1Le parcours d’Arthur Arnould (1833-1895) pouvait justifier une attention particulière. Ce fils d’universitaire épousa très tôt la cause de la République sociale, et mena successivement une carrière administrative avant que d’embrasser celle de journaliste. Les articles par lesquels il soulignait son opposition à l’Empire, lui valurent alors nombre de condamnations.

2La proclamation de la République, le 4 septembre 1870, lui permit d’occuper les fonctions de sous-bibliothécaire de la Ville de Paris, et de maire adjoint du IV^e arrondissement. Membre du Comité des vingt arrondissements, il déploya une activité conséquente une fois la Commune désignée. Élu par les IV^e et VIII^e arrondissements, il opta pour le premier d’entre eux et intégra diverses commissions1.

3Signataire du Manifeste de la minorité, il trouvera refuge en Suisse à l’heure de la répression et rédigera de son exil ses écrits politiques principaux. Ceux-ci diffèrent des textes antérieurs, car ils permirent à leur auteur de tirer les conclusions de la Commune de Paris. De plus, ces réflexions prennent une dimension particulière, puisqu’elles font partie intégrante d’une réflexion dans laquelle la problématique État/Révolution occupe une place fondamentale. L’Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris (Bruxelles, 1878) laisse ainsi place à de nombreuses réflexions théoriques et confirme sur ce point L’État et la Révolution, publié un an auparavant.

4De retour à Paris après l’amnistie, il abandonna la politique et consacra la dernière partie de son existence à la rédaction de romans sous le pseudonyme d’Albert Matthey, avant que de contribuer à la diffusion de la théosophie comme le montre son dernier essai Les croyances fondamentales du Bouddhisme (Paris, 1895).

5Mais sa pensée proudhonienne, anarchisante qui avait pourtant le mérite de s’appuyer sur l’épreuve des faits, sombra dans l’oubli. Et c’est à B. Noël qu’on doit d’avoir porté à la connaissance du public l’œuvre d’Arthur Arnould, par le biais de la réédition de ses écrits2. Cette intervention se propose à son tour de contribuer, modestement, à la présentation de la pensée de l’écrivain communard qui nous invitait à réfléchir sur l’apport de la Commune à la problématique État/Révolution. Certes, l’interprétation qui était la sienne apparaît à de nombreux égards plus politique que scientifique. Cette particularité, renforcée par le style de celui qui devait ensuite connaître les succès littéraires, ne doit cependant pas masquer l’intérêt de ses deux principaux ouvrages.

6Leur lecture croisée permet en effet de comprendre qu’Arthur Arnould ne concevait pas la réussite de la révolution sociale sans la mise en cause immédiate de l’État (§ 1). Sur ce point, le communalisme en général et la Commune de Paris en particulier, fournissaient selon lui des éléments de réponse, dont devaient tenir compte les futures générations révolutionnaires (§ 2). Force est donc de constater des similitudes avec l’approche de Marx dans La guerre civile en France. Comme lui, Arnould, tirant maintes conclusions de la Commune, mettait en garde contre les visées étatistes de certains révolutionnaires. Il anticipait en cela les déviations liées au simple renversement de l’État (§ 3). On comprendra donc que les développements à venir ne fassent pas l’économie d’une mise en parallèle avec l’approche léniniste. Celle-ci fut formulée, on le sait, dans L’État et la Révolution dont la postérité contribua à effacer le souvenir du communard qui, quarante ans avant le révolutionnaire russe, abouti sur la base d’une problématique comparable à des conclusions différentes.

I. Pas de révolution sociale sans mise en cause immédiate de l’État

7Suivant l’analyse d’Arthur Arnould, tout projet révolutionnaire se heurtait en cette fin du XIX^e siècle, à l’existence de l’État. La définition qu’il donnait de cette entité recoupait l’approche de nombreux révolutionnaires de son temps, à commencer par Proudhon et Marx, et nous éclaire sur ce point. Selon l’ancien délégué du quatrième arrondissement la « forme politique des sociétés » représentée par l’État n’était autre que :

« la résultante de leur organisation économique reposant tout entière [...] sur la constitution de la propriété individualiste. »3

8Selon lui, le cadre étatique ne permettait pas de répondre à un enjeu de première nécessité, qui consiste à préserver la Révolution de l’autonomisation du pouvoir par rapport à la société civile. Arthur Arnould mettait ici l’accent sur une donnée non négligeable : le fait révolutionnaire n’échappe pas à la distinction des intérêts des gouvernants et des gouvernés. La difficulté, pour toute entreprise révolutionnaire à vocation démocratique et sociale, est, dans cette optique, d’empêcher le pouvoir politique de s’éloigner des citoyens. En fait, dès 1877, le communard expliquait que la révolution sociale ne pouvait s’accommoder de ce qu’on nommerait aujourd’hui la séparation entre Constitution politique (renouvellement d’un pacte social conclu entre les hommes) et Constitution administrative (qui témoigne en quelque sorte du contrat passé entre le Prince et le Peuple, et puise sa source dans un pacte de sujétion).

9Ce que redoutait Arnould était l’émergence d’un système représentatif et d’un usage du pouvoir comparable à celui qui ordinairement sévit. De plus, les notions de comité de salut public, de centralisation, d’unité, recoupent celles de terreur, de dictature personnelle. Il considérait donc de telles évolutions dommageables pour la survie de la Révolution, puisque les idées de souveraineté populaire ou de mandat impératif risquaient de rester lettre morte.

10L’État préservé, la Révolution vouait selon lui sa réussite à la vertu de quelques-uns qui

« s’ils gardaient le pouvoir, [..] deviendraient [...] le pouvoir ». Car l’État s’incarnerait en eux, et, en admettant que leurs vertus privées adoucissent le poids de la chaîne, le peuple n’en serait pas moins enchaîné.
Leur successeur, le premier aventurier venu [...] le ferait durement sentir. »4

11Afin de lutter contre ce phénomène, c’était la question de l’existence de l’État qui méritait alors d’être posée.

« Pour entrer sur ce terrain de la réalisation socialiste, il faut, d’abord, [...] renverser les barrières qui en interdisent l’accès, c’est-à-dire abolir l’État et tout l’organisme politique dont il est l’incarnation suprême. »5

12Dans cette optique, il lui semblait nécessaire de tirer les leçons de la Commune, parce que les délégués avaient fait de la mise en cause immédiate de l’État le corollaire des réformes sociales. D’ailleurs, il analysait la bataille de la réaction contre le gouvernement communard, comme la défense des rapports entre capital et travail mis à jour au XIX^e siècle, et la lutte en faveur de l’État centralisé traditionnel.

13Ceci représentait à ses yeux un enseignement fondamental, puisqu’avait vacillé sur son socle en 1871, une entité qui n’était

« que la personnification de ceux qui sont au Pouvoir, et par conséquent ne représente que les intérêts particuliers de la dictature du moment. »6

14L’État était ici structurellement perçu comme une source de déviances. Celles-ci puisant leur origine dans les « passions, lumières, préjugés et capacité de ceux en qui l’État s’incarne », la solution devait donc être institutionnelle, juridique et sociale.

« En politique, la vertu, comme le devoir, comme la fraternité, comme tout ce sentimentalisme mystique avec lequel on berce les révolutionnaires enfants, n’est qu’un mot et ne compte pas. Il n’y a de sérieux et de solide que les institutions, et l’organisation sociale du milieu où nous devons nous développer. »7

15Pour Arthur Arnould, le Communalisme fournissait sur ce point des éléments de réponse.

II. Le communalisme, support de la mise en cause de l’État

16L’interprétation institutionnelle, et politique, de la Commune de Paris par Arthur Arnould, met l’accent sur les indices de la destruction des fondements principaux de l’État. Pour l’ancien Communard, le gouvernement parisien avait mis en cause l’État en tant que lieu de représentation politique éloigné des intérêts populaires. Selon lui, la Commune se distinguait en effet du parlementarisme censitaire de la première moitié du XIX^e siècle, et des détournements césaristes liés à la suprématie de l’exécutif et au pouvoir personnel.

17Plus largement, elle mettait en cause la souveraineté nationale et un système représentatif qu’il accusait d’annihiler le suffrage universel au bénéfice des élus. De plus, les dérives bureaucratiques se voyaient freinées par la substitution au principe habituel de nomination, de celui de l’élection d’agents révocables.

18Sous cet angle, Arnould considérait la souveraineté populaire comme l’unique parade contre les déviations des révolutions antérieures. Le mandat impératif dont il se voulait un des plus ardents partisans sous la Commune, la participation des citoyens à l’édiction des normes, étaient autant de contrepoids à l’autonomisation du politique. La Commune était en effet bien loin de cette « souveraineté déléguée » qui selon lui caractérisait « toute la vieille génération révolutionnaire. »8

19Ensuite, l’État, appareil coercitif centralisé favorisant la domination économique et sociale, s’était à ses yeux trouvé dépossédé de ses attributs grâce à l’abolition de l’armée permanente et de la conscription, la mise entre les mains des citoyens, groupés dans la Garde nationale, des missions de police et de défense, et enfin, le respect des droits de la défense si souvent bafoués sous l’Empire.

20Fort de l’exemple parisien, Arnould franchit même un pas délicat : la mise en perspective du projet communaliste. Celui-ci visait à remplacer la Centralisation et l’Unité par une Union, fondée sur l’autonomie des groupes et la Fédération des groupes autonomes.

« Cessez donc de combiner le feu et l’eau, le droit du peuple et le droit de l’État.

La souveraineté du peuple s’appelle la liberté. La souveraineté de l’État s’appelle la dictature. La première s’exprime par le groupement libre des autonomies naturelles. La seconde s’exprime par la centralisation et la compression uniforme sous le même niveau.
L’une s’appelle l’Union, – c’est l’association.
L’autre s’appelle l’Unité, – c’est la caserne. »9

21Sur cette base, il suggérait la répartition des compétences entre les diverses entités composant la Fédération de Communes envisagée. Sa définition de l’intérêt communal recoupait en fait les attributions de la Commune de Paris (administration, finances, justice, police, laïcité...). Étant donné les difficultés éventuellement rencontrées par les communes, la création de « ligues régionales » était présentée comme la solution au traitement de questions sociales et économiques d’ampleur. Enfin, l’intérêt national, point de rencontre des multiples autonomies groupées au sein de la Fédération, devait être préservé. Les secteurs mis en commun n’étaient autres que les moyens de communication, les postes, les télégraphes, les finances liées aux services publics nationaux, l’instruction publique, les relations internationales et la défense nationale, au service de laquelle les diverses gardes se mettraient le cas échéant.

22Cette projection du programme communard peut surprendre. Ces suggestions étaient-elles véritablement autre chose que des « chimères » qui, pour Engels, caractérisaient un socialisme utopique prompt à dégager des modèles de Cités idéales ? La réponse doit être nuancée car il serait faux de prétendre que l’élu du quatrième arrondissement se contentait d’inventer une société « toute faite ». En réalité, sa démarche consistait à extirper de l’expérience communarde des éléments de réponses à la problématique État/Révolution comme l’avait fait... Karl Marx quelques mois auparavant dans La guerre civile en France10.

23Voici pourquoi il soulignait les avantages du principe de libre association des groupes autonomes :

« Il faut [...] trouver un mécanisme qui permette au progrès social de se produire graduellement, doucement, à chaque minute et sur tous les points à la fois, sans secousse, sans obstacle, qui permette en un mot à la société de se développer, comme se développe le corps humain, comme pousse la plante, par une assimilation incessante et complète de tous les éléments de vie, de force et d’ amélioration. [...]

Ce mécanisme ne peut être que l’Autonomie fédérale conviant les travailleurs, les intéressés, les groupes naturels rentrés dans leur liberté d’action, à trancher toutes les questions qui les touchent, et à se solidariser au mieux des intérêts généraux et particuliers. »11

24Le communalisme offrait donc deux avantages fondamentaux. La multiplicité des applications auxquelles elle pouvait donner lieu, conférait à la théorie proudhonienne un caractère universaliste facilitant la mise en cause de l’État dans les révolutions futures. Sa souplesse permettait une évolution prenant en compte les spécificités matérielles, locales, culturelles, etc.

25L’intérêt de l’interprétation de l’ancien Communard est bien d’avoir souligné en quoi la Commune de 1871, et le communalisme en général, permettaient de répondre à cette épineuse question : comment lutter contre l’éloignement du pouvoir, et ses conséquences néfastes pour les entreprises révolutionnaires ? L’analyse qui était la sienne se distinguait donc par sa modernité, puisqu’elle anticipait les déviations liées à un simple renversement de l’État.

III. L’anticipation des déviations liées au simple « renversement de l’État »

26Par « renversement de l’État, » nous entendons ici l’utilisation, par des révolutionnaires, du cadre étatique traditionnel. Certes, au prix de quelques aménagements, l’État perçu comme « outil de domination » a souvent été présenté comme un potentiel « outil de la Révolution ». Mais quelles que soient les justifications théoriques, l’usage révolutionnaire du pouvoir s’est, en général, organisé sur des fondements politiques et administratifs comparables à ceux des régimes antérieurs.

27Cette situation était dénoncée par Arnould, en ce qu’elle portait en elle l’échec des révolutions. L’État, « même ouvrier », ne pouvait que maintenir l’usage habituel du pouvoir puisque selon lui, il réglerait

« autoritairement, en tant qu’ État, l’organisation du travail et la constitution économique de la société. »12

28Mais la Commune méritait quant à elle le respect car elle avait porté atteinte à l’autorité conçue comme « la tutelle de quelques-uns sur tous », et qui

« domine, qui régit, qui mène la société, par conséquent qui l’opprime et qui l’écrase, qui substitue sa volonté à la sienne, qui prétend gérer mes intérêts, veiller à mon salut, m’enseigner ce que je dois faire, penser et agir en mon lieu et place »13.

29Certes, les relents anarchisants du proudhonien Arnould semblent fonder la critique formulée par Engels dans sa polémique avec les anarchistes en 1873 :

« les anarchistes réclament que l’État politique soit supprimé d’un coup, avant même que soient supprimées les conditions sociales qui l’ont créé. »14

30Dans ces conditions, il est logique que Lénine ait finalement tiré de l’expérience communarde des conclusions différentes d’Arnould.

31On sait pourtant que, via Marx, le révolutionnaire russe fonda lui aussi sa démonstration sur le constat de l’incompatibilité de principe entre l’État et Révolution. Il s’appuya d’ailleurs sur l’analyse de la Commune par Marx pour étayer ses vues :

« La Commune a démontré que la classe ouvrière ne peut se contenter de prendre la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte. »15

32Un des temps forts de l’analyse léniniste est en effet, par opposition à l’interprétation kautskiste, une tentative de revalorisation des conclusions de Marx, qui écrivait, durant la Commune :

« La révolution en France doit avant tout tenter, non pas de faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, c’est ce qui s’est toujours passé jusqu’à maintenant, mais de la briser, c’est le préalable de toute révolution vraiment populaire sur le continent. C’est aussi ce que tentent nos héroïques camarades de parti à Paris. »16

33Et Lénine d’ajouter :

« [...] c’est en ces mots que se trouve brièvement exprimée la principale leçon du marxisme sur les tâches du prolétariat dans la révolution à l’égard de l’État [...] ».

« Maintenant, en Angleterre comme en Amérique, la condition préalable de toute révolution vraiment populaire » c’est la démolition, la destruction de la « machine État toute prête » (portée en ces pays, de 1914 à 1917, à une perfection européenne, impérialiste)17.

34Cette approche pouvait laisser penser que la question de l’État, lieu de pouvoir administratif et politique structurellement source de déviations, préoccupait Lénine comme elle avait préoccupé Marx. Cependant, le révolutionnaire russe retint une définition essentiellement économique de l’État présenté presque exclusivement comme un outil de domination de classe. Dès lors, la disparition de l’État se trouva logiquement subordonnée à la mutation du mode de production économique. Par conséquent, la question de la disparition de l’État se déplaça vers « le stade supérieur du communisme. » La notion de période transitoire s’appliquant à la marche économique, elle était censée s’appliquer également à un État strictement compris comme l’expression d’un mode de production économique donné.

35Dès lors, on comprend que l’approche léniniste du « dépérissement de l’État » se soit éloignée des conclusions que la Commune permettait de tirer. Certes, il peut sembler logique que l’analyse de Lénine diffère de celle de l’exécuteur testamentaire de Bakounine. Mais il est paradoxal qu’elle ait pris ses distances avec celle de Marx, qui fonde pourtant l’essentiel de la démonstration menée dans L’État et la Révolution. Tout en valorisant les conclusions de Marx, Lénine opte pour une approche de la question qui aboutit à ce que le « bris de l’État », « préalable de toute Révolution vraiment populaire », soit relégué à une phase ultérieure, au point d’apparaître comme... un des aboutissements de la révolution socialiste.

36Or, dès 1871, Arthur Arnould mettait, comme Marx, l’accent sur les dangers d’une telle approche. D’ailleurs, certains se firent en 1917 l’écho des craintes suscitées par le simple renversement de l’État traditionnel. Ainsi Rosa Luxemburg devait regretter la persistance de la machine administrative étatique :

« Lénine dit que l’État bourgeois est un outil qui sert à opprimer la classe ouvrière, l’État socialiste, un outil pour l’oppression de la bourgeoisie, que c’est simplement en quelque sorte l’État capitaliste la tête en bas. »18

37Cette démarche était à ses yeux regrettable, car elle était le support d’une dictature qui ne garantissait pas la participation populaire à l’édification du socialisme :

« L’hypothèse tacite de la dictature Lénine-Trotsky, c’est que la révolution socialiste serait un phénomène dont le parti révolutionnaire a en poche la recette toute prête, qu’il suffirait de réaliser ensuite avec énergie [...]. Ce qui se passe là sur le plan politique vaut aussi pour l’économique et le social. Il faut que toute la masse du peuple y prenne part. Sinon le socialisme est décrété, octroyé par une douzaine d’intellectuels réunis autour d’un tapis vert. »19

38Ces critiques apparaissent a posteriori justifiées puisque les modifications politiques et administratives apportées à l’État ne permirent pas de développer la participation populaire, de mettre en cause l’existence de l’État, et de pallier l’ascension progressive d’une machine bureaucratique dotée d’intérêts spécifiques. « l’État renversé » substitué dans la méthodologie révolutionnaire à « l’État brisé », n’a pu cantonner les agents du pouvoir dans de simples missions d’exécution comme le prévoyait originellement Lénine. Au contraire, utilisant les leviers de commande politique et administratif, les détenteurs de l’autorité ont progressivement mis en cause la répartition originelle du pouvoir entre Parti d’avant-garde et peuple groupé en Soviets, dans le cadre d’une fédération.

39Il n’est donc pas excessif de souligner que l’analyse d’Arnould (mais aussi de Marx) préfigurait en quelque sorte les déviations apparues dans l’État léniniste. Le maintien et le renforcement de l’État, l’avènement de la bureaucratie sont autant de facteurs ayant conduit :

• à la séparation de la Constitution politique et administrative ;

• à la séparation entre État et société civile comme le révèle le non renouvellement des idéaux révolutionnaires qui, malgré le discours officiel, s’estompaient à mesure que l’État croissait.

40L’explication d’un phénomène d’ordre historique, philosophique, politique, économique, est certes complexe et quelques lignes ne sauraient épuiser un sujet qui échappe largement à l’œuvre de Lénine.

41Mais qu’il nous soit en l’espèce permis de penser que les solutions trouvées en 1917 ne sont pas totalement hors de cause dans l’émergence d’un État doté de puissants moyens administratifs et coercitifs, bien éloigné de la Commune de 1871. En réalité, on peut se demander si l’État socialiste n’était en définitive pas plus proche d’un « État hégélien » que du Paris communard.

42De nombreux indices vont dans le sens de cette constatation : le recours à l’homme providentiel, la présence d’une classe de fonctionnaires gérant les intérêts généraux de la vie sociale, l’absence dans les faits du mandat impératif, et dans une moindre mesure les sympathies de Lénine pour une dialectique hégélienne avec laquelle Marx avait pris ses distances. Dès lors, la différence fondamentale semble être que « l’idéal Communisme » et non « la morale de Dieu », était en théorie poursuivie. Dans ces conditions, l’évolution historique semble bien avoir rapproché l’État socialiste de l’État hégélien, à mesure que s’éloignaient les références rousseauistes et le souvenir de la Commune.

43Rien ne semblait juridiquement plus étranger à cette dernière que l’unité, la centralisation, la distanciation des intérêts des gouvernants et gouvernés, et la bureaucratie comme le montrent les écrits d’Arnould. Et l’oubli d’une des principales leçons de la Commune, à savoir la mise en cause immédiate de l’État, semble finalement avoir profité... au renforcement de l’État qui, sous bien des aspects, possédait les attributs de cette autorité qu’Arthur Arnould contestait de sa prose anarchisante :

« L’ État existe, il veut donc vivre et se développer [...] Si au lieu des drôles, des farceurs et des ambitieux [...] vous nommiez seulement des ouvriers, des hommes absolument purs et dévoués, à moins qu’ils n’utilisent leur court passage au pouvoir à supprimer l’ État tel qu’il existe, ces hommes deviendraient demain vos ennemis, qu’ils le voulussent ou non. »20