : motif animalier (oiseau) et légende : IDNIE WITTIZA RX
84Au revers : croix patée sur trois degrés, légende : NARBONA PIUS
85Un exemplaire en électrum :
86Au droit : motif animalier (indéterminé) et légende : IIDNII WITTIZA RX
87Au revers : croix à haste sur trois degrés et légende EMERITA PIUS
2-2 - Les autres découvertes faites dans le département
88Elles sont au nombre de deux :
A Las Illas : un exemplaire en or au nom d’Achila II émis à Narbonne23
A Corbères-les-Cabanes : un exemplaire en or trouvé en grotte également au nom d’Achila II et émis à Narbonne24
89Par souci d’exhaustivité il faut encore citer la découverte d’un tremissis en grotte à Villefranche-de-Conflent mais pour lequel nous ne possédons aucun renseignement précis25.
90Il faut constater d’une part que l’essentiel des découvertes monétaires wisigothique proviennent du site de Ruscino. Sept d’entre elles portent la titulature de Wittiza, dernier monarque à régner sur un royaume unitaire. On le trouve tout d’abord associé une fois à son père, puis 6 fois seul. Jusqu’alors on ne connaissait, en France, qu’un seul tremissis, aujourd’hui perdu, frappé au nom de ce roi qui avait été mis au jour au XVIIIe siècle à Rognonas, dans les Bouches-du-Rhône26 La huitième monnaie est au nom d’Achila II, dernier roi très contesté d’un royaume partagé par des querelles de succession. Elles sont émises dans cinq cas par l’atelier de Narbonne, deux fois par celui d’Emerita (Merida) et une fois par celui de Barcelone.
3 - Le monnayage arabe et carolingien de Ruscino
Les monnaies arabes
91Depuis le XIXe siècle le nombre de découvertes d’émissions arabes a été porté à 11 exemplaires. Elles se résument ainsi :
Deux dinars : le premier est daté de 71527 ou 71628 il constitue la monnaie arabe la plus ancienne du site. Le second est daté de 74029 ou de 77230.
Deux dirhems mal datés31
Un felous mal daté32
Cinq bronzes mal datés de l’atelier Al-Andalus33
Un dirhem de l’atelier Al-Andalus frappé dans un flan d’argent ; il est daté de 811-81234 C’est l’émission arabe la plus récente du site.
3-2 Les monnaies carolingiennes
92Elles sont au nombre de six, toutes de provenances différentes :
Cinq deniers proviennent de Toulouse, Bourges, Pavie, Tours et Narbonne. Tous sont datés de la même période : 793 - 80635.
Une obole frappée à Melle au nom de Charles le Chauve durant les années où il était roi d’Aquitaine, est datée de 840 - 86636. Il s’agit de la monnaie du haut Moyen Age la plus récente du site.
93L’objectif de l’étude du monnayage est dans un premier temps de contribuer à résoudre les importants problèmes de datation qui se posent sur tous les sites du haut Moyen Age. L’observation des découvertes ne révèle donc pas d’hiatus sur le site et les premières conclusions qui se dégagent permettent de proposer quelques précisions essentielles quant à la réimplantation d’une communauté sur l’oppidum.
94Le règne de Wittiza est de loin le mieux représenté par le monétaire, et correspond probablement aussi au début de la période de réoccupation du site antique de Ruscino. Il faut tenir compte de la durée de validité assez longue du monnayage wisigothique liée à sa valeur intrinsèque puisqu’il s’agit exclusivement d’un monométallisme lourd, or ou electrum. Il est par ailleurs remarquable de constater que par la suite chacune des émissions prend le relai de la précédente. Il n’y a pas d’interruption révélée dans les découvertes monétaires, même pendant l’éphémère domination musulmane et la période de troubles occasionnée par le conflit ouvert entre armées franques et arabes qu’elle suscite. Le monétaire arabe a apparemment eu cours pour des chrétiens assujettis à un impôt particulier, une capitation qui était payable en dirhems37. La présence de monnaies carolingiennes vient ensuite naturellement entériner le succès des armées franques à partir de la fin du VIIIe siècle et surtout au début duIXe siècle.
95Il semble désormais assuré de façon formelle que la réoccupation du site de Ruscino s’étale, sans interruption notable, pendant une durée de 150 à 200 ans entre le début du VIIIe siècle qui voit les derniers instants de la monarchie wisigothe et la fin du IXe siècle où l’influence franque est devenue prépondérante.
96Le petit nombre de monnaies disponibles n’autorise pas le développement d’une enquête à caractère socio-économique et impose une grande prudence quant aux conclusions que l’on pourrait être tenté d’avancer. Cependant, on peut seulement noter ici que la majeure partie du monétaire wisigoth est frappée dans l’atelier de Narbonne, qui est aussi la capitale provinciale. Le reste provient soit de l’atelier d’Emerita, le plus important du royaume38 soit celui de Barcelone, province limitrophe au sud. Il semble donc que les échanges ne se fassent que très peu dans un sens sud-nord, c’est-à-dire à partir du siège du pouvoir central vers la province la plus septentrionale, celle de Septimanie. Cette observation, à prendre, pour les raisons exposées ci-dessus, avec beaucoup de réserves, est en totale contradiction avec l’hypothèse de chercheurs réfutant l’idée d’une circulation des monnaies très locale, autour du lieu d’émission, en ce début de VIIIe siècle, pour, à l’inverse, proposer une hypothèse selon laquelle les relations se seraient considérablement élargies à cette période39.
97En revanche, près d’un siècle plus tard, on peut dénombrer autant d’ateliers de frappe qu’il y a de monnaies carolingiennes ; et la plupart, à l’exception de Narbonne ou Toulouse, sont très éloignés géographiquement du lieu de découverte. L’intégration du village de Ruscino dans le territoire des Francs se traduit apparemment par une multiplication et un élargissement des relations qui ont la monnaie comme support.
V - CONCLUSIONS
98Nous n’avions à ce jour que de très minces renseignements d’ordre chronologique concernant le haut Moyen Age en Roussillon. Les vestiges médiévaux sont très abondants mais il n’avait pas été possible jusqu’ici d’illustrer l’époque du passage progressif de l’administration wisigothe à celle des Francs par des découvertes de terrain qui auraient pu lui être formellement attribuées. Dans un premier temps, il convenait de fixer les limites de l’étude. Le choix d’intervenir archéologiquement sur le site de Ruscino ainsi que l’appui des textes carolingiens qui s’y rapportent permettent de proposer deux bornes, 700 - 850, d’autant plus précises que la période est mal connue.
99D’un point de vue strictement archéologique les résultats obtenus se traduisent par l’introduction de nouvelles données importantes utilisables dans l’immédiat. Les nécessaires enquêtes statistiques autorisent maintenant à considérer les restes céramiques mis au jour comme des traceurs. C’est-à-dire, qu’à l’image d’autres productions des périodes antérieures ou postérieures, leur présence sur un site contribue désormais à le caractériser, à condition toutefois de disposer d’une quantité suffisante de fragments. De plus, il est à souligner que cette étude ne prend pas en compte des importations, comme c’est souvent le cas, mais une production exclusivement locale.
100Nous connaissons les hommes dont les différentes activités agricoles ou artisanales sont à l’origine des vestiges découverts. Ils sont des migrants Hispani en voie d’assimilation ou bien des autochtones Gothi, mais aujourd’hui les traces que laissent leur vie matérielle nous apparaissent encore identiques. Nous évaluons mieux l’organisation de leur environnement, approchons un aspect de leurs habitudes alimentaires, cernons de près leur vaisselle de terre cuite et si le texte décrit ici les contours physiques et juridiques du paysage, l’objet qualifie l’existence qui s’y développe.

Fig. 1 - EVOLUTION DU SITE

Fig. 3 - Exemples de vases de type 1 a

Fig. 4 – Exemplaires de vases de type 2a

Fig. 5 - Exemples de vases de type 3-4
TABLEAU RECAPITULATIF

RUSCINO


TYPE 4 a

TYPE 2 d

VERRERIE

ELEMENTS DE PREHENSION



Notes de bas de page
1 P. Ponsich, Répertoire toponymique, Terra Nostra, n° 37, Prades, 1980.
2 Anonyme de Ravenne, Cosmographie, IV, 28.
3 M. Chalon, M. Gayraud, Géographie de la partie orientale des Pyrénées, Actes du LI° Congrès de la FHLMR, pp. 46-47.
4 Anonyme de Ravenne, ibidem, V, 3.
5 J.C. Richard, G. Claustres, “Les Monnaies de Ruscino », Ruscino Château Roussillon Perpignan (P.O), Tome I, De Boccard, Paris, 1980, pp. 107-150.
6 Menendez-Pidal, Historia de España, tome VI, p. 423.
7 Dom Devic, Dom Vaissette, Histoire de Languedoc, II, 109, 40.
8 Ibid, II, 73, 20.
9 P. Ponsich, “Des Wisigoths aux Arabes et aux Carolingiens”, Le Pays Catalan Pau, 1986, p.158.
10 Ibid, p. 154.
11 (G.) Claustres “Stratigraphie de Ruscino”, Etudes Roussillonnaises, 1951, II, pp. 137 à 195.
12 M.P. Ruas, R. Broecker, J. Vaquer, “Découverte de semences carbonisées dans trois gisements médiévaux du Toulousain”, Archéologie du Midi médiéval, tome 3, p.61.
13 J. Chapelot, R. Fossier, Le Village et la Maison au Moyen-Age, Hachette, Paris, 1980. p. 127.
14 J. Belaubre, Histoire Numismatique et Monnétaire de la France Médiévale, Le Léopard d’Or, Paris, 1986, p.29.
15 Ibidem.
16 X. Barrai i Altet, La Circulation des monnaies Suèves et Wisigothiques, Contribution à l’histoire économique du royaume wisigoth, München, Zurich, Artémis, 1976.
17 Ibidem.
18 J. Belaubre, op. cit., pp. 34 et 35.
19 Ibidem, p. 35.
20 J. Massot, “Notes sur les monnaies trouvées à Ruscino, Ruscino, 1912, p. 190. G.C. Miles, The coinage of the wisigoths of Spain, Leovigild to Achila, p. 408, n° 458 a.
21 M. Mundo, “Los diplomas wisigodes originales en pergamino : transcipción y comentario“, Miscellanea Barcinonensia, tome X, p. 64.
22 J. Massot, op. cit.
23 M. Mundo, op. cit.
24 Ibidem.
25 Ibidem.
26 X. Barrai i Altet, op. cit., p. 194.
27 A. Colson, “Recherche sur les monnaies qui ont eu cours en Roussillon”, BSPO, 9, 1851-1853, pp. 39, pl. 1 et 5.
28 B. Prunes, Las emissiones trancisionales arabo-musulmanas de Hispania, Barcelone, 1976, p. 417, n° 454.
29 J. Lacam, Les Sarrazins dans le haut Moyen Age français, Paris 1965, p. 71.
30 (A) Colson, Op. cit., p. 39, pl 1.
31 Ibidem.
32 Ibidem.
33 G.C. Miles, op. cit., p. 127, n° 28. M.J. Duplessy, “La circulation des monnaies arabes en Europe Occidentale du VIIIe au XIIIe siècles : Revue Archéologique de Narbonnaise, 5° série, 18, 1956, p.121, n° 2.
34 G.C. Miles : The coinage of the Ummayyad of Spain, New-York, 1950, p. 150, n° 87.
35 Ph. Grierson : Money and coinage under Charlemagne, Düsseldorf, 1965, pp. 501 - 536, pl. I, IV.
36 K.F. Morrison, H. Grunthal, Carolingian coinage, New-York, 1967, p. 242, n° 1060.
37 E. Cauvet, Etude historique sur l’établissement des Espagnols en Septimanie au VIIIe et IXe s., Imprimerie Centrale du Midi, Montpellier, 1898, p. 15.
38 X. Barral i Altet, op. cit.
39 Ibidem.
Auteur
-
Patrice Alessandri
Fouilles réalisées sous la direction de R. Marichal
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