1Dans le numéro de l’Amitié Charles Péguy : Péguy et la Commune de Paris1, en 1988, la préface de Jean Bastaire annonçait que je dégageais dans mon étude menée « à travers la vie et l’œuvre de Péguy, la fréquence de ce rapport Péguy/ La Commune ».

2En fait, cela ne m’avait guère été possible avant les nombreux travaux pour le Centenaire, lorsque j’y découvris le fil conducteur qui, de la naissance de Péguy en 1873 à sa mort au front en 1914, reliait sa vision du monde, sa vie privée, son œuvre... et ceci, sans que son éloignement puis son retour à la foi chrétienne ne rompent l’empreinte de la Commune. Elle s’incarnait, à la fin du XIX^e siècle dans la lutte pour la révolution sociale, « La Sociale » comme disaient entre eux les militants.

3Dès 1900, les choix de Péguy paraissent contradictoires Ils provoquent dans les milieux socialistes désintérêt et même boycott2. Plus tard, les conservateurs catholiques sélectionneront les textes, en dénaturant ou occultant les allusions de Péguy à la Commune3.

4Rares sont encore les manuels d’histoire établissant la continuité entre l’afflux de volontaires parisiens ou provinciaux au secours de Paris assiégé, l’hiver 70-71, et leur indignation devant la capitulation de mars, éclatant en révolte puis tentative d’instaurer la Commune dans la capitale et en province.

5Orphelin d’un mobile volontaire de la Loire, élevé par deux femmes du peuple dans un faubourg ouvrier d’Orléans, soucieux – comme dans toute la France – de l’amnistie des Communards4, Péguy a lui-même évoqué « les sentiments de la France de 1871 » dont il recevait « le témoignage qui s’encadrait, les soirs d’hiver, dans le manteau de cheminée de bois fumé. »5

6Devenu boursier comme écolier puis comme étudiant, il prépare le concours à l’École normale supérieure ; Marcel Baudouin, d’une famille de Communards très liée avec Louise Michel, devient alors son plus intime ami. En 1897, Péguy épouse sa sœur Charlotte. Ensemble, ils conviennent de consacrer toute sa dot à la Librairie Socialiste où, comme gérant, il publie Jaurès, Rolland, les frères Tharaud.

7Très vite, Péguy se consacre surtout à la défense du capitaine Dreyfus, prémices, selon lui, à l’imminente révolution sociale. C’est aux dépends de la librairie dont la faillite engloutit les 40 000 francs-or de madame Péguy, tandis que de malins dreyfusistes ménagent leurs propres intérêts. Intellectuels parisiens surtout, ils écœurent Péguy qui se tourne désormais vers les travailleurs authentiques.

8En novembre 1899, le jour du Triomphe de la République, parmi 300 000 manifestants, il clame « Vive la Commune – Vive la Révolution Sociale »6. Patriotisme assorti d’internationalisme, énergie, passion du travail bien fait, de la justice et de la liberté, cet idéal des Communards, comment Péguy le mit en œuvre ?

9D’abord comme éditeur. Ses Cahiers de la Quinzaine, – 229 numéros de janvier 1900 à août 1914 – selon la propre formule de Péguy, « ne tremblent point sous le gouvernement de commanditaires capitalistes » mais, non plus, sous aucun autre commandement7. C’est le seul périodique notoire de ces années-là où s’expriment librement – comme le précise Marcel Cerf dans son passionnant essai sur Les Cahiers Rouges de Maxime Vuillaume8 – « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas », adaptant Aragon !

10En effet, dès la loi Combes de la fin de l’année 1902, Péguy récuse l’anticléricalisme comme programme révolutionnaire. Il pense même que cela retarde l’avènement de la révolution sociale. Déjà, il a imprimé, en couverture de quelques cahiers :

« La Révolution Sociale sera morale ou elle ne sera pas. TRAVAILLONS. »

11C’est-à-dire : informons, éduquons, prêchons d’exemple. D’où la fréquence, dans les Cahiers, d’enquêtes, en France et dans le monde entier9, sur « la peine des hommes », les peuples opprimés – y compris l’Alsace-Lorraine –, les déplorables conditions faites aux enseignants et autres.

12De plus en plus écœuré par ce qu’il définit comme « la dégradation générale du dreyfusisme », Péguy annonce, en 1904, qu’il publiera, désormais :

« de vieux textes révolutionnaires d’hommes qui firent et qui virent des révolutions moins vite avortées que les nôtres »10.

13soit une vingtaine de Cahiers en comptant le Maximilien Robespierre de Karl Brunneman, traduit et annoté par Louise Levi, une amie de Péguy et une dizaine pour les seuls Cahiers Rouges, (voir notice bibliographique D et E, pour l’intitulé de chaque cahier).

14Esthétiquement, les Cahiers de la Quinzaine sont un chef-d’œuvre de typographie, naguère exaltés par l’ École Estienne de Paris11. Péguy, ayant appris le métier par culte du travail manuel, veilla, personnellement, à ce que ses 229 cahiers ne soient point disqualifiés par des coquilles ; fait rarissime dans l’Édition française !

15De plus, par souci pédagogique, il exigeait sélection et reproduction rigoureuse des illustrations, documents inédits, etc. Ainsi, de l’affiche de Treillard, responsable de l’Assistance Publique pendant la Commune, annonçant que les salles d’hôpitaux porteraient, désormais, les noms de

« ceux qui ont vécu et qui sont morts pour la Patrie, pour la défense des idées généreuses, nobles inspirations du socialisme et de la fraternité »,

16à rapprocher de la dédicace de L’ Insurgé de Jules Vallès, en 1886 et de la Jeanne d’Arc de Péguy, en 1897 :

« À tous ceux et à toutes celles qui ont vécu et qui sont morts pour l’établissement de la République Socialiste Universelle. »

17Avec le même soin, Péguy contribue à un peu de vérité sur l’incendie de l’Hôtel de Ville en reproduisant une lettre de Jules Ferry et la photo inédite d’un officier rappelant que pour « avoir commandé le feu sur la Place de l’Hôtel de Ville, il a été décoré en 1875 par Jules Ferry dont il sollicite une faveur. »

18De pair avec sa gérance des Cahiers, Péguy créa, comme pamphlétaire, essayiste et poète, une vaste œuvre littéraire où afflue, de part en part, son irréductible attachement à la Commune, qu’elle soit, d’ailleurs, de 1793 ou de 1871. Comme pamphlétaire, à la manière d’Auguste Blanqui, de Jules Guesde ou de Jean Allemane, il pourfend, comme eux, les « Marianneux » : capitulards de 71, traîtres aux provinces laissées aux Prussiens et plus tard profiteurs de la République. Exécrant l’impérialisme allemand « bourgeois, capitaliste »– rappelle encore Péguy dans L’Argent-Suite, en 1913 – il adhère aux programmes de La Revanche sans y déceler les intérêts de la finance supra-nationale. Pour condamner le pacifisme de Jaurès, il en appelle donc aux Communards :

« si les Parisiens qui avaient le goût de combattre jusqu’à la dernière extrémité, [...] avaient commencé par se débarrasser des politiciens, des intellectuels et des traîtres qui les empêchaient de se battre, on n’en aurait pas fusillé, ensuite, trente-cinq ou quarante mille. »12

19Une telle hostilité envers Jaurès allait justifier le rejet de Péguy, durant des décennies dans les milieux révolutionnaires, à la rare exception d’Aragon13. Cela revint à priver la mémoire de la Commune de textes exaltants ou pathétiques dont je citerai, tout particulièrement quelques extraits :

20Sur l’héroïsme des petites gens, au secours de Paris assiégé, pendant l’hiver 70-71 :

« Conscrits invincibles en sabots /.../
« Soldats improvisés /...
« Moblots /.../ pauvres gardes mobiles
« Mobiles des terrassements improvisés »

21in un texte de 1908, édition posthume sous l’intitulé Deuxième Élégie XXX, Éditions Gallimard, 1955, p. 164-165 :

22Sur L’Internationale :

« En attendant, L’Internationale de Pottier est et demeure un des plus beaux hymnes révolutionnaires qu’un peuple ait jamais chanté. Groupons-nous autour de L’Internationale. »

23in Le Triomphe de la République, premier cahier de la première série, janvier 1900.

24Contre « les Marianneux », profiteurs de la République :

« Ne l’oublions pas, mon enfant, /.../, ils n’ont pas été brillants les commencements de la Troisième République. (C’est même pour cela qu’ils ont pu être héroïques de la part des républicains). /.../ Et surtout, ils n’ont guère été républicains les commencements de la Troisième République. »

25in un texte de 1909, édition posthume, sous l’intitulé Clio, se trouve dans PEGUY, Œuvres en Prose, 1909-1914, N.R.F. collection « La Pléiade », 1961, p. 192.

26Aux « petits arrivistes » des années 1900 :

« Avez-vous seulement cette semaine rouge /.../, cette semaine admirable,
Ces trente mille morts, trente mille fusillés. Non, n’est-ce pas. /.../.
Où est votre semaine de mai ?
Semaine tragique, la plus belle peut-être de toutes,
De qui mai est taché pour son éternité temporelle /.../
Tant de bravoures comme aux temps les plus héroïques »

27in À Nos Amis, À nos Abonnés, 13^e cahier de la X^e série, juin 1909.