1La Commune de Marseille fut la plus longue des Communes provinciales. Pourtant, à l’exception du mémoire d’Antoine Olivesi1, elle a été très peu étudiée.

2Les sources utilisées sont essentiellement les journaux de l’époque2 et un ouvrage, Histoire des événements de Marseille du 4 septembre 1870 au 4 avril 1871, par Maxime Aubray et Sylla Michelesi3.

3J’ai donc travaillé, pour mon Mémoire de maîtrise, sur la Commune de Marseille dans une double optique : l’étude de ce mouvement insurrectionnel, mais aussi l’étude du principal acteur de cet événement : Gaston Crémieux, journaliste et poète, né à Nîmes et avocat à Marseille. Radical, il était dans la mouvance de Gambetta jusqu’en septembre 1870 et se disait socialiste. Il fut un des fondateurs de la Ligue du Midi.

I. La Commune (23 mars – 4 avril 1871)

Les causes directes

4Il régnait à Marseille au mois de mars 1871 une tension due aux nombreuses grèves d’ouvriers des docks, boulangers, savonniers, etc. Mais le déclencheur du mouvement fut la dépêche d’Adolphe Thiers, chef du pouvoir exécutif de la République française, du 22 mars, annonçant le départ du gouvernement à Versailles et la réorganisation de l’armée afin de « mater » les Parisiens. Les républicains marseillais pensaient que c’était une folie que de se battre entre Français et il leur semblait étrange que l’on puisse constituer une armée alors que l’on n’avait su le faire contre la Prusse. Les républicains de la ville se sentirent aussi trahis par Thiers qui acceptait toutes les aides militaires y compris celles des bonapartistes pour réprimer les républicains de Paris.

5Le 22 mars, on apprit à Marseille la naissance de la Commune de Paris à la suite des événements du 18 mars. Et pour couronner le tout, le préfet des Bouches-du-Rhône, Cosnier, donna l’occasion aux révolutionnaires marseillais d’agir, et de lancer une insurrection, en appelant pour le 23 mars au matin la Garde nationale à manifester en faveur du gouvernement de Versailles.

6Mais ces événements ne sont que les causes directes de l’insurrection, la cause plus profonde étant la capitulation de la France entérinée en février 1871. Les républicains de Marseille, comme beaucoup d’autres, ont cru jusqu’au bout que l’on pouvait s’organiser et chasser l’envahisseur prussien. La rancune était grande envers ceux qui gouvernaient la France depuis le 4 septembre 1870, que cela soit Gambetta ou Thiers.

L’insurrection

7La préfecture fut envahie dans la journée du 23 mars 1871 par les gardes nationaux des quartiers populaires d’ Endoume et de la Belle-de-Mai et par des soldats garibaldiens. Gaston Crémieux, déjà sur place, forma immédiatement une Commission départementale provisoire composée de douze membres dont des membres de l’Internationale, des gardes nationaux et des conseillers municipaux.

8Mais si cette insurrection a duré 13 jours (la plus longue Commune de province) elle n’a jamais su s’organiser, n’ayant eu aucune stratégie commune. Les réquisitions d’armes effectuées par la Commission et les appels à l’armée de Gaston Crémieux lui coûteront très cher lors de son procès.

9Crémieux afficha sa volonté d’autonomie locale mais n’eut pas les moyens de la mettre en pratique, n’ayant jamais eu de véritable pouvoir sur les insurgés. Ce n’est que le 2 avril qu’il décida de convoquer les électeurs marseillais pour le 5 avril afin d’élire une Commune, mais la reprise de la ville par l’armée du général Espivent le 4 avril l’en empêcha.

10Les insurgés de cette Commune furent nombreux et de tous horizons puisque l’on trouvait des gardes nationaux, environ 1 500 soldats garibaldiens de passage, des francs-tireurs et des soldats de l’armée des Vosges démobilisés en attente à Marseille (ils avaient été abandonnés par le général Espivent lors de sa fuite du 23 mars, jour de la prise de la préfecture). Il y avait aussi des membres de l’Internationale (comme Charles Alerini et Joseph Maviel), quelques radicaux, une partie du Conseil municipal (au début) et les ouvriers qui avaient participé à la prise de la préfecture. Sans oublier Crémieux qui avait anticipé la prise du bâtiment et s’y trouvait afin de diriger l’insurrection.

Les causes de l’échec

11Les insurgés n’avaient pas, semble-t-il, de réels buts et ne se sont pas organisés pour faire face au retour inévitable de l’armée. Faute de réelle organisation militaire (non occupation des places stratégiques comme Notre-Dame de la Garde ou les Forts Saint-Nicolas et Saint-Jean), ils n’ont résisté que quelques heures au retour de l’armée du général Espivent le 4 avril.

12Ce dernier s’était retiré de Marseille qu’il avait militairement en charge, et s’était réorganisé à Aubagne à 17 kilomètres de Marseille, avec l’entier soutien de Thiers. Avant de prendre la ville, il y instaura l’état de guerre le 26 mars et l’état de siège le 3 avril.

13Gaston Crémieux avait voulu une Commune largement autonome vis-à-vis de la capitale, mais celle-ci a en fait été menée à partir du 27 mars par les délégués de la Commune de Paris et particulièrement par Bernard Landeck4. Ce dernier n’agissait pas au nom des Marseillais mais pour la Commune de Paris.

14La position de Crémieux aurait pu rassembler tous les Marseillais désireux d’autonomie locale, mais le durcissement de la Commission provisoire amorcé par Landeck a éloigné les citoyens indécis et les a rapproché des réactionnaires.

II. Les caractéristiques de la Commune de Marseille

Deux tentatives précoces

15Marseille avait déjà connu deux tentatives de Commune avant celle de mars-avril 1871.

16Tout d’abord, dès le 8 août 1870 (sous l’Empire). Suite aux défaites de Forbach et Wissembourg, le 7 août, une manifestation patriotique réclama l’armement immédiat du peuple et l’organisation d’une Garde nationale. Le 8, 10 000 personnes arrivèrent devant l’Hôtel de Ville, une délégation pénétra dans la mairie (des radicaux et des socialistes dont Gaston). Les meneurs furent rapidement arrêtés et Crémieux condamné le 28 août à six mois de prison5. Les insurgés avaient peut-être dans l’idée de proclamer la République... Nul ne le sait car ils n’en n’eurent pas le temps.

17La deuxième tentative est bien réelle. Elle eut pour cause la capitulation de Bazaine à Metz le 27 octobre 1870. Le Conseil municipal fut dissous par le préfet Delpech et une Commune révolutionnaire fut créée avec à sa tête Adolphe Carcassonne. Le général Cluseret, arrivé de Lyon après un échec insurrectionnel avec Bakounine, prit la direction du mouvement et organisa la levée des hommes pour la guerre. Mais, le 4 novembre 1870, la Commune fut dissoute par le nouveau préfet, Gent, envoyé par Gambetta.

L’attitude du Conseil municipal

18Le Conseil municipal, récemment élu et entièrement républicain, dirigé par Bory, a joué un rôle particulier lors de la Commune de mars-avril 1871 puisqu’il a eu successivement deux positions.

19D’abord, il accepta d’envoyer trois délégués participer à la Commission départementale provisoire6, car il pensait pouvoir la diriger, mais très vite il s’aperçut que la préfecture était ingouvernable et décida de changer de camp.

20Le 27 mars, il retira ses trois délégués et se rangea du côté de la répression, condamnant irrémédiablement l’insurrection mais provoquant aussi son durcissement.

Une Commune longue de treize jours

21On peut se demander pourquoi cette insurrection a duré treize jours bien qu’elle ne se soit jamais occupée de gérer la ville qu’elle était censée gouverner. Les premiers jours, les insurgés profitèrent du fait que les républicains ne les condamnaient pas, mais avec le retrait de la Commission des délégués du Conseil municipal, l’insurrection n’avait plus d’appuis importants. Même les journaux républicains ne les soutenaient pas car ils avaient procédé à beaucoup d’arrestations dont celle du préfet Cosnier. Crémieux tenta de négocier avec Espivent par l’entremise du sous-préfet Giraud-Cabasse, mais ce fut un échec.

22La Commune réussit à tenir encore quelques jours le temps que l’armée d’Aubagne se réorganise.

Un parallèle avec Paris

23Si la Commune de Marseille n’a pas suscité autant d’enthousiasme ou de haine que la Commune de Paris, il est à noter que la reprise de la ville le 4 avril par le général Espivent fut féroce. Le général a fait bombarder la préfecture pendant toute la journée depuis Notre-Dame de la Garde, ne cessant les tirs qu’une fois celle-ci totalement évacuée par les insurgés. La reprise de la ville fut sanglante et les soldats procédèrent même à des exécutions sommaires. On évalue les pertes à plus de cent personnes et les arrestations à plusieurs centaines. Ainsi, peut-on comparer dans les méthodes, toutes proportions gardées, Aubagne à Versailles et Espivent à Mac-Mahon. La Commune de Marseille est un « raccourci » de la Commune de Paris.

III. Gaston Crémieux

Sa vie, sa pensée et ses combats

24Né à Nîmes le 22 juin 1836, dans un milieu relativement pauvre, de parents juifs comtadins (d’Abraham, 28 ans, marchand d’indiennes et de Rachel Alexandrine née Vidal, 26 ans), il obtient son baccalauréat à 17 ans et s’installe à Paris afin d’étudier le droit. Après avoir passé sa thèse à Aix-en-Provence en 1856, il revient à Nîmes pour s’inscrire au barreau. Érudit, il écrit essentiellement des poèmes d’influence romantique. En novembre 1857, il crée un journal littéraire avec des amis républicains, L’Avenir ; il y occupe le poste de secrétaire de rédaction.

25En août 1862, il s’installe à Marseille et y exerce son métier d’avocat. Il se marie avec Noémie Molina le 25 septembre 1864 avec laquelle il aura quatre enfants.

26Bien qu’il n’ait pas vécu de révolution, c’est un farouche républicain, opposant infatigable à l’Empire de Napoléon III. Il se dit lui-même socialiste. La référence à la Révolution est l’un des traits marquants du personnage : celle de 1789 avec sa devise « Liberté-Egalité-Fraternité », et celle de 1793 aux idées avancées de justice sociale. Il voue un culte à Robespierre sur lequel il a écrit deux ouvrages : en 1869, Robespierre le 21 janvier 1793, monologue en vers sur la réflexion de Robespierre à propos du vote de la mort du roi. Crémieux justifie ce vote disant qu’il fallait éliminer le symbole de la royauté et de l’Ancien Régime qu’était Louis XVI. Son deuxième ouvrage est écrit alors qu’il est en prison en 1871 ; c’est un drame en cinq actes, Le 9 thermidor ou la mort de Robespierre.

27Bien que jacobin et patriote, Crémieux est favorable à une forme d’autonomie locale des départements. Il lutte pour la création des syndicats à Marseille et pour l’entraide des ouvriers. Journaliste et poète, il livre ses idées dans deux quotidiens républicains marseillais, Le Peuple L’ Égalité.

28Franc-maçon, Vénérable de la loge La Réunion des Amis Choisis, Orient de Marseille, il lutte aux côtés des autres républicains pour la création d’écoles laïques. Entrant à la Loge La Réforme, il initie Léon Gambetta en 1869 pour qui il mène la campagne aux élections législatives de 1869. Il appartient au Comité de l’Union Démocratique qui regroupe des radicaux.

Les Communes

29C’est lui qui dirige la manifestation qui mène plusieurs milliers de Marseillais à l’Hôtel de Ville le 8 août 1870, et qui est considérée comme la première tentative de Commune. Arrêté, il est condamné à six mois de prison par le Conseil de guerre. Il est libéré par la foule dans la nuit du 4 au 5 septembre 1870 après la proclamation de la République.

30Devenu une personnalité marseillaise, il fait partie de la Ligue du Midi, dirigée par Alphonse Esquiros, créée le 18 septembre 1870, fédération de treize départements du sud-est qui souhaite former rapidement une armée capable de défendre les départements contre les Prussiens. Envoyé en octobre 1870 à Tours pour convaincre Léon Gambetta de reconnaître la Ligue, il échoue.

31N’ayant pas participé à la Commune insurrectionnelle de novembre 1870 à Marseille, on le retrouve le 22 mars 1871 à la tête des insurgés de la grande Commune de Marseille. C’est lui qui prononce un violent discours à l’Eldorado devant deux mille personnes : « Le gouvernement de Versailles a essayé de lever sa béquille contre ce qu’il appelle l’insurrection de Paris, mais elle s’est brisée dans ses mains et la Commune en est sortie. » Il dit reconnaître le gouvernement de Paris et non celui de Versailles : « Nous serons obligés de le défendre (le gouvernement de Paris) dans la rue, rentrez donc chez vous, prenez vos fusils, non pas pour attaquer mais pour vous défendre. » Le lendemain, l’insurrection éclate.

Les circonstances de sa mort

32Après l’échec de la Commune de Marseille, Crémieux s’enfuit, mais il est retrouvé et arrêté dans la nuit du 6 au 7 avril 1871 au cimetière israélite de Marseille déguisé en femme. Jugé en Conseil de guerre en juin 1871, il est condamné à mort le 28 pour « crimes tendant à troubler l’État par la guerre civile, emploi illégal de la force armée, dévastation et pillage publics, arrestations arbitraires et embauchage de militaires. » Les juges militaires n’ont donc pas tenu compte de sa modération pendant la Commune, ce qui a pourtant été prouvé au procès. Il est condamné pour avoir été le président de la Commission départementale provisoire qui était illégale et pour ses deux proclamations faites à l’armée considérées comme des appels à l’insoumission.

33Ses recours sont tous rejetés de même que sa grâce, malgré le combat acharné de son épouse et les nombreuses promesses de personnages influents tels qu’Adolphe Crémieux, qui est un parent. La Commission des grâces, malgré la volonté de clémence du Président de la République Adolphe Thiers7, maintient la décision du Conseil de guerre. L’une des raisons de cette fermeté est peut-être l’apostrophe qu’avait lancée Gaston Crémieux à Bordeaux le 13 février 1871 à l’Assemblée réunie pour la première fois : « Vous n’êtes qu’une majorité rurale »8, alors que celle-ci tentait d’empêcher le général Garibaldi de s’exprimer. Les députés « ruraux » membres de la Commission des grâces ne l’ont pas oubliée.

34Gaston Crémieux fut fusillé le 30 novembre 1871 sur le terrain militaire du Pharo. Il commanda lui-même le peloton d’exécution et tomba en criant un « Vive la République » inachevé.

Conclusion

35Gaston Crémieux est le symbole de la Commune de Marseille, il fut le président de la Commission départementale provisoire mais fut débordé par les insurgés et notamment par Landeck, l’envoyé de la Commune de Paris. Il ne s’imposa jamais comme leader du mouvement.

36Il est devenu le martyr de la Commune car il a été exécuté malgré les preuves de sa non-violence et de sa modération. Il restera à Marseille un symbole pendant des années, fêté jusqu’au début du XX^e siècle par les socialistes de la ville chaque 18 mars (anniversaire du déclenchement de la Commune de Paris).

37À Marseille, une rue porte son nom. Et à la fin des années 1960, un cercle juif laïque portant son nom fut créé à Paris à l’initiative notamment de Pierre Vidal-Naquet, Claude Lanzman et Léon Poliakov.