I. La franc-maçonnerie française en 1870

1Pour comprendre l’attitude de la Maçonnerie et des maçons sous la Commune de Paris, il faut au préalable présenter les Obédiences quand est proclamée la République, le 4 septembre 1870. La plus importante est le Grand Orient de France qui connaît une progression spectaculaire de ses effectifs. Il regroupe 256 loges en 1867, 284 en 1868, 314 en 1870 dont 61 dans le département de la Seine. Comme une loge comprend en moyenne 60 personnes, ses effectifs se situent aux alentours de 18 000 membres actifs dont 4 400 à Paris avec une jeunesse relative (50 % de moins de quarante ans). Plus du tiers n’a pas trois années d’ancienneté d’où une grande perméabilité aux idées nouvelles.

2La seconde est le Suprême-Conseil de France, du nom de son organisme dirigeant qui se coopte parmi les maçons ayant obtenu le 33^ème et plus haut grade du Rite écossais ancien et accepté. Son importance est bien moindre puisqu’il réunit environ 6 000 adhérents mais est bien implanté dans la capitale avec environ 2 000 membres. La troisième, qui pratique le Rite « égyptien » de Misraïm est un groupuscule spiritualiste. Vu la fréquence des démissions, le nombre de maçons « en sommeil » est plus important que celui des maçons en activité ce qui explique le chiffre anormalement élevé de participants aux manifestations maçonniques en avril 1871.

3La vie maçonnique, à la fin du second Empire, est très perturbée. En effet, une nouvelle génération veut réformer la maçonnerie et mène un ardent combat interne dans ce but. L’offensive est dirigée, au nom de la liberté absolue de conscience, contre la référence à Dieu, Grand Architecte de l’Univers, et à l’immortalité de l’âme et pour la démocratisation des statuts. Le pouvoir au sein des Obédiences bascule. Au Grand Orient, le convent (c’est-à-dire l’assemblée générale des ateliers) de 1870 aboutit à l’élection, comme Grand Maître, d’un ex-Représentant du peuple, Babaud-Laribière, qui l’emporte sur l’ancien ministre, également républicain, Hippolyte Carnot. Le Suprême-Conseil, pour apaiser sa base, porte à sa présidence Adolphe Crémieux, membre du Gouvernement provisoire en 1848 et fondateur de l’Alliance Israélite Universelle.

4Le Grand Orient est de plus en plus engagé dans la vie de la Nation. Le Convent de 1869 décide de consulter les loges pour savoir s’il est opportun de tenir une assemblée maçonnique exceptionnelle qui, face au Concile du Vatican, poserait les principes du droit humain. Les résultats de la consultation sont négatifs mais de justesse. En effet, une majorité est bien d’accord sur le principe mais non sur la date proposée. Des maçons sont à la tête de la bataille anticléricale pour la laïcité institutionnelle. L’athéisme, diffusé notamment par des blanquistes qui gèrent une petite revue, l’Action maçonnique tenue par l’équipe Louis Redon-Lefrançais, progresse au détriment du déisme des tenants quarante-huitards d’une religion naturelle et adogmatique. Au Congrès des loges de l’Ouest qui se tient à Poitiers en mai 1870, les questions traitées sont : « l’influence de la confession sur les femmes » et « les fanatismes politiques et religieux étant les principaux pourvoyeurs d’asiles d’aliénés, la maçonnerie doit-elle se désintéresser des questions politiques et religieuses ? ».

5En parallèle est mené le combat pour l’enseignement gratuit et obligatoire et la morale indépendante, c’est-à-dire laïque. Des loges créent ou financent des écoles libres laïques et la maçonnerie appuie la Ligue de l’Enseignement créée par le « frère » (les maçons s’appellent entre eux frères) Jean Macé. Le convent de 1870 du Grand Orient décide, par simple acclamation, d’adhérer collectivement à la pétition nationale pour la gratuité et l’obligation scolaire.

6Le troisième volet de l’action maçonnique concerne la question sociale. Des maçons impulsent la naissance et le développement des mutuelles et des coopératives mais cette activité est le fait de loges ou d’individus et non des Obédiences restées à l’écart. Il en est de même pour le courant pacifiste et internationaliste, si présent, dans les discours maçonniques, dans les années précédant la guerre.

7La maçonnerie se situe dans l’opposition républicaine même si les bonapartistes sont encore nombreux en son sein. Mais il y déjà tant de façons d’être républicain ! Déjà, des maçons réveillent les souvenirs douloureux des journées de juin 1848 quand la bourgeoisie avait tiré sur la classe ouvrière ! Ainsi, les amis blanquistes de Germain Casse, tentent de s’opposer à l’affiliation à l’Union parfaite de la Persévérance de Pascal Duprat auquel il est reproché d’avoir été alors cavaignaciste. Ces clivages vont se durcir avec le siège de Paris.

8En schématisant, on peut dire qu’en ces années, deux conceptions de la maçonnerie s’opposent et on les retrouvera sous la Commune. Pour les uns, elle doit unir ce qui est épars, ce qui conduit à une relative neutralité et à éviter des débats susceptibles de provoquer des tensions internes. Ce courant reste majoritaire, bien que déclinant, sous l’Empire car la maçonnerie ne bénéficie encore que d’une tolérance précaire et que les loges peuvent être fermées à la demande de l’autorité alertée par un quelconque dénonciateur. Pour les autres, elle doit être à l’avant-garde, œuvrer à la construction d’une démocratie basée sur les principes, dits maçonniques, de liberté, d’égalité et de fraternité. Elle doit donc construire une République « démocratique, sociale et universelle ». Elle doit, en particulier, œuvrer à l’émancipation du prolétariat.

9Il s’ensuit de nombreux et conflictuels débats internes dans les loges. Celles-ci ont, depuis la libéralisation de l’Empire, adopté l’usage de l’exposé suivi d’un débat. Pour la nouvelle génération qui hait le régime et ses bras séculiers l’armée et l’Eglise, la maçonnerie ne doit pas s’encombrer de fictions religieuses mais se consacrer à l’étude de faits positifs et être un outil de libération des esprits. Des orateurs vont de loge en loge prêcher la bonne parole républicaine. Les thèmes abordés sont de plus en plus audacieux : la libre-pensée, le divorce, l’union libre, la morale indépendante, la mutualité, le racisme (de la maçonnerie blanche américaine à l’égard des noirs, des loges prussiennes à l’égard des Juifs), la prostitution, les droits de la femme, la suppression de la peine de mort, les théories socialistes (Fourier, Saint-Simon, Proudhon, le communisme...).

10La maçonnerie est donc attractive, dans un pays où les droits de réunion et d’association sont strictement réglementés. L’élite du mouvement républicain, toutes tendances comprises, vient se faire initier. Ainsi, à Paris, Crémieux parraine les candidatures d’Emmanuel Arago et de Jules Simon à la loge de Boulogne. À Paris, la loge l’École Mutuelle est une pépinière de futurs cadres centristes et radicaux : Tirard, Méline, Eugène Pelletan, Charles Hérisson, Yves Guyot... À l’opposé, les Amis de la Tolérance se situent à l’extrême gauche avec le chapelier Amouroux et le mécanicien Assi, organisateurs de grèves, avec l’ouvrier bijoutier Landeck et le publiciste Rochefort. À Marseille, la Réforme réunit momentanément Rouvier, Esquiros, Gambetta, Gaston Crémieux.

11Les deux loges les plus remarquables, en ces années, sont la Renaissance par les Émules d’Hiram et l’Écossaise 133. La première, autour de Massol, ancien saint-simonien devenu l’exécuteur testamentaire et le disciple de Proudhon, fonde la revue La Morale indépendante et recrute des hommes de qualité comme Frédéric Morin, Ranc ou les frères Reclus. La seconde réunit des militants encore unis mais qui vont se diviser, sous la Commune, en radicaux (Floquet, Greppo, Mesureur, Ulysse Parent) et révolutionnaires (Beslay, Eudes, Lefrançais, Vallès...). Autre loge avancée au Rite écossais : l’Alliance 70 avec les blanquistes Eugène Protot et Henry Granger, avec le docteur Goupil, avec l’ouvrier bijoutier Amédée, un actif militant de l’Internationale. Au Grand Orient, les blanquistes sont aussi à l’Avenir, l’atelier qui initie Longuet et Lafargue, les deux gendres de Marx, et mène campagne pour les enterrements civils. En Angleterre, les maçons républicains ont un point de chute : la loge les Philadelphes fondée par des proscrits qui participent à la naissance de la Première Internationale. Son vénérable (c’est-à-dire président), l’ouvrier cordonnier Benoît, est un ancien qui, après avoir fait le coup de feu en 1830 et en 1848, revient à Paris pour se battre contre les Versaillais.

12Le développement spectaculaire de la maçonnerie s’explique, dans les grandes villes, par l’attraction exercée par les idées progressistes. À Paris, on peut déterminer la composition socioprofessionnelle des loges grâce à un Annuaire (le « Pinon ») publié à la fin du second Empire et aujourd’hui disponible à la Bibliothèque du Grand Orient. Les ouvriers et artisans représentent de 23 % à 26 % des effectifs, les employés, fonctionnaires ou comptables, de 18 % à 20 %, les commerçants et négociants 27 %, les entrepreneurs et fabricants 12 %. Des commerçants, se détache la masse imposante des marchands de vin ou limonadiers (10 %) dont l’influence locale n’est pas négligeable. Les corps de métiers les plus représentés sont ceux du bâtiment, du textile et de la confection (tailleurs, chapeliers, bonnetiers...), du bois (menuisiers, ébénistes, tonneliers, sabotiers...), de la bijouterie et des professions proches (horlogerie, joaillerie), des métiers d’art, du travail du métal et du cuir, des mécaniciens et employés des chemins de fer, de la presse et de l’édition.

13On rencontre, dans les loges parisiennes, quelques personnalités du monde ouvrier : le maçon Georges Cohadon, le peintre sur porcelaine Gabriel Ansart, secrétaire de la Chambre syndicale des ouvriers en céramique, le graveur sur métaux Édouard Kleinmann, le joaillier Bernard Landeck, le mécanicien André Murat... Certaines loges sont d’ailleurs à ossature professionnelle comme l’Athénée français qui recrute dans le faubourg Saint-Antoine. Peu sont à dominante intellectuelle. Des journalistes, des professeurs révoqués pour délit d’opinion, quelques tâcherons des belles-lettres se regroupent dans certains ateliers comme la Renaissance par les Émules d ’ Hiram déjà citée. Un journaliste (maçon) de L’Avenir National écrira après le défilé maçonnique du 29 avril : « Ces hommes appartenaient à l’élite de la population ouvrière, à cette classe si admirable d’honnêteté par laquelle le prolétariat s’unit à la bourgeoisie. C’étaient des chefs d’atelier, des contremaîtres, des ouvriers tenant la tête de leurs professions, des petits industriels, des commerçants modestes, tout ce peuple qui s’honore du travail et honore le travail. »

14L’avènement de la République était inattendu et le nouveau régime manque de cadres. Massol expliquera qu’il a fallu les puiser d’urgence dans le vivier maçonnique. Le Gouvernement provisoire compte une majorité de maçons plus ou moins anciens et convaincus : Emmanuel Arago, Crémieux, Garnier-Pagès, Gambetta, Eugène Pelletan, Jules Simon, Rochefort (dont l’initiation avait été reportée car, à la date prévue, il était en prison). À Paris, le nouveau maire Étienne Arago et ses adjoints Brisson et Floquet, le Préfet de police de Kératry, les Secrétaires généraux Mahias et Dubost, le Directeur des Télégraphes Steenackers, plusieurs maires, nommés à titre provisoire, sont maçons. On retrouve évidemment des maçons dans les divers mouvements patriotiques comme le Comité central républicain des vingt Arrondissements de Paris et surtout l’Association des Défenseurs de la République présidée par Massol, assisté de Greppo, Floquet et Brisson.

15Les loges n’ont à Paris qu’une activité réduite du fait du Siège. La tentative ébauchée par Landeck de constituer un Club maçonnique révolutionnaire ne semble pas avoir abouti et il se tient, tout au plus, rue Cadet, des réunions maçonniques pour la défense de la République puis pour condamner l’attitude du roi de Prusse. Ces réunions où l’ambiance est survoltée annoncent celles qui se tiendront sous la Commune et déjà un certain Thirifocq s’y fait remarquer...

16Dès que Paris est encerclé, les républicains s’opposent sur la conduite de la guerre, et, comme prévisible, les maçons se divisent. On rencontre ainsi les noms des « frères » Flourens, Razoua, Goupil, Granger, Ranvier, Jaclard, Vermorel, Vésinier parmi les officiers de la Garde nationale poursuivis après la journée insurrectionnelle du 31 octobre 1870.

II. L’action conciliatrice des maçons parisiens (mars-avril 1871)

17Rappelons que la dramatique journée du 18 mars 1871 s’ouvre par la tentative avortée de s’emparer des canons disposés sur la butte Montmartre. Des soldats, sous la pression de la population, refusent d’appliquer les ordres et arrêtent le général Lecomte puis le général Clément Thomas, un des responsables de la répression en juin 1848. Thiers, instruit des précédents de 1830 et de 1848, donne aux autorités l’ordre d’évacuer Paris. Un bataillon de la Garde nationale conduit par le maçon Gabriel Ranvier s’empare de l’Hôtel de Ville. Le sang coule vers 17 h. En dépit de l’opposition de deux maçons, le commandant Herpin-Lacroix et le capitaine Simon Mayer, les deux généraux sont fusillés. Le sang coulé rend difficile tout espoir de conciliation.

18Les maires des arrondissements et leurs adjoints vont pourtant tenter l’impossible mais ils échouent. Jules Favre reçoit leur délégation avec morgue et refuse de traiter avec des assassins, persuadé qu’avec l’aide de la Garde nationale l’insurrection sera matée. Les événements ensuite se précipitent. Le Comité central de la Garde nationale, se présentant comme le défenseur des franchises municipales, décide de procéder à des élections pour le 22 mars. De nouvelles négociations dans lesquelles sont impliqués à titre personnel des maçons (Millière, Jaclard, Malon, Charles Murat) échouent et le 20 mars, le Journal Officiel publie un communiqué du Comité central justifiant l’insurrection et lançant un appel aux armes. Déjà, du côté de la Commune, des frères occupent des postes clefs : Jourde aux finances, Eudes à la guerre, Assi à l’Hôtel de Ville. Puis Combault prend la direction des Contributions indirectes, Razoua dirige l’École militaire, les blanquistes André Regnard et Louis Virtely s’installent à la Préfecture de police. Au sein de l’État-major militaire, figurent également des maçons comme Jaclard, Eudes, La Cécilia, Dombrowski et son chef d’état-major Jean-Baptiste Audric, Wroblewski...

19Les élections vont mettre en relief l’importance de la présence maçonnique en milieu révolutionnaire. Parmi les modérés qui ne vont pas siéger à la Commune, on compte quatre « frères » : Méline, Tirard, Albert Leroy (journaliste, maire-adjoint du VI^ème arrondissement, membre de l’Écossaise 133) et Charles Murat (bijoutier, maire-adjoint du III^ème arrondissement, membre d’Isis-Montyon). Trois des six radicaux « conciliateurs », qui vont tour à tour démissionner sont également maçons : Arthur Ranc, Ulysse Parent, le docteur Edmond Goupil, vénérable de l’Alliance fraternelle. Les révolutionnaires maçons qui vont jusqu’au bout servir la Commune peuvent être arbitrairement classés en jacobins, blanquistes, fédéralistes et « divers ». En ne tenant compte que des maçons en activité au cours des événements (ce qui exclut Bergeret et Félix Pyat, maçons « en sommeil »), on en relève cinq parmi les 35 élus jacobins (Flourens, Fortune, Charles Gérardin, Oudet, Vésinier), trois parmi les blanquistes (Émile Eudes, Eugène Protot, Ranvier), huit parmi les 26 fédéralistes (Assi, Beslay, Jourde, Lefrançais, Longuet, Benoît Malon, Vallès, Vermorel) et trois parmi les « divers » : Amouroux, Chalain (qui trahira la maçonnerie et la Commune) et Verdure. Il n’y a donc pas eu d’unité maçonnique au sein de la Commune.

20Ranvier remet, le 27 mars, les pouvoirs assumés par le Comité central à la Commune élue et présidée par son doyen, le « frère » Charles Beslay. Les premiers affrontements se produisent le 2 avril. Le « frère » Flourens et son ami Cipriani sont assassinés par les Versaillais. Plus chanceux, le « frère » Élisée Reclus (maçon en sommeil) est seulement déporté à Brest où il bénéficie de la sollicitude de la loge locale, les Amis de Sully.

21À Versailles, l’extrême gauche se divise. Des députés parisiens radicaux (les « profanes » Clemenceau, Lockroy et les « frères » Floquet, Millière, Razoua et Rochefort) démissionnent. En leur nom, Floquet fait savoir que leur place est « au milieu de nos citoyens avec lesquels nous voulons partager comme pendant le siège prussien les souffrances et les périls ». À l’opposé, d’autres radicaux maçons comme Louis Blanc, Brisson, Greppo, se jugent plus utiles à l’intérieur de l’Assemblée où ils peuvent intervenir en faveur de la conciliation.

22Charles Floquet, homme politique avisé et maçon dynamique, va être le catalyseur du mouvement conciliateur dont le programme est établi le 4 avril à Versailles puis exposé à Paris. Le sigle retenu est : « La Ligue de l’Union républicaine pour les Droits de Paris » communément appelée la Ligue. Elle centre son effort sur l’obtention des franchises municipales, la reconnaissance officielle de la République et le droit reconnu à Paris de se gouverner avec son Conseil élu, sa police, ses finances, son assistance publique et ses écoles. La Ligue menace de rallier la Commune si ses revendications ne sont pas satisfaites. Les maçons ne pouvaient qu’être nombreux au sein de cette Union républicaine qui prêche la conciliation : ne se veulent-ils pas des hommes de paix ? Parmi ses animateurs, plusieurs maçons, anciens blanquistes comme Onimus, Dubois ou Villeneuve, publicistes tels Lachâtre, Desonnaz et Frédéric Morin. On retrouve certains de ces noms dans d’autres associations ayant le même objectif comme « l’Équilibre républicain » fondé par Onimus et Coudereau tous deux maçons et anciens rédacteurs de l’organe libre-penseur la Pensée nouvelle. Plus original est le mouvement d’émanation maçonnique « la Conciliation par l’Action » car il rassemble momentanément des « frères » qui vont ensuite se diviser en conciliateurs (Victor Considérant, Germain Casse, Floquet, Chassin, Naquet, Jules Claretie) et en partisans de la Commune (Combault, Duchêne, André Murat, Longuet, Millière). De nombreuses municipalités de province (Bordeaux, Lille, Perpignan, Lyon...) tentent aussi d’infléchir Thiers. Il reste cependant inflexible, ne cherchant qu’à gagner du temps afin de pouvoir écraser la rébellion et on comprend que la Commune ait toujours regardé avec défiance ces tentatives démobilisatrices. Celle des maçons fait seule exception car elle bénéficie de la sympathie ou de l’indulgence des maçons communards.

23En effet, la maçonnerie, ès-qualité, va également tenter de jouer un rôle conciliateur. L’initiative de la démarche revient à une petite loge, les Disciples du Progrès, présidée par le cordonnier-bottier Saugé. Deux de ses membres sont ouvertement du côté de la Commune et seront condamnés (ainsi que Saugé) comme tels : le marchand de vins Bivel et le jeune Prosper Douvet qui avait dirigé l’organe de liaison des sections parisiennes de l’Internationale.

24Elle invite les loges parisiennes à une Tenue (c’est-à-dire une réunion) le 8 avril. Une commission est constituée et le 9 avril, le contact est pris avec des élus parisiens. La loge adopte, le soir même, un Manifeste qu’elle décide de faire tirer à 4 000 exemplaires et d’insérer dans les journaux. L’Orateur de l’atelier, l’horloger Desbordes, se félicite de son premier contact avec la Commune qui, sans s’associer à la démarche, leur accorde les laissez-passer nécessaires. Il est décidé de laisser la plus totale liberté à la délégation envoyée à Versailles et le texte définitif est approuvé puis signé par les deux membres du Conseil de l’Ordre présents. Il est vrai que ce Manifeste de la franc-maçonnerie n’est guère compromettant. En voici la teneur :

« En présence des événements douloureux devant lesquels la France toute entière gémit ; en présence de ce sang précieux qui coule par torrents, la Maçonnerie qui représente les idées d’humanité et qui les a répandues dans le monde, vient une fois encore affirmer devant vous, Gouvernement et membres de l’Assemblée, devant vous Membres de la Commune, les grands principes qui sont sa loi et qui doivent être la loi de tout homme ayant un cœur d’homme.

Le Drapeau de la Maçonnerie porte inscrite sur ses plis la noble devise :

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, SOLIDARITÉ.

La Maçonnerie prêche la paix parmi les hommes et, au nom de l’humanité, proclame l’inviolabilité de la vie humaine.

La Maçonnerie maudit toutes les guerres, elle ne saurait assez gémir sur les guerres civiles.

Elle a le devoir et le droit de venir au milieu de vous et de vous dire : AU NOM DE L’HUMANITÉ, AU NOM DE LA FRATERNITÉ, AU NOM DE LA PATRIE DÉSOLÉE, arrêtez l’effusion de sang ; nous vous le demandons, nous vous supplions d’entendre notre appel.

Nous ne voulons pas vous dicter un programme, nous nous en reportons à votre sagesse ; nous vous disons simplement : ARRÊTEZ L’EFFUSION DE CE SANG PRÉCIEUX QUI COULE DES DEUX CÔTÉS, et posez les bases d’une paix définitive qui soit L’AURORE D’UN AVENIR NOUVEAU.

Voilà ce que nous vous demandons énergiquement, et si notre voix n’était pas entendue, nous vous disons ici que l’Humanité et la Patrie l’exigent et l’imposent.

Paris, le 8 avril 1871. »

MONTANIER, BECOURT, Membres du Conseil de l’Ordre SAUGE, DANDRE, BAUMANN, CHANUT, BARRE, LIMONAIRE, MOTARD, RAGAIGNE, MARTIN, MARCHAL, SIMON, HIRSCH, VILMOTTE, Vénérables.

25Une troisième réunion se tient le 10 avril. Saugé fait savoir qu’il a obtenu une aide du Grand Orient de 700 francs pour couvrir les frais d’envoi du Manifeste et il est décidé de l’envoyer aux loges de province en faisant acheminer la livraison par Bruxelles.

26Montanier, un médecin ardemment républicain, ancien préfet du Gers, conduit la première délégation qui se rend à Versailles. Elle est reçue le 11 avril par le seul maçon du gouvernement, Jules Simon. Selon certaines sources, elle aurait également rencontré Thiers mais il n’est pas fait mention d’une telle rencontre dans le compte rendu exposé en loge le soir même. Le Ministre aurait conseillé aux maçons d’adresser leurs récriminations à la Commune. Le gouvernement, aurait dit Jules Simon, ne veut que la soumission des insurgés et ne peut accepter la démission du pouvoir légal. Il aurait justifié la présence d’officiers bonapartistes et monarchistes dans les rangs versaillais par la nécessité de ne pas imposer aux officiers républicains « la bien triste tâche » de « conduire des Français contre des Français ». Il aurait promis que la future loi municipale serait de nature « à contenter les plus difficiles ».

27Le Vénérable se félicite du bon accueil du Manifeste et fait adopter un Appel aux Vénérables des loges parisiennes du Grand Orient. Il est demandé sur proposition du jeune avocat et futur parlementaire radical Eugène Delattre l’envoi d’une seconde délégation à Versailles. Les loges de province qui ont déjà reçu le Manifeste l’approuvent chaleureusement. Les réponses sont collationnées par le Vénérable de la loge de Versailles et transmises au député de Lyon Ducarre, membre du Conseil de l’Ordre, afin qu’il en fasse usage devant les parlementaires.

28Le compte rendu de la première délégation rédigé par Montanier est publié dans la presse parisienne le 15 avril. Les Parisiens qui avaient déjà pu lire les affiches du Manifeste sur les murs de la capitale prennent connaissance du compte rendu suivant :

« La population de Paris s’est émue à juste titre du manifeste de la franc-maçonnerie. Elle attend avec une anxieuse impatience le résultat des démarches qui ont été faites, soit à la Commune, soit au gouvernement de Versailles. Les délégués maçons ont été écoutés avec autant d’attention que de sympathie et les membres de la Commune aussi bien que le gouvernement de Versailles se sont associés sans réserve à la pensée d’humanité qui a inspiré la franc-maçonnerie. Jusqu’ici toutefois et nous le disons avec un profond regret, les démarches n’ont pas obtenu le succès sur lequel on était en droit de compter. On ne désespère cependant pas de trouver un terrain sérieux de conciliation. La franc-maçonnerie va tenter de nouveaux efforts et elle ne s’arrêtera que quand il lui aura été démontré que tous les moyens d’action sont désormais impuissants à conjurer le mal. »

29La Ligue également est reçue, ce même 11 avril, par Jules Simon et un compte rendu de l’entrevue est publié le 14 avril. C’est l’échec : Paris doit, dit le Ministre, ne bénéficier que des mêmes droits que les villes de province et seuls les Fédérés – à l’exception des assassins des deux généraux – qui déposeront les armes seront amnistiés. Or, la loi votée par l’Assemblée peu après (le 14 avril) stipule qu’à Paris, les maires et leurs adjoints seront désignés par le pouvoir et pris en dehors des conseillers municipaux élus. Le « frère » Jules Simon est désavoué ! La déception est amère !

30La Ligue ne désarme pas. Elle multiplie les contacts avec les municipalités de province, avec les Chambres syndicales patronales et avec d’autres groupes conciliateurs. Il en résulte la proposition émanant de l’Union des Chambres syndicales et d’un groupuscule (la Ligue des Conciliateurs) d’organiser avec la Ligue d’Union Républicaine de Floquet et la maçonnerie une nouvelle démarche commune.

31En ces jours, les réunions maçonniques organisées par Les Disciples du Progrès se poursuivent sans grand succès et en décrire le contenu est de peu d’intérêt jusqu’au 19 avril. De nombreux maçons se retrouvent le 14 avril aux obsèques du « frère » Pierre Leroux qui avait courageusement défendu les émeutiers de Juin 1848 et est toujours considéré comme un grand théoricien socialiste.

32Le 19 avril enfin, on débat aux Disciples du Progrès de l’éventualité d’un programme propre à la franc-maçonnerie qui sortirait ainsi de son rôle strictement humanitaire. Le frère Delattre suggère notamment que les maçons se rendent auprès de la Commune pour obtenir un mandat de confiance les autorisant à se rendre à Versailles pour négocier. Un intervenant anonyme suggère que les maçons se portent, bannières déployées, entre les combattants, ce qui avait déjà été proposé en juin 1848. Albert May, au nom de la Commune, approuve la nomination d’une commission qui, pourvue d’un programme politique, pourrait se joindre aux autres délégations conciliatrices. Un anonyme reprend cette proposition tout en invitant les frères à combattre les Versaillais s’ils refusent la conciliation. Peu à peu, s’esquisse une démarche maçonnique, objectivement antiversaillaise, mais encore conciliatrice. La Tenue s’achève par l’élection d’une délégation composée des « frères » Ernest Hamel (l’historien de Robespierre, membre d’une loge écossaise), Barré, Baumann, Cercueil, Chanut, Douvet, Martin et Ragaigne. En son sein, seuls Ernest Martin et Douvet sont ouvertement partisans de la Commune. Le docteur de Saint-Jean, Président du Conseil de l’Ordre du Grand Orient, la plus haute autorité présente dans la capitale, les autorise à s’exprimer au nom de l’Obédience et il est décidé de se retrouver le samedi 22 avril pour prendre connaissance des premiers résultats obtenus par la délégation.

33Les discussions entre les groupes conciliateurs, le 21 avril, n’aboutissent pas et la Ligue d’Union républicaine décide d’agir seule. Les Chambres syndicales patronales demandent à se joindre à la délégation de la maçonnerie, sans pour autant adopter de programme. À la Tenue du 22 avril, l’historien Ernest Hamel fait savoir qu’il a obtenu un sauf-conduit de la Garde nationale et un mandat du Grand Orient et que la Commission mixte maçonnerie-chambres syndicales va donc pouvoir franchir les lignes versaillaises. May, au nom de la Commune, précise qu’elle est disposée à faciliter également le passage pour l’envoi de délégués maçons dans les provinces. Le débat s’enlise. Les maçons ne définissent pas, au cours de la Tenue, d’objectif précis à la délégation et la discussion s’achève sur la proposition d’Albert May que les maçons se rendent « en corps, décorés, au devant de la délégation au retour de Versailles ». Il est décidé de se retrouver, le lundi 24 avril, salle de la Redoute, dans les locaux du Rite écossais ainsi associé à la démarche, pour entendre le compte rendu de l’entretien avec le Chef de l’État.

34Il semble, selon le journal Le Rappel, qu’un mandat ait cependant été (en petit comité ?) confié aux délégués. Ils auraient été chargés d’obtenir un armistice pour l’évacuation des villages bombardés et de soumettre à l’Assemblée de Versailles des préliminaires de paix basés sur la base des franchises municipales de Paris.

35Les deux délégations (de la Ligue et de la maçonnerie) partent pour Versailles le même 23 avril. Il va s’ensuivre une querelle de clocher pour savoir laquelle des deux démarches a été la plus efficace. Les deux représentants de la Ligue sont reçus par le ministre Barthélemy-Saint-Hilaire puis par les généraux de Ladmirault et Leveaucoupet. Il paraît vraisemblable que ce sont eux qui ont obtenu une suspension d’armes, le mercredi 25 avril, de 9 h à 17 h. Permettant l’évacuation à Paris de femmes, d’enfants et de vieillards qui se terraient dans les caves de Neuilly, des Ternes et de Sablonville. En ce cas, la trêve aurait été prolongée de quelques heures à la suite de la démarche maçonnique.

36La demande d’audience de la délégation maçonnique (accompagnée de deux représentants des Chambres syndicales) est transmise à Thiers par Jules Simon et la délégation rencontre le Chef de l’État le 23 avril à 15 h. Il reste de cette rencontre deux récits : le premier, officiel, est lu par Ernest Hamel devant les maçons réunis en assemblée générale. Le second est publié par le frère Rochefort qui aurait recueilli les confidences d’Hamel, dans son journal Le Mot d’Ordre.

37Entre 1 500 et 2 000 maçons se pressent devant le local du Rite écossais pour entendre le compte rendu et ne peuvent y pénétrer, le Grand Temple étant trop exigu. Albert May met alors, au nom de la Commune, le Lyrique ou le Châtelet à la disposition des frères. Va pour le Châtelet où se rendent les maçons en bon ordre, décorés, derrière les bannières de leurs loges et sous les applaudissements de la foule. Hamel, après avoir démenti les indiscrétions du Mot d’Ordre entre dans le vif du sujet. Une première discussion tourne autour de la trêve négociée parallèlement par la Ligue. Thiers refuse le principe d’un armistice car, dit-il, les Fédérés ne sauraient être considérés comme des belligérants mais comme des rebelles. Il accepte seulement de donner l’ordre d’un cessez-le-feu de quelques heures au général Ladmirault mais s’oppose à tout prolongement de la trêve qui pourrait aboutir à l’ouverture de négociations. Pour montrer sa bonne volonté, il laisse cependant Ladmirault juge du délai nécessaire pour l’évacuation des populations civiles.

38Le second point de la discussion, plus politique, n’est abordé que par les maçons. Hamel précise au Chef de l’État que la délégation n’est pas mandatée par les insurgés et ne prend pas à son compte le programme de la Commune. Il précise cependant, pour l’assistance, qu’il reconnaît à ce programme une « largeur de vue » tout en lui reprochant un manque de netteté et de précision. Il s’en tient donc aux seules franchises municipales, rappelant les promesses fallacieuses de Jules Simon. Il va s’ensuivre un accrochage entre ces deux spécialistes de la Révolution que sont Hamel et Thiers :

Thiers : « C’est la loi la plus libérale que nous ayons eu en France depuis 40 ans. »

Hamel : « Pardon ! Vous oubliez nos institutions communales de 1791. » Thiers : « Ah ! Vous voulez revenir aux folies de nos pères. »
Hamel prend l’assistance à témoin de ce « blasphème. »

Il reproche à Thiers le vote par l’Assemblée d’une décision mettant Paris hors du droit commun et lui suggère de faire une nouvelle loi qui pourrait obtenir l’aval des 150 000 neutres qui assistent impuissants au drame et auraient alors « assez d’influence morale pour ramener la paix dans la cité. »

Thiers réplique qu’il est impossible de revenir sur une loi votée mais Hamel lui rétorque que le Parlement est bien revenu sur la loi votée sur les échéances et qu’il avait bien fallu faire des concessions et même s’humilier devant les Prussiens. Le Chef de l’État, pour toute réponse, reproche aux neutres de ne pas avoir aidé le gouvernement à « comprimer par la force » la rébellion. Hamel fait savoir que la maçonnerie dont la plupart des membres, dit-il, sont des neutres [une affirmation valable pour la province, discutable pour Paris] est hostile à la peine de mort que ce soit « par la guillotine ou par le chassepot ». Elle s’est bien battue contre l’ennemi mais elle ne peut accepter de porter les armes contre des compatriotes. Il supplie à nouveau Thiers de faire un effort sur le terrain des franchises municipales pour permettre aux maçons de devenir « les instruments de la pacification ».

Hamel ne peut que déplorer : « cette parole, cette espérance, nous avons le regret à la dire, nous n’avons pu obtenir de Monsieur le Chef du Pouvoir exécutif de la République française, à ce point qu’il nous est échappé de lui demander s’il était bien résolu à sacrifier Paris. Nous ne vous dirons pas sa réponse. »

39Comme prévisible, l’assistance la réclame et Hamel la donne : « il y aura quelques maisons de trouées, quelques personnes de tuées, mais force restera à la loi ». Phrase terrible qui provoque l’indignation générale et contribue au ralliement de nombreux maçons à la Commune.

40Pour atténuer le caractère désastreux de ce propos, Hamel évoque, in fine, quelques promesses positives du Chef de l’État. Il a rassuré le parti républicain inquiet pour la survie du Régime à la suite de la suppression de journaux et les nominations des généraux bonapartistes Vinoy, Valentin et Aurelle de Paladines. Il a toujours été antibonapartiste et la République ne court aucun danger tant qu’il sera au pouvoir. Il rappelle que conformément à ses promesses antérieures, les combattants qui déposeront les armes auront la vie sauve (il ne s’agit donc pas d’une amnistie) et que, pendant quelques semaines, les ouvriers continueront à toucher leur solde de garde national.

41Hamel conclut qu’il ne reste qu’à attendre le moment où la voix de la raison sera plus puissante que celle du canon, qu’il ne faut pas se décourager, s’appuyer sur les loges de province et peut-être se jeter entre les combattants. Au moins, les maçons auront été fidèles à leur devise : « fais ce que doit ».

42Selon la version de Rochefort, Thiers serait apparu « plus gâteux que jamais ». Il aurait dit, à propos des Parisiens : « On ne sait comment les contenter, je leur ai fait un vrai cadeau en leur envoyant Aurelle de Paladines et les malheureux ont pris prétexte pour faire une Révolution ». Il se serait indigné du pillage de son hôtel particulier. Un délégué lui ayant fait savoir que seuls ses papiers avaient été enlevés et que le reste était sous la surveillance des gardes nationaux, il se serait écrié : « Quand même qu’on m’aurait enlevé que mes papiers, c’est une infamie et les membres de la Commune peuvent être certains qu’ils jouent leur tête ». À la remarque selon laquelle il est d’usage qu’un gouvernement révolutionnaire s’empare des papiers de son prédécesseur, il aurait répondu : « N’ importe ! Me prendre mes papiers à moi qui sacrifie ma vieillesse pour sauver mon pays, c’est une infamie ».

43Il se serait enfin exclamé : « Sans doute, cela me coûtera cher de bombarder ce pauvre Paris et mon cœur saigne à cette pensée, mais je dois à tout prix rétablir l’autorité de cette Assemblée tant calomniée. Si vous saviez, ce sont des hommes si honnêtes et si comme il faut ! Ils ont pleine confiance en moi. Aussi, je n’épargne rien pour répondre à cette confiance qu’ils daignent me témoigner. Vous voyez ce canapé, je m’y étends une heure chaque nuit et tout le reste du temps, je suis à mon fauteuil. Je dirige moi-même toutes les opérations. Heureusement, je connais un peu les choses militaires et tous ces braves généraux sont stupéfaits de voir que je suis si bien au courant. » Hamel ne pouvait que démentir de tels propos !

44Saugé fait voter l’adoption puis l’impression du rapport. Ranvier prend alors la parole pour rappeler que la Commune avait refusé que des propositions soient émises en son nom car elle était persuadée de l’échec. Versailles, dit-il, lutte « contre le progrès qui de Paris rayonne sur le monde entier » et, désormais « ce ne sont plus des supplications qu’il faut employer mais faire un appel aux masses et marcher résolument sur Versailles pour en finir. »

45Partisans de la conciliation et de la Commune s’affrontent ensuite dans un débat confus. Ranvier s’engage à faire parvenir le rapport de la délégation à la province par l’intermédiaire des Unions républicaines départementales. À propos des parlementaires, Hamel est amené à préciser que si le « frère » Louis Blanc est en harmonie avec la maçonnerie parisienne, il ne faut compter ni sur Jules Simon, ni sur Eugène Pelletan et aussitôt des voix s’élèvent pour demander leur mise en accusation. Baumann, pour apaiser les passions, propose que des maçons, munis de leurs décors, bannières déployées, s’intercalent entre les combattants.

46Pour sortir de l’enlisement, Ernest Martin rédige une motion, lue par l’Orateur Douvet puis adoptée. Elle est menaçante : « En présence du refus du gouvernement de Versailles d’accepter les franchises municipales de Paris, les francs-maçons réunis en assemblée générale protestent et déclarent que, pour obtenir les franchises, ils emploieront à partir de ce jour tous les moyens qui sont en leur pouvoir. » Le pauvre Saugé, débordé, et qui ne sait comment mettre un terme au débat, invite les « frères » à se retrouver le jeudi 26 avril au Châtelet.

III. Le défilé du 29 avril et le ralliement à la Commune

47Deux conceptions de la maçonnerie se sont, comme prévisible, affrontées. Pour les uns, elle doit s’engager, au nom de son passé et de ses principes, dans le mouvement révolutionnaire. Pour les autres, elle doit préserver son unité en respectant les choix individuels de ses membres ce qui la conduit à se limiter, en tant que telle, à une action humanitaire et conciliatrice.

48Rien n’est laissé au hasard, ce 26 avril ! Saugé est désormais encadré par des « frères » du courant conciliateur afin d’éviter que la maçonnerie parisienne ne bascule du côté de la Commune. Le contrôle est rigoureux à l’entrée, les compagnons du Tour de France sont écartés ainsi que les maçons qui ne connaissent pas le « mot de semestre » et ne sont donc plus actifs depuis au moins six mois. C’est Floquet lui-même qui tient le poste d’Orateur. Il est de ce fait chargé d’élaborer une hypothétique synthèse et d’écarter tout vote qui engagerait la maçonnerie du côté de la Commune.

49Les travaux s’ouvrent au Rite écossais pour manifester tangiblement l’unité maçonnique. Le débat reprend dans la confusion mais il est visible, à partir des applaudissements, que la salle est majoritairement pour la Commune. L’intervention décisive est celle de Thirifocq. C’est un socialiste, déiste à la sauce rousseauiste, verbeux et confus, doté d’une impressionnante barbe blanche. Ancien tailleur devenu professeur de coupe, il appartient à une loge écossaise. Il propose de dire à Versailles que « si dans les 48 h on n’a pas pris une résolution tendant à la pacification, on plantera les drapeaux maçonniques sur les remparts » et que « si un seul est troué par un boulet ou par une balle nous courrons tous aux armes pour venger cette profanation »... Il poursuit : « Hommes de paix, les maçons sont forcés de devenir soldats. Il faut qu’ils aillent en face des hordes de Versailles planter la bannière franc-maçonnique, décidés à la défendre à coup de fusil si une seule balle troue la laine bleue du drapeau ». Propos emphatiques qui clôturent un discours improvisé mal structuré !

50On sut, écrit le représentant du Cri du Peuple après cette intervention, que la franc-maçonnerie était avec la Révolution. Ernest Hamel, rageur et impuissant, suggéra ultérieurement que cette intervention avait été soigneusement mise au point, ce qui paraît douteux bien que Thirifocq ne fasse que reprendre des propositions antérieures. Floquet sent le danger et s’il accepte, dit-il, la possibilité de se rendre entre les combattants, il exclut que la maçonnerie puisse « sortir le glaive ». Il évoque l’action de la Ligue, ce qui provoque des huées et une remontée à la tribune des partisans de la Commune. Une intervention de Millière invitant les maçons « à stimuler la défense dans nos quartiers avec nos bannières et nos insignes » est, à juste titre, remarquée et provoque une multitude de demandes de prise de parole. Floquet, en tant qu’Orateur, est obligé de lire une motion, invitant les loges à planter leurs bannières sur les remparts mais il ne peut achever la lecture du texte tant le vacarme devient général. Selon une brochure hostile à la Commune publiée par un anonyme après la défaite, le texte de la résolution serait le suivant :

« Ayant épuisé tous les moyens de conciliation avec le gouvernement de Versailles, la franc-maçonnerie est résolue à planter ses bannières sur les remparts de Paris. Et si une seule balle les touchait, les francs-maçons marcheraient d’un même élan contre l’ennemi commun. »

51Saugé, dans ces conditions, lève la séance. Des assistants montent à la tribune pour donner divers mots d’ordre et finalement, à la sortie, un cortège se constitue. Il est évalué, par la presse communarde, à 2 000 personnes ; ces maçons, bannières déployées, sous la conduite de Ranvier et de Thirifocq, se rendent à l’Hôtel de Ville. La Commune interrompt ses travaux pour recevoir la manifestation dans la Cour d’Honneur.

52Le Vénérable de la Prévoyance puis Thirifocq prennent la parole pour annoncer le ralliement de la maçonnerie à la Commune. Elle a voulu, dit l’ancien tailleur, toujours aussi prolixe, avoir la preuve que Versailles refusait la conciliation et a compris que débute « la plus grande Révolution qu’il ait été donné au monde de contempler ». Après que les cris de « Vive la Commune ! » « Vive la franc-maçonnerie ! » aient fusé de toutes parts, le « frère » Vallès, au nom de la Commune, remercie les maçons et propose d’échanger les bannières et les drapeaux ; qu’un maçon tienne le drapeau rouge et qu’un élu se saisisse d’une bannière maçonnique. Faute de drapeau, il ôte son écharpe et la remet à Thirifocq. Elle est roulée autour de la hampe d’une bannière. Un autre élu, Gustave Lefrançais, rappelle sa réception à l’Ecossaise 133 et affirme sa conviction que la maçonnerie et la Commune ont pour même but la réorganisation du travail. Après deux autres discours, la manifestation, drapeaux rouges et bannières mélangées, se rend, sous les applaudissements, rue Cadet, au siège du Grand Orient, où elle se disperse après une intervention de Ranvier. « C’est la défaite de Versailles » s’exclame Le Cri du Peuple qui espère que les ateliers de province vont suivre le mouvement impulsé par la capitale.

53Plusieurs loges font connaître, par voie de presse, leur accord et les maçons préparent fébrilement la grande manifestation prévue pour le dimanche 29 avril. Les conciliateurs maçons s’inquiètent de ce dérapage. Il se tient une réunion restreinte, le 28 avril au soir, rue Cadet. Parmi les participants, six Conseillers de l’Ordre, une vingtaine de vénérables de loges des deux rites, et quelques personnalités comme Charles Floquet, Antide Martin (un vétéran des sociétés secrètes) et le fouriériste Victor Considérant. Une majorité est hostile à la manifestation prévue qui engage la maçonnerie parisienne dans son ensemble. Il est décidé de publier et de placarder une motion faisant savoir que seule une réunion de toutes les loges peut prendre le titre d’assemblée générale de la maçonnerie française (ce qui est exact) et que le Grand Orient n’est pas lié par la décision prise à la réunion du Châtelet. Il est vrai que des « frères » croyaient que la future manifestation était organisée par les Obédiences ! Ainsi, les maçons du Suprême-Conseil reçurent individuellement une circulaire signée du vénérable Tavernier, les priant de se réunir, accompagnés de leurs bannières, le 29 avril, à 7 h 30 du matin, devant le siège du Rite écossais pour « protester contre la tyrannie et assurer aux générations futures l’avenir de la liberté ». Il fallait démentir (ce que fit le « frère » Malapert, un des dirigeants du Rite) ne fut-ce que pour éviter de futures représailles versaillaises.

54Les divers récits contemporains de la manifestation du 29 avril ne divergent que sur des points de détail. Les loges du Rite écossais se réunissent donc à 7 h 30 devant leur local, au 35, rue J.-J. Rousseau et vers 8 h, les loges de banlieue (Saint-Denis, Vincennes) franchissent les portes de la capitale. Maçons et compagnons se retrouvent dès 9 h dans la Cour du Louvre. Quelques épouses ou filles de maçons sont présentes, décorées de cordons maçonniques d’où l’affirmation erronée de la présence d’une loge de femmes. À 9 h 30, six élus de la Commune, tirés au sort, précédés de quatre officiers supérieurs à cheval, d’une musique de cuivres et suivis par un bataillon de la Garde nationale se rendent dans la Cour du Carrousel. À dix heures, la porte communiquant de la Cour du Louvre à la Place du Carrousel s’ouvre et les maçons entrent dans la Cour d’Honneur des Tuileries. Le cortège repart à onze heures, musique en tête. Les maçons défilent devant deux haies de gardes nationaux et sont suivis par le 129^ème bataillon. Selon les récits, il y aurait eu 62 ou 65 bannières de loges dans le défilé dont celle du Globe de Vincennes, de couleur blanche, portée par l’artilleur Lavacque et portant la mention : « Aimons-nous les uns les autres ». Le nombre des maçons (dont beaucoup ne devaient plus être en activité) et compagnons présents est évalué à 10 000, ce qui semble très exagéré. Quoi qu’il en soit, la « base » maçonnique est bien présente et la foule, le long du parcours, est enthousiaste. Elle ne peut qu’être surprise, émue ou amusée, de voir ces francs-maçons, que l’on croit influents, aux réunions soi-disant secrètes, défiler au grand jour, avec les décors bariolés de leurs rites et de leurs grades. Le cortège est accueilli par la Commune au grand complet, placée en haut du balcon d’Honneur, devant la statue de la République ceinte d’une écharpe rouge frangée d’or et entourée de drapeaux et de trophées. Seuls les dignitaires et les porte-bannières ont pu pénétrer par la Porte de l’Horloge dans la Cour d’Honneur.

55Suivent les prises de parole. Les premiers discours sont prononcés par Félix Pyat (qui oppose l’attitude des maçons à celle de la Ligue) puis par le vétéran Charles Beslay qui, dans sa jeunesse, avait appartenu à la loge carbonariste Les Amis de la Vérité et est maintenant membre de L’Ecossaise 133. Puis vient le tour du « profane » Léo Melliet qui ne deviendra maçon qu’à la fin du siècle. Il confie le drapeau rouge à Thirifocq pour qu’il soit placé devant les bannières et face aux « balles homicides des Versaillais ». Thirifocq répond à ces allocutions au nom de la franc-maçonnerie. Il est déjà midi. Le tambour résonne et un ballon blanc, marqué des trois points maçonniques et de l’inscription « La Commune à la France » s’envole, chargé du Manifeste de la Maçonnerie et d’un premier récit de la matinée, à destination des loges de province.

56La Marseillaise retentit, le cortège se reforme, précédé de clairons, de tambours et d’un détachement de francs-tireurs sans armes, pour témoigner du caractère pacifique du défilé. Quelques élus de la Commune suivent, certains (dont Beslay et Fortune) ceints de cordons maçonniques. De chaque côté, contenant la foule, des haies de gardes nationaux. Derrière, des bataillons en armes. Le cortège emprunte la rue de Rivoli puis la rue Saint-Antoine et les bannières s’inclinent devant la colonne de Juillet à la mémoire des victimes des Trois Glorieuses. Une courte allocution aurait été prononcée. La foule était telle que des maçons piétinaient encore devant l’Hôtel de Ville.

57Le cortège s’engage ensuite sur les grands boulevards puis longe la rue Saint-Honoré. Évitant les Champs-Elysées, trop exposés, il atteint, par diverses voies, l’Arc de Triomphe. Les bannières se réunissent au 59 de l’avenue de Friedland en un seul groupe et des estafettes vont donner, alors qu’il se met à pleuvoir, l’ordre aux soldats de la Commune de cesser le feu. La masse des « frères » et des badauds est arrêtée, pour des raisons de sécurité, aux abords de la Place de l’Étoile et un drapeau parlementaire est arboré sur la barricade construite en avant de l’Arc de Triomphe. Il est 14 h.

58Un groupe se dirige ensuite vers les remparts par la rue de Presbourg et l’actuelle avenue Foch. Un second groupe se dirige vers la Porte des Ternes. Un troisième longe l’avenue de la Grande Armée et atteint la Porte Maillot. Les premières bannières sont déposées sur les remparts. Les Versaillais alertent alors leurs chefs et le feu cesse. Il devient possible de planter des bannières de la Porte Dauphine jusqu’à environ cinq cent mètres de la Porte Maillot (ou jusqu’à la Porte Maillot, selon d’autres récits). Un groupe d’une quarantaine de personnes avec Charles Beslay, le capitaine Boyer (qui sera tué à la tête de sa compagnie), Fabreguette, Thirifocq et Lavacque, portant la bannière blanche du Globe s’avance, avenue de Neuilly, vers la barricade versaillaise du pont de Courbevoie. Il est salué par une population cramponnée aux ruines. Seuls, Thirifocq, Fabreguette et Lavacque sont autorisés, les yeux bandés, à franchir les lignes versaillaises Les autres, protégés à l’arrière par les bannières, rejoignent les remparts.

59À dix-huit heures seulement, les trois hommes sont reçus par le général Leclerc commandant du secteur de Neuilly. Il les adresse au général Montaudon qui commande les troupes versaillaises à Courbevoie. Or, Montaudon a été maçon, en Algérie, sous la Monarchie de Juillet, et il appartenait à la même loge que Fabreguette (ou son père). Ainsi se comprend la présence de ce personnage, jusque-là inconnu, dans la délégation ! Montaudon explique qu’il a pris sur lui de faire cesser le feu mais qu’il ne peut accorder qu’une trêve permettant à Thirifocq et à Fabreguette de se rendre à Versailles et qu’elle durera jusqu’à leur retour. Lavacque rentre seul à Paris pour aviser les « frères ».

60Thiers, excédé, car il vient d’éconduire une délégation conciliatrice lyonnaise, les reçoit « entre deux portes » et les deux émissaires qui ont échoué rentrent à pied à Paris. Ils sont de retour, le 30 avril, à 7 h du matin. Les porte-bannières et de nombreux maçons qui avaient passé la nuit aux remparts partent à leur rencontre et une délégation va prévenir la Commune de l’échec. Le feu reprend le 30 avril à 19 h 45 et la première victime est un maçon, tué Porte Maillot.

61Le 30 au soir, les maçons et les compagnons se réunissent salle Dourlan et décident de former une seule Fédération jusqu’à la victoire. À une seconde réunion, où ils auraient été au nombre de 4 000, ils s’engagent à s’enrôler dans les compagnies de marche et à se battre décorés de leurs insignes. Lavacque dépose solennellement devant l’assistance les deux éclats d’obus qui ont troué la première bannière placée à l’avancée de la Porte Maillot. L’assemblée décide de se retrouver le lendemain, Place de la Concorde, pour défiler jusqu’aux remparts et constater l’outrage fait aux bannières. Le nombre de manifestants dut être peu élevé car la presse n’y consacre que quelques lignes. Certaines bannières seront retirées mais d’autres laissées sur place et ce sont les troupes versaillaises qui s’en empareront et les restitueront au Grand Orient. De là, la manifestation se rend au Cirque national où se tient la séance d’inauguration de la Fédération. Un emphatique « Appel des Francs-Maçons et Compagnons de Paris à leurs Frères de France et du monde entier (sic) » est adopté. Il s’adresse également aux BB CC FF Charbonniers car des résidus de la Charbonnerie subsistent encore en province.

62L’Appel évoque les événements et demande aux maçons et aux compagnons d’agir ensemble et de se jeter devant les soldats « qui combattent malgré eux pour la plus mauvaise des causes » et de les entraîner « à servir la cause de la Justice et du Droit ». Il s’achève par le cri de : « Vive la République ! Vive les Communes de France fédérées avec celle de Paris ! ». Il est adressé, à 14 h, à la province par deux ballons portant les emblèmes maçonniques des trois rites puis il est affiché, sur une forme plus ramassée, sur les murs de Paris avec les signatures de 34 maçons et de 14 compagnons. On y retrouve celles de l’état-major de la Fédération : le Président Thirifocq, le Secrétaire Général Deschamps, le Trésorier Clément Eutrope Massé ; celles aussi du fouriériste de Beaumont, d’Ernest Martin, de l’écrivain Pierre Lachambaudie. Le seul Vénérable signataire est le « frère » Balduc qui préside La Ligne Droite, la loge de Gabriel Ranvier. Un des signataires, un certain Magdalénas, sera fusillé par des Communards pour avoir tenté de s’opposer à des exécutions sommaires.

63De nouveaux ballons partent le 4 mai de l’Hôtel de Ville alors que Thirifocq prend contact avec le Comité de salut public pour la constitution d’un bataillon maçonnique. La nouvelle Fédération, entre autres, se charge d’enquêter, avec l’accord de la Commune, sur la situation militaire et de constituer des services officieux pour recevoir les plaintes dans les mairies afin d’y porter remède.

64Un ultime message, tragique et désespéré, est publié dans le numéro du 24 mai du Journal Officiel. Il dit simplement :

« Aux Francs-Maçons de tous les rites et de tous les grades.

Frères, la Commune, défenseur de nos principes sacrés, vous appelle à elle. Vous l’avez entendue et nos bannières vénérées sont déchirées par les balles et brisées par les obus de ses ennemis. Vous avez répondu héroïquement : continuez avec l’aide de tous les compagnonnages. L’instruction que nous avons reçue dans nos respectables ateliers dictera à chacun de nous, à tous, le devoir sacré que nous avons à remplir. Heureux ceux qui succomberont dans cette lutte sainte. »

65Les Communards blessés et soignés dans l’ambulance que le Grand Orient avait installé durant la guerre ne seront pas remis aux Versaillais, qui l’avaient exigé et auront ainsi la vie sauve.

IV. Les conséquences de la défaite

66Puis vient l’heure de la répression. Les officiers Simon Mayer et le garibaldien Herpin-Lacroix sont condamnés à mort pour n’avoir pu empêcher l’exécution des généraux Lecomte et Clément Thomas. Ils adressent vainement une supplique au Grand Orient. Le premier seul est gracié. Le second, fusillé. Est également exécuté Gaston Crémieux à Marseille qui avait vainement tenté d’apaiser l’ardeur des révolutionnaires locaux excités par trois maçons délégués de la Commune de Paris : Landeck, May et Amouroux.

67Il est impossible de savoir combien de maçons ont été tués au combat, arrêtés, emprisonnés, déportés. Certains, qui s’étaient contentés de participer au défilé pacifique du 29 avril, auraient été dénoncés par des voisins et fusillés. Comparer les Tableaux de loges de 1871 et de 1872 n’est pas d’un grand secours car on ignore si des noms ont disparu à la suite de décès, de radiation ou de démission et de plus ces Tableaux ne sont pas exacts. Il ne semble cependant pas que le nombre de victimes ait été peu élevé. Les quelques « livres d’architecture » conservés sont, et pour cause, généralement silencieux. Nous nous appuierons seulement sur la situation de deux loges ouvertement favorables à la Commune pour apprécier leurs pertes.

68Les Élus d’Hiram, une loge à clientèle populaire relevant du Rite écossais, qui regroupe une centaine de membres se réunit à nouveau, le 11 août 1871. Le Vénérable fait savoir qu’elle doit venir en aide à la famille de quatre des siens. Trois de ses membres ont été tués (sous-entendu au cours des combats) : le forgeron Juliotte, le marchand de vins Séguin, l’employé Moutot ; trois sont sous les verrous : le serrurier Royer (déjà inquiété en Juin 1848, condamné à deux ans de prison), l’employé Charpy (détenu sur les pontons à Brest), le tailleur Danière (déporté). Un autre enfin, le peintre en lettres Hanser, du Comité central de la Garde nationale est en fuite à Londres. Quand, en août 1873, elle reçoit un appel de la Ligue de l’Enseignement en faveur des bibliothèques militaires, un de ses membres veut refuser « ce service aux soldats qui sont tout disposés à nous fusiller ».

69Au Grand Orient, la Rose du Parfait Silence, plus intellectuelle, bourgeoise et radicale, avec une soixantaine de membres dont deux dignitaires conciliateurs (Caubet et Massol) continue à se réunir pendant les événements. Elle appelle (en l’absence de son Vénérable Caubet) le 25 avril à revendiquer « même par les armes » les droits de la Commune de Paris. Elle initie encore le 9 mai 1871 un chirurgien et un tailleur puis entend un exposé de Bosson, le Président de la Ligue du Bien public, qui vient de se rallier à la Commune. Aucun de ses trois noms ne réapparaît à la reprise. Ont-ils été tués ? Quoi qu’il en soit, elle perd plusieurs « frères » : le boulanger Félix Artaud (dix ans de détention), le journaliste du Cri du Peuple Pierre Denis (réfugié à Londres) et Louis Redon, Commandant du Fort d’Issy puis Directeur de l’hôpital Beaujon qui meurt en 1876 en déportation. Nous n’avons trouvé, à contrario, que deux loges parisiennes qui ont exclu un des leurs pour avoir participé à la Commune : les Zélés Philanthropes qui raye de son Tableau le comptable François Jourde et Osiris (Rite écossais) qui fait de même avec Georges Cavalier (dit Pipe-en-Bois), sous le prétexte que, réfugié à Bruxelles, il ne peut payer sa cotisation...

70Dans l’ensemble, les maçons de province sont restés neutralistes mais certains, contaminés par la propagande versaillaise, ont surtout vu dans les Communards des incendiaires et des fusilleurs d’otages. La loge de Brest, les Amis de Sully, bien que défavorable à la Commune, va apporter une aide matérielle et morale remarquable à plus de quarante maçons et même à des « profanes » détenus sur les pontons ou au fort de Quelem, dans l’attente de leurs jugements.

71La loge des proscrits de Londres, les Philadelphes, va à nouveau accueillir des réfugiés. Édouard Benoît reprend en mains le Comité républicain et organise une souscription en faveur de la veuve de Dombrowski. Un autre ancien Vénérable, Le Lubez, se voit chargé par l’Internationale de procurer des passeports anglais et de chercher un emploi pour les nouveaux-venus. La loge redémarre sous le maillet de Benoît, le 3 avril 1872. Il est assisté de Le Lubez et Combault et Albert May tient le poste d’Orateur. Elle affilie, ce même jour, Gustave Hanser et adopte les enfants de Combault, de Roullier (un anarchiste, fondateur de La Ligue des Antiproprios, ami de Vallès et membre de l’Ecossaise 133) et d’Olivier (Directeur de l’Enregistrement et du Timbre sous la Commune). Au banquet, des toasts révolutionnaires sont portés par le républicain anglais Bradlaugh, puis par Vésinier et La Cécilia. L’atelier lance un Appel aux loges françaises pour qu’elles viennent en aide aux frères proscrits qui ignorant la langue anglaise et sans emploi sont tombés dans la misère.

72L’atelier est majoritairement hostile au Conseil général d’Holborn, tenu par les fidèles de Marx et soutient la Section fédéraliste française de 1871 dirigée par Vésinier et Landeck. Les deux groupes se disputent le contrôle de la Société des Réfugiés qui passe finalement aux mains des Holborniens. La Section fédéraliste s’appauvrit ensuite avec la défection des blanquistes, de modérés et du groupe Vermersch. Vésinier et Landeck décident alors de fonder la loge la Fédération destinée à servir de support à leur mouvement. Elle regroupe une quarantaine de membres, la plupart anciens de la Commune, dont deux élus, Oudet et Gérardin. Un troisième groupe, autour de Ranvier, crée, en 1873, la loge la Révolution. On compte également à Londres deux loges de Polonais. À la Révolution universelle figurent des Communards dont l’ex-général de la Commune Wroblewski. Tous ces ateliers sont naturellement sans relation avec la Grande Loge Unie d’Angleterre qui les considère comme irréguliers et les liens maçonniques contribuent, en dépit de vives divergences, à maintenir des relations fraternelles entre proscrits. À New York, Élie May fonde la loge les Égalitaires qui reçoit La Cécilia et initie Eugène Pottier, l’auteur de l’Internationale. Sa lettre de candidature a été publiée par le docteur Goupil :

« C’est à Paris, dans les derniers jours de la lutte quand j’ai vu au milieu des transports d’enthousiasme le spectacle grandiose de la Maçonnerie adhérant à la Commune et plantant ses bannières sur nos murailles éventrées d’obus, c’est alors que je me suis juré d’être un jour un des compagnons de cette phalange laborieuse. Je me présente à son chantier. Embauchez-moi. »

73Par contre, à Genève, la tentative de créer une loge révolutionnaire échoue.

74En France, des maçons, autour de Greppo, Brisson, Massol et Balduc, sont à l’origine d’une campagne de souscriptions pour venir en aide aux familles des « victimes de nos discordes civiles ». Le même combat est mené également par des élus et des militants maçons et radicaux en faveur de l’amnistie. Des contacts sont pris. Ainsi, Bonnet-Duverdier et deux autres conseillers municipaux parisiens sont reçus à Londres par Ranvier. Celui-ci, atteint de la tuberculose, est autorisé à venir mourir à Paris. Les maçons sont massivement présents à ses obsèques et ses enfants, recueillis par l’Orphelinat maçonnique.

75Le Grand Maître du Grand Orient Babaud-Laribière, par conviction mais aussi par réalisme, condamne, le 29 mai, l’attitude des maçons ou soi-disant tels dont, précise-t-il aventureusement, la majeure partie n’appartenait pas au Grand Orient, qui se sont compromis avec une sédition qui a « épouvanté l’univers ». Il invite le Convent à débattre de leurs cas si une plainte est déposée. Le Conseil de l’Ordre, réuni le 19 juin, approuve. Le Convent de 1871 ne prononce cependant pas de sanctions contre les « frères » compromis mais refuse aussi, pour ne pas prêter le flanc aux attaques de l’extrême droite, de mettre aux voix le vœu du pasteur Desmons en faveur de l’amnistie.

76Cette campagne, jusqu’en 1877, sera conduite par des maçons à titre individuel sans qu’apparaisse le nom des loges, afin d’éviter des ennuis à l’Obédience, Un exemple de la suspicion des autorités à l’égard des maçons est fourni par la fermeture de la loge de Nouméa suite à l’évasion de Nouvelle-Calédonie de six déportés dont les « frères » Jourde, Ballière et Rochefort. Rappelons que l’extrême gauche parlementaire où les maçons sont majoritaires demande aussi l’amnistie... Un de ses élus, le « frère » François-Vincent Raspail, est condamné à deux ans de prison pour avoir seulement célébré la mémoire de Delescluze et de Millière.

77De nombreux anciens élus ou cadres de la Commune, après l’amnistie, retrouvent leurs loges comme Louis Amoureux, Landeck, Thirifocq... D’autres ultérieurement, tels Protot en 1886. Certains, comme Eudes, Rochefort ou Vallès, ne reviennent plus en maçonnerie. Par contre, de nombreux anciens communeux qui ont gardé en mémoire le défilé du 29 avril la rejoindront. Ainsi, on relève les adhésions, parmi les élus, de l’ouvrier statuaire Antoine Demay (loge le Lien des Peuples -1880), de Paschal Grousset (loge Diderot -1894), de l’instituteur Raoul Urbai, dont nous n’avons pu retrouver la date d’admission et qui sera élu Président de la Grande Loge symbolique écossaise, un groupuscule anarchisant et mixte), de Léo Melliet (vers 1900 à la loge de Clairac Espérance et Fraternité), de l’ouvrier mécanicien Augustin Avrial (à une date inconnue, mais une « batterie de deuil » est tirée dans les loges à sa mémoire).

78Du fait des liens noués dans la lutte ou l’épreuve, les anciens de la Commune se retrouvent souvent dans les mêmes loges. Demay et Benoît Malon au Lien des Peuples, Camélinat et Alphonse Humbert sont initiés en 1889 aux Trinitaires alors présidés par Élie May. Eugène Pottier meurt en 1887 alors qu’il devait entrer au Libre Examen, la loge de Thirifocq et de Goupil. Aux Droits de l’Homme, alors présidés par Lepelletier, entrent en 1888 Louis-Adrien Lucipia puis, en 1897, Maxime Vuillaume aux Rénovateurs à Clichy ; c’est autour de l’ingénieur Bertrand Sincholle, condamné à mort et déporté, que se réunissent J.B. Clément, en 1898, puis Allemane... La loge La Philosophie sociale, anarchisante et mixte, affilie Camélinat, Roullier, et initie, le 13 août 1904, Louise Michel.

V. La mémoire

79On ne parle guère de la Commune en Maçonnerie sauf dans les années 1873-1877 pour se défendre des accusations portées par la presse monarchiste et regretter pudiquement les « discordes civiles »... Puis, en fin de siècle, alors que la Maçonnerie est devenue à Paris majoritairement socialisante, pour la célébrer ou évoquer son souvenir. Ainsi, en 1895, Camélinat traite en loge de « la Monnaie pendant la Commune ». La Philosophie sociale débat en 1900 de « la Commune par ses anciens défenseurs » avec les participations de Camélinat, Roullier, Moulle, Roedel, Régnier. Elle évoque au cours de l’année 1905, la « Semaine sanglante » avec des exposés de Camélinat et de l’anarchiste Malato. Encore, en 1907, Camélinat et Élie May débattent du même sujet.

80Quelques anciens Communards exercent des responsabilités importantes au sein de la Maçonnerie. Ainsi, Louis-Adrien Lucipia, (condamné à mort et déporté) est élu Président du Conseil de l’Ordre du Grand Orient en 1895 puis de 1898 à 1900. Le rappel de son passé provoque régulièrement des vagues d’applaudissements à chaque convent. Bertrand Sincholle, également condamné à mort et déporté, est élu à plusieurs reprises Conseiller de l’Ordre. Un colloque à Clichy lui a été récemment consacré. Élie May, initié en 1864 aux Trinitaires, sera Grand Maître adjoint de la Grande Loge de France.

81La Commune ne sera officiellement célébrée par le Grand Orient qu’en 1971 à l’occasion du centenaire. Plusieurs milliers de Maçons et de Maçonnes (notamment de la loge Louise Michel) se rendent au Père-Lachaise. Les promoteurs de cette manifestation sont Paul Anxionnaz, ex-ministre mendésiste, Jacques Mitterrand, ancien dirigeant de l’Union progressiste, proche du parti communiste, et Fred Zeller qui avait été, quelques mois durant dans les années 30, secrétaire de Trotsky... Une vibrante Internationale s’entend rue Cadet et une brochure est publiée, passionnément favorable à la Commune, et glorifiant quelque peu le rôle qu’y jouèrent les maçons ou soi-disant tels.

82Il y eût bien deux courants maçonniques en 1871. Le premier est d’emblée ou progressivement favorable à la Commune. Le second reste jusqu’au bout conciliateur et déplore l’échec des négociations et la poursuite de luttes fratricides sous l’œil des Prussiens. Les maçons pro-versaillais sont restés silencieux. Après la défaite, alors que la presse s’en prend aux « incendiaires » (il s’est même trouvé des maçons pour mettre le feu revêtus de leurs cordons maçonniques !) et aux fusilleurs d’otages, la maçonnerie se fait prudente et ses dirigeants désavouent solennellement les « frères » qui se sont compromis dans l’insurrection. Bien qu’accusés d’avoir été des « fanatiques », ils ne subissent pas de sanctions. Au contraire, c’est, autour de Massol, un groupe de maçons conciliateurs qui mène le premier la campagne pour l’amnistie. La maçonnerie des années 1880 veut, semble-t-il, occulter ce que furent ces « discordes civiles » afin de mobiliser tous les « frères » pour la défense de la République puis pour la bataille scolaire. Les communeux ont cependant été bien accueillis à leur retour dans leurs loges. Le souvenir de la Commune, devenu mythique, ne sera glorifié que dans les années 1900, en particulier par ses « anciens combattants » ; puis en 1971. Aujourd’hui, ce souvenir est devenu au Grand Orient mobilisateur, au même titre que celui des soldats de l’an II, dans le cadre de la défense de valeurs authentiquement républicaines.