« Le mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses : les choses perdent en lui le souvenir de leur fabrication. »1

1La Commune de Paris de 1871 n’a pas échappé au processus décrit par R. Barthes. L’étude de cette révolution n’est donc pas exempte de pré-notions qui, positives (la Commune serait l’œuvre d’une classe ouvrière parée de toutes les vertus), ou négatives (la Commune serait l’œuvre d’un peuple en mal de brigandage), témoignent de la distance entre perception mythique et réalité de l’expérience parisienne.

2Cent vingt-cinq ans plus tard, la question est donc de dépasser les a priori enfouis dans la mémoire collective. Cette démarche implique d’appréhender la Commune comme un objet de recherche, et non en tant que « modèle » politique ou « épouvantail » idéologique. En ce sens, la mise en relation des sources d’informations, des données historiques, politiques et militaires, a permis de contrer un mythe réducteur. La Commune ne saurait désormais être présentée comme une insurrection pilotée par les instances françaises, voire londoniennes de l’Association Internationale des Travailleurs longtemps accusée de tenir les « leviers de commande »2 du pouvoir parisien.

3En fait, un ouvrage de référence souligne que le programme communaliste puisait ses sources dans le souci d’autonomie municipale des Parisiens, la théorie proudhonienne de la fédération, et le développement des prétentions révolutionnaires du prolétariat3. La Commune de Paris tira donc profit de ce que André Decouflé nommait « l’indifférenciation du vocabulaire »4, puisqu’elle recoupait des revendications tant administratives et politiques, qu’économiques ou philosophiques5.

4Dans ces conditions, elle est un champ d’investigations potentiel puisque certains de ses aspects fondamentaux restent dans l’ombre. Il en va par exemple ainsi de la nature des institutions communardes. L’étude menée par Charles Rihs a certes permis de préciser la structure du gouvernement communard, mais n’a pas débouché sur une analyse juridique à proprement parler6.

5Ceci ne serait guère dommageable si la Commune ne représentait effectivement qu’une brève insurrection. Mais des indices permettent de voir dans le schéma institutionnel élaboré un régime politique à part entière. Il en va ainsi de l’assimilation constante entre communalisme et République dans le discours des Communards :

« Par cette révolution sans précédent dans l’histoire, Paris a fait un éclatant effort de justice. Il a affirmé l’union indissoluble dans son esprit des idées d’ordre et de liberté, seuls fondements de la République [...]. Il n’y a pas de pays libre là où l’individu et la cité ne sont pas libres, il n’y aurait pas de République en France si la capitale du pays n’avait pas le droit de s’administrer elle-même.

C’est ce droit qu’on n’oserait refuser aux plus modestes bourgades que l’on ne veut pas reconnaître à Paris, parce qu’on craint sa volonté inébranlable de maintenir la République que la Révolution communale du 18 mars a affirmée et que vous confirmerez par votre vote de demain »7.

6La Commune semblait bien correspondre à une forme spécifique de République, comme le reconnaissaient ses détracteurs eux-mêmes. Jules Favre, en des termes certes peu élogieux, fit à ce sujet un discours révélateur le 21 mars 1871 à l’Assemblée nationale :

« Ce qu’on veut, ce qu’on a réalisé, c’est un essai de cette doctrine funeste qui, en philosophie, peut s’appeler l’individualisme et le matérialisme, et qui, en politique, s’appelle la République placée au-dessus du suffrage universel »8.

7Ces éléments nous invitent à reconsidérer l’approche minimaliste dont fait parfois l’objet l’expérience communarde : aux yeux des acteurs politiques de l’époque, elle n’était pas un simple soulèvement municipal, mais une révolution inaugurant une République sociale, fondée sur un projet d’envergure nationale, et concrétisée de mars à mai 1871 au plan institutionnel et législatif.

8Dans ces conditions, dépasser le mythe, se rapprocher de l’événement pour saisir la réalité de la révolution communaliste, c’est en l’espèce étudier ce que recouvrait la forme gouvernementale qui présida aux destinées parisiennes de mars à mai 1871. Marx nous y invitait déjà dans la Guerre civile en France. Sans se dégager d’une analyse que d’aucuns qualifieront d’historiciste, le père du socialisme scientifique définissait ainsi le régime communard :

« La grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action ; ses mesures particulières ne pouvaient qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple »9.

9Ces propos peuvent être mis en parallèle avec la célèbre formule de « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Ce triptyque caractériserait logiquement un régime qui, fort d’une légitimité démocratique originelle régulièrement renouvelée par la participation des citoyens au fonctionnement des institutions, œuvrerait en définitive dans l’intérêt du peuple.

10Mais la définition de Marx ne permet guère de scinder l’étude scientifique et la glorification posthume de l’œuvre des révolutionnaires français de 1871. Sans nier que cette seconde facette du mythe ne possède quelque fondement (qui expliquerait d’ailleurs sa vivacité), l’approche du philosophe allemand mérite d’être complétée car elle ne livre pas, a priori, l’effectivité juridique et politique des instances parisiennes, et ceci pour diverses raisons.

11En premier lieu, nombre de régimes s’inscrivent dans une perspective théorique comparable. La Constitution française du 4 octobre 1958, en son article 2, ne présente pas autrement la V^ème République :

« La devise de la République est ‘Liberté, Égalité, Fraternité’.
Son principe est : ‘gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple’. »

12Nul ne songerait pourtant à assimiler la Commune de Paris au régime gaullien !

13Ensuite, en tant que révolution posant la question sociale, la Commune était inévitablement confrontée à la problématique suivante : comment concilier une accession au pouvoir recueillant l’adhésion populaire, une gestion des pouvoirs publics garantissant l’application des principes révolutionnaires avec la lutte inévitable contre l’ordre politique et économique antérieur ? La situation insurrectionnelle mettait en péril l’idée même de gouvernement populaire. L’histoire nous apprend en effet que des révolutionnaires eurent parfois à choisir entre une vertu qui, sans terreur, semblait inefficace, et une terreur présumée vertueuse, mais qui conduisit dans les faits à la suspension des principes (en l’occurrence ceux de la démocratique constitution du 24 juin 1793), et à la dictature.

14Au-delà d’une formule générale susceptible d’être différemment interprétée, il est donc intéressant d’examiner la forme politique et juridique de l’embryon de République démocratique, sociale et universelle inaugurée au printemps 1871. Et à ce stade, ce qui est en cause n’est autre que l’étude de la mise en place du régime communard, de son organisation des pouvoirs, et des relations entre gouvernants et gouvernés définies en son sein.

15La question intéresse donc au premier plan le constitutionnaliste, puisque les questions soulevées relèvent de son champ d’analyse. L’absence de « Constitution communarde », comparable à nos actuels textes constitutionnels, ne représente pas véritablement un obstacle à l’intervention du juriste. Car si la notion de Constitution recoupe une acception formelle, puisqu’elle s’entend des règles édictées ou révisées par un organe ou une procédure spécifique telle une constitution écrite, elle se définit aussi matériellement. Sous cet angle, la Constitution recoupe les normes relatives à la dévolution et l’exercice du pouvoir, qu’elles figurent dans un texte, relèvent de la coutume, ou résultent de conventions constitutionnelles10.

16La Commune de Paris s’avère alors dotée d’une constitution composée d’éléments formels (recommandations du Comité central de la Garde nationale, décrets organiques émaillant le Journal officiel de la Commune) et matériels (pratiques mises en valeur par les débats de l’Assemblée municipale). Il est donc possible de saisir dans le détail le « droit constitutionnel communard ». Notre propos étant ici plus modeste, il s’agira d’analyser dans quelle mesure le concept de « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » est applicable à la Commune de Paris de 1871.

17Cette interrogation renvoie à trois questions distinctes : en quoi le schéma institutionnel de la Commune de Paris se fondait-il sur une légitimité populaire ? Quelle forme prenait la participation du peuple au fonctionnement des institutions ? Dans quelle mesure les élus parisiens répondirent-ils aux aspirations populaires ?

18Les développements à venir seront donc consacrés à l’analyse de la part prise par le peuple de Paris en armes dans le processus constituant (§ 1), et à celle de la traduction de la souveraineté populaire dans le schéma institutionnel communard (§ 2). Enfin, il sera nécessaire de s’interroger sur la prise en compte des revendications populaires par le gouvernement parisien (§ 3).

I. Le peuple de Paris en armes, maître d’œuvre du processus constituant

19Chaque régime politique est le résultat d’un processus constituant qui permet de définir de nouveaux choix constitutionnels. L’élaboration d’une constitution, qu’elle soit entendue comme le renouvellement d’un pacte social originel (pactum societatis), ou appréhendée sous l’angle technique de l’organisation des pouvoirs publics, va souvent de pair avec l’intrusion violente du peuple sur la scène politique. Sur ce point, la Commune de 1871 renoue avec l’essence révolutionnaire du pouvoir constituant. Néanmoins, la mise en place du schéma institutionnel communard échappe en partie aux mécanismes traditionnellement en œuvre lors de la mise en place d’un nouveau régime politique.

20Habituellement, la dimension insurrectionnelle du pouvoir constituant est appelée à s’effacer, une fois les institutions établies. La célèbre théorie élaborée par Sieyès permet de comprendre le processus en cause, ce qui justifie ici son rappel11. Cet auteur opéra en effet une distinction entre le pouvoir constituant « originaire » appartenant à la Nation – concrètement au peuple –, et le pouvoir constituant « dérivé », exercé par les représentants. Tandis que le premier correspond à l’hypothèse d’un changement radical de régime aboutissant à la rédaction d’une nouvelle constitution, le second concerne les révisions constitutionnelles, les adaptations effectuées dans un cadre institutionnel donné. Dès lors, passée l’expression du pouvoir constituant originaire, la stabilité juridique justifie que la constitution soit modifiée par un usage serein du pouvoir constituant dérivé, sans que pèse sur elle une menace insurrectionnelle permanente. Mais si cette approche assure une relative continuité, elle n’en constitue pas moins une véritable « captation » du pouvoir constituant. On peut même, selon les cas, aboutir à un résultat sensiblement différent de celui escompté par le peuple.

21Que diverses autorités s’associent pour rédiger une nouvelle loi fondamentale, ou qu’une seule fasse prévaloir ses options constitutionnelles12, le rôle ici joué par les organes chargés de la rédaction de la constitution s’avère déterminant. Le caractère républicain ou monarchique du régime, la forme gouvernementale, les relations entre gouvernants et gouvernés, voire les modalités d’expression du suffrage, sont autant d’éléments essentiels qui échappent en grande partie au peuple. Au mieux, ce dernier sera appelé à ratifier les choix effectués, sachant que le caractère démocratique de la procédure peut être entaché par l’utilisation plébiscitaire du référendum constituant.

22Entre le pouvoir constituant originaire et dérivé, on peut donc considérer qu’il existe une phase intermédiaire dans laquelle le pouvoir constituant fait l’objet d’une canalisation. Celle-ci peut être immédiate, si les nouveaux détenteurs du pouvoir imposent leur constitution, ou s’inscrire dans un certain laps de temps si, par exemple, un gouvernement provisoire donne mission à une assemblée constituante de préparer une nouvelle constitution. Et ce tremplin entre pouvoir originaire et dérivé est essentiel puisque, dans chaque cas, la configuration technique du régime échappe en grande partie au peuple, et facilite la captation du pouvoir constituant par les représentants.

23Or, sur ce point fondamental, la Commune diverge profondément des expériences antérieures. Certes, l’action des Parisiens le 4 septembre 1870 qui conduisit à la proclamation de la République est significative de l’exercice du pouvoir constituant originaire par le peuple. Mais là s’arrête la comparaison avec l’usage traditionnel du pouvoir constituant, puisque le peuple refusa de s’effacer au profit des représentants. Face à l’attitude ambiguë du gouvernement provisoire, les citoyens réagirent. Les hommes du 4 septembre mettant rapidement de côté la question constitutionnelle, d’ailleurs presque totalement absente de la campagne pour les élections du 8 février 1871, les habitants de la capitale prirent fait et cause pour la République.

24Se structurant spontanément en une Fédération républicaine de la Garde nationale représentative de l’essentiel des bataillons et de la population, les Parisiens mirent en place un contre-pouvoir populaire13. La mission de ce dernier était explicitement liée à la question constitutionnelle puisqu’il était conçu pour défendre la République, et la capitale française qui en était le foyer. Cette défense était certes militaire, mais elle n’en portait pas moins une signification politique et institutionnelle. Opposé au pouvoir central dont il soulignait les sympathies monarchiques, le peuple de Paris, réfractaire à l’autorité de Versailles, refusait en fait une canalisation du pouvoir constituant au bénéfice d’autorités peu soucieuses des aspirations républicaines mises à jour à l’automne 1870. Les Parisiens soupçonnaient en fait une partie de l’Assemblée de Versailles de vouloir, à terme, traduire ses vues monarchistes au plan constitutionnel. Le rappel des faits montre, on le sait, que les craintes parisiennes étaient fondées. Même si aux élections du 8 février 1871 la question de la nature du régime avait été éludée, les difficiles compromis qui aboutirent à la rédaction des lois constitutionnelles de 1875, révèlent que les choix du constituant oscillèrent longtemps entre affermissement de la République et Restauration. La question restait d’ailleurs en suspens après 1875, puisque le mode de révision retenu était assez souple pour faire évoluer le régime vers la monarchie14. Dans ces conditions, il fallut la crise du 16 mai 1877 et la victoire des républicains au Sénat en 1879, pour que la forme républicaine du gouvernement soit consacrée par la loi constitutionnelle du 14 août 1884 :

« La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision. »

25Mais, anticipant les événements, les Communards estimaient la question tranchée depuis le 4 septembre 1870 :

« La République est le seul gouvernement possible : elle ne peut être mise en discussion. »15

26Cette attitude révèle que le Comité central représentatif de l’essentiel des bataillons de la Garde nationale s’arrogeait, dès sa formation, un droit de regard sur un régime dont la nature était incertaine. Ceci explique que portés au pouvoir par les foules parisiennes lors de l’affaire des canons le 18 mars 1871, les hommes du Comité central, défenseurs symboliques de la République, se substituèrent aux autorités étatiques. Palliant la carence administrative, ils assurèrent la remise en route des services publics, et prirent parallèlement la responsabilité politique de procéder à la mise en place de la Commune.

27Ces initiatives en faveur d’un régime républicain, démocratique et social, peuvent s’analyser comme une « reprise en main » de l’exercice du pouvoir constituant originaire, au moment où celui-ci risquait d’échapper une nouvelle fois au peuple. Refusant la canalisation du pouvoir constituant au profit des autorités versaillaises, celui-ci s’opposait à une captation postérieure tournant au bénéfice des monarchistes. Ce qui caractérise la Commune de Paris est donc une instrumentalisation spontanée de l’appareil militaire à des fins constitutionnelles.

28La nature même du communalisme facilita cette démarche. La notion de Commune, entité sociale de base, a toujours possédé un caractère éminemment politique. Le droit des collectivités locales enseigne en effet que ce cadre de vie possède bel et bien un intérêt politique spécifique. Reconnu sous le nom « d’affaires locales » celui-ci doit donc être géré par des conseils élus, comme l’a depuis longtemps reconnu le législateur français. D’ailleurs, cette dimension politique qu’avait nié, après le bref épisode décentralisateur des premières heures de la Révolution française, les gouvernements successifs du XIX^e siècle, était soulignée sous l’Empire par l’opposition. À tel point que la gauche parlementaire avait fait sienne l’idée de conseils élus compétents pour juger des affaires parisiennes. Le refus des membres du gouvernement provisoire de procéder rapidement aux élections communales, s’apparentait donc à une application incomplète du programme républicain.

29De plus, l’assimilation entre transformation constitutionnelle et idée communale ne pouvait qu’être confortée, par ceux qui faisaient de la Commune un véritable outil de transformation politique et sociale. En témoigne le discours des révolutionnaires de l’époque. Jacobins et blanquistes se voulaient les promoteurs d’une « Commune révolutionnaire ». D’autres y voyaient le support nécessaire à la mise en œuvre d’une autonomie toute proudhonienne.

30Ces développements permettent de comprendre que l’élection de la Commune correspondait, pour les Parisiens, à la victoire d’une nouvelle forme de République coïncidant avec la reconnaissance de libertés municipales. D’ailleurs, le Comité remplit à Paris les missions traditionnellement dévolues aux gouvernements provisoires lors d’un changement de régime. Il assura en effet la gestion politique et administrative de la désignation de l’Assemblée municipale. Respect du pluralisme et de la liberté d’expression, mais aussi détermination du mode de scrutin et des circonscriptions, furent autant de tâches qu’il mena à bien. La comparaison avec un gouvernement provisoire ne s’arrête d’ailleurs pas ici puisque le Comité définit également la mission de l’assemblée à venir : exercer au niveau municipal le pouvoir constituant, rédiger la charte de la Commune, et préparer la loi électorale qui, sous couvert d’acceptation par Versailles, assurerait à l’échelon national le respect des autonomies municipales. Il en allait de la création d’une Fédération de Communes.

31Cependant, des différences notables entre gouvernement provisoire traditionnel et Comité central doivent être soulignées. Tout d’abord, ce dernier était un organe proprement populaire, composé de représentants de bataillons et non de politiciens professionnels. Il différait donc des gouvernements provisoires qui facilitent en général l’accès au pouvoir de personnalités reconnues. Il s’agissait d’une rupture conséquente. Le 4 septembre 1870 avait permis à la gauche parlementaire et à quelques rescapés de l’ordre antérieur, de prendre en mains les affaires publiques. L’émeute du 31 octobre 1870 avait quant à elle débouché sur l’idée d’un Comité de salut public composé d’illustres personnages tels Victor Hugo et Blanqui.

32Il faut certainement voir dans cette particularité du Comité un élément de réponse aux interrogations soulevées par les propos ambigus des représentants de la Garde nationale. Ils se présentaient comme un gouvernement républicain et refusaient parallèlement... le qualificatif de gouvernement16. En fait, l’étude des documents en cause montre que, chargés par le peuple de missions administratives et politiques, ces personnalités jusqu’ ici inconnues faisaient œuvre de gouvernement. Mais leurs réticences à se considérer comme tel, venaient du fait qu’elles ne prétendaient pas usurper le pouvoir à leur profit, et s’éloigner des aspirations populaires. Elles ne formaient donc pas sous cet angle un gouvernement à l’image de celui du 4 septembre.

33Leur autonomie décisionnelle était d’ailleurs plus réduite que celle des gouvernements ordinaires. Le Comité, qui déclarait avoir défendu la République, voyait son action circonscrite par le strict respect des volontés populaires dont il n’était que l’émanation. C’est dans cet esprit que furent portées à la connaissance des électeurs ce qu’il convient d’appeler les Recommandations du Comité central.

34Formées de deux textes datés des 22 et 27 mars 187117, elles n’étaient que la traduction des choix politiques et institutionnels spontanément élaborés par les gardes nationaux et précisés dans les statuts de la Fédération de la Garde nationale. Ceci explique leur originalité : rompant avec la tradition, ces Recommandations qui visaient à encadrer l’action des futurs membres de la Commune, s’inscrivaient dans une perspective « rousseauiste ». La souveraineté, pouvoir suprême fondant l’autorité politique, était cette fois conçue comme populaire. Ceci explique la demande faite aux futurs élus d’opter pour un mandat impératif, synonyme de droit de révocation, puisque dans cette perspective, les élus étaient considérés comme de simples exécutants des volontés populaires, et redevables à ce titre de leurs actions devant les citoyens.

35Mais cette présence continue du peuple dans le processus constituant, conduit en fait l’organe populaire à « dépasser » la mission dont il se sentait investi, et à empiéter sur les compétences d’une assemblée censée rédiger sa charte. En effet, soucieux d’éviter tout détournement de pouvoir par les élus, les représentants du peuple en armes firent une présentation détaillée de l’organisation des pouvoirs publics à venir.

36Outre le fondement du pouvoir et la nature du mandat des élus municipaux, les Recommandations du Comité définirent précisément l’organisation gouvernementale. La Commune devait partager ses travaux entre des commissions spécifiques dont les compétences étaient ainsi définies :

« Cette assemblée nomme dans son sein des comité spéciaux qui se partagent ses attributions diverses (instruction, travail, finances, assistance, garde nationale, police, etc.) »18.

37De plus, l’action des élus était quelque peu limitée sur le plan normatif, puisque le Comité central estimait acquises la suppression de l’armée permanente et l’autonomie municipale. Sur ces points, les membres de la Commune n’étaient appelés qu’à entériner les revendications mises à jour les 31 octobre et 22 janvier, et confirmées par les Parisiens au sein de la Fédération de la Garde nationale et des clubs. Par conséquent, cette attitude qui consistait à prévoir dans le détail le fonctionnement même de la Commune ainsi qu’une partie de son programme, aboutit à une situation originale : les Recommandations du Comité central formèrent en définitive la base formelle de la Constitution communarde.

38En effet, les décrets organiques postérieurs ayant trait à l’organisation des pouvoirs publics ne firent que compléter les choix initiaux, sans les modifier réellement. De plus, la Déclaration du 19 avril 1871, présentée comme la charte de la Commune, reprit l’essentiel des Recommandations formulées en mars par le Comité central, sans apporter véritablement de nouvelles précisions techniques. Ceci s’explique par la conjonction de deux éléments : le contexte militaire qui rendait nécessaire une rapide mise en place des institutions et la précision de Recommandations qui, sans être exhaustives sur le plan juridique, fournirent des bases suffisantes pour servir immédiatement de références aux élus.

39Ce fut donc sur les Recommandations du Comité central que, dès les premières séances de la Commune, les délégués se fondèrent en matière d’organisation des pouvoirs publics. Il est par conséquent permis de penser qu’on assista à l’irruption technique du peuple dans la sphère constituante, c’est-à-dire dans la phase où, traditionnellement, s’opère la canalisation du pouvoir constituant précédemment décrite.

40Enfin, l’attitude postérieure de la Garde nationale montre que les citoyens s’octroyèrent, dans une certaine mesure, un droit de regard sur l’exercice du pouvoir constituant dérivé. La démission de Rossel à laquelle contribuèrent les bataillons, montrent que le peuple en armes était attaché à la répartition originelle des compétences faisant de la Garde nationale le détenteur effectif du pouvoir militaire19. En contrant le délégué à la Guerre, les Parisiens contrèrent son projet de réorganisation des forces militaires. L’armée populaire étant incluse dans les institutions au même titre que l’Assemblée ou les Commissions, le Comité central refusa en fait la subordination au pouvoir civil qu’il avait mis en place, et que, le cas échéant, il s’estimait en droit de démettre de ses fonctions. Il menaça même de « reprendre la révolution qu’il avait faite » et « d’agir révolutionnairement »20.

41Alors que traditionnellement en France, lors de l’exercice du pouvoir constituant dérivé, le peuple ne peut refuser une modification de l’organisation des pouvoirs publics qu’en cas d’utilisation d’un référendum dont il n’a pas l’initiative21, l’expérience communarde montre que le Comité central, appuyé par les bataillons, s’octroyait donc un droit de regard sur les mutations institutionnelles, fût-ce au prix de la désorganisation.

42Une dernière originalité est à souligner. Le projet de création d’une Fédération de Communes montre que la Commune de Paris ne se voulait pas qu’un soulèvement municipal localisé. Elle ne différait donc guère sur le principe des autres révolutions, qui voulaient que les heurts politiques parisiens aient des incidences sur l’ensemble du territoire. Cependant, elle s’en distinguait fortement par la méthode employée. Les réformes institutionnelles et politiques antérieures, avaient été accomplies à Paris par des gouvernants s’estimant assez légitimes pour faire arbitrairement prévaloir leurs vues sur l’ensemble du territoire. Cette fois, la nature même du communalisme induisait une stratégie constitutionnelle respectueuse des autonomies municipales : la Commune de Paris donnant l’exemple, ses partisans comptaient sur le ralliement des autres municipalités à leur idéal.

43Cette solution était certes dictée par le contexte, puisque les Parisiens n’étaient pas en mesure d’imposer leurs choix à l’ensemble du territoire. Mais elle révélait également l’influence du socialisme utopique du XIX^e siècle sur la pensée communarde. La persuasion par l’exemple, le mythe de la Cité idéale22, sont autant d’éléments de la stratégie constitutionnelle du Comité central qui s’en remettait une nouvelle fois à la spontanéité populaire.

44La Commune s’appuyait donc sur une prise en charge, extensive, du pouvoir constituant originaire par le peuple structuré au sein d’un appareil militaire instrumentalisé à des fins constitutionnelles. Et si la Commune peut être qualifiée de « gouvernement du peuple », c’est principalement en raison de ce droit de regard populaire sur l’ensemble de la définition d’une organisation des pouvoirs publics. Ceci explique en grande partie l’implication des citoyens dans le fonctionnement des institutions.

II. Effectivité de la souveraineté populaire dans le schéma institutionnel communard

45Le droit de regard du peuple sur l’action de ses représentants est en général limité par le système représentatif engendré par la souveraineté nationale. La théorie de Sieyès justifie en effet que les élus agissent sur la base d’un mandat représentatif, et jugent « en leur âme et conscience » au nom de la Nation.

46Cette autonomie du représentant a longtemps justifié que l’électorat, considéré comme une fonction et non un droit, s’accommode d’un suffrage censitaire. Et même si la révolution de 1848 a ouvert l’ère du suffrage masculin universel, les élus n’apparaissent guère redevables de leurs actions devant les électeurs qu’en période électorale. En dehors de ces dernières, si engagement de la responsabilité politique il y a, l’initiative en reviendra par exemple au chef de l’État, en cas de référendum plébiscitaire. Dès lors, les choix institutionnels induits par les recommandations du Comité central semblent des plus atypiques puisqu’ils s’inscrivent dans la logique d’une souveraineté conçue comme populaire.

47En envisageant ainsi un droit de révocation permanent des élus, les Communards prirent position pour une conception dite « civiliste » du mandat : les délégués de la Commune devaient appliquer les directives émises par leurs mandants, les électeurs parisiens. L’existence de ce mandat impératif posait bien sûr la question de l’intervention concrète du pouvoir populaire. Sur ce point, les débats de la Commune, et les procédures inaugurées, montrent que le peuple était reconnu dans le fonctionnement de la Commune. Des multiples interventions répertoriées dans les Procès-verbaux se dégage une sorte de « représentation mentale collective », que nous nous efforçons ici de préciser au sens où elle s’approche de l’image qu’avaient les membres de la Commune de leur propre édifice institutionnel :

Fondement populaire du pouvoir communaliste :

48Électeurs parisiens :

49Peuple en armes : Fédération républicaine de la Garde nationale et son exécutif, le Comité central ;

50Groupements politiques organisés : Comité des Vingt arrondissements, Clubs, Association Internationale des Travailleurs, Associations de femmes...

51Assemblée municipale :

5278 délégués mandatés par les électeurs parisiens les 26 mars et 16 avril.

53Commissions ministérielles :

54Les Commissions composées de 5 à 8 délégués mandatés par l’Assemblée municipale dont ils étaient membres se répartissaient ainsi : Finances, Guerre, Sûreté générale, Subsistances, Travail, Industrie et échanges, Relations extérieures, Services publics, Enseignement.

55Commission exécutive :

569 délégués mandatés par l’Assemblée municipale dont ils étaient membres23.

57À cette structure théorique correspondait une forme particulière de relations entre gouvernants et gouvernés. Celles-ci s’organisaient sur la base de deux paramètres indissociables, l’information et la responsabilité, qui jouaient à chaque niveau de l’édifice. La première conditionnait d’ailleurs la mise en œuvre de la seconde, comme le révèlent les débats sur la publicité des séances de la Commune. Au sein des institutions, l’information était concrétisée par les nombreux rapports des commissions devant l’organe plénier, et par ceux des membres de la Commission exécutive devant la Commission ministérielle qu’ ils représentaient. Quant aux citoyens parisiens, le Journal officiel de la Commune leur permettait quotidiennement de prendre connaissance des propositions, des débats, des votes et des mesures adoptées par les délégués.

58La mise en jeu éventuelle de la responsabilité de ces derniers visait à assurer l’effectivité du mandat impératif, mais également à limiter les potentiels abus de l’exécutif. C’est pourquoi, une fois la forme gouvernementale structurée, les élus siégeant à la Commission exécutive étaient-ils doublement responsables. La Commission qu’ils représentaient, mais aussi l’assemblée municipale, étaient susceptibles de faire jouer leur responsabilité, suivant la lettre du décret organique du 20 avril 1871 dit « Projet Delescluze ». Aussi la présentation suivante peut-elle être retenue :

59Néanmoins, la reconnaissance théorique de la responsabilité des délégués n’était pas sans soulever des difficultés pratiques. La responsabilité des membres de l’exécutif (Commissions ministérielles et exécutives) devant l’Assemblée municipale ne fait certes aucun doute à la lumière des nombreux remaniements. Mais nulle procédure définie et adoptée par l’organe plénier ne vint préciser le droit de révocation d’initiative populaire, prévu par les Recommandations du Comité central. Il serait donc faux de prétendre que la sanction populaire conditionnait quotidiennement l’action des délégués, à l’image d’une « épée de Damoclès ». Mais un certain nombre d’éléments nous incitent pourtant à penser que le mandat impératif n’était pas dénué d’effectivité.

60Tout d’abord, les délégués n’hésitaient pas à recourir à cette notion comme le montre, par exemple, la motivation des votes, notamment lors de la création du Comité de salut public24. Les débats de l’Assemblée municipale révèlent que le vocabulaire politique des membres de la Commune avait intégré les conséquences de la souveraineté populaire, comme le discours des révolutionnaires de 1789 la théorie de la représentation développée par Sieyès.

61À l’appui de ces développements, on peut citer les initiatives prises par certains élus. Sur la question fondamentale des échéances, les délégués s’efforcèrent d’informer au mieux leurs électeurs pour qu’ils puissent juger leurs propositions. Ce fut l’occasion pour Beslay, Jourde, Tridon, Parisel et Assi, de présenter in extenso leur projet de loi, par le biais du Journal officiel. D’autres n’hésitèrent pas, pendant la durée de leurs fonctions, à se soumettre délibérément à la sanction de leurs électeurs. Par exemple, Arthur Arnould, Clémence, Eugène Gérardin, Lefrançais et Amouroux, se présentèrent devant leurs électeurs du quatrième arrondissement pour être sanctionnés aux vues de leurs actes antérieurs. Ils sollicitèrent ensuite le renouvellement de la confiance populaire, sur la base du programme qu’ ils entendaient désormais appliquer.

62De plus, le maintien du droit de regard du peuple en armes sur les membres de la Commune aboutit en matière militaire à la révocation de personnalités chargées des affaires militaires. La Garde nationale pesa, on le sait, sur les démissions d’un Cluseret, jugé parfois timoré, et d’un Rossel, soupçonné de dirigisme. Ces deux cas sont d’autant plus significatifs qu’ ils témoignent de la capacité du peuple en armes, via le Comité central, à peser sur des nominations et pas seulement sur les actes des personnalités investies par voie d’élection. En tout état de cause, un droit de révocation des délégués, aux modalités certes mal définies, joua donc durant la courte période de gouvernement communard.

63Mais la souveraineté populaire induisait également une participation des citoyens à l’élaboration de la loi. Ce point qui s’inscrit pleinement dans la perspective de Rousseau25, fut explicitement abordé par les délégués lorsque ceux-ci s’intéressèrent aux modalités de l’initiative législative. La séance du 8 mai 1871 est à cet égard fondamentale, puisque Vésinier se positionna sans ambiguïté :

« l’initiative appartient à la Commune, aux électeurs, au Comité de salut public, voilà les initiateurs. »26

64Cette affirmation constatait une situation de fait soulignée dès le 26 avril par le secrétaire général de la Commission exécutive :

« Nous recevons tous les jours, verbalement, ou par écrit, un grand nombre de propositions soit individuelles, soit votées dans les clubs ou des sections de l’Internationale [...]. Ces propositions sont souvent excellentes [...]. Il serait même urgent qu’une commission fût nommée pour examiner ces propositions dont la Commune pourrait tirer bon parti. »27

65De telles affirmations, mises en parallèle avec les recommandations du Comité central et les décrets organiques relatifs à l’organisation de l’exécutif, laissaient entrevoir dans la sphère normative la répartition suivante des compétences :

66Initiative législative :

• peuple,

• Assemblée communale,

• Commissions.

67Débat et vote des mesures législatives :

68Assemblée municipale.

69Pouvoir réglementaire :

70Arrêtés de l’Assemblée municipale,

71Arrêtés des Commissions ministérielles,

72Exécution définitive : Commission exécutive28.

73Encore fallait-il que l’organisme demandé en avril soit mis en place, car, comme le droit de révocation, le droit d’initiative populaire se heurtait à des difficultés pratiques. La question fut de nouveau posée lorsque Parisel réclama à son tour, le 8 mai, la création d’une commission chargée d’opérer la réception et l’examen préalable des demandes populaires. Mais les dysfonctionnements de la Commune occasionnés par la confusion des débats « tuèrent dans l’œuf » ce projet. La discussion s’orienta en effet sur la mise en place d’une « Commission législative » sans rapport avec l’initiative populaire.

74Est-ce à dire que la Commune s’en tint à une simple reconnaissance théorique de la participation du peuple à la procédure législative ? Non car l’action quotidienne des délégués dans leur municipalité, l’ampleur des propositions, la présence de représentants des clubs ou de l’Internationale, permettent d’affirmer que certaines mesures résultèrent d’une requête expresse de telle ou telle catégorie sociale. Ceci fut par exemple le cas lors de l’interdiction du travail de nuit des ouvriers boulangers.

75Simplement, comme l’ensemble du schéma institutionnel communard, la participation populaire à l’édiction des normes souffrit d’une carence de rationalisation, et reposa essentiellement sur l’empirisme.

76Dans ces conditions, on comprend que le bureau de la Commune se soit parfois fait l’écho de revendications populaires au risque de saborder un ordre du jour laborieusement adopté en fin de séance précédente.

77Les développements précédents permettent de cerner la structure des institutions, les rapports entretenus et les prérogatives normatives de chacun des acteurs politiques du moment. Il est alors possible de préciser la nature du régime, puisque divers indices viennent à l’appui d’une définition, même si cette intervention ne se prêtait pas à une présentation exhaustive des règles à valeur constitutionnelle régissant le fonctionnement des institutions communardes. En effet, a été soulignée l’existence de normes conférant un certain « pouvoir d’agir » aux diverses autorités (pouvoir législatif, mise en jeu éventuelle de la responsabilité des membres de l’exécutif...). Dans ces conditions, nous possédons ce que le professeur Rossetto nomme « les pièces maîtresses d’un dispositif constitutionnel. »29 Ceci est fondamental car « elles servent d’instrument de référence pour déterminer la nature du régime qu’ instaure le texte constitutionnel dont elles font partie. »30

78À la lumière de la répartition des compétences au sein du schéma institutionnel de la Commune, la définition du régime communard semble alors s’organiser autour de deux paramètres :

• la domination de la sphère exécutive par l’Assemblée municipale, qui s’exprimait au plan normatif et dans le domaine de la responsabilité, montre que la Commune était une forme de régime d’assemblée,

• la prégnance juridiquement mal définie, mais réelle, du pouvoir populaire sur l’action des délégués permet d’ajouter un bémol à la toute puissance de l’organe plénier : le contrôle populaire.

79La définition du régime communard ne saurait omettre cette dernière particularité. Aussi la Commune de Paris peut-elle être analysée comme un régime d’assemblée sous contrôle populaire. Sous cet angle, l’expérience communarde offre l’intérêt d’avoir concrètement traduit des aspirations comparables à celles qui avaient guidé la rédaction de la célèbre constitution inappliquée du 24 juin 1793. Sous le bénéfice des précédentes observations, la Commune de Paris de 1871 correspond à « un gouvernement du peuple et par le peuple », qui d’acteur politique sollicité (élections, plébiscites) accéda au rang d’ acteur institutionnel permanent doté d’une initiative juridiquement reconnue, condition décisive pour l’avènement de la souveraineté populaire.

80Ceci favorisa logiquement la prise en compte des aspirations parisiennes par les délégués.

III. Prise en compte des revendications populaires dans l’œuvre législative de la Commune de Paris

81L’œuvre législative de la Commune prouve que la prise en compte des intérêts populaires resta au centre des préoccupations des élus durant les trois mois de gouvernement communard. En effet, l’Assemblée municipale se fit l’écho du programme communaliste défini de septembre à mars par les Parisiens, notamment au sein des clubs.

82La mise en perspective normative de ce que nous pouvons nommer « l’idée de droit communarde »31, aboutit à une profusion de propositions et de textes législatifs. Cet aspect de la Commune est certainement un des plus connus, mais il nous a semblé utile de cerner au sein de cette diversité, les deux axes fondamentaux qui s’y dessinent, à savoir l’affermissement du cadre républicain, et le traitement de la question sociale.

83La consécration du cadre républicain coïncidait avec un véritable « culte » du suffrage universel. Ce dernier explique en partie l’organisation des élections complémentaires du 16 avril que les événements n’incitaient guère à organiser. Dans un ordre d’idée comparable, les projets de réformes de la justice montrent que l’élection des juges retenait l’attention des révolutionnaires parisiens. Mais sur ce point, la brièveté de l’expérience communarde fit que, dans les faits, en matière judiciaire, « la Commune n’a conçu aucune transformation profonde. »32

84L’avènement de la République eut pourtant des répercussions immédiates sur l’œuvre du législateur. En témoignent des réformes qui, pour certaines, anticipèrent de grandes lois de la III^ème République, comme la séparation de l’ Église et de l’État, la suppression du budget des cultes, ou la réforme de l’enseignement conçu comme gratuit, laïc et obligatoire. La rupture avec le second Empire était donc consommée et les élus s’efforcèrent de faire disparaître des stigmates du césarisme qui persistaient en septembre 1870, malgré l’évolution libérale du régime napoléonien. En ce sens, le serment des fonctionnaires fut supprimé, et un soin particulier fut apporté aux droits de la défense. De plus, les traitements des élus et des fonctionnaires furent réduits de façon drastique. Enfin, la Commune répondit aux demandes du Comité central en votant l’abolition de la conscription et de l’armée permanente. Une République démocratique, aux prétentions universalistes, devait, aux yeux des représentants de la Garde nationale, mettre un terme à l’ère de la militarisation et de la répression politique. Ces dernières mesures étaient donc dictées par des considérations morales et politiques, mais aussi économiques : elles visaient, entre autres choses, à limiter à sa plus simple expression le budget des armées qui grève traditionnellement les dépenses de l’État. Les pouvoirs publics devaient en effet privilégier, dans l’optique communarde, le traitement de la question sociale.

85Montrant sur ce point l’exemple, la Commune entreprit de soulager les maux du peuple de Paris éprouvé par le siège et la crise économique. C’est pourquoi furent adoptées des mesures d’urgence comme la prorogation des loyers et échéances ou la très symbolique restitution des objets du Mont-de-piété. Ceci fut complété par l’interdiction du travail de nuit des boulangers, la suppression du système des amendes jugé injuste par essence, et l’institution de pensions au profit des blessés, des veuves et des orphelins. Quant à la réquisition des ateliers abandonnés, elle ébauchait la création de coopératives ouvrières.

86Cette présentation non exhaustive est significative de la prise en compte de la question sociale par les délégués de la Commune à une heure où ceux-ci avaient pourtant fort à faire avec les questions militaires. Néanmoins, la démarche des délégués possédait des limites qui, bien sûr, étaient principalement temporelles. Car si les mesures d’urgence furent appliquées immédiatement, on comprend que les réformes d’ampleur furent à peine entreprises de mars à mai 1871. Mais cette dernière, n’en sembla pas moins inaugurer un gouvernement « pour le peuple » au sens où nombre de revendications d’ordre administratif, politiques et sociales qui composaient un programme communaliste reflétant la diversité des aspirations du peuple de Paris, furent en effet transcrits dans la législation parisienne.

87Née de l’exercice de sa souveraineté par le peuple, la Commune fut donc une forme originale de gouvernement dans lequel celui-ci était un acteur politique permanent, qui, de façon empirique, exerçait un contrôle sur ses représentants, et usait d’une initiative législative, ce qui explique que les délégués se soient efforcés de répondre aux aspirations de leurs mandants. C’est sous cet angle, et réserve faite des limites politiques et juridiques apportées dans les développements précédents, qu’elle peut être qualifiée de « Gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple ».

88Il est donc à ce stade nécessaire d’analyser en quoi la création, à Paris, d’un Comité de salut public le premier mai 1871, a ou non porté atteinte à la forme démocratique pour laquelle les délégués de la Commune de Paris avaient opté. Ce sera l’objet de notre conclusion.

Conclusion l’échec du comité de salut public, ou la préservation d’une commune démocratique

89Les enjeux d’une organisation révolutionnaire des pouvoirs publics étaient soulignés en introduction. En définitive, la Commune, forme spécifique de gouvernement populaire, semble avoir conjugué légitimité et respect des principes. À l’inverse, elle a fait preuve d’une relative inefficacité dans sa lutte contre l’ordre antérieur.

90En matière militaire, elle ne parvint pas en effet à coordonner les opérations. Cette question « hanta » pourtant les débats des délégués. Mais la structure d’une Garde nationale dans laquelle chaque bataillon était perçu comme un « groupe autonome » refusant la subordination au pouvoir civil, et le fonctionnement d’une assemblée municipale en proie aux plus vifs débats, allaient à l’encontre de l’unité de direction souhaitée. Dans ces conditions, la mise en place de cette dernière passait par la valorisation d’un exécutif, doté d’une véritable autonomie décisionnelle. Le problème était donc de trouver un équilibre entre le souci démocratique et la rigueur imposée par les circonstances. Or la Commune, toujours en quête d’une telle solution, ne la trouva jamais.

91En témoigne l’ambiguïté des débats sur les compétences du pouvoir exécutif. Tandis que certains réclamaient qu’il soit le centre de décision, d’autres plaidaient pour sa nécessaire subordination au législatif. Ceci explique les remaniements dont il fit l’objet. À la première Commission exécutive fut substituée une seconde le 20 avril, laquelle céda bientôt sa place à un Comité de salut public créé le 1^er mai et remanié le 8.

92Cette instabilité flagrante est significative de l’échec du renforcement du pouvoir exécutif. La Commune s’était nourrie du mythe de 1793 et nombreuses furent les craintes suscitées par la mise en place du Comité de salut public. Justifiées au plan théorique, puisque la transformation en Commune révolutionnaire rompait avec les Recommandations formulées par le Comité central, l’appréhension ne devait cependant pas être confirmée en pratique. En effet, les Comités de salut public ne furent dans les faits guère autre chose que des « Comissions exécutives bis. » Au plan juridique, cette réforme de l’exécutif n’apporta pas de remède aux maux dont souffrait le gouvernement communard (lenteurs d’exécution...). Au plan politique, le souvenir de 1793 ne déboucha pas sur une terreur organisée.

93La Commune démocratique fut donc préservée, avec son lot de dysfonctionnements mais l’équilibre entre démocratie et rigueur ne fut pas pour autant trouvé. Est-ce à dire que l’organisation des pouvoirs publics sous la Commune ne brille que par sa difficile adaptation au contexte politique et militaire et n’a qu’une portée symbolique ? Il faut ici relativiser la réponse.

94Certes, la Commune peut apparaître à bien des égards comme un échec, du fait de sa liquidation même. Mais, dès sa création, le schéma institutionnel parisien était confronté à des difficultés qui peuvent être jugées insurmontables. Le rapport des forces lui était en effet plus que défavorable, et nul ne peut affirmer que la création d’une « Commune révolutionnaire » était en mesure de changer le résultat final. En outre, elle aurait contribué à jeter le discrédit politique sur les Communards, en les entraînant sur les chemins de la dictature. Enfin, elle se serait éloignée juridiquement des aspirations communalistes, en faussant la souveraineté populaire. En effet, la terreur révolutionnaire n’a-t-elle pas conduit, en France comme ailleurs, des partisans de la souveraineté populaire à juger, en leur âme et conscience, non au nom de la Nation, mais au nom d’une révolution souvent éloignée des aspirations populaires ?

95Enfin, en ces temps de « crise du politique », l’organisation des pouvoirs publics de la Commune de Paris de 1871, malgré son imperfection, conserve un intérêt en ce qu’elle offre l’exemple de mécanismes permettant aux citoyens d’intervenir directement dans la sphère institutionnelle. Et si ceux-ci furent mis en œuvre au plus fort de la guerre civile, peut-être peuvent-ils participer d’une réflexion sur la revalorisation du concept de souveraineté populaire, à l’heure où la séparation entre État et société civile semble consommée.