La Commune de Paris de 1871 : mythes et réalités
p. 15-19
Texte intégral
1La Commune de Paris – en dépit et à cause de son extrême importance – est un des événements contemporains les plus mal connus, et/ou les plus déformés.
2En France, la Commune est recouverte sous une chape de plomb : l’enseignement scolaire l’ignore ; et nombreux sont ceux qui identifient plus ou moins cette geste révolutionnaire aux « pétroleuses » (de même que la grande période jacobine de la Révolution française est souvent symbolisée par la guillotine).
3Par contre, l’épopée communarde s’inscrit dans la mémoire du mouvement ouvrier français et international. Dès le 30 mai 1871, Marx conclut son étude à chaud sur La Guerre civile en France par ces mots : « Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Le souvenir de ses martyrs est conservé pieusement dans le grand cœur de la classe ouvrière ».
4Par son œuvre et ses idéologies foisonnantes, riches en nuances et en contradictions, la Commune transmet un héritage qui est revendiqué à la fois par l’anarchisme, le syndicalisme, le socialisme, le communisme, la libre pensée, la franc-maçonnerie... Une Commune plurielle aux lectures plurielles. Mais une mémoire souvent mythifiée.
5Revenons, pour les nuancer, voire les contester, sur certains éléments constitutifs de ces mythes.
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6D’abord sur son « caractère nettement prolétarien ».
7Le terme est hautement revendiqué à l’époque. Née d’un sursaut patriotique et républicain, insurrection spontanée, la Commune de Paris se mue en révolution ouvrière. Le Journal officiel de la Commune du 21 mars 1871 proclame : « Les prolétaires de la capitale, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l’heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques [...] La bourgeoisie, leur aînée, qui a accompli son émancipation il y a plus de trois quart de siècle, qui les a précédés dans la voie de la révolution, ne comprend-elle pas aujourd’hui que le tour de l’émancipation du prolétariat est arrivé ?... »
8Révolution ouvrière, la Commune l’est d’abord par la masse de ses combattants (34 % des Communards arrêtés sont des travailleurs manuels). Elle l’est aussi par le rôle que jouent ouvriers et artisans dans sa direction : 30 % des membres qui siègent au Conseil général de la Commune sont des travailleurs manuels (record jusqu’à nos jours inégalé) ; par ailleurs, les ouvriers exercent, de l’extérieur, sur le Conseil général, une forte pression par le biais des chambres syndicales, des sections de l’AIT (Ière Internationale), des clubs. Enfin, révolution ouvrière par sa législation sociale.
9Mais que sont ces ouvriers parisiens de 1871 ? Nous les connaissons grâce aux travaux de Jacques Rougerie et de Jeanne Gaillard. Comme en juin 1848, les métiers traditionnels (le bois-meuble du faubourg Saint-Antoine ; le livre-reliure ; l’industrie de luxe, très développée à Paris...) fournissent une importante partie des troupes et des dirigeants. Tels les relieurs Varlin, Clémence, Nathalie Lemel ; les typographes, Allemane ; les ouvriers bijoutiers, Fränkel ; les dessinateurs sur étoffes, Pottier ; les monteurs et ciseleurs en bronze, Camélinat et Theisz. Mais, avec l’envolée industrielle du second Empire et les grands travaux d’Haussmann, certaines industries, surtout la métallurgie et le bâtiment, se sont modernisées. La plus grosse entreprise, l’usine métallurgique Cail, emploie 2 800 ouvriers en 1867. Ceux que, dans le dialecte du quartier (Grenelle), on appelle « les Cail » jouent un rôle important avant et pendant la Commune1.
10Donc « une classe ouvrière de type intermédiaire » (J. Rougerie), intermédiaire entre l’artisanat sans-culotte d’hier (qui a combattu de juillet 1789 à juin 1848) et le prolétariat d’usine de demain (fin du XIXe et XXe siècles). Une classe ouvrière en phase de puberté, fort hétérogène, mal structurée, s’alimentant d’une immigration provinciale, surtout rurale (les trois quart des Communards arrêtés sont les « provinciaux »). Cette immaturité greffée sur le caractère spontané du 18 mars, explique largement l’inexpérience, les tâtonnements, les rivalités paralysantes de ces Communards montés « à l’assaut du ciel » (K. Marx).
11Fallacieuse, l’étiquette de « dictature du prolétariat », si longtemps accolée à la Commune et faussement attribuée à Marx. Marx disait tout autre chose : « C’est essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme enfin trouvée qui permit de réaliser l’émancipation économique du travail »2. C’est F. Engels, apostrophant « le philistin social-démocrate », qui, dans sa préface de 1891 à La Guerre civile en France, écrit : « regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat ».
12À la veille du scrutin du 23 mars, le Comité central de la Fédération républicaine de la Garde nationale, chargé d’organiser les élections, précise la mission des représentants du peuple : « Les membres de l’Assemblée municipale, sans cesse surveillés, contrôlés, discutés par l’ Opinion, sont révocables, comptables et responsables ». Au nom de la souveraineté populaire, la Commune instaure le mandat impératif, la révocabilité des élus et des fonctionnaires (y compris juges et policiers), remplace la police et l’armée par le peuple en armes. Du dehors, s’exerce la pression populaire : « sections de l’ Internationale, chambres syndicales, clubs font connaître leurs revendications, leurs exigences. Bref, au sens le plus fort, étymologique du terme, la démocratie (le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple) comme il n’en exista jamais d’autres dans le monde (certes, à l’échelle d’une ville, et pendant quelques semaines). Démocratie directe, rejetant la bureaucratie et la délégation de pouvoir, reposant sur un véritable « ministère des masses ».
13La Commune de Paris s’inscrit ici dans la filiation de la Constitution de 1793 qui proclamait le « droit à l’insurrection » comme « le plus sacré et le plus indispensable des devoirs », une constitution qui assignait comme but à la société politique « le bonheur commun ». Essai de démocratie directe, la Commune est, par là, « la Sociale » (comme on dit alors). En dépit de sa brièveté et des durs impératifs de la lutte armée contre les Versaillais, la Commune accomplit une œuvre sociale conforme aux aspirations ouvrières. Pour Frankel, ministre du Travail, « La révolution du 18 mars a été faite par la classe ouvrière. Si nous ne faisons rien pour cette classe, je ne vois pas la raison d’être de la Commune ». Une œuvre, par ailleurs très prémonitoire : l’école laïque, gratuite et obligatoire (dix ans avant les lois de Jules Ferry. La France est à la fin du XIXe siècle le seul pays à instaurer la laïcité de l’enseignement), l’ébauche de l’enseignement technique (y compris pour les jeunes filles), l’abolition des amendes patronales, l’interdiction du travail de nuit dans les boulangeries, l’égalité du salaire entre l’homme et la femme, la création de bureaux de placement dans chaque arrondissement. Rejetant le conformisme moral, et poussant fort loin l’audace, la Commune supprime la distinction entre enfants légitimes et enfants naturels, elle accorde la même indemnité aux femmes de gardes nationaux, qu’elles soient ou non régulièrement mariées.
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14Dans son foisonnement idéologique et politique, source de richesse, mais aussi de faiblesse3, il n’y a pas à mutiler, à sélectionner. La Commune constitue un tout, un « bloc », selon la formule de Clemenceau à l’égard de la Révolution française.
15Les Communards, eux-mêmes, sont traversés de contradictions. Ils apparaissent comme le carrefour d’influences idéologiques, d’impulsions et de motivations variées, qui contraignent à prendre une certaine distance devant les étiquetages (blanquistes, proudhoniens, marxistes, bakouninistes, jacobins...).
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16Mais la Commune est-elle socialiste ? Certes, elle ne se montre pas avare de proclamations socialistes, d’un socialisme pré-marxiste bariolé. Tel son appel aux « travailleurs des campagnes » qui se termine par : « La terre aux paysans, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous ».
17Au niveau des réalisations, la Commission du travail et de l’échange (qu’anime le premier ministre du travail, Fränkel), satisfaisant les revendications des relieurs, des cordonniers, des mécaniciens..., relance le travail, confié à des associations ouvrières de production (plus ou moins dans l’orbite des Chambres syndicales). Et, là encore, remarquable anticipation, les comités de l’Union des Femmes (premier mouvement féminin de masse que dirigent Elisabeth Dmitrieff et Nathalie Lemel) sont chargés d’étudier l’organisation d’atelier coopératifs. Cette esquisse de socialisme autogestionnaire inspire le décret du 15 avril 1871 qui prévoit la remise en marche par les ouvriers associés des ateliers qu’ont fuit leurs patrons. Mais le temps manque... Si la Commune n’accouche pas du socialisme, elle le porte en elle. Mais le socialisme français de son époque.
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18Dans un cas, l’internationalisme, la réalité dépasse peut-être le mythe. Aujourd’hui, dans un monde où déferle une marée de nationalisme, de racisme, de purification ethnique, d’intégrisme, la Commune brandit haut « le drapeau de la République universelle », le drapeau rouge. Selon la belle expression de Marx, la Commune admet « tous les étrangers à l’honneur de mourir pour une cause immortelle ». En grand nombre combattent dans ses rangs les révolutionnaires étrangers qui voient dans la France le berceau des révolutions et la terre des Droits de l’Homme : Belges, Italiens, Polonais. Et, fait unique dans l’histoire internationale, plusieurs étrangers occupent une place dirigeante. Alors que, pour la première fois, est institué en France un ministère du Travail, son titulaire est un hongrois, de 27 ans, Léo Fränkel. Les polonais Dombrowski et Wroblewski assurent des commandements militaires. La russe Élisabeth Dmitrieff anime l’Union des Femmes.
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19La Commune finit écrasée dans un bain de sang et sous les coulées de boue haineuse. Mais comme l’ont chanté les poètes contemporains, « Tout ça n’empêch’ pas, Nicolas, qu’ la Commune n’est pas morte » (Eugène Pottier) ; « Mais non tu n’es pas morte pour déraciner le vieux monde, nous n’avons qu’à jeter ton nom à l’énorme foule qui gronde » (Clovis Hugues) ; « Le cadavre est à terre, mais l’idée est debout » (Victor Hugo).
20L’idée est debout ! Dans un monde où dominent le culte de l’argent et les idéaux de réussite individuelle aux dépens des innombrables exclus, où fleurissent le racisme, le chauvinisme, la Commune de Paris (sans qu’il soit besoin de la mythifier) incarne les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Sa modernité tient à ce qu’elle a su poser, dans les termes de son époque, des problèmes toujours d’actualité. Mais à temps nouveaux, solutions nouvelles.
Notes de bas de page
1 Jeanne GAILLARD : « Les usines Cail et les ouvriers métallurgistes de Grenelle », le Mouvement social, n° 33-34 (octobre 1960-mars 1961).
2 Karl MARX : La Guerre civile en France, Éditions sociales, 1953, p. 45.
3 L’historien se refuse à parler de « fautes » (telle la non-saisie de l’or de la Banque de France), et donc de « leçons ». La Commune est fille de son temps.
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