1On trouve de fréquentes analyses, allusions ou références concernant la Commune de Paris dans l’œuvre et la politique de Trotsky et, concernant un des révolutionnaires importants de ce siècle, ce n’est pas une surprise. Ayant vécu en France, formé à l’école de la II^e Internationale pour qui les problèmes internationaux du mouvement ouvrier étaient le lot commun de tous les dirigeants, ayant suivi le P. C.F. dans les premières années de la III^e Internationale, ayant effectué le même travail pour ses partisans de l’opposition de Gauche et de la IV^e Internationale, il ne pouvait qu’apporter une attention particulière à la Commune de Paris, question essentielle pour les révolutionnaires ; évidemment, il ne faut pas s’attendre ici à un recensement exhaustif de toutes les citations de Trotsky sur le thème de la Commune de Paris. Ce serait fastidieux et peu intéressant.

2L’analyse trotskyste1 de la Commune de Paris tourne autour de quatre points essentiels.

3D’abord, et sans surprise, la Commune est considérée comme un moment historique du mouvement ouvrier international. Il s’agit du « premier essai historique – faible encore – de domination de la classe ouvrière » écrit Trotsky en 1920, formule utilisée de manière variable à plusieurs reprises2. Trotsky précise : « chaque action de la Commune, insuffisante pour la victoire, était suffisante pour convaincre de sa nature illégale »3. Dans le même ordre d’idées, en 1922, au moment où l’Internationale Communiste se lance dans une campagne en faveur du gouvernement ouvrier et paysan et du front unique, c’est tout naturellement que Trotsky, rédacteur de la résolution, reprend l’exemple de la Commune, citation importante à plus d’un titre :

« la page la plus glorieuse dans l’histoire du prolétariat français – la Commune de Paris – ne fut rien d’autre qu’un bloc de toutes les organisations et tendances de la classe ouvrière française, unies contre la bourgeoisie. Si, malgré la réalisation du front unique, la Commune fut rapidement écrasée, l’explication doit en être cherchée par-dessus tout dans le fait que le front unique n’avait pas sur son flanc gauche une organisation révolutionnaire authentique, disciplinée et résolue, capable de conquérir la direction dans le feu des événements ».

« C’est précisément dans ce sens que la Commune fut un gouvernement ouvrier, un bloc des partis et groupements de la classe ouvrière, face à la bourgeoisie. En tant que gouvernement ouvrier, la Commune ne représentait rien d’autre qu’une étape vers l’instauration de l’ordre socialiste. Le prolétariat français conscient n’a pas besoin d’autre chose que de méditer profondément sur l’expérience de la Commune, pour trouver dans son propre passé héroïque tous les arguments nécessaires en faveur de la tactique authentiquement révolutionnaire du front unique associés aux mots d’ordre d’un gouvernement ouvrier qui découlent de cette tactique »4.

4Relevons « méditer profondément », non pas pour le passé mais vers l’avenir.

5Cette place hautement symbolique de la Commune permet en 1916 à Trotsky dans une lettre ouverte à Jules Guesde, devenu ministre d’État, d’opposer « le socialisme de Babeuf, de Saint-Simon, de Fourrier, de Blanqui, de la Commune »5 au socialisme ministériel, d’union sacrée, de consensus ; cela permet également en 1936 de condamner le Front populaire – entre autres – parce qu’il opérait « le mariage du drapeau de la Commune avec celui de Versailles »6.

6Un deuxième thème, apparaît, évident également, mais plus encore que le précédent : la Commune victime de la répression. Citons entre autres exemples bien fréquents : « Nous portons coup sur coup à ses bourreaux. La Commune, nous la vengeons et nous prenons sa revanche. »7 La dernière phrase de la préface à l’étude de C. Talès est : « les héritiers de Thiers auront à payer la dette historique, intégralement »8. Ce thème n’est pas essentiel mais il doit être souligné. Ces deux aspects sont le patrimoine commun de tout le mouvement ouvrier. Ici, Trotsky et trotskystes ne s’en distinguent pas, ils en font partie mais n’oublions pas que jusqu’à une époque récente (et parfois même, ici ou là) l’existence des trotskystes au sein du mouvement ouvrier est remise en cause. Ainsi, dans les années du Front populaire, les trotskystes étaient interdits physiquement de « la montée au Mur », moment et lieu hautement symboliques.

7Mais ce thème, banal, a un corollaire moins évident : la défense de la rigueur de la politique des Communards contre les Versaillais. Ce fut le cas à l’occasion de la polémique contre Kautsky dans Terrorisme et communisme où Trotsky salue la figure de R. Rigault9 et également dans le pamphlet Leur morale et la nôtre dans lequel Trotsky écrit : « quand la Commune de Paris eut été noyée dans le sang et que la canaille réactionnaire du monde entier se mit à traîner son drapeau dans la boue, il se trouva de nombreux philistins pour flétrir, avec la réaction, les Communards qui avaient exécuté 64 otages et parmi eux l’archevêque de Paris. Marx n’hésita pas un instant à prendre la défense de cette sanglante action de la Commune », et il ajoute : « on croit entendre des laves bouillonner sous ces lignes »10.

8Plus intéressante est l’argumentation sur la Commune comme illustration des conséquences de l’absence d’un parti de type bolchevique (ceci sera tout au long de la discussion du Congrès de Tours et des années immédiatement postérieures) : comme explication de la victoire des bolcheviques, Trotsky écrit : « nous avions derrière nous l’héroïque Commune de Paris de l’effondrement de laquelle nous avions tiré cette déduction qu’il appartient aux révolutionnaires de prévoir les événements et de s’y préparer »11. Cette supériorité, ou plus exactement ce progrès, est ainsi décrit : « nous voyons ici un énorme progrès réalisé sur la Commune. Ce n’est pas une abjuration de la Commune, car la tradition de la Commune n’est pas dans son impuissance, mais la continuation de son œuvre »12. Il n’y a pas solution de continuité entre la Commune et la révolution d’Octobre. Trotsky écrit un peu plus loin à ce sujet « achever son œuvre »13. En 1921, Trotsky publie une préface à l’ouvrage de C. Talès. Insistons sur le voisinage des dates : la préface est datée de janvier 1921, le Congrès de Tours a eu lieu fin décembre 1920. Cette préface peut se résumer en une phrase : « nous pouvons ainsi feuilleter page par page toute l’histoire de la Commune et nous y trouverons une seule leçon : il faut une forte direction de parti »14. Souvent, Trotsky est polémique sur les faiblesses de la Commune : « le désastre effroyable résulta fatalement [...] de son expérience trop restreinte, du manque de préparation de ses militants, de la confusion de son programme, de l’absence d’unité parmi ses dirigeants, de l’indécision de ses projets, du trouble excessif dans l’exécution »15. Incontestablement, des choses ne seraient plus formulées en 2000 comme en 1920 puisque c’est sur cette question et sur cette question seule qu’il faut convaincre pour des raisons différentes, d’une part, les syndicalistes révolutionnaires qui sont en dehors du nouveau Parti, d’autre part, le « centre » du nouveau Parti. Sur les autres questions, pour l’essentiel, les protagonistes sont d’accord. On ne peut cependant réduire l’analyse trotskyste de la Commune à ce seul thème (l’absence du parti révolutionnaire) pour important, pour essentiel qu’il soit.

9Il y a un dernier thème : la Commune comme moment privilégié des rapports entre démocratie, centralisme et révolution16. Trotsky distingue souvent la Commune en tant qu’institution de la Commune en tant que moment de la lutte ; il indique (dans la polémique contre Kautsky) que le Comité central de la Garde représentait les soviets, « le Comité central qui était alors ce que nous appellerions aujourd’hui le soviet des députés de la Garde nationale »17. Il écrit aussi : « il n’est pas permis quand il s’agit de la forme de l’organisation du gouvernement d’identifier la Commune aux soviets »18. « Quand nous disons vive la Commune ! Il s’agit de l’insurrection héroïque, non de l’institution de la Commune, c’est-à-dire de la municipalité démocratique »19. À noter que Trotsky parle de la Commune comme d’un « laboratoire »20. Sur l’organisation autonome et sur l’éligibilité, Trotsky écrit tout en soulignant le caractère imparfait, insuffisant de la seule éligibilité : « le Comité central de la Garde nationale est, en fait, un Conseil de Députés des ouvriers armés et de la petite bourgeoisie. Un tel Conseil élu immédiatement par les masses qui ont pris la voie révolutionnaire, représente un excellent appareil d’action »21. Il ajoute : « la classe ouvrière tout entière, tout en conservant son originalité de culture et ses nuances politiques, peut agir avec méthode et fermeté, sans rester en arrière des événements et en dirigeant chaque fois ses coups mortels contre les parties faibles de ses ennemis, à condition qu’à sa tête, au-dessus des arrondissements, des sections, des groupes, se trouve un appareil centralisé et lié par une discipline de fer »22. Trotsky n’oppose en aucune manière l’originalité de culture, ses traditions diverses et ses nuances au sein de la classe ouvrière et l’existence d’un appareil centralisé et discipliné qui doit apprécier, d’ailleurs, autant sa propre discipline interne, sa propre tradition qu’il apprécie et respecte les autres traditions ouvrières. C’est probablement ici que sont le mieux caractérisées les nuances inhérentes à la vie du mouvement ouvrier. Les divergences dans les organisations ouvrières ne sont pas perçues comme un obstacle à l’existence d’une organisation de type bolchevique ; ceci s’appelle la démocratie ouvrière. Trotsky, en ce sens, soutient que « l’éligibilité servit de coin pour scinder l’armée en deux parties suivant la ligne de classe »23 et « l’éligibilité, les méthodes démocratiques NE SONT QU’UNE DES ARMES entre les mains du prolétariat et de son parti »24. Ici, sur cette question de l’éligibilité, il fait référence à Varlin, un des rares Communards qu’il mentionne avec Rigault et dont il parle avec faveur.

10Centralisation et démocratie ne s’opposent pas, bien au contraire. Traditionnellement, les trotskystes reprennent les aspects de La guerre civile en France de Marx comme élément structurant leur action. Ainsi, G. Bloch en 1971 cite Marx : « ce que veut Paris c’est remplacer cette unité formelle de la France qui existe en dehors de la société française par l’union politique de la société française elle-même issue de l’organisation communale » et, plus loin, « l’unité de la nation ne devait pas être brisée mais au contraire organisée par la constitution communaliste »25. Toujours, dans la revue La Vérité, la longue citation sur le gouvernement des producteurs par eux-mêmes est produite lors du numéro spécial de 1971 puis lors du numéro spécial sur Engels en 199526. Tout comme la notion de « complète autonomie administrative de la Commune, du département entre 1792 et 1798 », dont parle Engels, et à propos de laquelle Lénine écrivait « la république centralisée vraiment démocratique était la république centralisée »27.

11Autre question : comment l’exemple de la Commune de Paris est-il perçu par les organisations se réclamant du trotskysme ? Le premier programme des trotskystes en France en juin 1934, rédigé vraisemblablement avec l’aide de Trotsky, comporte une partie non négligeable intitulée « la lutte pour la Commune ouvrière et paysanne »28. Dans la situation difficile des trotskystes entre les deux guerres, un groupe fait scission et prend pour nom « la Commune ». Trotsky ne critique jamais le nom mais le « flou politique et programmatique », l’objectif -que se fixe le groupe – de créer « une grande armée de Communards » est louable. Mais il ne faut pas oublier que cette armée, dès sa création en 1871, a subi une épouvantable défaite « parce que cette armée magnifique manquait d’un programme et d’une direction »29. Le problème est simple dans son constat : doter cette armée magnifique d’insurgés d’un programme et d’une direction. D’ailleurs, ce nom (« la Commune ») sera repris dans les années 50 pour la publication du comité de Liaison et d’Action pour la démocratie Ouvrière où militaient les trotskystes et un certain nombre d’autres militants (anarcho-syndicalistes, exclus de la SFIO), qui défendra la Commune de Budapest de 195630. Il est évident que la Commune n’est pas absente, bien au contraire, dans la littérature trotskyste (au sens large du terme) et de ses manifestations. On pourrait citer en vrac pour le courant OCI-PCI-CCI le numéro spécial de la Vérité en 1971, la brochure spéciale en 1959 avec la réédition de la préface de Talès et des chapitres de Trotsky de Terrorisme et Communisme, pour le courant LC-LCR, des articles dans la revue IV^ème Internationale, une brochure spéciale « gare à la revanche », un recueil de textes d’Ernest Mandel est significativement intitulé De la Commune de Paris à mai 68.

12Les organisations se réclamant du trotskysme (mais là également, c’est le patrimoine commun de toutes les organisations ouvrières) affirment nettement leur participation ou leur présence aux différents types de soutien, de mémoire ou de commémoration. On connaît les manifestations importantes lors du centième anniversaire qui ont vu également un certain nombre de publications, tel ou tel article dans la presse hebdomadaire, les journées d’études organisées par l’OCI en 1971, etc. Ce n’est pas négligeable mais ce n’est pas suffisant.

13Répondons à la question qui parcourt notre réunion : utopie ou modernité ? La référence à – ou plutôt, la réflexion sur – la Commune de Paris est présente quand il s’agit de combattre la V^e République et de défendre la démocratie révolutionnaire. Ici, il apparaît – au moins en apparence et pour autant qu’on puisse le constater – une notable différence suivant les textes : rien dans le 1^er Congrès de la J.C.R. (1967), rien dans le 1^er Congrès de la Ligue communiste (1969) ; dans la brochure Mouvement ouvrier, bureaucratie, stalinisme d’Henri Weber il n’est pas fait mention de la Commune alors que le sujet s’y prêtait admirablement31. Que l’on se comprenne bien, il est parfaitement compréhensible que la Commune ne soit pas mentionnée systématiquement dans toutes et chacune des publications, ce serait le pire hommage à rendre, mais la première expérience de pouvoir prolétarien sous la forme des conseils élus et révocables doit être examinée à la lueur des combats ultérieurs et comme préparation des combats futurs.

14Le « manifeste de l’OCI » (Organisation Communiste Internationaliste ») publié fin 1967 explique ainsi : « bientôt le prolétariat mondial commémorera le centenaire de l’insurrection du prolétariat parisien, l’héroïque Commune de Paris qui démontra pour la première fois dans l’histoire que la classe ouvrière avait la capacité et la possibilité de prendre en mains les destinées de la société.

« Durant deux mois et demi, le prolétariat parisien édifia sur les ruines de l’État bureaucratique des bourgeois, des curés et des officiers, l’État à bon marché, l’État-commune, la première république des conseils ; il remplaça l’armée permanente et la police par le peuple armé ; il rendit toutes les fonctions publiques électives et leurs titulaires révocables à tout moment par leurs mandants ; il limita leur salaire, y compris celui des membres de la Commune à celui d’un ouvrier »32.

15Plus significatif, dans le passage consacré à la révolution d’Octobre, il est écrit que le parti bolchevique s’appuyait sur la Commune de Paris, que « le pouvoir des soviets... c’est le même que la Commune de Paris », que la bourgeoisie internationale procéda pour essayer d’écraser la Révolution russe comme lors de la Commune de Paris ». On relèvera avec intérêt dans les mots d’ordre proposés pour la situation française le mot d’ordre « auto-administration des communes et des départements »33.

16Lors de la reproclamation de la IV^e Internationale, il est affirmé : « le moyen de faire prévaloir [...] la volonté des masses [...] a d’ores et déjà été dégagé dans l’histoire même de la lutte universelle des exploités et des opprimés. C’est la république universelle des conseils ouvriers, le régime de la démocratie ouvrière, du respect du mandat et de la révocabilité des élus, telle que l’avait ébauchée la Commune de Paris avant d’être écrasée par la réaction [...] c’est ce même régime de la démocratie ouvrière qui a fait de la Révolution d’Octobre 1917 non seulement une victoire de la classe ouvrière russe, mais un appel entendu par les travailleurs du monde entier [...]. La IV^e Internationale a été fondée pour assurer la continuité du combat de la Commune de Paris et de la révolution de 1917 trahi par la caste contrerévolutionnaire stalinienne »34. Les militants qui ont créé l’OCI puis le P. C.I. ont fondé avec d’autres militants le Parti des Travailleurs. La résolution du congrès de fondation du P.T. affirme : « Socialisme et démocratie sont indissociables. Le contenu social de la démocratie c’est un gouvernement de sauvegarde du peuple travailleur et de la jeunesse à l’image du gouvernement de la Commune de Paris »35.

17Alors, la Commune, utopie ou modernité ? Se situe-t-elle nulle part, dans un non-lieu, utopique par étymologie ou moderne, de notre temps ? Elle est bien moderne, appartenant à ce lieu que Trotsky appelait « notre patrie dans le temps ». Le mouvement social de novembre-décembre 1995 est une illustration des traditions de la Commune de Paris. Ce mouvement possède un caractère « historique », affirmation nullement produite par un participant de ces journées mais par le très sérieux Wall Street Journal. Quel était le trait essentiel du dernier mouvement social36 ? Il y avait une revendication démocratique (abrogation des ordonnances bonapartistes) et aussi ce qui a été appelé la démocratie des assemblées générales et qui a pris la forme d’organisations ponctuelles évidemment où des délégués ont été élus avec leurs organisations syndicales (comité de grève quand il y avait grève, comité d’unité d’action, etc.). Il n’est pas indifférent que les salariés français en lutte contre ce qui leur est apparu comme inacceptable aient renoué avec les traditions des comités, des élus révocables.

18On peut, pour paraphraser Trotsky, justement, estimer que les traditions de la Commune de Paris vivent dans la conscience des masses. À sa manière, sur son terrain propre, ce colloque y participe.