Un échec du mouvement communaliste provincial : le cas de Nîmes
p. 121-134
Texte intégral
1L’histoire des Communes provinciales s’est de plus en plus orientée dans une double direction. D’abord celle des études comparatives. Jeanne Gaillard avait ouvert la voie dans un petit livre éclairant, Communes de province, Commune de Paris 1870-71, dès 19711. Des historiens anglo-saxons ont également insisté sur cet aspect, tels Louis M. Greenberg dès 1971 dans Sisters of Liberty, Paris and the Reaction to a Centralized State, 1868-18712qui évoque le cas de Marseille et de Lyon.
2Plus récemment, R. Aminzade a élargi cette approche comparative dans le temps en remontant jusqu’au premier tiers du XIXe siècle. Il s’est ainsi demandé en confrontant les cas de trois villes françaises, Rouen, Saint-Étienne et Toulouse entre 1830 et 1871, pourquoi certaines avaient eu une Commune en 1871 et d’autres pas3. Il est certain que le mouvement communaliste provincial, tout en dépendant directement de la conjoncture, puise ses racines dans l’histoire longue des rapports sociaux et des forces politiques depuis au moins un demi-siècle et qu’il serait éclairant de confronter les cas de villes voisines, en particulier dans notre région, celles de Nîmes, Montpellier, Béziers, Sète, Perpignan.
3C’est une contribution à cette recherche comparative que nous voudrions apporter ici en insistant particulièrement sur le cas de Nîmes4. Sans doute, les données pour une telle recherche sont-elles encore incomplètes, mais c’est justement à définir quelles données sont particulièrement pertinentes que cette communication sera consacrée.
4Précisons d’abord les paramètres qui seront à la base de notre démarche comparative. Ils sont au nombre de quatre. D’abord l’existence d’une tradition quarante-huitarde et en particulier d’une tradition démocrate socialiste, puis la structure sociale des villes concernées et en particulier la composition des milieux populaires et ouvriers. En troisième point, les rapports de force entre les républicains et leurs adversaires, puis les rapports de force au sein même du parti républicain tels qu’ils se sont formés dans les luttes des dernières années de l’Empire et grâce à l’impact de la guerre de 1870 et notamment la participation aux ligues comme la Ligue du Midi. C’est en examinant ces paramètres plus précisément dans le cas de Nîmes, mais toujours de façon comparative, que l’on pourra mieux comprendre sans doute pourquoi une commune avait très peu de chance d’être instaurée à Nîmes. Il restera alors à étudier quelles furent les incidences nîmoises du mouvement communaliste.
I. Pesanteurs du passé, rapports de force, effets conjoncturels. Quel héritage quarante-huitard ?
5Jeanne Gaillard avait d’abord remarqué que l’aire du mouvement communaliste correspond au moins pour une part à celle du mouvement démocrate-socialiste de 1849-1851. Mais peut-être faut-il nuancer cette observation. Il est vrai qu’il existe dans le Sud-Est une sensibilité au mouvement communaliste qui traduit effectivement la persistance d’un esprit démocrate-socialiste. Il est exact aussi que cette région est bien représentée dans les mouvements provinciaux avec les Communes de Marseille et de Narbonne et une multitude de manifestations de moindre importance, mais si l’on pousse l’analyse dans le détail, on observera que dans les zones les plus touchées par la répression en 1851, les forces qui auraient pu aboutir à une Commune provinciale ne passent pas à l’acte ou du moins ne réussissent pas à l’emporter, que ce soit à Montpellier ou à Béziers, à Sète, Nîmes, ou Perpignan, comme aussi dans la Drôme ou le Var, et que les communes provinciales ont lieu à Narbonne ou à Marseille nettement moins éprouvées par la répression postérieure au coup d’ État. L’échec de l’insurrection de 1851 a, croyons-nous, modifié les rapports de force au sein du parti républicain. Il a renforcé l’aile légaliste, il a rendu les militants plus méfiants à l’égard des initiatives insurrectionnelles. C’est bien la situation qu’on observe dans le Gard où les leaders du parti républicain en 1871, les Laget, les Ducamp, les Cazot, anciens condamnés de 1851, ou même l’horloger Relin durement condamné en 1850 pour fait de société secrète, sont acquis désormais à la politique de progrès légaliste qu’incarne en 1871 Gambetta et refusent toute initiative insurrectionnelle. C’est aussi le cas à Avignon et dans le Vaucluse, où s’exerce dans un sens légaliste l’influence de Gent condamné du complot de Lyon en 1851. À Sète, Alfred Tresfond, ancien quarante-huitard gardois, est lui aussi partisan de la modération. Il est significatif au contraire – et nous reviendrons sur ce point – que les partisans d’une commune dans notre région, à l’exception notable de Digeon il est vrai, sont souvent des jeunes qui n’ont pas connu 1848 ou, s’ils sont plus âgés, ont échappé à la répression en 1851. Le Communard marseillais Gaston Crémieux, est âgé de 35 ans, le jeune Jules Guesde à Montpellier a 26 ans. À Nîmes, les deux seuls militants condamnés en 1871 pour soutien à la Commune, Martinet et Lauze, ont 23 et 28 ans. Louis Combet à Nîmes (45 ans), Fesneau à Sète (53 ans) sont plus âgés, mais n’ont pas de passé quarante-huitard et ne paraissent pas avoir été sanctionnés en 1851. Il serait intéressant, croyons-nous, de tenter de vérifier cette hypothèse par une enquête plus systématique. Il est possible que l’expérience de la répression de 1851 ait renforcé les courants légalistes dans les zones les plus éprouvées au point de rendre plus difficile la participation à une Commune provinciale en 1871.
Les traits spécifiques de la classe ouvrière nîmoise
6Si, sortant des incidences de la tradition politique, on s’enfonce un peu plus dans le social, on doit évidemment rechercher comment les mouvements communalistes provinciaux s’enracinent dans la structure sociale des villes qu’ils affectent, mais serait-il pertinent à cet égard d’isoler les villes qui ont eu une Commune bien individualisée. Les mouvements communalistes provinciaux sont la pointe avancée d’une extrême gauche populaire dont il existe des représentants dans nombre de villes du Midi. La composition sociale de cette extrême gauche est variable. Elle comprend des artisans, des ouvriers, des membres de la petite bourgeoisie intellectuelle surtout, et des travailleurs de la terre. Entre Marseille, port et ville industrielle active, Narbonne qui demeure une ville rurale, Toulouse où l’artisanat occupe une place importante dans la population, les différences sont importantes. Il y a certainement plus d’ouvriers en 1871 à Nîmes qu’à Narbonne. Sète dont la structure sociale est probablement la plus proche de celle de Marseille avec ses ouvriers du port, dockers et portefaix, ses tonneliers, n’a pas de Commune.
7Attardons-nous sur le cas de Nîmes, où la classe ouvrière subit au cours du second Empire une transformation progressive. Les ouvriers traditionnels du textile nîmois nés dans la ville même, qui travaillaient chez eux avec leur femme et leurs enfants, indépendants en apparence, mais soumis au pouvoir économique et à l’influence politique des patrons entrepreneurs, deviennent moins nombreux. Ils cèdent la place progressivement aux ouvriers et ouvrières de la confection, travailleurs en usines, salariés ordinaires. Et surtout la classe ouvrière nîmoise se diversifie : elle fait place d’abord à des travailleurs venus d’autres régions, en particulier des Cévennes ou de Lozère. Et la diversification professionnelle aussi gagne du terrain avec l’essor des tonneliers, des travailleurs de la chaussure, des ouvriers et employés des chemins de fer5. Voilà qui devrait permettre une certaine évolution des mentalités politiques. Il est certain que depuis 1848 l’esprit d’indépendance a progressé dans la classe ouvrière nîmoise, qu’une fraction au moins de celle-ci est plus consciente de son autonomie6. Néanmoins, le processus n’en est qu’à ses débuts en 1870-71. Hasard ou manifestation d’une causalité plus profonde, Nîmes n’a pas de section de l’ Internationale, ni même d’internationalistes isolés. La publication en août 1868 d’un journal avancé, Le Prolétaire, lancé par la petite extrême gauche nîmoise a été fugitive7. Même si l’existence de l’ Internationale est connue par les travailleurs nîmois et rend parfois ceux-ci – en quelque sorte par contagion – plus audacieux, l’exemple de cette nouvelle forme d’organisation n’a pas été suivi. La forme la plus courante de réunion chez les ouvriers demeure traditionnelle, ce sont les chambrées politisées soit légitimistes, soit républicaines. Sur ce terrain social, dans le Sud-Est languedocien ou roussillonnais, c’est peut-être à cet égard de Perpignan que Nîmes est le plus proche.
8Quant à l’influence que pourrait exercer sur Nîmes le voisinage de la région alésienne où l’industrie moderne est déjà bien développée, elle est à peu près nulle car cette nouvelle classe ouvrière alésienne est à l’époque strictement tenue en main par les compagnies sidérurgiques et minières. Nous ne sommes pas ici comme dans la région stéphanoise où, comme l’a bien montré R. Aminzadé, coexistent étroitement deux classes ouvrières, celle du textile et celle de la mine. Ici elles sont séparées par une distance suffisante pour être à peu près étanches.
9Si la présence d’une fraction ouvrière politiquement autonome est importante pour comprendre la naissance d’une Commune provinciale, plus essentiel encore est le rapport de force entre les républicains et leurs adversaires, bonapartistes d’abord, puis royalistes et conservateurs après le 4 septembre.
Les républicains en situation dominée
10Rappelons d’abord que le Gard est en 1848 et 1849 un département à majorité légitimiste. En 1849, les républicains n’ont eu aucun élu. Si, en janvier 1850, ils parviennent à faire élire un candidat, le commandant Favand, c’est à la faveur d’une élection triangulaire, le parti légitimiste s’étant alors divisé. Sous le second Empire, bien que le coup d’ État ait un peu brouillé les repères politiques traditionnels, les choses n’en vont pas mieux pour les républicains : à aucune des élections du second Empire, ils ne parviennent à faire élire un des leurs à la députation, même quand, en 1869, ils choisissent pour la circonscription de Nîmes, un des plus modérés des candidats éventuels, le magistrat E. Teulon, qui préférait la lecture de Lucrèce à l’opposition active à l’Empire. Sans doute, lors du plébiscite de 1870, le non remporte à Nîmes une grande majorité (7 599 non contre 2 971 oui), mais ne nous y trompons pas, une bonne partie de ces non sont légitimistes. La meilleure preuve en est que le non l’emporte nettement dans les 2ème et 3ème cantons de Nîmes où les légitimistes étaient traditionnellement majoritaires.
11En février 1871, déconvenue identique, aggravée même pour les républicains : la liste d’union des droites remporte à Nîmes une large majorité avec 7 723 voix de moyenne (59,7 %) contre 5 208 à la liste républicaine (40,3 %). Les orléanistes qui occasionnellement rejoignaient le camp des « patriotes » ont cette fois fait cause commune avec la droite légitimiste comme ils le feront plus tard lors de l’Ordre moral. Enfin, en avril 1871, lors des élections municipales, les légitimistes enlèvent tous les sièges, par suite de l’abstention des républicains, mais celle-ci traduisait chez ces derniers la conviction d’être vaincus d’avance.
12Cette situation de minorité, loin de radicaliser le mouvement républicain, l’induit plutôt à la timidité. Outre qu’elle ne laisse guère d’espoir à un mouvement radical ou révolutionnaire qui aurait à triompher d’une opposition de droite aussi forte, épaulée par l’armée et la Garde nationale, elle donne du poids à ceux qui pressent les républicains de privilégier leur unité plutôt que de cultiver leurs divisions, à ceux qui préconisent des progrès à pas lents plutôt qu’un coup de boutoir sans lendemain. Ajoutons que le souvenir des affrontements sanglants du passé (bagarre de Nîmes en 1790, terreur blanche en 1815), souvenir ravivé en 1848 par des conflits de moindre gravité, affleure toujours à la mémoire des militants nîmois, les rend craintifs, les incite à la prudence. Les républicains légalistes ont toujours su profiter de cet état de fait pour conquérir au sein du parti républicain une nette majorité et c’est de ce rapport de force interne au camp républicain qu’il faut maintenant parler.
Les rapports de force dans le camp républicain
13Car, partout dans notre région, les partisans de la Commune ne sont pas seuls sur la place. Ils doivent livrer à l’intérieur du parti républicain une âpre lutte pour l’emporter. À Sète, par exemple, Fesneau, partisan de la Commune, s’oppose à Tresfond, plus modéré, au sein de la commission municipale8. À Montpellier, Jules Guesde s’appuie sur le journal Les Droits de l’Homme pour tenter d’équilibrer l’influence des légalistes que dirige E. Lisbonne, préfet de l’Hérault jusqu’au 23 avril 18719. Dans la formation de ce rapport de force, la phase d’opposition active des dernières années de l’Empire, puis les événements de la guerre et notamment l’épisode de la Ligue du Midi ont joué un rôle essentiel. Il faut donc retracer comment s’est constitué ce rapport de force et la forme exacte qu’il prend en mars-avril 1871.
14Lors de la renaissance du mouvement républicain au cours de l’Empire, c’est d’abord la fraction la plus avancée qui s’est manifestée. C’est elle qui livre bataille aux élections de 1863 dans la région nîmoise avec un jeune médecin Louis Combet. C’est elle qui, comme on l’a vu, lance pour peu de temps Le Prolétaire en 186810. Elle agrège des quarante-huitards qui n’avaient pas déserté le combat comme l’horloger Relin. Mais au fur et à mesure que le mouvement républicain a retrouvé une certaine force, cette fraction radicale a été supplantée par une aile républicaine plus modérée qui l’a emporté parce qu’elle pouvait s’appuyer sur des notables déjà implantés dans les localités et parce qu’elle disposait de moyens financiers plus puissants lui permettant d’entretenir un journal : L’ Indépendant du Midi fut ainsi fondé à Nîmes par des banquiers, négociants et avocats à partir d’actions de 1 000 francs tout à fait inaccessibles aux militants populaires, et parut à partir du 9 octobre 1868. L’Indépendant joua la carte modérée de l’Union libérale pour les élections de 1869 jusqu’à sa disparition le 28 juillet 1869. Il est significatif que les efforts faits ensuite par l’ancien rédacteur de L’Indépendant, Yves Guyot, pour lancer un nouveau journal, Le Réveil du Midi, sur des bases beaucoup plus démocratiques à partir d’actions de 50 francs et avec le soutien de nouveaux militants comme le tonnelier Gilly, futur maire de Nîmes, et des groupes villageois des environs, n’aient pas abouti à Nîmes11, à la différence de ce qui se passa à Montpellier où Les Droits de l’Homme de Guesde et Ballue réussirent – mais plus tard, en juin 1870 – à concurrencer La Liberté. L’extrême gauche nîmoise, peu nombreuse, est donc privée de moyens de propagande efficace et ne peut exercer une influence qu’à travers les groupements populaires, cercles et clubs.
La relance de l’aile gauche par la Ligue du Midi
15La guerre devait cependant la relancer un peu car très vite, à Nîmes comme dans d’autres villes du Midi, on voulut impulser par une action populaire l’effort de défense nationale qui paraissait insuffisant et en profiter pour républicaniser l’administration qu’on jugeait encore trop dominée par les hommes de l’Empire. La fondation de la Ligue du Midi le 18 septembre à Marseille autour d’ Esquiros répondit donc à une attente puisque la Ligue se proposait précisément ces objectifs. La Ligue ambitionnait en outre d’être une confédération rassemblant des délégations départementales émanant de comités populaires ou de municipalités, structure qui devait garantir sa fidélité aux sentiments de sa base populaire. Au départ, la Ligue insistait sur son intention d’épauler le gouvernement. Pendant quelques semaines, l’on hésita beaucoup dans les sphères gouvernementales sur la conduite à tenir à son égard et ceci favorisa son démarrage.
16Dès le 20 septembre, un jeune médecin nîmois, Louis Combet, s’engage à organiser la Ligue dans le Gard. Puis, à l’appel de délégués lyonnais, une réunion publique d’environ 2 000 personnes tenue à Nîmes le 25 septembre 1870, élit trois délégués à la Ligue, le peintre quarante-huitard Chenillon, un négociant nîmois, Étienne Delon, et un propriétaire de Lézan, dans la Gardonnenque, ancien militaire et lieutenant général de la Garde nationale, Edmond Claris12. Les partisans du gouvernement n’avaient pas osé combattre de front cette désignation. Mais ils s’employèrent très vite à la dépouiller de son efficacité. Le préfet Laget retint à Nîmes le plus influent des délégués, E. Claris. Le médecin Combet qui le remplaça fut appelé à Tours par Gambetta, les deux autres délégués partirent bien à Marseille et furent rejoints par un négociant d’Aigues-Vives, Jules Guérin-Ponzio qui se révéla le plus actif des délégués gardois. Les efforts pour enraciner plus solidement la Ligue dans le Gard n’aboutirent qu’à des résultats assez faibles. L. Combet souhaitait le 29 septembre que les représentants nîmois soient vraiment l’émanation d’une sorte de congrès départemental de délégués des communes. Cette proposition, vraisemblablement mal vue par les autorités, n’eut pas de suite13. Localement, peu d’ initiatives furent prises. Le Comité communal de la Ligue du Midi formé à Nîmes à la fin septembre s’enlisa dans des querelles de représentation. La Ligue reçut l’appui du Cercle républicain radical et de défense nationale de Beaucaire. Mais aucune municipalité ne la soutint officiellement. Alors que les conditions pour l’essor de la Ligue étaient plutôt favorables au départ puisque le sentiment qu’il fallait renforcer la défense nationale était vif, et que l’opposition du gouvernement à cette initiative ne se manifestait pas nettement, l’extrême gauche républicaine nîmoise n’a pas réussi à s’imposer. Et même parmi ceux de ses membres qui ont soutenu la création de la Ligue, un seul, le négociant Guérin-Ponzio, apparaît décidé à rompre si besoin est avec le gouvernement de la Défense nationale jugé trop mou. La situation de la gauche républicaine gardoise est donc beaucoup moins favorable que celle de son homologue héraultaise. C’est un véritable congrès de délégués de communes qui dans l’Hérault a élu les trois délégués à la Ligue, Fesneau (Cette), Balguerie (Agde) et Esdras Crémieux, ex-quarante-huitard et cousin de Gaston Crémieux14. À Nîmes même, la Ligue n’a pas trouvé d’animateur de premier plan susceptible de prendre ensuite la direction de la gauche nîmoise comme l’a été G. Crémieux à Marseille ou Digeon dans l’Aude. L. Combet, qui aurait pu jouer ce rôle, part pour l’armée comme médecin militaire et ne revient à Nîmes que tardivement. Guérin-Ponzio rentre dans son village. L’extrême gauche nîmoise manque donc d’un leader en vue. Ajoutons que pendant l’épreuve de la guerre, le patriotisme a plutôt rapproché les républicains d’extrême gauche comme E. Relin de la fraction gambettiste qui ne veut pas franchir les bornes du légalisme.
17La seule structure sur laquelle peuvent s’appuyer la gauche et l’extrême gauche nîmoise, c’est un club, le Club républicain de la Placette. Encore n’est-il pas le seul sur la place de Nîmes et il doit faire face à de rudes concurrences. En effet, au printemps 1871, les courants républicains nîmois se regroupent assez nettement autour de trois clubs, l’Association démocratique, la Société de propagande républicaine de Nîmes, l’Association démocratique et le Club républicain de la Placette15. Passons rapidement sur la première, société de catholiques ralliés à la République créée en mars 1871. À Nîmes, où avait longtemps prédominé et prédominait encore l’équation catholique égale légitimiste, manifester aussi nettement ce ralliement était un acte d’audace, mais l’audace s’arrêtait là et l’Association démocratique avait, sur tous les autres points, des positions très modérées. La seconde, la Société de propagande républicaine de Nîmes, créée à la fin octobre 1870 rassemblait à la fois des gambettistes et des modérés issus surtout de la petite et moyenne bourgeoisie. Forte de 400 membres environ en avril 1871, c’était l’organisme le plus influent du parti républicain à Nîmes, un organisme qui, comme l’indiquait son titre, avait l’ambition de rayonner sur le département. Mais sa force lui venait aussi de ce que ses fondateurs étaient aussi les inspirateurs du seul journal républicain nîmois, Le Gard républicain, fondé au début de novembre 187016. Enfin, la troisième société, le Club républicain de la Placette, était le porte-parole de la gauche républicaine nîmoise et c’était une société plus populaire. Forte de plusieurs centaines de membres, elle est malheureusement assez mal connue car elle n’a guère laissé de traces que par ses communiqués dans la presse. Notons d’abord que ce club qui apparaît dans les premiers jours de janvier 1871 s’enracinait dans le quartier populaire, protestant et républicain par excellence, le quartier de la Placette, situé dans l’ouest de la ville. Son bureau rassemblait principalement des artisans et des commerçants (un fripier, un veloutier, un serrurier, un cordonnier, un marchand de farine) et quelques membres des professions libérales. L’on y retrouve la plupart des animateurs nîmois de la Ligue du Midi, le médecin L. Combet, E. Delon. Il apparaît donc bien comme le prolongement de la Ligue à Nîmes. Même s’il avait – semble-t-il – un certain pouvoir d’attraction sur d’autres sociétés, son point faible était malgré tout de rester un club de quartier ce qui limitait son rôle fédérateur. Et on touche là d’ailleurs à une faiblesse du mouvement républicain à Nîmes : à côté de ces trois sociétés nettement politisées autour desquelles aurait pu se regrouper l’ensemble des républicains de Nîmes, il existait en effet sept autres sociétés républicaines qui étaient en fait des chambrées baptisées parfois plus noblement cercle ou club, entre lesquelles le mouvement républicain s’atomisait17. Ajoutons que le Club républicain de la Placette ne pouvait pas s’appuyer sur un journal nîmois et c’étaient Les Droits de l’Homme de Montpellier, nettement moins lus dans le Gard, qui lui servaient de vecteur dans la région nîmoise. La gauche républicaine est donc dès le départ dans une situation d’infériorité quand éclate la Commune.
II. Les échos de la Commune à Nîmes, mars – mai 1871
18Après avoir condamné la Commune, sentant cependant le danger d’une réaction à outrance, les républicains modérés acceptèrent de s’engager en faveur de la conciliation, mais en cherchant surtout par là à obtenir l’effacement pacifique de la Commune. La gauche républicaine adopta elle aussi le mot d’ordre de conciliation, mais en lui donnant un sens plus favorable aux Parisiens puisqu’elle demandait à la fois la dissolution de la Commune et de l’Assemblée de Versailles et l’élection d’une nouvelle Constituante. Tentons ici d’approfondir l’étude du débat qui se déroula à Nîmes même. Les discussions furent vives dans les sociétés nîmoises. Les trois principales prirent des positions nettement tranchées. Le 29 mars, le Club républicain de la Placette
« reconnaissant que la ferme attitude et l’énergie de la fière et héroïque cité parisienne a déjoué les plans de la Chambre réactionnaire et monarchiste dite nationale et a pour cela sauvé la République que cette Assemblée [....] ne cherchait qu’à renverser, vote à l’unanimité des remerciements à nos frères républicains de Paris. »18
19Texte qui appelle d’emblée deux remarques. La première est que, si la sympathie manifestée envers la Commune et du même coup la critique de l’Assemblée sont ici particulièrement claires, même au sein du Club républicain de la Placette, la Commune ne prend de signification que comme un terme du débat : République ou Monarchie. La seconde, c’est que le Club n’envisageait pas pour autant de suivre localement l’exemple de Paris. Il est bien dommage que nous n’ayons pas pour ce club de déclarations ultérieures. Toutefois, une lettre aux Droits de l’Homme, datée du 4 avril, d’une des principales personnalités du club, Louis Combet, permet de voir quelles pouvaient être à cette date les solutions envisagées par les démocrates avancés. Soucieux que « Paris ne soit pas vaincu par la force », ce qui compromettrait pour l’avenir la liberté et la République, Combet s’y prononçait pour la tenue de
« réunions immenses dans lesquelles il serait nommé des délégués chargés publiquement d’aller à Versailles afin d’y proposer une transaction entre Paris el l’Assemblée »19,
20Initiative qui fut prise, quoiqu’à une moindre échelle, et à laquelle les Gardois participèrent. Pour Combet, cette transaction impliquait que la Commune modère ses ambitions :
« Et à ce grand Paris, si héroïque, si plein de dévouement et de courage pendant les cinq mois de siège, disons-lui : contente toi d’être libre chez toi ; nomme ton conseil communal, organise cette commune municipale, pierre angulaire de la République ; mais attend la nomination d’une assemblée constituante pour ce qui concerne l’organisation de la France ; ne sois pas son gouvernement ; contente toi d’être comme à toutes les époques, son initiateur. Ce rôle est assez beau pour en être fière à ton tour. Cesse d’être le combattant des barricades et de la rue (souligné par nous R.H.) ; reste celui de l’ idée, puissance invaincue et à jamais invincible20. »
21Cette lettre d’un des plus avancés des républicains nîmois montre combien il paraissait impossible à ces républicains eux-mêmes de menacer l’autorité d’une assemblée élue au suffrage universel.
22À la Société de propagande républicaine de Nîmes, le débat fut plus fourni et animé : Le 25 mars, la société
« tout en blâmant fortement certains actes du gouvernement et l’attitude de l’Assemblée qui ont été de nature à provoquer dans Paris une légitime défiance et une légitime irritation,
N’admet pas que ces actes puissent être considérés comme justifiant l’émeute quand la République existe, quand les Prussiens sont là,
Réprouve énergiquement l’émeute,
Émet le vœu que le gouvernement et l’Assemblée nationale emploient à l’égard de Paris tous les moyens compatibles avec leur dignité et l’honneur de la France, qui pourraient amener la conciliation et mettre fin à la guerre civile et affirment de manière à dissiper tous les doutes leur ferme intention de maintenir la République. »21
23La Société situait donc entièrement le droit du côté de Versailles et utilisait pour cela l’argument patriotique. Elle s’efforçait pourtant de peser dans le sens d’une issue pacifique du conflit. Sa démarche reflétait assez typiquement la position des républicains légalistes : il fallait avant tout consolider la République existante. La société reprit cette position à peu près dans les mêmes termes le 4 avril en insistant même sur son soutien à l’Assemblée :
« Nous resterons groupés autour de l’Assemblée nationale et résolus à la défendre tant qu’elle ne portera pas atteinte à la République. L’ordre dans la République, telle est la loi qui dictera notre conduite. »22
24Le 11 avril cependant, sur une proposition de Louis Combet qui appartenait aussi à cette société, celle-ci vota à l’unanimité moins trois voix une longue motion qui s’adressait aux membres de l’Assemblée nationale.
25La motion rappelait en termes émus, le rôle historique de Paris dans la révolution du 4 septembre, puis sa conduite exemplaire pendant le siège, la revendication ancienne par Paris des franchises municipales, soutenait le droit de Paris à
« s’administrer lui-même pour tout ce qui concerne l’administration intérieure, sans porter atteinte à l’unité française, pour laquelle les républicains ont en 1789 versé leur sang. »23
26Il appelait donc les députés à proclamer le droit communal pour Paris et demandait aussi « l’oubli complet des tristes événements qui viennent de se passer ». Il souhaitait enfin l’élection proche d’une Constituante.
27Il est évident que toutes ces revendications pouvaient sans difficulté être approuvées par des républicains même modérés. Mais la dernière phrase du texte, votée semble-t-il un peu à la hâte et dans la confusion, suscita bien vite dans la société de vives réactions :
« Hâtez-vous de prendre cette décision avant que cette France si souvent trompée ne se divise entre Paris dans le droit et Versailles dans la force. »24
28Cette phrase finale, inacceptable par des républicains légalistes parce qu’elle mettait le droit du côté de la Commune et laissait même envisager une extension de la guerre civile à la France entière, fut reniée par la société le 15 avril au prix d’une petite crise25. Même mineur, l’épisode a son intérêt car il permet de mesurer la force des sentiments légalistes chez les républicains nîmois.
29Quant à l’Association démocratique, elle se rangea sur des positions encore plus modérées, en déniant aux Communards la qualité de républicains et en appelant de façon très vague à la conciliation26.
30Aucun des organismes représentatifs du mouvement républicain nîmois ne s’était donc nettement prononcé pour une extension en province du mouvement communaliste. Les démocrates-radicaux de Nîmes mesuraient sans doute bien leur faiblesse. Néanmoins au fur et à mesure que l’étau se resserrait sur Paris, l’impatience grandissait dans la frange la plus avancée et l’idée qu’on ne pouvait pas laisser écraser Paris sans réagir gagnait du terrain. L’appel de Paris aux grandes villes publié le 15 mai demandait une solidarité active : « Le temps n’est plus aux manifestes, le temps est aux actes quand la parole est au canon. » C’est cet appel sans doute qui explique l’existence de la manifestation nîmoise du 18 mai : à cette date, une manifestation de quelques centaines de personnes arborant un drapeau rouge (en fait un drapeau tricolore dont on avait brûlé le blanc et le bleu) proclama symboliquement la Commune sur le péristyle du théâtre27. Nous ne savons pas qui l’avait organisée. Il est possible qu’elle soit un des résultats du passage à Nîmes du Communard Peyrouton dans les premiers jours de mai28. La police retint le nom de deux jeunes inconnus, Pierre Paul Martinet et Louis Lauze, qui furent ensuite traduits devant les Assises29. Le principal inculpé, Martinet, âgé de 23 ans, un commis qui se disait journaliste, sortait de la Maison centrale de Nîmes où il avait subi deux ans de prison. Il avait prononcé sur le péristyle du théâtre un petit discours disant
« que la guerre soutenue par la population de Paris était une guerre sainte devant provoquer la sympathie de tous les ennemis du triomphe de la force brutale sur le droit. »30
31Il avait dit aussi
« que les jeunes républicains de Nîmes devaient intervenir... qu’il fallait que la province se levât en masse, appuyât le gouvernement de Paris... ; que si la manifestation pacifique restait inefficace, il faudrait la recommencer en armes. »31
32La manifestation n’avait donc rien d’insurrectionnel et, vraisemblablement, c’était une initiative de jeunes. L’hypothèse brandie d’une prise d’armes était plutôt symbolique. Martinet fut condamné à six mois de prison, verdict plutôt clément dans l’atmosphère de l’époque, Lauze, un courtier de commerce âgé de 28 ans, bénéficia d’un acquittement32. Les Nîmois assistèrent impuissants à l’écrasement de la Commune de Paris.
33L’on verra dans notre livre, Le Mouvement républicain en Bas-Languedoc, les suites de la Commune à Nîmes, plutôt plus importantes que les échos immédiats de l’événement.
34L’état des rapports de force politiques à Nîmes rendait donc très difficile un engagement déterminé en faveur de la Commune. Le mouvement républicain dans son ensemble était dominé par les légalistes. À l’intérieur de celui-ci, les légalistes, qu’ils participent du courant gambettiste ou de tendances encore plus modérées, étaient majoritaires et l’expérience de la dure répression de 1851 les rendait encore plus prudents. Quant aux forces proprement ouvrières, elles n’ étaient pas organisées de façon autonome et les idées socialistes n’avaient pas vraiment pris racine. Cependant, dans le Sud-Est en particulier, l’épisode de la Ligue du Midi, en mettant en avant des militants démocrates et patriotes qui pour beaucoup se retrouveront dans le soutien à la Commune, a préparé les cadres éventuels d’un mouvement communaliste provincial. Celui-ci ne s’est cependant affirmé que dans de rares localités.
35Vue de Nîmes – et ceci est vrai aussi de nombre d’autres villes méridionales –, la Commune est donc apparue essentiellement comme une levée en faveur des franchises municipales et pour défendre la République. En « républicanisant » ainsi le mouvement communaliste, les démocrates nîmois ont facilité sans doute sa perception et sa réception par les milieux populaires. Mais cette option avait son revers car, du même coup, elle soumettait l’appréciation de la Commune aux principes fondamentaux de la théorie républicaine. Or celle-ci impose sans réserve la soumission à l’Assemblée élue au suffrage universel. Il ne restait donc plus qu’à proposer une conciliation, vouée d’avance à l’échec. Peut-être plus nettement dessinée que dans d’autres villes, la démarche nîmoise n’est nullement exceptionnelle. Elle peut faire mieux comprendre que dans beaucoup de villes méridionales où il existait une sympathie latente en faveur de la Commune, les formes de soutien à celles-ci se soient limitées à des manifestations qui n’entendaient pas aller jusqu’à la rupture avec Versailles. Dans quelques cas cependant, le prestige d’un leader moins prudent, G. Crémieux à Marseille, Digeon à Narbonne, et une dynamique populaire plus active, permirent d’aller plus loin, jusqu’à la proclamation d’une éphémère Commune provinciale. Cas trop rares pour renverser le rapport de force national entre Paris et Versailles.
Notes de bas de page
1 Flammarion, 1971, 186 p.
2 Harvard, 1971. X-376 p.
3 Ballots and Barricades. Class Formation and Republican Politics in France 1830-1871, Princeton, 1993, 321 p.
4 Nous avons déjà consacré antérieurement un certain nombre de travaux aux échos de la Commune à Nîmes et dans le Gard. Outre notre thèse Le Mouvement républicain en Bas-Languedoc, Paris, F.N.S.P., 1982, p. 238-277, on pourra consulter les articles ci-dessous : « Le mouvement républicain gardois devant la Commune de Paris », Actes du 96eme congrès des sociétés savantes. Histoire moderne et contemporaine, Toulouse, 1971, t. 1, p. 155-175 ; « Une détention et sa chronique. Les Communards de la Maison centrale de Nîmes, 1871- 1874 », Répression et prisons politiques en France et en Europe au XIX e siècle, Paris, 1990, p. 197-211.
5 Sur l’évolution de la classe ouvrière nîmoise au XIXe siècle, R. HUARD (dir.), Histoire de Nîmes, p. 267-272 et 289-293.
6 Sur le développement de sentiments d’autonomie dans la classe ouvrière nîmoise, Le Mouvement républicain en Bas-Languedoc, op. cit., 1982, p. 157-167.
7 Le Prolétaire paraît du 30 août au 4 octobre 1868.
8 Voir sur ce point J. BLIN, 1869-1871, Une page de l’histoire républicaine de Cette, s.d., chez l’auteur, p. 60-62.
9 Les Droits de l’Homme paraissent du 4 juin 1870 au 4 juillet 1871.
10 Voir Le Mouvement républicain, op.cit., p. 113-141.
11 Sur la réapparition d’une presse indépendante, notamment républicaine à la fin de l’Empire, voir Le Mouvement républicain, op. cit., p. 193-201.
12 Sur la propagation de la Ligue du Midi à Nîmes, Les Droits de l’Homme, 26 septembre 1870.
13 Sur les avatars du Comité communal nîmois de la Ligue du Midi, La Liberté de l’Hérault et du Gard, 2 octobre 1870.
14 Cf. J. BLIN, op.cit., p. 39-40.
15 Voir Le Mouvement républicain, op. cit., p. 325-328.
16 Le Gard républicain paraît du 22 novembre 1870 au 24 janvier 1874.
17 Ces réunions portent les noms suivants : Club des Amis réunis, Club des Amis sincères, Cercle, Cercle Gretry, Société Hugues-Capet, Cercle du Mail, Cercle Racine. C’étaient comme l’indique leur nom (emprunté souvent à la rue où elles se tenaient) des chambrées urbaines.
18 Gard républicain, 29 mars 1871 ; Droits de l’Homme, 30 mars 1871.
19 Droits de l’Homme, 6 avril 1871, lettre du 4 avril.
20 Ibid.
21 Gard républicain, 29 mars 1871.
22 Ibid., 4 avril 1871.
23 Droits de l’Homme, 15 avril 1871, la délibération date du 11 avril.
24 Ibid.
25 Droits de l’Homme, 16 avril 1871, la délibération date du 15 avril.
26 Déclaration de l’Association démocratique, 27 mars 1871. Papiers Thiers, B.N., NAF 20 661.
27 Gard républicain, 20 mai 1871 (décrit la manifestation) et 11 août 1871 (rend compte du procès des organisateurs de celle-ci qui s’est déroulé à partir du 8 août).
28 Voir dans J. MAITRON, Dictionnaire du Mouvement ouvrier français, op. cit., t. 8, p. 156, la biographie d’Abel Peyrouton, avocat qui fut directeur du Conseil d’ État et de la Cour des comptes pendant la Commune.
29 Gard républicain, 11 août 1871 ; la biographie de Martinet dans J. MAITRON, D. M.O., t. 7, p. 286.
30 Ibid.
31 Ibid.
32 Ibid.
Auteur
Université Paul Valéry-Montpellier III.
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