La république espagnole de 1873 entre fuérisme et communalisme
p. 147-159
Texte intégral
1Le 11 février 1873, dans une Espagne secouée par cinq années de révolution, le roi Amédée 1er de Savoie abdique. Chef de file des républicains modérés, l’universitaire Emilio Castelar note que ce renoncement inattendu ouvre un espace aux politiques les plus novatrices : « la monarchie est morte sans que personne, absolument personne n’y soit pour rien, sauf la Providence... Elle (la Providence) a été portée par une conjuration de la société, de la nature et de l’histoire. »1
2En réalité, derrière la possibilité d’expérimenter enfin une république à l’espagnole, une opportunité beaucoup plus rituelle s’offre aux contestataires ibériques : celle qui permet sporadiquement de renouer les fils du pouvoir régionalisé, tel qu’il prévalait avant le ministériat autoritaire d’Olivarès (1621-1643). Avant l’horizon 1650 en effet, l’État espagnol repose sur des faisceaux de relations personnelles et amiables entre le souverain et les élites locales, que celles-ci s’expriment à travers les municipalités urbaines, les corps constitués ou les institutions provinciales. Autrement dit, dans le tréfonds culturel de l’Espagne, le centre du pouvoir est perçu comme un arbitre au milieu d’autorités particularistes et cloisonnées, dont les franchises confinent à l’indépendance, à travers les privilèges ancestraux que constituent les fueros2.
3Fortement entamé par Olivarès en 1626 (projet d’ Union des Armes) puis par Philippe V en 1716 (Nueva Planta au détriment du royaume aragonais), l’émiettement fueral a reçu le coup de grâce au début du règne d’Isabelle II, avec la réforme provinciale de 1834, et la défaite des carlistes basco-navarrais en 1839. Inversement toutefois, entre 1839 et 1873, la petite bourgeoisie intellectuelle de l’Espagne donne un second souffle au localisme : dans une société où l’avènement d’un libéralisme officiel entraîne une centralisation affairiste, l’intelligentsia intermédiaire mêle l’anticentralisme, le républicanisme et la prise en charge du mal vivre populaire. C’est pourquoi, en 1873, la dérobade d’Amédée ouvre la voie à une décentralisation de gauche, dont l’impréparation stratégique et les accents libertaires semblent faire écho à la Commune de Paris3.
Les racines fuéristes du communalisme espagnol
4Esquissée sous Philippe IV jusqu’aux rébellions catalane et portugaise de 1640, la construction d’un État national espagnol est ensuite différée par les luttes de clans nobiliaires : les intrigues de Cour marquent en effet la régence de Marie-Anne d’Autriche (1665-1677), ainsi que le règne personnel de Charles II (1677-1700).
5En revanche, durant le XVIIIe siècle, les Bourbons d’Espagne augmentent considérablement l’homogénéité administrative du pays, en y introduisant une dose de rationalisation louisquatorzième (règnes de Philippe V, de 1700 à 1746, puis de Charles III, de 1759 à 1788). Décisive, cette avancée étatique subit toutefois une régression entre 1808 et 1813, lors de la Guerre d’Indépendance.
6De fait, la lutte contre l’occupation napoléonienne entraîne l’éclosion de juntes provinciales et de guérillas régionales : portés par une stratégie spontanée de guerre identitaire, des pouvoirs de terrain recréent la vieille dispersion fuerale, malgré les intentions unitaires que proclament les Cortès indépendantistes de Cadix. Réunies de 1810 à 1813, celles-ci votent la Constitution de 1812, un texte qui entend enraciner l’ État espagnol dans une souveraineté nationale4.
7À son retour en 1814, Ferdinand VII manie la Terreur blanche pour revenir à l’absolutisme centralisateur, mais il est arrêté dans son élan par le pronunciamento constitutionnaliste du colonel Riego (1820). En 1823, il est rétabli dans ses prérogatives personnelles par l’expédition française des Cent Mille fils de saint Louis. En dépit de ce sauvetage, il ne peut cependant réactiver ses ambitions centralisatrices : à preuve son incapacité à renflouer l’Inquisition, cet auxiliaire occasionnel mais efficace de la bureaucratie monarchique (amoindrie matériellement par les libéraux en 1820, l’Inquisition est supprimée en 1834).
8Malgré trois recours successifs à la Terreur blanche, Ferdinand VII ne parvient pas à enrayer le développement de deux oppositions centrifuges : celle des libéraux qui tendent à proclamer des juntes locales, et celle des Apostoliques, des ultraroyalistes qui intègrent le fuérisme régional dans leur attachement aux traditions5.
9De 1833 à 1840, sous la régence de Marie-Christine de Naples, les libéraux modérés ou progressistes qui s’imposent au pouvoir continuent à affronter la double menace. Sur les confins pyrénéens, la première Guerre carliste les oppose au fuérisme des montagnards traditionalistes, tandis qu’à l’intérieur, une fièvre émeutière les conduit à réprimer les Exaltés : emmenés par des sous-officiers et des fils de petits notables, ces extrémistes de gauche mêlent les revendications sociales, la lutte pour l’élargissement du suffrage, la revendication d’un pouvoir plus représentatif, et l’aspiration à l’autogestion locale.
10Globalement, les Exaltés refusent la libéralisation centralisatrice du gouvernement, parce que celle-ci tourne au profit exclusif d’une élite affairiste : de fait, la confiscation-revente des terres d’ Église vient s’ajouter aux projets ferroviaires pour agglomérer une frange de spéculateurs bourgeois à la vieille oligarchie nobiliaire.
11En 1842, lors du soulèvement de Barcelone contre le régent progressiste Espartero, le terreau exalté génère les premières formes du républicanisme espagnol. Définitivement privée de ses fors en 1716, mais encore très attachée à leur souvenir par la force de sa culture, la Catalogne constitue au demeurant un trait d’union entre le provincialisme fuéral et le républicanisme naissant : fortement impliquées dans les guerres carlistes de 1834- 1840 et 1846-1849, les campagnes catalanes s’ouvrent au républicanisme à mesure que s’affirme le rayonnement matériel et intellectuel de Barcelone : c’est ainsi que Francesc Ferrer, fils d’un vigneron carliste d’Alella (à 25 km de Barcelone) s’éduque à la modernité par le sérail républicain (1879-1895), avant de s’ériger en apôtre-martyr de l’anarchisme catalan (1901-1909)6.
12Après 1843, Isabelle II poursuit péniblement la modernisation centralisatrice qui a été impulsée par sa mère. Après 1860, Isabelle alourdit cet effort par une politique de renaissance coloniale, un dessein hasardeux qui vise à compenser les indépendances latino-américaines de 1811-1824. À force de demander des sacrifices à son royaume, Isabelle II use les solutions de rechange que lui offre sa suite de généraux centralisateurs : le modéré francophile Narvaez, le progressiste pro-anglais Espartero, et l’unioniste colonialiste O’Donnell.
13En 1867 et 1868, la mort enlève successivement O’ Donnell et Narvaez à la reine, qui devient alors une proie facile pour les intrigues populistes des progressistes. Parmi les libéraux de gouvernement, les esparteristes se distinguent en effet par leur capacité à manipuler les aspirations localistes et populaires, suivant des méthodes qui rappellent le caudillisme latino-américain7.
La révolution des monarchistes démocrates (1866-1873)
14Entre 1863 et 1868, les progressistes pratiquent l’abstention gouvernementale, de manière à utiliser en positif l’impopularité croissante d’Isabelle II. Exilé en Angleterre depuis sa révolution manquée de 1854- 1856, Espartero espère un retour comme prétendant au trône. À l’intérieur, le général Prim appuie le projet en favorisant la multiplication des sociétés secrètes. Fort des succès militaires qu’il a remportés au Maroc en 1860, Prim travaille activement à la déposition des Bourbons : il contribue ainsi à faire naître le courant démocrate. Ce dernier revendique une monarchie parlementaire et l’élection d’une nouvelle dynastie, sur le modèle de la Glorieuse révolution anglaise de 1688.
15Nébuleuse composée de royalistes progressistes et de radicaux qui hésitent entre royauté ou république, la tendance démocrate est engagée par Prim dans un premier essai de révolution, dès juin 1866. Après cette répétition générale, le soulèvement de la Gloriosa réussit dans le port de Cadix, en septembre 1868. Pour la circonstance, Prim reçoit le renfort du général Serrano, ex-favori de la reine. Plus important encore, l’amiral Topete met son escadre à la disposition des rebelles, leur ouvrant ainsi la route du succès8.
16Sous la pression des juntes et des milices locales qui étayent le départ de révolution, Prim instaure immédiatement le suffrage universel masculin. Sur la base de ce nouveau mode de scrutin, des Cortès constituantes sont élues en février 1869. Malgré une percée dans des villes comme Madrid, Alcoy, Cadix ou Santander, les républicains sont mis en minorité par les esparteristes, tandis qu’ une opposition unioniste se maintient. Les nouveaux députés votent une constitution démocrate en juin 1869 : la monarchie est maintenue dans un cadre très assoupli, avec bicaméralisme, liberté de la presse, liberté des cultes, sans oublier la séparation de l’ Église et de l’État.
17Ensuite, Serrano assumant la régence et Prim la direction du gouvernement, la discussion s’engage sur la prétendance au trône. Les progressistes appuient Ferdinand II, veuf depuis 1853 de la reine Marie II de Portugal. Les unionistes soutiennent Antoine de Montpensier : beau-frère d’Isabelle II, ce fils de Louis-Philippe est devenu un général espagnol après 1848. Espartero de retour, hésitant finalement à se présenter, Prim préfère se rallier au candidat des universitaires prussophiles : Léopold Hohenzollern-Sigmaringen, un cousin éloigné de Guillaume Ier de Prusse.
18Comme cette proposition déclenche une guerre franco-prussienne en juillet 1870, Prim se résigne finalement à solliciter Amédée de Savoie. Fils de Victor-Emmanuel II, le roi de la nouvelle Italie unifiée et libérale, Amédée est élu par les Cortès en novembre 1870. Quand il arrive à Madrid le 2 janvier 1871, Prim n’est cependant plus là pour l’accueillir : le chef de la révolution a été abattu trois jours plus tôt, apparemment par le républicain Paul y Angulos.
19Farouchement attaché aux règles constitutionnelles, Amédée Ier est déstabilisé par trois sources d’agitation : le soulèvement indépendantiste de Cuba (1868-1878), le déclenchement d’une troisième Guerre carliste au Nord (1872-1876), et l’émergence d’un mouvement ouvrier organisé, avec l’apparition d’une section espagnole de la Première Internationale (1870- 1874). Desservi par des ministres radicaux qui songent déjà à une expérience républicaine (Ruiz-Zorilla), Amédée Ier se retire quand les vieilles fractures de classe se mettent à rejouer dans l’armée : depuis 1866 en effet, les officiers d’artillerie incarnent l’ordre contre les fantassins révolutionnaires.
20Appliquée avec un relatif succès durant le XIXe siècle dans des pays divisés comme la Grèce, la Belgique, la Roumanie ou la Bulgarie, la méthode anglaise du roi-conciliateur venu de l’étranger échoue devant la diversité importante des particularismes ibériques. Mise à l’épreuve après cet échec patent, la Première République espagnole se doit d’être plurielle9.
L’ordre de bataille au début de la République (février 1873)
21Dès que l’abdication d’Amédée Ier est connue, le radical Rivero prend une option sur la présidence de la République. Il réunit le Sénat et le Congrès en une seule Assemblée nationale, pour laquelle les républicains déterminés suggèrent un moment l’appellation de Convention.
22Député de Barcelone, le journaliste républicain Francesc Pi y Margall pose devant l’Assemblée la question du régime : la République est votée par 256 voix contre 32, la plupart des démocrates radicaux ayant rallié la ligne républicaine par opportunisme. Instaurée grâce à la conversion soudaine de monarchistes au républicanisme, la République demeure minoritaire dans l’opinion : à Madrid, le gouverneur civil Estevanez signale d’emblée que la population affiche une mauvaise humeur royaliste10.
23C’est le relatif isolement de l’idée républicaine qui pousse les dirigeants du moment à imaginer des structures flexibles pour le nouveau régime. Les républicains jouent ainsi avec les passions décentralisatrices des Espagnols pour rassembler au plus large : ils espèrent de cette manière faire oublier qu’ ils ont ramassé par surprise un pouvoir désemparé.
24En réalité, la direction républicaine doit louvoyer entre deux groupes de pression opposés : sur sa droite, elle trouve les députés radicaux qui défendent la libéralisation centralisatrice, et sur sa gauche, elle rencontre les révolutionnaires issus de l’ Internationale : ceux-ci entendent conjuguer l’autogestion locale et la redistribution sociale des sources de richesse.
25En Espagne, à l’initiative de militants catalans, les Internationalistes ont créé une Fédération régionale espagnole de l’ Internationale, en juin 1870 (Congrès constitutif de Barcelone). Ensuite, en 1871 et 1872, d’autres rencontres ont eu lieu à Valence, Saragosse et Cordoue. De mieux en mieux structurés, les Internationalistes mettent l’accent sur les actions de type syndical, sur la résistance solidaire à la répression patronale, sur l’organisation de sections et de fédérations, le tout sous la houlette d’un Conseil fédéral.
26À l’intérieur de cet embryon d’ État ouvrier, plusieurs tendances s’affirment, en s’appuyant sur des bastions régionaux. En Catalogne, depuis 1854, des anarchistes proudhoniens animent les grèves des ouvriers barcelonais, à travers une Union de Classes, sorte de syndicat avant la lettre. En Andalousie, où des jacqueries de salariés agricoles éclatent depuis 1857, c’est le bakouniniste italien Giuseppe Fanelli qui vient prendre en charge les tâches organisationnelles, dès novembre 1868. Enfin à Madrid, en juin 1872, c’est le gendre de Marx, Paul Lafargue, qui se déplace pour fonder une Nouvelle Fédération madrilène, d’obédience marxiste11.
27Face aux deux pôles que représentent les radicaux et les internationalistes, les républicains tentent de s’ériger en intermédiaires, conformément à leur principe central, qui vise à résorber les conflits de classe par le débat démocratique. Néanmoins, à l’intérieur de cette position centriste, les républicains sont eux-mêmes divisés en deux ailes, comme le prouve le débat interne qu’ils tiennent en janvier 1872. À cette date, le gouvernement radical de Sagasta s’apprête à interdire l’ Internationale en Espagne. Motif : l’Association ayant soutenu ostensiblement la Commune de Paris, elle représente partout une menace contre l’ordre public et la propriété. Les républicains ne pouvant pour lors se passer de l’alliance avec les radicaux, ils choisissent de se déterminer clairement par rapport à l’anti-internationalisme de Sagasta. Ce positionnement dégage trois attitudes principales, qui sont respectivement incarnées par Castelar, par Salmeron et par Pi y Margall.
28Pour Emilio Castelar, républicain opportuniste lié à Gambetta, il convient d’opposer un fédéralisme politique à l’américaine aux fédérations ouvrières. Castelar suggère ainsi de faire éclater les nouvelles solidarités populaires dans des arbitrages politiques locaux. Pour lui, il convient de lâcher du lest sur les particularismes régionaux, afin de tenir plus ferme sur les inégalités sociales, en particulier lorsque celles-ci avantagent la notabilité inférieure.
29Pour Nicolas Salmeron au contraire, le parti républicain ne doit pas être uniquement l’organe des classes moyennes : il doit aussi œuvrer à l’émancipation du « quatrième ordre », en additionnant progressivement les mesures de justice sociale.
30Pour le Catalan Pi y Margall, traducteur de Proudhon et auteur en 1854 de La réaction et la Révolution, il est possible d’aboutir au progrès social par un élan de la démocratie communale, laquelle commencerait par détrôner les caciques municipaux et leur immobilisme clientéliste. Toutefois, Pi insiste sur la nécessité de maintenir un État minimal au centre, afin d’organiser des relations contractuelles entre les autonomies provinciales et municipales. Tout comme son maître Proudhon, Pi se défie du jusqu’ auboutisme révolutionnaire et décentralisateur : il affiche un optimisme autogestionnaire qui vise d’abord à concilier la bourgeoisie et le prolétariat12.
31Installée dans l’improvisation avec des forces hétérogènes et rivales, la Première République espagnole ne parvient pas à se stabiliser. Comme la Commune de Paris, elle consacre l’essentiel de son énergie à des querelles internes, alors que l’armée classique s’apprête à réprimer. D’ailleurs, comme ses chefs donnent plus dans le rétablissement de l’ordre que dans l’intercession, son bref destin ressemble davantage au 1848 parisien qu’à la Commune. Quoiqu’il en soit, la Première République espagnole passe par trois phases qui sont fréquentes lors des soulèvements démocratiques du XIXe siècle : premièrement, l’attente dilatoire (12 février au 10 juin 1873) ; deuxièmement, le paroxysme révolutionnaire (11 juin au 8 juillet) ; troisièmement, la répression et le reflux (8 juillet 1873 au 2 janvier 1874)13.
Les trois âges de la Première République espagnole (1873)
32Dans sa première période, la République passe par un round d’observation. Le 12 février 1873, l’Assemblée élit Estanislao Figueras à la présidence. Connu pour les consignes de patience qu’il prodigue à la base républicaine, Figueras cherche à gagner du temps en formant un gouvernement de coalition, avec quatre républicains anciens et quatre radicaux républicanisés. Quoiqu’il en soit, les ténors du républicanisme obtiennent les postes-clés, avec Castelar aux Affaires étrangères. Pi y Margall à l’Intérieur et Salmeron à la Justice14.
33À moyen terme, le nouveau pouvoir prépare en douceur la convocation de Cortès constituantes. C’est pourquoi, dans l’immédiat, il maintient la constitution démocrate en la républicanisant. Il garde aussi l’Assemblée élue à l’été de 1869. Sa seule mesure offensive consiste à créer une milice de Volontaires de la Liberté, pour protéger les institutions républicaines. Au plan social, la présidence Figueras abolit symboliquement les titres de noblesse, mais ce geste sans grande portée permet surtout d’éluder la revendication que les bakouninistes insufflent à la paysannerie méridionale : Tierra y Libertad !15
34Face à cette temporisation, les militants du mouvement populaire tentent une première série de débordements pendant les mois de février et mars. À Barcelone, les anarchistes forment un État de la République Démocratique Fédérale, dont l’échelon principal est constitué par les communes. L’État barcelonais conclut un accord avec l’ Internationale sur la réduction du temps de travail et la hausse des salaires.
35À Malaga, les Internationalistes installent une république autonome : ils réussissent à désarmer les premières troupes centrales qui se présentent pour réduire leur dissidence. Dans l’ensemble de l’Andalousie et de l’Estremadure, de jeunes républicains « intransigeants » s’unissent aux bakouninistes pour prendre la tête d’une révolution agraire, dont les enjeux sont la redistribution des friches latifundiaires et l’attribution aux fermiers des terres qu’ils louent depuis longtemps16.
36Alerté par toute cette agitation, Figueras se rend à Barcelone pour ramener le calme, tandis que Castelar l’imite à Malaga. Néanmoins, les tensions incitent une majorité de députés à demander « la République pour les républicains », à savoir le départ des radicaux mal républicanisés, et la convocation immédiate d’une nouvelle Constituante.
37Pour presser l’épuration des radicaux, les députés catalans aident momentanément à relancer l’activité de l’État barcelonais. Le 8 mars, intimidés par cette manœuvre, les « nouveaux républicains » de l’Assemblée acceptent la dissolution, non sans avoir institué une Commission permanente, dont le tempérament droitier rappelle la Commission exécutive française de mai 1848. Le 23 mars, avec l’appui du général Serrano et des royalistes madrilènes, la Commission convoque l’ancienne assemblée pour perpétrer un putsch parlementaire. Aidés par les Volontaires de la Liberté, les généraux Contreras et Pierrad font échouer le coup17.
38Pi y Margall prend alors l’initiative, et il provoque des élections constituantes pour le 10 mai 1873. Dispersés et en fuite, les monarchistes ne peuvent candidater à la consultation : la nouvelle assemblée est donc républicaine par 360 sièges sur 390. Dès le 1er juin, la Constituante tient séance : elle vote promptement une constitution républicaine-fédérale. Attribuée à un compromis entre Castelar et Pi y Margall, celle-ci divise l’Espagne en 15 états autonomes. Au sein de ces entités provinciales, les cantons et les municipalités bénéficient d’une grande marge de manœuvre. Avec deux chambres et un président non-rééligible, le pouvoir central est fortement amoindri : la Constitution de 1873 réduit son rôle à une surveillance sur la cohésion militaire et économique du pays.
39Paniqué par les appétits de factions que la décentralisation constitutionnelle éveille chez les républicains, Figueras s’efforce encore de différer l’inévitable : il démarche des modérés pour les insérer dans un nouveau gouvernement de coalition. Toujours soutenu par une majorité de députés, il ne trouve pas de postulants valables pour sa combinaison : le 10 juin, il perd patience et prend le train pour l’étranger. Cette éclipse ferroviaire termine la première époque de la République18.
40La deuxième démarre le lendemain 11 juin, quand les Cortès républicaines portent Pi y Margall à la présidence. Instantanément, Pi est débordé par l’extrême gauche, qui en appelle à l’instauration d’un Comité de salut public. Dès le 20 juin, les bakouninistes passent d’ailleurs à l’action en province : ils instaurent un Comité de salut à l’Hôtel de Ville de Barcelone et ils prennent le contrôle d’Alcoy, ville du Levant valencien où ils ont installé leur Comité de correspondance syndicale.
41En Andalousie, en Murcie et dans les Pays valenciens, les villes importantes tombent aux mains des insurgés : tel est notamment le cas de Séville, où le général Pierrad prend la tête du mouvement. Dans tout le Sud, les révolutionnaires placent leurs cités à la tête de cantons indépendants, ils arrêtent les officiers suspects, ils réduisent les journées de travail et les loyers, ils partagent les terres incultes et ils confisquent les biens de l’ Église.
42Là où les communalistes parisiens disposaient d’une force militaire avec la Garde nationale forgée contre les Prussiens, les cantonalistes du Sud espagnol s’appuient sur la base navale de Carthagène, dont le général Contreras a réussi à prendre le commandement. Battant pavillon rouge, l’escadre de Carthagène multiplie les sorties, poussant l’audace jusqu’à bombarder Alicante. Les autorités madrilènes doivent solliciter le renfort de vaisseaux allemands et anglais pour maîtriser les excursions maritimes des mutins.
43Face à la désagrégation politique qui semble frapper le Centre, Pi y Margall tente de jouer les modérateurs proudhoniens : refusant l’usage de la violence, il négocie avec Contreras et Pierrad. Comme les pourparlers piétinent, Pi préfère se retirer le 8 juillet : sa démission clôt le temps paroxysmique et fédéraliste de la République19.
44Dès le 8 juillet, lorsque l’Assemblée élit Salmeron à la présidence, l’époque du reflux commence. Sans tarder, Salmeron pactise avec les troupes classiques. Il peut ainsi envoyer le général Pavia contre les Andalous : dès le 31 juillet, la garnison de Pierrad est vaincue à Séville.
45Durant le mois d’août, le général Martinez-Campos se rend successivement maître de Valence et d’ Alcoy. Au terme de cette opération, le 6 septembre, Salmeron démissionne, car il refuse d’appliquer la peine de mort aux insurgés vaincus. Le 8 septembre, tenant à la fois de Cavaignac et de Monsieur Thiers, Castelar assume la relève avec les pleins pouvoirs, pour achever la mise au pas sans états d’ âme.
46Au mois de septembre, le général Lopez-Dominguez vient mettre le siège devant les fortifications qui ferment l’accès terrestre de Carthagène. Le 14 octobre. Contreras essuie un échec naval face à l’amiral Lobo. Discrédité, il est renversé en novembre par les ultrarévolutionnaires qui renforcent leurs effectifs en vidant le bagne portuaire. Du 8 novembre 1873 au 13 janvier 1874, Carthagène est bombardée par la flotte régulière et par des navires étrangers. Juste avant la capitulation finale, l’équipage du vaisseau Numancia force le blocus des assaillants. 11 conduit 2 500 réprouvés à Oran. Les autorités françaises d’Algérie internent ces réfugiés, avant de les accueillir progressivement. Seuls les bagnards en cavale sont remis au gouvernement espagnol20.
47À la fin de décembre 1873, Castelar domine suffisamment la situation pour jeter les bases d’une république conservatrice, suivant encore là l’exemple de Thiers. Vigilants par rapport à cette dérive, Pi y Margall et Salmeron exigent une reddition de comptes devant l’Assemblée. Le général Pavia offre instantanément son sabre à Castelar, qui décline la proposition. Exaspéré, Pavia se tourne alors vers Serrano, qui ne songe qu’à laver son échec du 23 mars. Le 2 janvier 1873, Pavia disperse facilement les Cortès, ouvrant la voie à une dictature Serrano. Absorbée par la lutte au Nord contre les carlistes, celle-ci est renversée le 29 décembre 1874 par le général Martinez-Campos : ce dernier précipite la restauration d’Alphonse XII, fils d’Isabelle II (14 janvier 1875).
48Pour un quart de siècle, l’esprit particulariste semble vaincu, mais l’échec de 1873 a ouvert les yeux des humbles sur les illusions qu’il entretient. Le localisme ne renaît en effet qu’après 1902, sous Alphonse XIII : il revêt alors des formes disjointes. En Catalogne par exemple, des affrontements de classe assez aigus séparent le catalanisme bourgeois et l’anarchisme autogestionnaire : en 1919, cette confrontation produit plusieurs scissions de gauche dans l’autonomisme catalan21.
49Symbolisée par l’idéalisme universitaire ou juridique de ses quatre présidents successifs, la Première République espagnole véhicule le même cocktail mythique que la Commune : imitation de l’An II français, hédonisme de type quarante-huitard, millénarisme venu du socialisme utopique, croyance dans la force des idées neuves pour faire évoluer l’Ancien Monde. Tout comme la Commune de Paris, la Première République espagnole est encore très éloignée des préparatifs minutieux de la « Révolution militarisée », telle qu’elle émerge en 1905 en Russie, puis en 1911 au Mexique et en Chine. En août 1936 d’ailleurs, c’est toujours dans l’improvisation que le républicain José Giral engage la résistance populaire à la rébellion nationaliste.
50Indépendamment de son impréparation stratégique, la République de 1873 est victime d’un trompe-l’œil fatal : elle s’imagine qu’ en gauchisant les vieilles nostalgies provincialistes, elle peut rapprocher l’ État du citoyen. Par la magie d’une décentralisation, il serait ainsi possible de transformer un appareil de contrainte oligarchique en forum propre à résorber les conflits de la société civile. Imbibée par la doctrine de Proudhon, cette conviction porte au pinacle le débat démocratique, ce qui n’est guère étonnant dans une Espagne où l’égalité de parole des classes populaires semble encore un concept incongru.
51Dans un pays où l’ État de classe s’est fondu pour longtemps dans les conditionnements comportementaux de l’ Église catholique (ce schéma opère encore sous le franquisme), le fait de dégager des espaces de liberté pour les seules initiatives bourgeoises constitue déjà une avancée considérable. Dans ce cas, les rêveries d’un Pi y Margall sur la transcroissance automatique du droit civique vers le droit social peuvent historiquement se comprendre.
52De même, vu sous cet éclairage, le fait que les bakouninistes espagnols se fondent tactiquement dans « l’intransigeance » petite-bourgeoise de 1873 ne paraît pas dénué de bon sens, d’autant que Bakounine souscrit lui-même à ce type de stratagème. Finalement, par rapport à la Commune, qui termine par la défaite quatre-vingt-deux années d’insoumissions parisiennes, la Première République espagnole constitue une première expérience de collaboration entre des bourgeoisies progressistes et un prolétariat en début d’urbanisation.
53En raison du caractère inédit de cet épisode, la Première République de 1873 est fondatrice dans l’histoire du mouvement ouvrier espagnol. Elle apprend aux masses ibériques qu’il leur est possible de s’affirmer sans truchement bourgeois, avec leurs propres tribuns : or cela, les travailleurs parisiens le savent depuis février 1848, et sans doute même depuis septembre 1789 (création de L’Ami du Peuple par Marat). À cause de cette découverte tardive de l’autonomie prolétarienne, le petit peuple espagnol vire au demeurant vers l’anarchisme viscéralement anti politicien, avec une constance qui ne désarme pas de 1881 à 1939.
54Dans le cas de la Commune de Paris, la mécanique des comportements révolutionnaires est plus riche en traditions de lutte, et pourtant plus complexe : les Communards connaissent dès le départ les traîtrises que dissimulent les alliances interclassistes mais en même temps, ils se présentent comme les ultimes dépositaires du patriotisme de 1792. Autrement dit, ils estiment que le Peuple est meilleur garant de l’ honneur national que ses dirigeants : apparu en France à la fin du règne de Louis XV, ce thème obsessionnel du militarisme révolutionnaire et bourgeois fonctionne encore en 1945, lorsqu’il s’agit de désarmer les maquis...
55Bien entendu, ce fantasme venu du XVIIIe siècle est totalement étranger aux communalistes ibériques, tant la notion de Nation espagnole apparaît vide de sens avant la « Régénération de 1898 ». Ainsi, et pour terminer, est-il légitime de considérer qu’en 1873, et eu égard aux alliances bourgeoises, le prolétariat espagnol se montre naïf dans l’action mais non dans le principe. Dans le cas de la Commune parisienne, c’est sans doute une ingénuité inverse qui prévaut22.
Notes de bas de page
1 Albert MOUSSET, Histoire d’Espagne, Paris, Société Éditions Françaises et Internationales, 1947, 490 p.
2 Jean-Pierre DEDIEU, « L’unité culturelle au prix d’un désastre », dans s/d Colette BEAUNE : Inquisition et intégrisme, Historia spécial n° 47, mai-juin 1997, p. 71.
3 Elena DE LA SOUCHERE, Explication de l’Espagne, Paris, Grasset, 1962, p. 45-47.
4 Bartholomé BENNASSAR, Histoire des Espagnols, Paris, Laffont/Bouquins, 1985, p. 487- 492.
Raphaël CARRASCO, L’Espagne classique, 1474-1814, Paris, Hachette sup., n° 14, 1992, p. 158-165, 176, 177, 196-201.
5 Anne DULPHY, Histoire de l’ Espagne de 1814 à nos jours, Paris, Nathan Université, 1992, p. 10-13.
6 Raymond CARR, Spain 1808-1975, Oxford, Clarendon Press, Seconde Edition 1982, p. 228-230.
G. NORMAND et E. LESUEUR, Ferrer, l’homme et son œuvre, sa mort, Paris, Albert Méricant, 1909, p. 27-45.
7 Rafael BALLESTER, Histoire d’Espagne, Paris, Payot, 1938, p. 281-284.
8 Raymond CARR, op. cit., p. 246-250 et 290-299.
9 Anne DULPHY, Histoire de l’Espagne, Paris, Hatier/Nations d’Europe, 1992, p. 277-278. Albert MOUSSET, op. cit., p. 477-489.
10 F. G. BRUGUERA, Histoire contemporaine d’Espagne, 1789-1950, Paris, Ophrys 1953, p. 277.
Albert MOUSSET, op. cit., p. 491.
11 Rafael BALLESTER, op. cit., p. 287.
César M. LORENZO, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir, 1868-1969, Paris, Seuil 1969, p. 15, 17 et 21.
12 F. G. BRUGUERA, op. cit., p. 273. Jean DESCOLA, Histoire d’Espagne, Paris, Fayard, 1959, p. 513. Émile TEMIME, Albert BRODER et Gérard CHASTAGNERET, Histoire de l’Espagne contemporaine, 1808-1979, Paris, Aubier 1979, p. 119.
13 Émile TEMIME, Albert BRODER et Gérard CHASTAGNERET, op. cit., p. 124-125.
14 Eduardo AUNOS, L’Espagne contemporaine, 1810-1939, Paris, Fernand Sorlot, 1939, p 66. F. G. BRUGUERA, op. cit., p. 277. Raymond CARR, op. cit., p. 328.
15 F. G. BRUGUERA, op. cit., p. 278. Jean DESCOLA, op. cit., p. 509.
16 César M. LORENZO, op. cit., p. 25. Albert MOUSSET, op. cit., p. 491.
17 Eduardo AUNOS, op. cit., p. 66-67. F. G. BRUGUERA, op. cit., p. 279.
18 Eduardo AUNOS, op. cit., p. 68. F. G. BRUGUERA, op. cit., p. 280. Albert MOUSSET, op. cit., p. 492.
19 F. G. BRUGUERA, op. cit., p. 280-281. Albert MOUSSET, op. cit., p. 492-493.
20 F. G. BRUGUERA, op. cit., p. 283-284. Albert MOUSSET, op. cit., p. 494.
21 Aline ANGOUSTURES, Histoire de l’Espagne au XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 1993, p. 93 et 101-105. Louis BERTRAND, Histoire d’Espagne, Paris, Fayard, 1932, p. 507. César M. LORENZO, op. cit., p. 44.
22 César M. LORENZO, op. cit., p. 26, 30 et 330-332. Joseph PERZ, Histoire de l’Espagne, Paris, Fayard 1996, p. 627-631 et 663-668. William SERMAN, La Commune de Paris, Paris, Fayard, 1986, p. 157-162 et 167-170.
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