Le docteur Rastoul : « une vie d’apostolat de la Commune à l’île des Pins » (1835 – 1875)
p. 435-447
Texte intégral
1Il y a un peu plus de 125 ans, la France plongeait dans une des pages les plus glorieuse et tragique de son histoire. En effet, c’est le 26 mars 1871 qu’est élue la Commune de Paris.
2Le Docteur Rastoul, originaire du Languedoc, Parisien d’adoption, est dans la capitale en 1871. Il siège dans la fameuse assemblée révolutionnaire, en tant que député représentant du Xe arrondissement. Pourtant, l’historiographie concernant la vie de Philémon Rastoul est d’une grande pauvreté. Les sources historiques sont très limitées : quelques déclarations au Journal Officiel de la Commune, le compte rendu de son procès devant le IIIe Conseil de Guerre, guère plus. Ce provincial, au tempérament grave et calme, connut pourtant une vie politique intense, confronté au 18 mars 1871, l’avènement de la Commune de Paris. Il y rencontre l’histoire, s’y mêle et s’y perd parfois.
3Au cours de mes études à l’Institut d’ Études Politiques de Toulouse, sous la direction du Professeur de Quissac, j’ai pu, grâce à une imposante correspondance de plus de 700 pages étalée dans le temps entre 1856 et 1875 et de nombreux documents inédits1, retracer la vie de ce personnage hors du commun, apportant ainsi une contribution inédite à l’historiographie de la Commune de Paris qui se fonde sur le courrier de mon aïeul Philémon qui dormait dans un vieux carton à chapeau depuis plus d’un siècle dans le grenier de notre maison de Thézan-les-Béziers.
4Républicain et profondément anticlérical, Philémon Rastoul dit lui-même avoir mené « une vie d’apostolat ». Son portrait se divise en deux temps qui correspondent aux deux grandes périodes de sa vie : provinciale et parisienne.
5Ainsi, nous verrons d’abord l’histoire d’un thézannais né en 1835, issu d’une famille de viticulteurs, qui fait ses études de médecine à Montpellier, puis s’installe à Paris sous le second Empire, puis comment il s’engage progressivement dans les intrigues politiques parisiennes suite à la défaite de Napoléon III à Sedan, pour participer activement à la Révolution de 1871 et finir finalement au bout du monde, en Nouvelle-Calédonie.
Le Provincial : les années de formation sous l’Empire (1835-1870)
6Philémon Rastoul est né le 1er octobre 1835, à Thézan (Hérault), dans une vieille famille languedocienne de tradition viticole. Ce petit village d’origine gallo-romaine compte dès le Moyen Âge une population d’environ un millier d’habitants qui reste relativement stable jusqu’au XIXe siècle. Sous la Révolution française, on retrouve quelques traces de la famille Rastoul. Notons que le village de Thézan est d’un calme surprenant en 1789. Lors de la vente des biens nationaux, Pierre Rastoul (aïeul de Philémon) achète deux lots sur les 18 mis en vente. Ces terres ne représentent que 2,5 % du territoire de la commune et se partagent équitablement entre les propriétaires du village. C’est donc avec un calme et une gravité toute languedocienne que Thézan traverse la Révolution. Rastoul hérite sans nul doute de ce tempérament et de cette sociabilité thézannaise.
Des origines languedociennes et rurales
7Le jeune Philémon Rastoul grandit dans un milieu rural, viticole et catholique. Philémon fait sa première communion à Thézan le 11 juin 1848. Il reçoit une éducation religieuse classique, on le retrouve élève au Collège de Béziers au début des années 1850. Au regard de ses cahiers de classe et de ses nombreux livres de prix, le jeune élève Philémon est un enfant studieux et brillant.
8À l’âge de 20 ans il s’inscrit à la Faculté de médecine de Montpellier, s’établit à Montpellier en octobre 1855, et entame donc de longues études qu’il achève en 1862. C’est aussi à cette période que Philémon Rastoul tombe amoureux de Léonie Blayac, originaire de Pailhès. Nous apprenons la nouvelle à travers la toute première lettre connue de sa correspondance en date du 13 décembre 1856. Dans ce courrier adressé à son cousin Blayac et père de Léonie (car à l’époque, il ne convient pas que de jeunes fiancés s’écrivent directement), Philémon déclare son amour pour sa cousine par personne interposée. Il écrit :
« Oh ne l’ignorez pas mon cher cousin, depuis que l’amour a allumé son flambeau sacré dans mon sein, depuis lors, dis-je, mes plaisirs se sont comme émoussés ; une douce mélancolie vient sans cesse se mêler à eux et en modérer l’ardeur ; ma cousine m’apparaît tout à coup dans toute sa beauté et son éclat. Il me semble la voir telle qu’elle était quand j’avais le bonheur de passer mes soirées à côté d’elle ; et puis, elle est si douce et si bonne avec un caractère d’ange, elle possède une foule d’autres qualités que je me dispenserai de vous énumérer, car vous les connaissez bien mieux que moi [...] Je termine ma lettre en faisant des vœux pour notre bonheur à tous, bonheur qui ne peut manquer de se réaliser, bien des compliments à ma cousine, un baiser à ma cousine Léonie. »
« Votre dévoué cousin. »2
9Philémon et Léonie se marient à Pailhès en 1857, alors que Rastoul n’est encore qu’étudiant en médecine à Montpellier. Léonie accouche au cours de l’été 1860 de Berthe puis de Thérèse un an après. Ainsi Philémon Rastoul est père de deux enfants lorsqu’il soutient sa thèse de médecine en 1862. Notons la curiosité de cette situation familiale pour le milieu du XIXe siècle qui nous laisse supposer une large aisance financière de la famille Rastoul. Cette originalité ne cesse de poursuivre la singulière personnalité du Docteur Rastoul.
Fragments d’hygiène prophylactique
10Philémon soutient sa thèse de médecine le 23 août 1862 à la Faculté de médecine de Montpellier. Elle s’intitule « Fragments d’hygiène prophylactique » et porte en sous-titre la mention suivante : « Fonctions génératrices, fonctions de mouvement. »3. Ce traité de médecine sur la morale et la société de son époque a pour objet des préoccupations très modernes puisqu’il concerne l’hygiène corporelle, sportive et sexuelle. Ce thème nous laisse déjà penser que le Docteur Rastoul porte un intérêt certain pour les questions sociales et humaines et les mœurs de la société dans laquelle il vit. Notons que la thèse du Docteur Rastoul est remplie de passages originaux comme cette proposition pour améliorer la santé physique des religieuses dans les couvents. Il s’inspire, non sans humour, des conseils d’un hygiéniste italien : « Ramazzini aurait désiré que, dans les couvents, toutes les religieuses sonnassent les cloches trois fois par jour, le matin, à midi et le soir, mais en enlevant le battant, afin de ne pas incommoder les voisins. Cette exercice, dit-il, serait très utile dans le cas où il conviendrait, pour la poitrine de mettre spécialement en mouvement les membres supérieurs »4. On peut se demander comment le grave jury des maîtres de la Faculté de médecine de Montpellier a pu accueillir de pareilles digressions. Le jeune Docteur Rastoul se montre néanmoins un observateur attentif des mœurs de son époque et semble être un « hygiéniste avancé » pour le milieu du XIXe siècle.
La naissance d’une sensibilité politique plus parisienne
11Le Docteur Rastoul ne tarde pas à exercer. On le retrouve à Paris dans le Xe arrondissement ou il s’installe dans le courant de l’été 1863 avec sa femme Léonie et ses deux filles. Il ouvre un cabinet médical boulevard Magenta en association avec un autre médecin, le Docteur Lombard. Notons que cette pratique commune aujourd’hui est peu fréquente au milieu des années 1860. Pendant cette période, nous avons de très nombreux et précis renseignements sur la vie parisienne du Docteur Rastoul, puisqu’il écrit chaque été à Léonie et à ses filles qui vont passer leurs vacances à Thézan alors qu’il restait à Paris, non sans souffrir de cette séparation. Il écrit à sa femme le 19 septembre 1865 : « Quant à moi, je me porte toujours à merveille malgré une légère mélancolie et une toute petite teinte de tristesse. Je ne puis te dire cependant que je m’ennuie. Ce serait aller beaucoup trop loin. Non, je prends mon mal en patience et tu sais que j’ai assez de philosophie pour me résigner et n’avoir pas trop à souffrir de mon état d’isolement. Cependant je t’avoue que je vois arriver le terme de ton voyage. Je ne voudrais pas le hâter. Je ferai même le sacrifice de quelques jours, s’ils t’étaient nécessaires pour compléter tes petites provisions. Mais je compte sur ta diligence habituelle pour que tu puisses revenir sans inconvénient dans les premiers jours du mois prochain. Comme je vais être heureux de pouvoir t’embrasser et de te serrer contre mon cœur si vide depuis ton départ ! Ce jour-là sera sans contredit un des plus beaux de ma vie. Mais je ne veux pas y penser encore. »5 Mais deux ans plus tard, Léonie sera brusquement emportée par la maladie au cours de l’été 1867.
12Au demeurant, on trouve dans toute cette correspondance, entre 1865 et 1870, de très nombreuses allusions politiques et on assiste à la naissance d’une sensibilité politique plus parisienne. Le Docteur Rastoul se montre farouchement opposé au second Empire et à Napoléon III, alors que ses parents sont conservateurs et favorables à l’Empereur. Peu à peu on découvre le profil politique de Rastoul, en retrouvant dans sa bibliothèque les œuvres de Rousseau, de Lamartine et surtout de Proudhon, mais rien de Marx. Rastoul est un républicain convaincu, favorable à une « république démocratique et sociale ». Rastoul n’est pas « marxiste », c’est un socialiste français proudhonien. D’ailleurs, il se range du côté de Proudhon dans le célèbre débat philosophique qui opposa « la misère de la philosophie » de Marx à « la philosophie de la misère » de Proudhon. Le Docteur Rastoul dépasse largement ces controverses et se positionne radicalement du côté de la lutte contre l’Empire agonisant de Napoléon III au début de 1870.
Un testament politique
13Il écrit une série de lettres à ses parents pour qu’ils votent non au fameux plébiscite de mai 1870 et se prononcent en faveur de la République, de l’instruction laïque, obligatoire et gratuite et même de la séparation de l’Église et de l’État votée pourtant seulement en 1905. Il expose ainsi sa conception fort moderne de la République dans un courrier de mai 1870 :
« La République est le seul gouvernement de l’avenir, c’est là le salut, c’est la paix, la concorde, la sécurité, la liberté ! Voyez la Suisse et l’Amérique. Il ne faut pas s’effrayer du mot ni de la chose. La République, c’est le règne du droit, de la justice, c’est l’abolition des armées permanentes, la diminution de plus de la moitié du budget, c’est la vie à bon marché pour tous. C’est la sécurité, la prospérité des affaires, c’est la fin de l’exploitation ; c’est la décentralisation administrative départementale et communale, c’est pour vous la liberté de nommer vos maires, vos adjoints, vos conseillers, vos magistrats, vos garde champêtres, etc., etc.. C’est le règne du gouvernement de tous par tous, c’est-à-dire la fin du règne d’un seul au détriment de tous et de chacun. »6
14À Paris, vers 2 heures de l’après-midi, le 8 mai 1870, le Docteur Rastoul après avoir voté non au plébiscite de Napoléon III pressent précisément la guerre contre la Prusse de Bismark et rédige alors son testament en cette journée symbolique :
« À la veille des terribles événements qui vont éclater, en présence des dangers qui menacent notre malheureux pays, courbé sous le joug du despotisme depuis dix-huit années, alors que la réaction du droit, de la justice, de l’honnêteté va se lever implacable contre le mensonge et le crime triomphant, tandis que tout citoyen digne de ce nom devra faire son devoir de patriote et combattre pour la cause de la justice et de la liberté si outrageusement violées par l’Empire, moi, soussigné, jouissant de la plénitude de mes facultés mentales, et dans le calme de la réflexion et de l’impartiale raison, écris à la hâte mes dernières volontés, dans le cas où je viendrais à succomber en défendant la cause du peuple et de la souveraineté nationale. [...] Il termine avec ces mots : De la sorte, la balle d’un Bonaparte pourra me frapper au cœur, je mourrai content et verserai volontiers mon sang pour la cause du droit et de la justice, pour le triomphe de la République démocratique et sociale. »7
Le Parisien : le docteur Rastoul sur la voie de « la république démocratique et sociale » (mai 1870 – mars 1875)
15Au même moment, peu après le décès de Léonie, le Docteur Rastoul rencontre une femme qui marque toute sa vie affective et politique à venir : Madame Juliette Lopès. Cette femme mariée, mère de deux enfants, apparaît dans la correspondance du vivant de Léonie au milieu des années 1860. Elle est alors « cliente » et « amie » du ménage Rastoul. Après la mort de Léonie en 1867, Madame Lopès devient la compagne et la confidente du Docteur Rastoul, elle joue un rôle clef dans sa vie et le pousse activement vers la politique. Le couple vit ensemble à partir du printemps 1868 et Juliette Lopès donne un enfant à Philémon Rastoul le 30 mars 1870, un garçon qui se prénomme Paul. La nouvelle fait scandale à Thézan, lorsque les parents de Philémon apprennent que leur fils a un enfant illégitime avec une femme séparée de son mari...
16Le Docteur Rastoul nous renseigne sur la situation à Paris durant l’été 1870 à travers deux lettres du 12 et du 19 août 1870. Il craint une défaite brutale et se prépare à faire œuvre de résistance, défendant l’idée d’« une levée en masse », puis il accuse directement Napoléon III d’avoir mis la France dans cette triste position. Il écrit ces quelques mots à ses parents au milieu du mois d’août 1870, alors que les armées prussiennes de Bismark menacent la capitale :
On attend ici une bataille décisive aux environs de Metz et qui décidera du sort de Paris et peut-être de la France entière. Tous les regards se portent anxieusement sur notre armée de la victoire de laquelle dépend le salut de la patrie. Aujourd’hui ou demain au plus tard, peut être à l’heure où j’écris cette lettre, la terrible bataille est engagée. [...] Tous les hommes valides de 25 à 35 ans à l’exception des mariés et des veufs avec enfants sont appelés sous les drapeaux.
17Ensuite, il porte des accusations sur « les Bonaparte » :
Jamais depuis 1814 et 1815, la France n’avait été aussi bouleversée, et tout cela par la faute des Bonaparte. La République de 92 et 93 avait chassé du sol français l’Europe entière coalisée contre nous. Les Napoléon deux fois nous attirent l’étranger sur le sol sacré de la patrie. La France impériale parviendra-t-elle à se délivrer ? Je l’espère, et pourtant je doute tant les cœurs sont abaissés, les intelligences dépravées par 18 ans d’Empire.
Mais si la France était républicaine, ah ! alors ce serait bien différent ! La force seule de l’idée, la puissance morale de la République arrêterait sûrement l’ennemi. Mais tout cela sont des rêves en ce moment, rêves qui seront peut-être une réalité vivante demain. »8
18Ainsi, comme le Docteur Rastoul le prévoyait, la défaite ne tarde pas à être consommée.
Aux lendemains de Sedan
19Le Docteur Rastoul se range alors résolument dans le camp de la « résistance », d’abord contre les « Prussiens », puis contre les « Versaillais ». La ville est assiégée par les troupes prussiennes. Les Parisiens choisissent de résister, constituent une « Garde nationale » composée de 260 bataillons. Chaque arrondissement de Paris s’organise en Comité. Le Docteur Rastoul est élu au Comité de Vigilance du Xe arrondissement le 7 novembre 1870, puis en octobre il est nommé Chirurgien-Major du 135ème bataillon de la Garde nationale, commandé par Germain Casse.
20Il expose la situation : à la fin du mois de février 1871 :
« Après 5 mois de siège, dans une ville de deux millions et plus d’habitants, presque tous soldats, exposés à toutes les souffrances physiques et morales, à tous les tourments, toutes les privations, tous les dangers ; alors que, par la force des choses, facilitée par l’infâme trahison de nos gouvernants, toute la population était menacée de la famine et exposée à une mortalité effrayante (4 à 5 mille décès tous les 6 jours) ; tandis que nous avons souffert de la faim, en proie tous à la famine qui devenait de plus en plus menaçante ; vous ne vous préoccupez nullement de savoir comment nous avons supporté ces 5 longs mois de privations de toute espèce !!!... »
21Il termine cette lettre enflammée par une virulente critique de la société du second Empire :
« Oh ! Quand je vois la société qui repose sur toutes ces infamies, sur toutes ces iniquités, sur tant d’injustice, sur tant de cupidité et de criminelles convoitises. Oh ! Je vous l’avoue avec toute sincérité, on se sent l’irrésistible besoin de briser cette société barbare, et de tout bouleverser. [...] Je sais d’avance tout ce que j’aurai à supporter de calomnies et d’injustices. Quand on fait d’avance le sacrifice de la vie, les autres considérations ont bien peu de valeur. [...] Je suis détaché des sentiments de famille. Mais je deviens un révolutionnaire qui donnera sa vie et son sang pour briser cette société infâme et marâtre, et établir sur ces ruines sanglantes, la République Démocratique et Sociale, c’est-à-dire le règne du Droit, de la Justice et de l’Égalité !... »9
22En effet la situation se détériore au début de mars 1871.
Rastoul s’engage...
23Thiers signe l’armistice avec Bismark le 28 janvier 1871 et décide le 18 mars de récupérer les canons parisiens de la Garde nationale. On connaît la suite...
24Le Comité central de la garde nationale décide d’organiser des élections pour le 26 mars 1871. Rastoul, candidat dans le Xe arrondissement, est élu à la Commune de Paris, par 10 738 voix sur 16 765 votants. L’Assemblée révolutionnaire compte 86 élus issus des vingt arrondissements de Paris. Le jeune député Rastoul siège pour la première fois à la Commune de Paris le 29 mars 1871, il a 35 ans. L’Assemblée se divise en dix Commissions qui constituent en quelque sorte le gouvernement de la Commune. Rastoul siège à la Commission des Services Publics en compagnie de Ostyn, Billioray, Mortier, Martelet et Jean-Baptiste Clément. En qualité de membre de la Commune, il va mener un combat politique en faveur de la République. Il souhaite « une République démocratique et sociale », est favorable à la décentralisation, défend les grands principes d’égalité de 1789 et se fait le défenseur de la transparence des débats publics à la Commune. Il va jusqu’à proposer la distribution gratuite du Journal Officiel de la Commune, une proposition fort moderne. Rastoul n’est cependant en rien un révolutionnaire enragé : il est modéré et très attaché aux grands principes démocratiques et constitutionnels sur lesquels se fonde encore aujourd’hui la Ve République. On peut le ranger dans la catégorie des radicaux républicains des débuts de la IIIe République.
De l’inspection des Ambulances au Club des Montagnards
25À cette activité politique débordante durant les 72 jours de la Commune, Rastoul ajoute ses compétences médicales. En effet, Paris est livré à l’anarchie et à la guerre, et des centaines de blessés affluent chaque jour. En sa qualité de médecin, le Docteur Rastoul est nommé par la Commune Inspecteur Général des Ambulances le 7 avril 1871. Cette mission médicale et humanitaire lui tient particulièrement à cœur et il s’y investit pleinement. Il est chargé de superviser et d’organiser toute la logistique des hôpitaux parisiens alors surchargés et manquant de moyens en matériels et en hommes.
26Rastoul mène donc le combat sur tous les fronts, il siège à presque toutes les 31 séances officielles de la Commune, parcourt Paris pour contrôler les Ambulances, et comme si cela ne lui suffisait pas, il préside le Club des Montagnards établi boulevard de Strasbourg pendant toute la Commune. Notons que le Club des Montagnards, comme de nombreux autres clubs sous la Commune, est en fait le lieu de grands débats idéologiques de l’époque. Ils sont en quelque sorte les ancêtres de nos partis politiques modernes.
« Je vote contre l’ensemble du projet [...] »
27À la fin du mois d’avril 1871, la guerre civile et le blocus de Paris font terriblement souffrir la capitale au bord de la famine. La situation est catastrophique, c’est alors que se produit la grande rupture politique de la Commune. C’est l’affaire du Comité de salut public. L’amendement Miot, « vieille barbe » de la Révolution de 1848, propose l’établissement d’un comité de salut public qui rappelle les exactions et les crimes commis pendant la « Grande Révolution » par Robespierre et son Comité de salut public. Le Docteur Rastoul est fermement opposé à ce Comité et se range avec la minorité. C’est la grande fracture politique entre une large majorité qui vote l’institution du Comité de salut public le 1er mai 1871 et la minorité qui le refuse. Le rapport de force est de 45 pour et de 23 contre sur 68 députés. Sur cette question Rastoul fait preuve de courage politique et refuse la dictature. Il s’explique : « Je vote contre l’ensemble du projet, parce qu’il aboutit en réalité à la confusion des pouvoirs, qui amène des conflits et produit le désordre et l’anarchie, et que je voulais la séparation des fonctions avec la responsabilité effective devant la Commune de cette Commission exécutive, ayant pleins pouvoirs sur toutes les autres commissions, mais laissant à la Commune toute entière le rôle de comité de haute surveillance, avec puissance de la briser et de la révoquer, tout en s’abstenant de toute intervention directe dans l’exécution et la direction. »10. Rastoul considère les principes de division des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire énoncés par Montesquieu comme les lois inviolables de la République et de la Commune. Il vote non au Comité de salut public.
28À partir de ce moment-là, il est dans l’opposition avec une poignée d’autres Communards, refusant la dictature qui s’achève à la fin du mois de mai dans un bain de sang. Rastoul est l’un des rares à prévoir et à refuser cette sanglante guerre civile. C’est alors qu’il fait cette proposition pleine de courage et d’honneur politique devant la Commune de Paris le 24 mai 1871 : « La Commune de Paris et le Comité central de la Garde nationale, se reconnaissent vaincus, viennent offrir au gouvernement de Versailles leurs têtes, à la condition qu’il ne se sera fait aucune poursuite, qu’il ne sera exécuté aucune représaille contre l’héroïque Garde nationale. »11
29C’est probablement cette noble et courageuse proposition qui vaut à Rastoul d’éviter la condamnation à mort au lendemain de la Commune. Il est arrêté le 28 mai 1871 et incarcéré dans les prisons de Versailles. À 35 ans, le Docteur Rastoul connaît la triste aventure de la prison politique. Ses filles sont rentrées se réfugier à Thézan. Son fils Paul reste avec sa mère, Juliette Lopès, qui devient sa confidente et le soutient jusqu’au bout. Elle intrigue et prépare le procès, s’installe à Versailles pour être plus proche de lui. D’ailleurs Rastoul écrit un an plus tard ces mots superbes à propos de Juliette Lopès :
« Vous devez savoir que la vérité sort de la bouche des enfants. Elles vous diront, ces chères mignonnes, que quand j’ai été arrêté, Juliette ma sauvé la vie. J’allais être fusillé, je devais l’être, et c’est grâce à elle, à son insistance, à ses démarches, à ses supplications, à ses larmes quelle a attendri les généraux qui m’ont fait grâce de la vie. Et vous oubliez que sans Juliette, je serais à l’état de cadavre ? Que vous n’auriez plus de fils ? »12
De Fort Boyard à l’Île des Pins.
30Le Docteur Rastoul comparait devant le IIIe Conseil de Guerre. Il est condamné le 2 septembre 1871 à la déportation simple pour ses opinions et son action politique. Très affecté et marqué par la sévérité de la sentence, Rastoul mettra plusieurs mois avant de se remettre physiquement et moralement de cette « terrible année 1871 ». Il reste en prison à Versailles entre mai et novembre 1871, ensuite il est transféré vers l’enceinte fortifiée de Fort Boyard.
31Rastoul séjourne un peu moins d’une année à Fort Boyard, exactement entre décembre 1871 et l’été 1872, avant d’être déplacé une nouvelle fois sur l’Île de Ré qu’il quitte en janvier 1873. Henri de Rochefort, le journaliste et écrivain communard, est le compagnon de cellule du Docteur Rastoul à Fort Boyard. Rochefort décrit ainsi son arrivée à Fort Boyard : « Notre cœur ne s’en serra pas moins quand le mastodonte en pierre bâti sur la Roche Boyard nous apparut dans la rougeur du matin. Noire et percée de sabords d’où sortaient des yeux féroces, figurés par les canons qui semblaient nous suivre du regard, cette bête apocalyptique avait tout l’air de nous attendre pour nous dévorer. »13 Henri de Rochefort fait une bien curieuse proposition au Docteur Rastoul : s’évader ! Rastoul, lui, ne se préoccupe que d’une chose : sa réhabilitation. Il porte tous ses espoirs sur la Commission des Grâces qu’il ne cesse de solliciter. Rastoul refuse donc un extravagant plan d’évasion de Rochefort, qui fut d’ailleurs un échec cuisant. Rochefort relate cette anecdote dans ses mémoires :
« Rastoul avait nettement refusé quand il était interné en même temps que moi de s’associer à mon projet d’évasion, qu’un exécrable hasard fit avorter, mais qui présentait les chances de succès les plus réelles. [...] À marée basse, le brise-lames qui avançait comme la proue d’un navire était complètement hors de l’eau. Par une nuit noire, un canot pouvait donc y aborder assez facilement, la surveillance de notre côté étant à peu près nulle. Si le capitaine d’un bateau, soit français, soit étranger, consentait moyennant une somme débattue, à venir nous attendre dans sa baleinière auprès du terre-plein du brise-lames, nous n’avions qu’une mince difficulté à descendre de notre sabord au moyen de nos draps solidement roulés et attachés à l’affût du canon. Nous laisserions pendre jusque sur le terre-plein une ficelle à l’extrémité de laquelle serait attaché un gobelet de fer-blanc posé sur la fonte du canon de la casemate. Il suffirait de tirer cette sonnette de nuit pour provoquer par le choc des deux métaux un bruit qui nous avertirait de la présence de nos amis. »14
32Le Docteur Rastoul est transféré en juillet 1872 à l’Île de Saint-Martin de Ré, où il attend plus d’un an avant d’être définitivement déporté aux antipodes. Sa femme, Juliette Lopès et son fils Paul, avec les deux autres enfants de son premier mariage, quittent alors Versailles pour venir s’installer sur l’Île de Saint-Martin de Ré.
33Dans une des nombreuses lettres adressées à ses filles le Docteur Rastoul donne des nouvelles du petit Paul qui a un an ; et malgré la prison il ne perd pas son humour, il écrit : « Il a 8 dents et il marche presque seul ! Il dit : Papa, Maman ; il crie vive la République ! ». Puis brutalement par un courrier daté du 2 avril 1872, on apprend le départ pour la Nouvelle-Calédonie. Rastoul embarque en rade de Brest à la mi-janvier 1873 à bord de l’Orne. Le navire mettra presque 5 mois à relier l’Île des Pins, au sud de la Nouvelle-Calédonie.
La déportation politique
34Une seule escale est prévue pour les 550 condamnés politiques à « la déportation simple ». L’Orne jette l’ancre dans la rade de Dakar, au Sénégal pour ravitailler le navire. Rastoul est alors encore persuadé que la réhabilitation viendra, il écrit : « Le retour est inévitable et prochain. En attendant ce jour si désiré ; recevez à travers l’Océan et l’espace, les milliards de baisers que je vous envoie sur les ailes de l’espérance. »15 Le voyage est ensuite interrompu par une seconde étape forcée en Australie, à Melbourne. Cette étape imprévue fut le fait d’une épidémie de scorbut à bord, Rastoul fut épargné et mit pied à terre sur la petite Île des Pins, au début du mois de mai 1873.
35Le Docteur Rastoul ne retournera plus dans l’hémisphère nord, malgré ses espoirs, puisqu’il bénéficie rapidement d’un statut de liberté surveillée. En effet, il séjourne d’abord entre mai et juillet 1873 sur cette petite île perdue au sud de la Grande-Terre. Il semble supporter relativement bien les contraintes de cette première détention aux bagnes de Nouvelle-Calédonie. Ensuite, il retrouve une semi-liberté à Nouméa. Il s’installe à l’été 1873 comme médecin en Nouvelle-Calédonie. Sa femme, Juliette Lopès et son fils Paul le rejoignent. Les lettres nous apprennent qu’il reprend goût à la vie, il achète une maison qu’il rembourse dans l’année grâce à sa position de médecin civil, un poste qui n’existait pas alors. À la fin du XIXe siècle, on ne trouve qu’un médecin militaire en Nouvelle-Calédonie. Il va jusqu’à envisager de faire du commerce du vin depuis Thézan...
Espoirs d’évasion...
36Un an plus tard, à l’été 1874, l’évasion de plusieurs détenus en liberté surveillée à Nouméa, dont Henri de Rochefort, a des conséquences catastrophiques sur ceux qui n’avaient pas eu la chance de pouvoir s’enfuir. Rastoul est de ceux-là, il subit donc les mesures de rétorsion du gouvernement de Paris qui « se venge sur des innocents » écrit-il. Madame Lopès et ses enfants sont expulsés de Nouvelle-Calédonie et doivent aller vivre en exil en Australie. De là elle correspond avec Louise Michel. Rastoul quant à lui retourne sur l’Île des Pins et prépare après un an de cette nouvelle détention une évasion. Malheureusement, le destin a voulu qu’il périsse noyé, avec 20 de ses camarades. Le plan de l’évasion étant probablement vendu quelques jours avant l’arrivée d’un navire que Madame Lopès avait payé pour stationner au large du bagne. Les fuyards furent contraints d’avancer leur départ et furent emportés dans le Pacifique sud. Louise Michel relate ce triste événement dans son ouvrage intitulé La Commune : « Ils tentèrent de s’enfuir vers l’Australie et le 18 mars les débris de l’embarcation furent jetés à la côte ; pas un vêtement, pas un bout de couverture, pas un cadavre. Ont-ils été dévoré par les requins, ou les naturels de cet archipel dont l’Océan est constellé, les auront-t-ils amenés si loin qu’ils n’auront pu gagner d’autres terres ? »16 Le Docteur Rastoul est mort porté disparu le 11 mars 1875, au large de l’Île des Pins.
37Comme il l’écrivit très justement dans l’une de ses 120 lettres que nous redécouvrons plus d’un siècle après, il mena « une vie d’apostolat », un combat politique « presque d’avant-garde » pour une République qui ne fut votée qu’en 1875, à une voix de majorité, par une chambre royaliste divisée entre orléanistes, légitimistes et bonapartistes...
Notes de bas de page
1 LUBAC Michel, Le Docteur Rastoul (1835-1875), « Une vie d’ apostolat de la Commune à l’Île des Pins » (Réhabilitation), Mémoire de l’Institut d’ Études Politiques de Toulouse, dirigé par Monsieur le Professeur Jean de Quissac, Toulouse, 1995, 154 pages.
Sources inédites concernant le Docteur Rastoul (1835-1875) :
– Cahier de composition, juin 1850.
– 5 cahiers de classe du Collège de Béziers, deux d’histoire et géographie, 1851 et 1852-53, un d’origine des verbes grecs, 1851, un de physique, 1853, et un de devoirs classiques, 1853. – Fragments d’hygiène prophylactique, Thèse de médecine, Philémon Rastoul, Montpellier, 1862.
– Correspondance :
119 lettres entre décembre 1856 et septembre 1875, 723 pages. [Ces lettres, pour des facilités de classement sont répertoriées en 5 volumes.]
2 Lettre du 13 décembre 1856, de Rastoul à son cousin Blayac, vol. I, p. 1-4.
3 Fragments d’hygiène prophylactique (fonctions génératrices, fonctions de mouvements). Thèse présentée et soutenue à la Faculté de Médecine de Montpellier le 23 août 1862, par Philémon RASTOUL, de Thézan (Hérault), pour obtenir le grade de Docteur en Médecine, ed. Typographie de Pierre Grollier, 9 me des Tondeurs, Montpellier, 1862, N° 50, 91 pages.
4 Fragments d’hygiène prophylactique, op.cit., p. 74-75.
5 Lettre du 19 septembre 1865, de Philémon Rastoul à Léonie, vol. I, p. 109.
6 Lettre du 5 mai 1870, de Philémon Rastoul à ses parents, vol. II, p. 269 à 284.
7 Testament du Docteur Rastoul, 8 mai 1870, Paris, vol. II, p. 293 à 298.
8 Lettre du 19 août 1870, de Philémon Rastoul à ses parents, vol. III, p. 311 à 317.
9 Lettre du 24 février 1871, de Philémon Rastoul à ses parents, vol. IV, p. 470.
10 Les 31 séances officielles de la Commune de Paris, ed. Maspero, 1970, p. 144.
11 DECOUFLE, André, La Commune de Paris (1871) Révolution populaire et pouvoir révolutionnaire, Paris, ed. Cujas, 1969, p. 200.
12 Fragment de lettre de février ou mars 1872 (estimation), de Philémon Rastoul à ses parents, vol. IV, p. 498.
13 ROCHEFORT Henri (de), Les aventures de ma vie, 5 volumes, Paris, ed. Stock, 1896- 1898, tome 3, Ch XVII, p. 146-147.
14 ROCHEFORT Henri (de), op. Cit, p. 152.
15 Lettre du 31 janvier 1873, de Philémon Rastoul à ses filles, vol. V, p. 630-634.
16 Louise MICHEL, La Commune, 1898, p. 433-434.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les monarchies espagnole et française au temps de leur affrontement
Milieu XVIe siècle - 1714. Synthèse et documents
Jean-Pierre Dedieu, Gilbert Larguier et Jean-Paul Le Flem
2001
La désorganisation
Contribution à l’élaboration d’une théorie de la désorganisation en droit de l’entreprise
Muriel Texier
2006
Le Livre Vert de Pierre de la Jugie
Une image de la fortune des archevêques de Narbonne au XIVe siècle. Étude d’une seigneurie
Marie-Laure Jalabert
2009