1La Commune de Paris reste, fin du XX^e siècle, un fait historique complexe, riche, inépuisé et inépuisable. Un événement véritable du passé, un objet présent de réflexion, une source de projection d’avenir. De Vallès, nous avons précisément trois représentations de la Commune, dont il fut lui-même un représentant et un membre actif. La première est un journal, Le Cri du Peuple, qui paraît, jour après jour, dans la rue et dans le présent de la Commune ; la deuxième est une représentation théâtrale, La Commune de Paris, pièce écrite au lendemain de la Commune, en 1872, prête à être jouée, et presque jamais jouée jusqu’à nos jours ; la troisième représentation, L’ Insurgé, est un récit longuement travaillé, souvent remanié, dûment construit, clos par Vallès de son vivant mais paru après sa mort, sans doute la plus grande œuvre littéraire jamais inspirée par la Commune. Le même grand Événement représenté dans trois genres littéraires, trois genres de communication : sur page de journal, sur scène, sur page de livre. Trois projections d’un héros : non individuel, mais grand, le Peuple, qui est partout à la fois présence et acte ; trois « discours » sur l’Événement Révolution, de l’Événement Révolution, si souvent diffamé et dissous en notre fin du XX^e siècle ; trois images en acte, trois formes d’acte, pour une Révolution spécifique, différente de toutes les précédentes en France, qui, en ses trois mois d’existence dans la seule ville de Paris, a dégagé d’elle-même une sorte d’essence nouvelle et a focalisé, presque sans le savoir, le regard du monde. Elle fut un œil : un œil qui regardait l’Europe et un œil vu dans toute l’Europe.

2Le Cri du Peuple, qui a commencé sa carrière de journal le 22 février 1871, avant la proclamation de la Commune, le 18 mars, dès lors pas à pas, dans son temps quotidien, dans son déroulement assez vertigineux, et toujours au présent, l’événement Commune. Il en est plus que la voix, le cri ; il crie dans les rues de Paris ce qu’est pour Paris, pour la France et le monde, la Commune. Il présente donc, pour l’événement, toutes les valeurs d’immédiateté, de témoignage présent et de lecture ; il scande, par le commentaire et par l’action (la parole est action), un temps très rapide et très dense. On a une sorte de filmographie, où les titres même sont des images, sous la signature et sans signature parfois, de Vallès ; après le 19 avril, Vallès ne signe plus ses éditoriaux pour laisser au journal sa valeur de parole collective.

3Malgré l’importance de la date du 18 mars, il faut noter une constante dans la lutte du Cri du Peuple avant et après le 18 mars. Vallès et Le Cri du Peuple avant le 18, savent, affirment, dans une situation certes pré-révolutionnaire, qu’ils contribuent à faire telle précisément, quelques points capitaux que la Commune proclamée appuiera dans l’action. Premier aspect, national, trop souvent méconnu ou escamoté : il y a un ennemi direct, qui est Bismarck, et Paris est une ville blessée mais non vaincue ; les titres du journal claquent, comme Paris vendu (22 février) : on y rappelle l’écrasement de Juin 1848, où jouèrent déjà certains politiciens du présent de 71 ; on joint le présent au passé, et la jonction en dit long :

« O pauvres Républiques ! On égorge l’une dans nos bras, en 51 ; on déshonore l’autre sous nos yeux en 71. Nous sommes toujours bernés, roulés, meurtris, et le peuple est toujours affamé et sanglant ! » (24 février).

4Le journal prend le deuil lors de l’entrée des Prusssiens dans Paris, légalisée par Thiers ; malgré la « fête prussienne », le journal crie aux Républicains : « Ne tire pas !... Ne tire pas ! » (28 février). Bravo, Paris clame le titre d’un article (28 février), qui récuse les larmes de Thiers et refuse, lui, de pleurer. Sous le titre La Paix, le journal proclame « Ils croient qu’elle est faite ! [...] cela se signe sur la peau du peuple ; rien que sur la peau ! » ; « la paix » met fin pour un temps à une guerre proclamée par les dirigeants devenus complices, mais la guerre sociale est toujours là, qui appelle un internationalisme salutaire :

« La guerre ne fait qu’habiller en costume de carnaval des guerriers de vingt ans ou de trente, qui portent la veste bleue ou le manteau blanc » [...]
« Les haines d’exploité à exploiteur, de prolétaire à patron, de locataire à propriétaire, de fermier à seigneur, les avez-vous éteintes ?

Elles couvent partout, sous les cendres de Paris brûlé ou sous les feux de joie de Berlin victorieux, – et les socialistes vous rient au nez, vainqueurs de Berlin, traîtres de Paris. » (5 mars)

5Thiers est là, qui était déjà là avant 48 et après ; et Jules Favre ; et tant d’autres « charlatans politiques », qui se jouent du Peuple et des peuples. Alors qu’existe, proche du peuple, la vraie « passion politique » (titre du 26 février), toujours neuve et novatrice, qui « fortifie ceux qu’elle empoigne, et honore ceux qu’elle menace » : une fièvre qui parcourt « les honnêtes gens » et les précipite dans le danger et dans la mort. Internationalisme encore, lorsque le Cri du Peuple célèbre un nouvel et vrai Parlement, où ne parlent pas des rhéteurs, ou des imitateurs sonores de 93 : un « Parlement en blouse » (27 février) qui siège Place de la Corderie, qui incarne « la Révolution en habit d’ouvrier », le « Travail en manches de chemises, simple et fort » ; un bel article que transplantera Vallès dans son récit L’Insurgé. Le journal sait fort bien distinguer la bourgeoisie et le peuple, les contradictions internes de la bourgeoisie, et, derrière la guerre des nations, tenter de percevoir les luttes des classes (sans dogmatisme de la lutte de classe). Il y a bien une vieille et une nouvelle politique : une nouvelle est en train de naître. La vieille « doit crever au pied du lit où la jeune République agonise » (27 février).

6Si l’on veut enfin faire un sort à la question sociale intérieure à Paris, l’un des deux motifs capitaux avec la question nationale de la révolution communarde, on trouve l’article de Vallès La grève du logis (8 mars), qui reprend le beau texte de La Marseillaise du 8 janvier (texte transcrit plus tard dans L’Insurgé) représentant la visite de l’huissier dans un logis de pauvres), et évoque la menace d’une grève nouvelle, celle du loyer :

« Ils sont trente mille riches qui détiennent sur une surface de trente lieues carrées de sol de la patrie. Nous sommes un million quatre cent mille qu’ils exploitent et qu’ils ruinent, un million quatre cent mille !

Ils y ont mis de la patience ! Mais aujourd’hui les pauvres savent ce qu’ils valent, et que le travail est tout, et qu’il n’est pas une fortune qui n’ait ses racines dans la boue féconde des faubourgs ! »

7Qui dira encore que la Commune de Paris, et Vallès lui-même, ne savaient pas contester certains aspects de la propriété, foncière et immobilière ?

8Arrive le 18 mars : la Commune est proclamée ; elle tombe, un beau matin (pas un beau soir, méticuleusement prévu), comme un fruit mûr. Cette proclamation inouïe d’une Révolution calme et placide « comme une rivière bleue », Vallès attend (Le Cri du Peuple a été suspendu par Vinoy et l’effet de suppression dure un peu – jusqu’au 22 mars) la proclamation officielle : article Le 26 mars (le journal est du 28) pour écrire la plus belle page lyrique et idéologique de son journal, située presque hors du temps et que l’Insurgé reprendra telle quelle (chapitre XXVI). En voici quelques lignes :

« Quelle journée ! [...]

O grand Paris !

Lâches que nous étions, nous parlions déjà de te quitter et de nous éloigner de tes faubourgs qu’on croyait morts !

Pardon, patrie de l’honneur, cité du salut, bivouac de la Révolution !

Quoi qu’il arrive, dussions-nous être de nouveau vaincus et mourir demain, notre génération est consolée !

– Nous sommes payés de vingt ans de défaites et d’angoisses. » [...]

Le 18 mars te l’a sauvé belle, gamin ! Tu pouvais, comme nous, grandir dans le brouillard, patauger dans la boue, rouler dans le sang, crever de faim et crever de honte, avoir l’indicible douleur des déshonorés !

C’est fini !

Nous avons saigné et pleuré pour toi. Tu recueilleras notre héritage. Fils des désespérés, tu seras un homme libre. »

9Vallès s’adresse ainsi aux hommes écrasés en Juin 48, au gamin de Paris (Gavroche), à lui-même, dont l’enfance et toute la jeunesse sont rachetées par le 18 mars. La révolution communarde sait, par Vallès et quelques autres, être lyrique et de beau style révolutionnaire. La page n’est pas seulement lyrique, générale pour l’enfant et personnelle pour l’enfant Vallès : Vallès ne dit pas, mais n’oublie pas, le décret pris par la Commune de faire prendre en charge par la ville les enfants nés de « filles-mères » (comme on disait déjà) : une assistance vraiment « publique » qui concernait désormais ces enfants aussi, et non plus seulement les enfants orphelins et abandonnés. Vallès pense à tous les enfants.

10Dès lors, la Ville s’affirme, avec tous ses pouvoirs spécifiques, indépendants d’un pouvoir central et national (qui « démissionne » et s’annule lui-même pour ce qui est de la Défense nationale, pourtant proclamée) : l’article de Vallès intitulé Paris ville libre (22 mars) est expressément adressé à la bourgeoisie de Paris ; début : « Il y a la bourgeoisie travailleuse et la bourgeoisie parasite » ; c’est la seconde qu’on attaque :

« Troupeau de bavards, cohue d’ambitieux, pépinière à sous-préfets et à conseillers d’État.

Celle aussi qui ne produit pas, qui écume ; qui rafle, par des systèmes de banque ténébreux ou par des spéculations de bourse éhontée, les bénéfices que font ceux qui se donnent du mal, – spéculateurs sans vergogne qui volent au pauvre et prêtent aux rois, qui ont joué aux dés sur le tambour de Transnonain ou du 2 décembre et qui songent déjà à tailler leur banque sur le cadavre de la patrie ensanglantée. »

11Éloge hugolien de Paris, de « Paris ville libre », qui « reste le chercheur habile, le trouveur heureux », qui « restera le maître et le roi ». Dans une note, Vallès se prononce contre la suppression par la Commune du Figaro et du Gaulois : il répète qu’il est toujours « pour la liberté de la presse absolue et illimitée [...]. La liberté sans rivages ! ». Le journal soutient les élections à la Commune et salue sa proclamation élective (article Le Scrutin) avec l’article titré La Fête (30 mars) : la Révolution devient acte fondateur : la Commune est proclamée et ratifiée, et c’est une fête :

« La Commune est proclamée dans une journée de fête révolutionnaire et patriotique, pacifique et joyeuse, d’ivresse et de solennité, de grandeur et d’allégresse, digne de celles qui ont vu les hommes de 92, et qui console de vingt ans d’Empire, de six mois de défaites et de trahisons.

Le peuple de Paris, debout en armes, a acclamé cette Commune, qui lui eut épargné la honte de la capitulation, l’outrage de la victoire prussienne, et qui la rendra libre comme elle l’eut rendu vainqueur. »

12Certes, Vallès et Le Cri du Peuple pressentent très tôt (question de rapport de forces) l’inévitable défaite, ils s’impatientent (article Décidez-vous, 3 avril) devant les tractations secrètes, les trahisons, et redoutent « la terreur noire », mais ils sont conscients que la Commune sera immortelle, parce qu’elle est un moment, capital, neuf, de la « Révolution sociale en marche » :

« Oui, l’on peut maintenant mourir ! Notre défaite, si une trahison livrait une porte, si un hasard nous faisait battre, l’assassinat même des républicains, rien de tout cela ne sauverait les assassins et ne tuerait la République. »

13Conscience aiguë de Vallès, et de Varlin (Vallès reprendra sa conviction proclamée fin mai), que la Commune, même vaincue, aura rendu inébranlable, contre toutes les restaurations monarchiques ou bonapartistes, le régime de la République :

« Allons ! La Révolution est sûre ! Tout ce que pourrait amener le calcul des trahisons, ou bien le hasard des batailles, ne pourrait rien, dans l’avenir, contre Paris républicain. Il passerait sur ses pavés un million d’hommes qu’ils n’écraseraient pas la moisson. » (7 avril)

14Les articles de Vallès dans Le Cri du Peuple se détachent sans doute par leur qualité littéraire, mais le journal tout entier illustre la marche, l’activité intérieure et militaire de la Commune. Le Cri du Peuple associe bel et bien – selon la métaphore de Vallès – la plume et la baïonnette. Le journal, du reste, ne manque pas de lueurs jacobines : certain retour des morts (des prisonniers exécutés par Versailles), prélude à la défaite, ne manque pas de sombre grandeur à la Malraux :

« Les baïonnettes, ce soir, avaient des lueurs sombres et dures sous le ciel gris, et il y avait des éclairs de tristesse terrible, dans les yeux sans larmes ! » (8 avril).

15Mais une vue globale des articles de Vallès et du Cri du Peuple ne peut que dégager des traits fondamentaux qui auront leur écho plus tard, dans L’Insurgé surtout. Une figure et une présence du Peuple, au nom duquel on parle et on se bat : donc aussi une entité politique. Des traits et des portraits jaillissent. Premier trait : le Peuple est représenté comme un costaud, un mâle ; il se nomme lui-même, il décline son identité : « Je m’appelle le Peuple ». Le Peuple est un Hercule, un Hercule bon, fort et doux. Deuxième trait : il est le Travail même, il porte encore blouse. Troisième trait : il souffre, de la faim, de la misère ; il est fondamentalement un peuple de « souffrants » (comme dit Vallès) ; souffrant, jusqu’à l’intolérable, donc jusqu’à la révolte, l’irrésistible révolte des bons. Certes, il est aussi mythique, même si l’on sait, et Vallès sait, que, socialement, il est surtout composé d’artisans, même s’il est (ou doit être) politiquement socialiste (défini ainsi par Louis Blanc, Proudhon et Blanqui). Mais il est naturellement mythique, érigé en mythe par l’Histoire, surtout depuis la Révolution française ; il est sujet de l’Histoire. Mythe encore – on voit qu’Histoire et mythologie s’imbriquent sans cesse – réfracté en mythe de Paris : par la grâce littéraire de Hugo et de Michelet. Le thème et la valeur du travail sont ainsi, dans Le Cri du Peuple et chez Vallès, très dominants ; dominants sur ceux de la Propriété : celle-ci intervient seulement à propos des « propriétaires » immobiliers de Paris, donc de la dépossession du sol, et du coup de la terre patrie. Le critère de Travail permet aussi, on l’a vu, de scinder la bourgeoisie : la bourgeoisie travailleuse et la bourgeoisie fainéante ; bref, la bourgeoisie classe contradictoire, ce qui tout de même va assez loin. Le thème de la Ville est – à partir de Paris-Ville libre, c’est-à-dire d’une vision fédéraliste de la France (qu’on sait aussi écrire et décrire) – naturellement très fort : la Ville de Paris, exemplaire mais non impérialiste sur les autres villes ; Ville-phare, Ville-œil du monde. Ville dont le journal, et Vallès, représentent aussi la topographie : les quartiers « populaires », les quartiers de barricades ancestrales, Saint-Antoine déjà ancien, et Belleville tout frais encore !

16Le Cri du Peuple n’oublie pourtant pas la province ; lorsqu’il l’accable (« les ruraux ») et lorsqu’il tâche de la comprendre. Ainsi Pierre Denis exalte « le programme de la Révolution urbaine, communale, lutécienne » en précisant : « Paris ville libre, non pas séparée de la France, mais non pas soumise aux hommes d’État qu’il plaît à la province d’acclamer, d’élire ou de subir ». Vallès ne peut que songer à la province, il n’en dit pas mot ; il doit avec Pierre Denis déplorer « la haine pour Paris des Jacques Bonhomme mal endimanchés », qui commence à l’Île-de-France, pour qui pourtant ont été faits jadis les Droits de l’Homme1. Avec une telle conscience de la Ville, foyer du monde, et de ses entours, de la province attardée, même isolés et annexés par le pouvoir de Thiers, la Révolution ne saurait-être, au départ, conçue par la Commune que comme une Révolution paisible et tranquille « comme une rivière bleue ». Si elle deviendra violente et rouge sang, ce ne saurait être la faute à la Commune elle-même.

17Le Peuple invoqué dans Le Cri du Peuple et par Vallès en particulier, n’est pas une entité littéraire, même s’il se nourrit de littérature : il est une réalité sociale et politique, perçue dans ses valeurs immédiates et lointaines ; il est de Paris, des rues de Paris et de certains quartiers (évidemment plus que d’autres). C’est un peuple, surtout, en gestation, façonné par le journal qu’il lit chaque jour (le Cri du Peuple a parfois atteint 100 000 exemplaires, ce qui est considérable pour le seul Paris), un peuple de France riche, dense et mobile qui devient, à certains moments, Paris et même Belleville. Même si l’on flotte un peu sur la notion de classe (qui donc n’y flottait pas à cette époque, même chez des révolutionnaires patentés ? pour ne pas parler du XX^e siècle...). Ce qui peut-être domine de la représentation de la Commune, dans le journal de Vallès, c’est le sens de la rupture avec le passé, y compris avec les révolutions du passé, le sens d’un extraordinaire présent, le pressentiment d’un avenir possible qui soit humain, juste, « social » et même internationaliste ; nullement rivé à une Ville, même si son présent est incroyablement limité, cerné, fermé (militairement !), ouvert aux autres villes, aux campagnes, et à d’autres peuples ; « fédéraliste » au sens plein et ouvert, c’est-à-dire non verrouillé par une notion « impériale », autoritaire, de l’ État dont le pouvoir communal eût été l’embryon, mais lié à un véritable « dépérissement » de l’État Là trouve encore naturellement sa place le bonheur de l’enfant, l’affirmation tenace de Vallès, dans toute sa vie à partir de 1871, des « Droits de l’enfant »2.

18Vallès n’écrit plus personnellement dans le Cri du Peuple à partir du 20 avril, trop occupé sans doute à la Commune et voulant laisser son journal plus impersonnel ; le Cri du Peuple cesse de parler aux rues de Paris à partir du 23 mai, et ne peut évoquer les barricades et les luttes finales de la « Semaine sanglante ».

19La pièce La Commune de Paris, Vallès l’écrivit à très courte distance temporelle de la Commune elle-même. Ayant pu gagner l’Angleterre, après une longue marche de plusieurs mois (de fin mai à novembre 1871 sans doute), Vallès écrit à Londres, durant l’année 1872 et en quelques mois, une pièce : six cents feuillets, douze tableaux. Dès janvier 1873, il écrit à Malot :

« J’ai bâti une pièce qui s’appelle Le Peuple de Paris ou La Commune de Paris – peut-être Les deux Sièges. C’est la mise en relief et en mouvement de cette tranche de l’histoire. C’est, je crois, sobre, impartial, très digne (l’histoire doit être ainsi traitée). »

20Le titre le plus simple, La Commune de Paris, triomphera des deux autres. Vallès cherche, en 1873, à faire jouer sa pièce à Paris, à Londres ou en Suisse (Vallès l’y a pourtant lue, devant quelques amis, à Neuchâtel, vers la fin de 1872). Peine perdue. Cette pièce ne sera jamais jouée3.

21Ce « grand drame historique en 5 Actes et 11 Tableaux » (J. Vallès) embrasse un temps long, cher à Vallès, celui qui va de juin 1848 (ce moment constitue le Prologue) à mai 1871. De grands moments historiques, dûment choisis, répartis selon les temps et les lieux, commandent les Actes et les Tableaux successifs : Prologue (Juin 1848, Le peuple vaincu), L’Empire : Un prince assassin (Assassinat de Victor Noir), Le Siège (3^e Acte), Le Bombardement (4^e Tableau), Le 4 Septembre, Le Fort d’Issy, Satory... La durée vise elle-même à présenter une résurrection du peuple, en 1871, après une histoire des répressions ouvrières du XIX^e siècle. L’espace est l’espace de Paris : la pièce s’ouvre sur les quartiers populaires, Saint-Antoine notamment, en 1848, et s’élargit en topographie minutieuse de Paris, que retracent d’immenses didascalies : historiquement très riches, elles précisent au début des Actes, des Tableaux et des Scènes, les rues, les carrefours, les monuments, l’éclairage, les cafés et les brasseries... Les scènes osent tout intégrer : l’affichage et les affiches (on voit l’Affiche rouge, celle du 5 janvier, la vraie, la « révolutionnaire » et les blanches de Trochu et de Thiers) ; on voit l’enseigne du café du Rat mort ; on met en scène un bal de quartier, la saisie d’un journal, une réunion de club dissoute par la police, l’obus prussien qui tombe dans la foule populaire ; on aperçoit Rochefort orateur ; on voit les canons de Montmartre protégés par le peuple ; on voit les deux généraux qui seront fusillés sur place, Lecomte et Thomas ; la fusillade de deux prisonniers ordonnée par le général Vinoy ; d’autres exécutions sommaires rapidement évoquées. La planche d’une clôture est arrachée : le texte fulmine contre la propriété et surtout « les propriétaires » (Vallès connaît le début du Discours sur l’inégalité : quiconque a enclos...). Vallès a voulu tout faire voir, tout mettre en scène : certains moments sont remarquables (il fallait oser) : la descente de police dans une imprimerie, la décoration décernée et jetée, la scène proclamatoire, le 18 mars ; la fusillade de prisonniers au seul vu des mains (noircies par la poudre) ou de l’épaule (contusionnée par le recul du fusil, prétexte invoqué) ; la propagande journalistique de Versailles discréditant la Commune (on nomme le journal Le Gaulois) ; les colonnes de prisonniers lamentables, hommes et femmes ; la menace des moulins-à-café, nommés ici (ce sont les nouvelles mitrailleuses fusillant plus vite) ; les cadavres de prisonniers communards piqués par les parapluies bourgeois... La pièce regorge de détails vus et à voir, révélant un véritable réalisme et des vérités historiques.

22Le drame valorise certains mots artisans et la nomination de métiers : en tête, le mot ouvrier ; puis, les noms de métiers privilégiés par Vallès : forgeron, menuisier, cordonnier, typographe. Privilégié aussi le nom du vêtement la blouse. On a même, dans les rues de la pièce, quelques métiers « bourgeois », chers de quelque autre façon au cœur de Vallès : un journaliste, un avocat, un philosophe... Côté vocabulaire aussi : très pratiqués et parlés, le vocabulaire convivial, le vocabulaire militaire. Tous ces métiers s’insèrent facilement dans les rues de La Commune de Paris, en peuplent bien les Tableaux de Paris, animent les rues visuellement. Un journal parcourt les rues, qui n’est pas Le Cri du Peuple mais La Voix du Peuple (comme un titre de Proudhon en 1849).

23Précisément, frappent la multitude et la diversité des personnages, qu’ils soient seuls ou forment groupes : à côté des artisans de rues, souvent insurgés, on voit un charcutier, un épicier, plusieurs cafetiers, plusieurs boutiquiers ; et un opticien (insurgé).

24Vallès n’hésite pas à faire apparaître, dans les rues, d’autres personnages, carrément historiques : des généraux anticommunards, Vinoy, Duval ; le banquier Jecker (qui prélude à la guerre du Mexique), un chirurgien anglais, « dévoué à la Commune » mais non combattant : il finance un service d’ambulances communardes ! Et puis, pêle-mêle, un ivrogne, un espion, un dénonciateur (en fin de Commune). Beaucoup de militaires, de tous grades : même un caporal Pitou, cordonnier dans le civil. Cela fait une foule de personnages, et aide à constituer la foule. Notons aussi l’importance considérable, qui est envers elles un salut remarquable, des femmes dans cette pièce : les plus nombreuses appelées, une par une, « femme du peuple » ; mais aussi, des femmes d’insurgés, tirant parfois leur mari ; des femmes blessées, tombées parfois des barricades ; même une pétroleuse (accusée de l’être, bien sûr, signe du mythe).

25Paris est célébrée comme la Ville-témoin, qui a son génie incomparable ; son môme, sa sauterelle et son oiseau, son Gavroche, qui s’appelle ici L’ Écureuil : c’est un môme mobile, qui passe partout, traverse les deux camps, mais reste fidèle, envers et contre tout, à la Commune et au Peuple de Paris ; il l’affirme hautement, Gavroche de 71, face à la police et aux militaires, il se joue d’eux : jeu qui plaît à Vallès. Armé souvent de son tambour, souvent affamé, il est (texte) « le Petit Poucet » face aux Ogres.

26La révolution communarde est, dans cette pièce comme toujours chez Vallès, un moment intemporel, ou détemporalisé, un présent absolu, un temps suspendu, mais un creuset de l’action ; elle est pourtant, moins qu’ailleurs chez Vallès, un rachat de l’enfance, du passé et des révolutions manquées d’avant.

27Les personnages fonctionnent par couples d’opposés et d’opposition. Ils marchent souvent par deux. Les hommes y sont parfois des doubles entre eux, et des doubles de Vallès : ainsi du forgeron révolutionnaire Pierre Beaudouin (modèle : le Communard Malézieux) et du journaliste Bryas (mais certains dialogues entre ces opposés sont beaucoup plus forts dans L’Insurgé), de l’ouvrier de deux révolutions (juin 48 et mars 71) et du garde-national du second Empire... Les femmes sont peut-être plus remarquables, certaines du moins, comme Jeanne.

28La pièce regorge de rhétorique, mais y éclate aussi une anti-rhétorique de la hiérarchie et du grade, une anti-rhétorique de l’héroïsme. Il n’est pas sûr que l’opposition historique, ici évoquée, de la « majorité » et de la « minorité », après le vote créant le Comité de salut public, soit très claire, ni aussi claire que dans L’Insurgé ; ni aussi la dichotomie entre les révolutionnaires « autoritaires », jacobins, blanquistes, et les révolutionnaires libertaires, proudhoniens, anarchisants, internationalistes...

29La valeur de la pièce réside, outre son grouillement de personnages, dans son ruissellement de symboliques : la force, la douceur, le cœur, la souffrance. La pièce excelle, mais se perd aussi, dans un jeu des nominations de groupes ou d’entités (« le parti de l’ordre », « la France laborieuse », « les gens de Versailles », « les vrais patriotes », « les misérables », « les brigands de socialistes ») ; de la sumomination : Badinguet, le Tartuffe, L’Écureuil, Pitou.

30On n’a sûrement pas, ici, la vigueur métaphorique et la force des images qu’on aura dans L’Insurgé. En fin de compte, la valeur de la pièce est peut-être bel et bien dans le flot populaire qu’elle charrie. On ne peut que souligner la présence forte et souvent heureuse qu’a l’enfant, le gamin de Paris : on a vu l’Écureuil, ce farfadet des barricades ; voyons aussi la petite Chauvelot (aujourd’hui, en 71, la prostituée Adèle) « un souffre douleur, une petite souillon toujours humiliée et souvent battue... » :

« les boutiquiers m’appelaient la fille du partageux, la fille du transporté » [le déporté de juin 48] et me montraient du doigt [...] Avec çà, j’étais trop grande pour mon âge, maigre, noiraude : on m’appelait la laide. »

31Cela sent bien Hugo transposé au cœur de la Commune ; mais cela parle. Vallès a sans doute voulu trop embrasser : en temps, en espace, en grouillement urbain. Trop extensive, rédigée trop à chaud après l’événement, voulant trop témoigner et théâtralisant trop, la pièce témoigne du courage rare : une pièce de théâtre sur la Commune, écrite par un Communard condamné à mort (1872). On a trop dit la pièce injouable ; mais il n’est pas dit qu’un metteur en scène moderne ne triomphe de sa profusion historique et littéraire et ne taille ce mélodrame populaire à sa mesure.

32L’Insurgé est une représentation romanesque de la Commune de Paris. Le récit est une construction personnelle totale : Jacques Vingtras y continue et précise sa destinée ; au bout de sa révolte, récusant l’accusation des autres et de lui-même de la fin du Bachelier : « Sacré lâche », il rencontre l’événement Révolution sous la forme de la Commune. N’oublions pas que le combat contre l’accusation de lâcheté, le combat idéologique et d’écriture contre l’Empire et la Censure, occupe les deux premiers tiers de L’Insurgé ; le dernier tiers seulement, la Commune. L’Insurgé est une œuvre longuement pensée, écrite et réécrite, pensée d’abord à Londres (troisième volet de Jacques Vingtras), écrite et parue en partie en revue, après l’amnistie et le retour à Paris, reprise maintes fois et complétée, parue en définitive après 1885, œuvre posthume en ce sens, mais prête avant la mort, recopiée et non déformée par Séverine. Œuvre donc écrite à grande et toujours plus grande distance de l’événement Commune. Couvrant historiquement la période vallésienne qui va de 1860 (environ) à 1871, elle obéit à un savant découpage littéraire : des ensembles et du détail ; un temps très continu à travers une fragmentation très subtile. Une œuvre de passion personnelle et politique, où joue sans cesse la distanciation de l’ironie contre le pathétique, contre l’épique.

33L’individu Jacques, héros de roman, rencontre des personnages presque toujours historiques sous le second Empire et dans une révolution spécifique qui ne cesse de mûrir et qui éclate soudain – la surprise après l’attente. Vallès a choisi d’écrire, avant cette révolution, dix ans de sa vie de journaliste, c’est-à-dire de parole et d’écriture souvent tronquées, amorties ou censurées. Il nous donne, et fidèlement, les moments saillants de sa carrière journalistique : toute une aventure de pamphlétaire, de journaliste politique (masquée) et de journaliste littéraire (plus libre) ; toute une aventure générale de journalisme brimé mais irrésistible du second Empire ; une aventure de la feuille imprimée, le journal, en liaison avec la rue et le boulevard. Rue (ancienne), boulevard (moderne – ô Haussmann !) répandent de plus en plus le journal : on le lit à la brasserie, on le lit debout. Ce papier vole, et l’Empire le redoute. Sous la plume de Vallès, surgissent même les grands patrons de presse, les grands commanditaires, déjà souvent banquiers ; surtout, les grands rédacteurs en chef du siècle : Girardin, vieil apôtre « du journal à un sou », patron de La Presse et de La Liberté, et Villemessant, patron du Figaro : Vallès vendit son écriture aux deux, essuya diverses avanies, directes ou indirectes, du pouvoir, mais y forgea son écriture fortement personnelle, contre tous les pouvoirs. Cette écriture éclate parfois dans un journal à lui, au titre symbolique, La Rue (1867). L’Insurgé est d’abord cette aventure de la parole écrite, qui valut parfois à Vallès la prison de Sainte-Pélagie.

34Le petit tiers de L’Insurgé qui est consacré, après la déclaration de guerre, après Sedan, après l’incertitude d’une République qui n’ose même dire son nom ni combattre le Prussien par une véritable Défense nationale, à la Commune de Paris, est singulièrement construit. On a eu 17 chapitres des années 60 à Sedan ; on a 18 chapitres du 4 septembre 1870 à la fin mai 1871, fin de la Commune aussi ; de ces derniers, six chapitres sont donnés à la République innommable, six à la Commune proclamée et siégeant, six à la « Semaine sanglante » (21-28 mai). On a donc deux bouts de la Commune : son printemps, son espoir lyrique ; et sa dramatique agonie. Entre ces « bouts », choisis, serrés, denses, peuplés, pressés même, Vallès ne dit rien de l’activité, du travail social et politique de la Commune ; presque rien de l’œuvre de la Commune ; rien de la Commission de l’Enseignement, qui fut active, à laquelle il participa sous la direction d’Edouard Vaillant. Comme si sa brièveté de trois mois, deux mois et demi en vérité, ne permettait pas de s’arrêter à ce qui restait livré à l’Histoire et aux historiens. En tout cas, il choisit d’écrire ainsi : droit de l’écrivain encore, qui ne se veut pas historien.

35Vallès a peut-être dégagé des moments historiques fondamentaux avant la naissance de la Commune le 18 mars, plutôt qu’après. Exemples de ces moments : Le Parlement en blouse (article du Cri du Peuple collé dans le chapitre XIV), le Comité Central des Vingt arrondissements, les galons « insupportables » du Commandant Vingtras... L’Insurgé dégage les traits capitaux d’une situation pré-révolutionnaire, qui devient pas à pas révolutionnaire : de janvier à mars 1871. Un autre exemple, plus événementiel, qui n’est pas un tableau : la fabrication à trois de l’Affiche rouge (il s’agit de la seconde), celle qui prend acte d’une situation républicaine intenable, qui proclame la nécessité d’un autre gouvernement, d’une autre Défense nationale : celle qui naît, après une nuit de recherche sur la dernière phrase susceptible de devenir acte et d’entraîner le peuple à l’action quand il lira l’Affiche sur les murs. Ainsi encore Le Cri du Peuple suspendu par le général Vinoy : on cherche à désarmer le peuple de ses feuilles de presse, de ses journaux, qui peut-être, plus que les fusils, sont des forces. Thiers redoutait depuis toujours la parole de journal : encore plus en ces journées.

36Le Cri du Peuple renaît deux jours après le 18 mars, la Commune naissante. Il faut relancer l’imprimerie. Le Cri du Peuple rejaillit sur le pavé : « Demandez Le Cri du peuple par Jacques Vingtras ! ». Et L’Insurgé (chapitre XXVI) redonne en entier l’article paru dans Le Cri du Peuple du 28 mars. Deux présents superposés :

« Quelle journée !

Ce soleil clair et tiède qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux, le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue... »

37Deux présents superposés (celui de 1871 et celui de l’écriture de L’Insurgé). Un présent, la Révolution comme épiphanie véritable, comme Évangile neuf, rachat des enfances et des révolutions écrasées du XIX^e siècle. Vallès (celui de L’Insurgé) accepterait de mourir en cet « épanouissement de la résurrection » (XXVI). Le peuple, désormais (après le 18 mars !) lira les lignes du Cri du Peuple : comme veines de sa pensée. Vallès se sent « tout nu » devant les milliers de pauvres et de braves qui le lisent et « qui ont pris les armes pour être libres et pour qu’on ne crevât plus de faim « ... malgré le travail ou faute de travail ». Et il s’interroge lui-même :

« Qu’apportes-tu de nouveau, du fond de ta jeunesse affreuse ?

Réponds, pauvre d’hier ! »

38On voit ce qu’apporte de primordial le roman, qui est beaucoup plus que le journal : un dialogue véritable et profond entre le peuple de Paris, le peuple lecteur de journal, et le journaliste ; entre le pauvre d’aujourd’hui et le pauvre d’hier. Le Peuple est là, présent, vivant, devant le Je qui écrit ; tous deux sont reliés par le journal, dans le minimum de distance entre « l’écrivain » et le lecteur « populaire ». Cela, le journal ne pouvait ni le dire ni le « représenter ».

39Aussi significative, car « représentation » littéraire fabriquée par Vallès, non historique, mais hautement symbolique, cette parole d’enfant qui tient au cœur et à la plume de Vallès, et qu’un journal n’eût guère pu « supporter » : Belleville est calme (on est avant la Commune), rien ne bouge (chapitre XIX). Quoi, une révolution se prépare dans ce calme étrange ? On n’a jamais vu ça ! Point de cadavres, point de violences. Oh ! divine surprise ! Allons au Club, tous bien vêtus, comme un dimanche !

– « ‘Est-ce qu’on est en révolution, papa ?’, demandent les enfants du ‘chand’ de vin, qui croient qu’il s’agit d’une fête pour laquelle on s’habille... »

40Dans L’Insurgé, Vallès fragmente, multiplie les points de vue de biais, en référence avec un individu, Jacques Vingtras ; on n’a donc pas de vue aérienne, totale et globalisante de la Commune : mais quel relief, cette Commune prise par ses bouts, avec le regard d’un homme, qui n’est pas pour autant spectateur, mais qui a été acteur ! Vallès ne dissimule pas cependant, même s’il ne fait qu’esquiver et suggérer, les fractures politiques (même finales, entre majorité et minorité), la diversité des engagements, les chauds engagements mystiques (mystiques du pouvoir et de l’ État), les engagements naturels et évidents des ouvriers et artisans, les trahisons, les lâchages... reste que la seule minutieuse (le temps est compté, les jours, les nuits, les heures) et longue traversée de la Semaine sanglante constitue une représentation remarquable, dramatique, poétique aussi (les images rustiques), de la Commune agonisant sur les barricades, jusqu’à la dernière et la fuite de Vallès. Reste aussi que par le découpage singulier du temps global de la Commune, choisi par Vallès, L’Insurgé tisse son récit (qui le fait, qu’on le veuille ou non, roman) grâce à deux formes littéraires : les dialogues (on les distinguera bien de ceux de la pièce de théâtre, beaucoup plus prolixes) et les portraits. Les dialogues sont ici souvent actifs (ils font avancer le récit) mais aussi symboliques : dialogue entre le journaliste et l’ouvrier typographe, dialogue entre l’intellectuel-journaliste et le combattant du peuple, l’homme qui invinciblement (dit l’autre) veut garder, pour l’Histoire, les mains propres, et l’homme qui croit naturellement se les salir ; dialogues éminemment modernes. Quant aux portraits, très nombreux dans L’ Insurgé, courts ou souvent longs, toujours travaillés, ils constituent une galerie d’amis du peuple, de révolutionnaires, non de profession mais de haute occasion, souvent pleins d’humilité ; beaucoup de ces portraits sont discrètement ou non critiques ; Vallès sait être dur pour les jacobins impénitents, copieurs de 93 (mais il nuance beaucoup celui de Delescluze), dur pour les mystiques de la Révolution, qui ont translaté leur vieille foi catholique dans une foi laïque (Vermorel) ; certains sont des saints du peuple, qui se dévouent jusqu’à la mort. Diversité étonnante de ces portraits et de ces figures ; Vallès n’est pas indulgent par principe. Il utilise toutes les techniques littéraires classiques (une humanité universelle dans ces figures) et la vigueur du dessin et de la gravure du XIX^e siècle. Vallès ne partageait pas le culte blanquiste des coups de main révolutionnaires, il l’avait dit depuis longtemps ; mais quel beau portrait que celui de Blanqui : un corps frêle et une énergie farouche, d’essence féminine, (on dirait du Stendhal). S’il y a parfois chez Vallès un générique du blousier costaud, du modèle du forgeron aux larges épaules (voir le Parlement en blouse), on voit combien Blanqui est l’anti-costaud : mais une énergie d’acier, féminine. Il est clair qu’avec cette galerie de portraits dans L’Insurgé, Vallès veut éterniser, immortaliser, graver à jamais dans l’écriture des hommes qui ont été, à leur façon, des martyrs du peuple, des martyrs d’un Calvaire (Vallès transpose l’image religieuse) révolutionnaire, où la mort fut délibérément bravée et choisie, pour une certaine idée du bonheur pour tous. Satory, dit-il, « notre Crucifix à nous ! ».

41Vallès a eu très tôt – d’autres avec lui, aussi, mais lui l’écrit – la conviction de la défaite : question simple de rapport de forces entre une Ville du peuple, cernée et étranglée par les Prussiens, attaquée par les troupes versaillaises qui parfois (des chefs du moins) semblaient vouloir venger sur d’autres Français leurs défaites et trahisons face aux Prussiens. Vallès pense et croit que la défaite, cette fois du moins, n’abolira jamais ce qu’aura été, ce qu’aura dit et parfois fait la Commune de Paris. Vallès ne se sentira pas irrémédiablement vaincu comme après 1848-1851. La Commune sera vaincue, mais son existence même aura servi, plus tard, à fonder la République ; Vallès fait sienne la conviction que lui communiqua, un jour de fin mai, Varlin.

42Dans l’ordre de la représentation littéraire, de sa complexité et de sa fulgurance, L’Insurgé est sans doute bien supérieur à la pièce La Commune de Paris. Mais la confrontation reste féconde ; féconde aussi la confrontation entre le journal du Cri du Peuple qui déroule son quotidien et son présent révolutionnaires et L’Insurgé, récit engagé dans l’avant et le présent d’une révolution, mais qui prend distance et dégage du temps cette même révolution, avec ses hommes du peuple fortement individualisés et un Homme qui a vu et qui a écrit. Imbrication étonnante du passé, du présent, et de l’avenir qui se marque « techniquement » par le collage, dans L’Insurgé, d’une dizaine de passages jetés à chaud, au Paris de 71, dans les colonnes du Cri du Peuple.

43Le sang et les images du sang tiennent plus de place dans L’Insurgé que dans les autres écrits de Vallès. À la fin du récit, sur ciel inondé de sang, seul reste le héros véritable de la Commune ; seul est consacré immortel : le Peuple. On se rappelle l’image finale : Vallès va passer la frontière belge :

« Je regarde le ciel du côté où je sens Paris.

Il est d’un bleu cru, avec des nuées rouges. On dirait une grande blouse inondée de sang. »

44Étrange : on n’est pas loin des couleurs fondamentales du drapeau républicain, qui sera consacré au 14 juillet 1880.

45Les trois textes de Vallès constituent, de trois façons, pas entièrement étanches, pour le même événement – expérience révolutionnaire singulière –, la Commune de Paris, l’illustration et la formation d’un mythe du Peuple : mythe plus profondément enraciné après qu’avant ces textes, dans l’Histoire. La fin de L’Insurgé a paru, parfois, dégager seulement la solitude et la fuite d’un homme, avec la disparition stylistique des pluriels et des collectifs. Disons que, si l’homme n’oublie pas les deux textes antérieurs, apparaît – car il est là qui a dit et écrit encore – un homme, après la Révolution Commune de Paris ; un homme qui dit aussi (c’est son histoire) la défaite d’une politique, même et surtout communarde, trop définie par en haut. Le Peuple reste, immortel et debout, même apparemment terrassé. L’aventure dans trois textes est celle de trois images du Peuple, sentie et rendue sous trois « points de vue ». Vallès écrira, dans le nouveau Cri du Peuple, le 26 mai 1884 :

« Ils croyaient l’avoir enterrée, cousue dans une vareuse de fédéré. Elle ressuscite, et la voilà qui renaît au milieu des couronnes de fleurs. »