Le pays de Bray dans l’approvisionnement de Paris en beurre frais au XVIIIe siècle
p. 407-422
Texte intégral
1La Normandie est réputée pour l’importance et la qualité de son élevage bovin, aussi bien pour la viande que pour les produits laitiers. En dehors d’une activité familiale répandue et diffuse, certains espaces, au moins dès le XVIIe siècle, y sont marqués par une orientation économique plus prononcée. Il s’agit, d’ouest en est, de l’ensemble Plain-Bessin, du pays d’Auge et enfin du pays de Bray. Des trois, ce dernier est sans doute le plus complet par la diversité qu’il présente des produits de l’élevage, puisqu’aux bœufs, veaux et vaches de réforme, vendus aux bouchers, s’ajoutent des fromages de réputation très ancienne, ainsi qu’une production de beurre considérable et renommée1. Au cœur de sa forme caractéristique de boutonnière se forme un paysage de bocage, où les herbages prennent le pas sur les terres en labour et les zones humides connaissent des opérations d’assèchement2.
2La consommation urbaine a joué un grand rôle dans ces transformations, puisqu’en parallèle de la croissance démographique qu’elles connaissent, les villes normandes et franciliennes sont le théâtre d’une modification des comportements alimentaires, qui génère un surcroît de demande. La diffusion de la cuisine dite « à la française » chez les élites, dans laquelle la crème et le beurre sont abondants, contribue à cette augmentation3.
3Une heureuse découverte effectuée dans les archives de la mairie de Gournay-en-Bray4 permet de mieux cerner la commercialisation du beurre frais dans l’approvisionnement de Paris et de ses environs et les relations villes-campagnes qu’elle implique5.
La source
4Elle se compose d’un ensemble de feuilles destinées à l’enregistrement des achats hebdomadaires de beurre et d’œufs effectués au marché de Gournay-en-Bray, à destination de Paris et de ses environs. La période couverte s’étend, sans lacune, de la première semaine du mois de mai 1786 à la deuxième semaine du mois de janvier 1789, ce qui permet l’observation d’un peu plus de deux années et demie d’exercice6. On peut facilement préciser la raison d’être de cet enregistrement en s’arrêtant sur la mention présente dans la partie supérieure gauche de chaque feuille : « bail de Salzard », corrigée systématiquement, à la main, en « bail de Mager », à partir de la première semaine de janvier 1787. Nicolas Salzard et Jean-Baptiste Mager, son successeur, sont deux adjudicataires de la Ferme générale du roi, comme l’attestent, pour l’un, l’arrêt du conseil d’État du 5 juillet 1780 et, pour l’autre, un bail passé en 17867.
5Ces feuilles facilitent ainsi le contrôle des départs de menues denrées vers la capitale, afin de percevoir au mieux les droits qui s’y rattachent8.


6Les colonnes des tableaux, pré-imprimées, facilitent le report des observations de la journée. Au recto de chaque feuille sont consignées les informations relatives aux denrées expédiées à la halle de Paris. Il s’agit du nom des marchands, regroupés sous le terme générique de « forains », du lieu de leur domicile, du nom des voituriers, des quantités correspondantes de beurre enlevées pour chaque prix, de leur équivalent en paniers et en mottes et de leur poids total. Les informations concernant les œufs sont plus succinctes9. Pour les environs de Paris, au verso de chaque feuille, la présentation est différente puisqu’on retrouve bien le triptyque marchands/domicile/voituriers, mais les informations sur les prix du beurre sont absentes. Ne demeurent que les quantités exprimées en paniers, mottes et poids total ainsi que les destinations.
Les volumes généraux
7Les quantités enregistrées ne constituent sans doute pas la totalité des beurres exposés et vendus chaque semaine. Outre la consommation locale, l’influence du marché rouennais doit quelque peu interférer avec le champ d’attraction parisien. Cependant, un simple calcul du total de beurre frais acheminé vers la capitale en 1787 et 1788 montre que Paris doit s’y tailler la part du lion. D’après notre source, Gournay y expédie respectivement, 1 015 079 et 1 027 278 livres pesant de beurres frais, soit près de 20 000 livres en moyenne hebdomadaire. Les quantités envoyées vers les paroisses avoisinant la capitale ne sont pas négligeables, puisqu’elles dépassent le tiers du volume total à destination de Paris10. Elles posent, en revanche, quelques problèmes d’interprétation. Il n’y a, en effet, qu’un faible nombre de paroisses citées : Saint-Denis, Pontoise, Argenteuil, Saint-Germain [-en-Laye ?]. S’agit-il d’une contrainte réglementaire qui vise à restreindre le nombre de lieux possibles de déchargement et de vente du beurre aux abords de la capitale ? Le commerce du beurre frais est, en effet, strictement surveillé pour éviter des tentatives de spéculation sur les prix et un affaiblissement de l’approvisionnement des Parisiens11. Or, devant les droits à payer dont cette denrée est l’objet, le danger est grand qu’une partie des chargements n’aboutisse dans ces localités que pour mieux passer ensuite, frauduleusement, les enceintes ou être stockée un temps, en attendant une hausse des prix. À moins qu’il ne s’agisse des principaux centres périphériques de consommation et de redistribution vers des marchés de moindre importance. Autant d’interrogations qui appellent à conduire des investigations complémentaires dans la législation et l’organisation commerciale du Grand Paris12.
8La fiabilité de ces premiers résultats mérite, par ailleurs, d’être examinée de près. Il est dans l’intérêt du commanditaire que les données collectées soient les plus précises possibles, ce qui n’exclut pas, bien évidemment, des erreurs ou des fraudes, nombreuses dans ce commerce13. Pour renforcer le suivi des chargements, depuis le début du XVIIIe siècle, les marchands de beurre fréquentant les localités éloignées de plus de vingt lieues de Paris ont obligation de circuler avec des lettres de voiture14. Ces documents doivent être remplis par un notaire, qui n’a pas obligation d’en conserver un double dans ses archives. Cependant, pour les années 1769-1783, celui de Gournay a tenu une comptabilité des lettres qu’il a remplies et des quantités hebdomadaires correspondantes, envoyées à Paris et aux environs. Cette source fournit un premier point de comparaison15. En outre, on trouve trace des lettres de voiture dans les registres du contrôle des actes du bureau de Gournay où, de manière irrégulière, sont également enregistrés le nom des marchands et les quantités expédiées16. Comme on peut le constater ci-dessous, les résultats obtenus à partir du registre du notaire sont assez concordants avec ceux de notre source et sont cohérents avec les données tirées du contrôle des actes.


9Alors que Lavoisier estime qu’en 1789 la consommation de Paris en beurre frais s’élève à 3 150 000 livres pesant, on peut ainsi en conclure que Gournay est, à cette époque, le plus grand marché d’approvisionnement de Paris pour cette denrée17. Il assure à lui seul un tiers de sa consommation, sans même prendre en compte le beurre acheminé aux environs. La différence est flagrante avec son concurrent le plus sérieux, c’est-à-dire Isigny [-sur-Mer], en Basse-Normandie. En effet, pour les années 1787 et 1788, d’après les registres du bureau du contrôle des actes de cette localité, ne sont respectivement expédiés que 600 000 et 550 000 livres de beurre en paniers, soit moins de la moitié de ce qu’expédie Gournay à Paris et ses environs18.
10En cette fin de XVIIIe siècle, Gournay est un lieu marqué par une grande activité commerciale. Son succès repose également sur le commerce des veaux, dont les éleveurs se débarrassent au plus vite pour économiser le lait19, ainsi que sur celui des œufs, qui alimente lui aussi largement la consommation parisienne puisqu’un peu plus de treize millions d’œufs prennent chaque année le chemin de la capitale et des localités environnantes20. Très animée tous les mardis de l’année, la ville compte de nombreux commerces dont des auberges, où, en plus du gîte et du couvert, on peut traiter ses affaires voire remiser provisoirement ses achats21. La situation de ce marché, niché dans une ville d’un peu plus de 2000 habitants à la fin de l’Ancien Régime, soulève une question intéressante de géographie économique. En cartographiant les localités présentes dans un état des marchés approvisionnant Paris en beurre, œufs et fromages dans les années 1730-1740, on constate en effet qu’à la pluralité des lieux d’achat pour les généralités de Caen, d’Alençon et du Maine répond un lieu unique dans la généralité de Rouen22. Il faut sans doute envisager là l’effet de la forte sélectivité exercée par le marché parisien qui a fait de cette petite ville le pivot de son approvisionnement pour les « menues denrées » en provenance de Haute-Normandie23.

Marchés « normands » sollicités par les fruitiers parisiens (1730-1740)
Les volumes hebdomadaires

11Si l’on s’attache à des temporalités plus courtes, on peut d’emblée constater que le beurre de Gournay est expédié tout au long de l’année, en été comme en hiver, mais que les quantités acheminées connaissent des variations importantes et régulières.
12Une première période, qui s’étend de la fin du mois d’octobre ou du début du mois de novembre jusqu’à la fin du mois d’avril, est marquée par les volumes les plus faibles, situés sous le seuil des 15 000 livres pesant par semaine. Une fois le mois de mai passé, l’augmentation amorcée en mars-avril se fait alors plus forte, avec des maxima enregistrés pour les mois de juin, juillet et août. On dépasse les 30 000 livres et même 34 000 livres lors du marché du 26 juin 1787. Le reflux est ensuite graduel. Les graphiques obtenus à partir du récapitulatif du notaire de Gournay ou des registres du contrôle des actes donnent des formes sensiblement identiques, avec quelques variantes, qui confortent, au passage, la fiabilité des diverses sources.
13D’une année à l’autre, la relative régularité des oscillations hebdomadaires observées s’explique tout d’abord par des facteurs qui relèvent des espaces de production. Données biologiques et agronomiques se conjuguent en effet pour aboutir à la variation des volumes et de la richesse du lait. Le cycle de lactation des vaches est marqué par une hausse de la production après les vêlages. Or, ces derniers surviennent généralement au printemps, les saillies ayant eu lieu en été24. Cet état de fait est accru par la nature de l’alimentation animale : alors qu’à la belle saison, les vaches pâturent des fourrages verts dans les herbages et les prairies, elles doivent se contenter de fourrages secs en hiver, qui donnent un lait moins abondant, moins riche et un beurre plus pâle, qui correspond moins aux attentes des clientèles25. À ces premiers éléments viennent s’ajouter des considérations commerciales. L’aire de collecte se dilate ou se rétracte suivant les saisons et l’état des chemins, qui deviennent plus difficilement praticables en hiver. À l’inverse, les beaux jours rendent à nouveau possible des trajets de plus longue distance, sans pour autant altérer la qualité des produits26.
14La forte augmentation estivale des expéditions appelle également à prendre en considération la position de Gournay par rapport à ses concurrents. Situé à un peu moins de 20 lieues de la capitale (environ 80 km), cette localité bénéficie à la belle saison d’une rente de situation par rapport à des régions plus lointaines, qui ont à composer avec des durées de transport plus longues pour un produit sensible à la chaleur. Sauf à prétendre vendre à Paris des beurres devenus médiocres, Isigny, situé à soixante lieues de la capitale (soit près de 250 km) doit se résigner à attendre la fin du mois d’octobre voire la première semaine du mois de novembre pour y expédier ses beurres frais27. Le mois de mai sonne généralement le glas de l’activité. Isigny se tourne alors presque exclusivement vers les beurres de longue conservation, laissant Gournay régner en maître sur le marché parisien, épaulé par des beurres franciliens ou chartrains.
15À y regarder de plus près, des variations plus fines se laissent apercevoir en décembre-janvier et surtout dans une période allant de février à avril, qui invitent cette fois-ci à prendre en compte les comportements alimentaires et religieux des Parisiens28. Outre le fait qu’il soit présent dans des préparations culinaires associées à certaines fêtes du calendrier comme les gâteaux des Rois, le beurre est une graisse animale qui a longtemps été interdite en Carême ainsi que durant certains autres jours maigres. Puis l’interdiction est levée dans le diocèse de Paris, vraisemblablement au début du XVIe siècle. Le beurre devient dès lors une graisse de substitution durant les périodes d’abstinence : il se trouve employé de manière privilégiée par rapport aux huiles végétales. Ainsi, malgré de nombreux signes de déchristianisation, le comportement alimentaire parisien demeure encore marqué au XVIIIe siècle par la persistance de certaines pratiques, à commencer bien sûr par la consommation des communautés religieuses et des personnes qui en dépendent (écoliers, malades)29. Les rythmes d’expédition des œufs confirment ces premières observations. Souvent cuisinés au beurre, ils deviennent de plus en plus fréquemment autorisés en maigre au cours du siècle par les archevêques parisiens et l’entrée dans le Carême est ainsi marquée par un surcroît d’achats30.

Les prix
16La ventilation par prix n’existe que pour les beurres à destination de Paris. C’est peut-être l’indice que seuls ces beurres étaient soumis à des droits, proportionnels à leur valeur, tandis que les beurres à destination des environs de Paris n’étaient contrôlés que pour détecter d’éventuelles anomalies, révélant des fraudes. Nous nous contenterons de formuler quelques remarques d’ensemble sur ces données, qui mériteraient une étude plus approfondie.
17La vente du beurre sur le marché de Gournay présente tout d’abord un éventail de prix assez vaste, allant de dix sous à trente-cinq sous31. Pour chaque marché, six ou sept prix différents sont le plus souvent enregistrés, avec un écart en général compris entre six et neuf sous entre la valeur maximale et la valeur minimale. Toutefois, si l’on met en rapport les prix avec les quantités, on peut resserrer l’analyse en affirmant que plus de la moitié du beurre (56,5 %) est acheté à un prix compris entre seize et vingt-et-un sous la livre pesant, 80,8 % entre quinze et vingt-quatre sous.
18Même si on fait abstraction du beurre non coté à destination de Paris, la notion de prix moyen (autour de 20,2 sous) n’aurait cependant pas grand sens et invite, là aussi, à mieux prendre en compte non seulement les variations saisonnières mais aussi la diversité des qualités et des clientèles, qu’il s’agisse de particuliers ou de métiers de bouche. Gournay, dont les beurres sont les plus prisés à Paris, avec ceux d’Isigny et de Vanves, occupe souvent la « tête du beurre », c’est-à-dire les qualités de beurre qui sont achetées aux plus hauts prix32. Si on ajoute à cela le coût du transport et les droits acquittés, les prix de vente aux Halles s’avèrent de ce fait sélectifs. Néanmoins, des beurres moins prisés en provenance du marché de Gournay font aussi le voyage, comme ces « petits beurres en mottes » composés, selon le scripteur, de mottes allant de six livres jusqu’à vingt livres, que l’on trouve cotés aux valeurs les plus basses.
19Les oscillations au cours de l’année peuvent être mises en regard avec les analyses précédentes se rapportant aux quantités. Les prix les plus bas sont atteints au cours de l’été. Gournay se trouve certes alors en position très favorable par rapport à ses concurrents, mais à une période où le beurre est très abondant. A l’inverse, les faibles quantités de l’hiver, auxquelles s’ajoute un surcroît de demande lors du Carême, aboutissent aux prix les plus élevés. De manière explicite, le scripteur note dans la colonne observations pour la troisième semaine de février 1787 : « Il y a eu plusieurs mottes de beurre vendues 29 et 30 s[ous] la livre. La première semaine de carême a occasionné l’aug[mentati]on de prix ». Ce n’est sans doute pas un hasard si, l’année suivante, le receveur de la régie générale des aides choisit le mardi 5 février, soit cette année-là le jour de Mardi Gras, pour venir certifier l’état dressé à l’issue du marché. S’il est marqué par une augmentation des expéditions en période maigre, le marché des œufs ne connaît pas, en revanche, la même évolution en ce qui concerne les prix, puisque les maxima s’enregistrent en décembre et en janvier. Bien entendu, ces variations s’inscrivent dans des temps plus longs, impossibles à déterminer ici, pour lesquels la conjoncture économique générale, la concurrence des autres aires d’approvisionnement, la météorologie ainsi que les transports jouent un rôle important.
Forains et voituriers
20Dans son travail sur l’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime, Reynald Abad distingue trois types de marchands participant à l’approvisionnement de Paris en beurre : les producteurs locaux dans un cercle très proche de la ville, les marchands forains proprement dits et enfin les fruitiers parisiens, contraints de fréquenter les marchés les plus éloignés33. Ces distinctions sont difficilement transposables à l’analyse de notre source puisque l’intitulé de la première colonne regroupe sous le terme générique de « forain » l’ensemble des acheteurs, ce qui ne présente pas de cohérence avec les indications de domicile qui y figurent, se rapportant aussi bien à des Parisiens, des Gournaisiens qu’à des personnes domiciliées dans d’autres paroisses.
21Pour les expéditions à destination des environs de Paris, l’analyse est simple. Les quelques paroisses mentionnées sont presque uniquement approvisionnées par des marchands qui y résident. De même, pour Paris, malgré de légers doutes sur l’interprétation des informations34, les Parisiens apparaissent comme les acquéreurs les plus nombreux et les plus importants. Leur effectif oscille généralement entre 8 et 12 et ils dominent véritablement le marché avec un total de 35 % des achats effectués sur la période 1786-1789. Plusieurs patronymes se rapportent indubitablement à des familles de fruitiers. Les Joly, Durand, Garilland sont connus depuis au moins le début du XVIIIe siècle à la Halle et plusieurs d’entre eux figurent sur les listes de jurés du métier35. La curieuse querelle géographique qui oppose les fruitiers parisiens aux marchands forains au sujet de la distance entre Paris et Gournay est assez révélatrice de leur influence et de leur ténacité. Face à un règlement leur interdisant de s’approvisionner directement à moins de vingt lieues de Paris, les fruitiers parviennent à faire reconnaître, contre toute réalité, que Gournay est à plus de vingt lieues de la capitale, ce qui leur permet de maintenir ouvertes les portes du marché36. La présence de l’Hôtel Royal des Invalides parmi les acquéreurs invite à la prudence sur la généralisation de ces observations à l’ensemble du groupe, d’autres institutions ou des hôtels particuliers pouvant trouver intérêt à se fournir directement à la source37.
22Cette domination parisienne est sans doute à l’origine de la faible présence de Gournaisiens, le plus souvent entre un et trois, même si elle augmente un peu à partir du printemps 1788 pour aller jusqu’à cinq. Avec 16 % des marchandises enlevées à destination de Paris, leur rôle n’est cependant pas négligeable et souligne l’importance des chargements qu’ils conduisent. Il est possible que certains d’entre eux opèrent pour leur propre compte, mais la correspondance entretenue entre marchands parisiens et marchands isignais révèle l’existence de marchands commissionnaires, qui agissent pour le compte de fruitiers parisiens38.
23Les autres acquéreurs sont domiciliés entre Gournay et Paris, pour la plupart le long de l’axe Dieppe-Paris, qui est aussi un itinéraire de chassemarée. Avec respectivement 17 % et 12 % des marchandises enlevées, Pontoise et Argenteuil se détachent nettement et ce, malgré des effectifs très modestes (le plus souvent trois marchands pour l’un ; un ou deux, en général, pour l’autre). En comparaison, les marchands des autres localités jouent un rôle bien dérisoire. Plusieurs d’entre eux ne sont présents qu’une partie de l’année, à l’image de ceux de Talmontiers39 ou de Trie-Château40, pour des quantités toujours inférieures à 5 % du total. Si la faible envergure de ces marchands ne fait guère de doute et confirme le rapport de forces instauré par les fruitiers parisiens41, le fait que notre source se focalise sur deux types de denrées à destination de Paris et de ses environs est susceptible de réduire la perception de leur activité. La prise en compte du calendrier de commercialisation des autres productions alimentaires ainsi que la disponibilité et les prix des moyens de transport par route permettraient une compréhension plus globale de la question. Signalons enfin que quelle que soit la destination, rares sont les marchands qui sont inscrits comme n’ayant acheté que des œufs.
24La plupart des marchands assurent eux-mêmes le transport de leur marchandise ou ont recours au service d’un de leurs confrères, d’où le faible nombre de patronymes nouveaux présents dans la colonne « voituriers ». L’organisation est ainsi bien différente de celle de l’approvisionnement de Paris en beurre frais d’Isigny, où la grande majorité des beurres expédiés s’y fait par commission. Les marchands bas-normands se chargent là d’envoyer à Paris les marchandises commandées en louant les services de voituriers travaillant à leur compte.
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25Plutôt que d’entretenir l’image de la ville-ventre qui engloutit les productions des campagnes alentour, cette modeste étude laisse surtout entrevoir la capacité de transformation que Paris exerce sur une aire d’approvisionnement qui ne cesse de s’accroître42. Au vu des quantités expédiées, on comprend mieux l’impact que la demande parisienne a pu avoir sur l’économie, la société et les paysages brayons. En 1763, Jore souligne également les nombreuses précautions entourant la production de beurre, qui s’est vraisemblablement perfectionnée et intensifiée, dans une région réputée pour ses caves-laiteries ainsi que pour la propreté et le soin dont ses fermières font preuve43. On peut ainsi, à ce titre, rapprocher Paris de Londres, dont la demande urbaine contribue également à l’émergence d’aires spécialisées de production laitière en Angleterre44. Offrant en abondance à la capitale une denrée fragile, Gournay profite d’une situation avantageuse, reposant sur un jeu de contraintes qui en fait sa force, mais qui finit par s’amenuiser à mesure que la révolution des transports permet aux concurrents d’abolir l’obstacle de la distance-temps. C’est une des raisons pour lesquelles, une fois les années 1850-1860 passées, le commerce du beurre brayon décline irrémédiablement.
Notes de bas de page
1 S. B. J. Noël, Premier essai sur le département de la Seine-Inférieure contenant les districts de Gournay, Neufchâtel, Dieppe et Cany, Rouen, an VII ; Jules Sion, Les paysans de la Normandie orientale. Pays de Bray, pays de Caux, Vexin normand, vallée de la Seine. Étude de géographie, Paris, 1909 ; G. Gaudefroy, « Le fromage de Neufchâtel. Note historique », in P. Brunet dir., Histoire et géographie des fromages, Centre de publications de l’Université de Caen, Caen, 1987, pp. 137-144.
2 Hugh Clout, The pays de Bray. A study in land use change (1750-1965), London University, 1967 ; Hugh Clout, « Structures agraires et utilisation du sol dans le Bray au 18e siècle », Acta Geographica, 76, 1969, pp. 18-22.
3 J.-L. Flandrin et M. Montanari dir., Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996 ; J.-L. Flandrin, « Le goût et la nécessité : sur l’usage des graisses dans les cuisines d’Europe occidentale (XIVe-XVIIIe siècles) », Annales E. S. C., 38-2, mars-avril 1983, pp. 369-401.
4 C’est l’occasion pour moi de remercier monsieur Jean-Lou Pain, maire de Gournayen-Bray, ainsi que madame Brigitte Bisson, responsable de la médiathèque, pour l’accueil dont j’ai bénéficié lors de mon passage dans cette ville.
5 Signalons qu’à cette époque, le beurre est aussi commercialisé en France sous la forme de beurre salé et de beurre fondu. Mais il semble que ces productions soient marginales voire inexistantes dans le pays de Bray.
6 Une feuille datée de la première semaine du mois de juin 1790 laisse envisager, en réalité, une période d’utilisation plus longue.
7 Pour le bail de Salzard, voir J.-N. Guyot, Répertoire raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale, tome VII, 1784, article « ferme générale du roi » p. 341. Pour le contenu du bail de Mager, voir Arrêt du conseil d’Etat du roi pour la prise de possession du bail des Fermes générales sous le nom de Jean-Baptiste Mager, du 2 novembre 1786, Paris, Imprimerie Royale, 1786 (consulté sur Gallica). Le bail de Mager prend fin en vertu d’un décret de l’Assemblée Nationale Constituante du 27 mars 1791, supprimant la Ferme et la Régie générale, J.-B. Duverger, Lois, décrets, ordonnances, réglemens, avis du conseil d’Etat, tome II, 1834, p. 266.
8 Les droits perçus sur le beurre durant l’Ancien Régime ont connu de nombreuses variations dont on peut se faire une idée à la lecture du tome I des Nouvelles Ephémérides économiques, ou Bibliothèque raisonnée de l’histoire, de la morale et de la politique, par l’abbé Nicolas Baudeau, p. 1-100. La feuille correspondant à la première semaine du mois de février 1788 atteste de cette destination fiscale puisqu’elle comprend la mention « A monsieur de Goudeville, receveur des droits rétablis au bureau de la Halle à Paris ». Au bas du premier tableau de cette feuille, on peut aussi lire : « Le présent état certifié véritable par le receveur de la régie générale des aides, soussigné à Gournay, ce 5 février 1788 [signé] Le Play ». Les droits perçus aux entrées de Paris sur le beurre et les œufs semblent cependant relever de la Ferme générale et non de la Régie générale des aides. Voir J. B. Denisart, Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence, tome VII, Paris, 1788, p. 709.
9 Pour les œufs à destination de Paris, les quantités sont exprimées en paniers et en milliers d’œufs. Le scripteur ajoute des indications de prix dans l’en-tête de la colonne réservée aux volumes. Cette indication de prix est absente des informations relatives aux œufs expédiés aux environs de Paris.
10 Ces volumes atteignent respectivement 337 012 et 400 133 livres pesant.
11 L’ordonnance du lieutenant de police Berryer du 25 juin 1757, reprenant sur ce point des textes antérieurs, stipule, par exemple : « Tous marchands forains et autres, faisant commerce de beurre, œufs et fromages pour l’approvisionnement de Paris, qui auront fait entrer lesdites marchandises dans les anciennes bornes et limites, fixées à Longjumeau, Boissy, Claye, Louvre, Montmorency, Neaufle et autres lieux de pareille distance, seront tenus de les amener directement sur le carreau de la halle de cette ville, pour y être exposées en vente, sans qu’ils puissent les vendre ni débiter dans les chemins, ni dans les marchés, qui se tiennent dans ladite étendue, ni faire aucun entrepôt, magasin et vente en gros et en détail, ni les débiter ailleurs que dans les marchés et places publiques de la ville de Paris […] », P. M. Bondois, « Les difficultés du ravitaillement parisien… », op. cit., pp. 307-308.
12 R. Muchembled dir., Histoire du Grand Paris, Perrin, 2009.
13 F. Poncet, Plus de beurre que de pain : la spécialisation agricole dans le Plain et le Bessin (XVe-XIXe siècles), thèse d’hstoire, sous la direction de J.-M. Moriceau, Université de Caen-Normandie, 2015, dactylographiée. En outre, la vérification des totaux a révélé quelques erreurs de calcul, mais dont les conséquences s’avèrent négligeables pour cette étude.
14 Les premières injonctions remontent à la fin du XVIIe siècle mais il semble qu’il faille attendre les années 1730 pour qu’elles trouvent une première application réelle et durable dans le pays de Bray. Ces lettres de voitures doivent comprendre, selon les articles V et VI de l’ordonnance du lieutenant général de police Berryer, du 25 juin 1757 : « le lieu de l’achat, le nom et la demeure de l’acheteur, la qualité, le poids et la destination des marchandises, le nombre des mottes de beurre et la quantité d’œufs, que chaque panier contiendra, ensemble le poids de chacune desdites mottes ». Voir P. M. Bondois, Ibid, plus particulièrement aux pages 251-261 ainsi que dans l’annexe IX reproduisant le texte de l’ordonnance de 1757.
15 Archives départementales de la Seine-Maritime, 2 E 59/4-5. Ce document original est signalé dans le répertoire du notariat dressé pour les Archives Départementales de la Seine-Maritime par monsieur Tuncq. Il est à noter que l’année 1783 n’est pas complète.
16 Malheureusement, les informations correspondant aux années 1786-1789 sont difficilement exploitables.
17 Reynald Abad, Le Grand marché, Fayard, 1999, p. 850 pour des estimations chiffrées et un bilan des sources.
18 On ne sait cependant pas si, dans les chiffres d’Isigny, sont comprises les expéditions vers des paroisses voisines de Paris. Il est également à noter qu’une partie des beurres en paniers expédiés depuis cette localité sont constitués de beurre demi-sel.
19 R. Abad, Le Grand marché, op. cit., p. 308 et suiv., au sujet du marché aux veaux.
20 Pour l’année 1787, le total Paris + environs atteint le chiffre de 13 594 050 œufs (11 079 850 + 2 514 200) ; pour l’année 1788, le total Paris + environs atteint le chiffre de 13 290 060 œufs (10 961 360 + 2 961 360). Lavoisier estime à 78 millions d’unités la consommation annuelle de Paris en œufs. Reynald Abad, Le Grand marché, op. cit., pp. 851-852 pour des estimations chiffrées et un bilan des sources.
21 On ne dispose malheureusement que de descriptions ou d’études portant essentiellement sur le XIXe et le XXe siècle, Le Magasin pittoresque, 1850, volume 18, pp. 68-70 ; M. Mille et Y. Begué, « Gournay-en-Bray, capitale du beurre », Les cahiers de la S. H. G. B. E. (Société Historique et Géographique du Bassin de l’Epte), n° 58-59, pp. 116-132.
22 « Etat des marchéz, d’où les m [archan] ds fruitiers, orangers, beurriers, frommagers, coquetiers, tirent pour leur compte » (vers 1730-1740), P. M. Bondois, « Les difficultés du ravitaillement parisien… », op. cit., pp. 293-294.
23 Il existe toutefois d’autres marchés à beurre dans la généralité, notamment pour l’approvisionnement de Rouen.
24 R. Abad, Le grand marché, op. cit., p. 312.
25 F. Poncet, « Bien choisir son beurre, Normandie-Paris (XVIIIe siècle) », Se nourrir. Pratiques et stratégies alimentaires, 138e Congrès National des Sociétés Historiques et Scientifiques, Rennes, 2013 (à paraître).
26 Il faudrait aussi prendre en compte la possibilité pour les éleveurs de transformer une partie de leur lait en fromage, ce qui oblige à faire des choix dans l’emploi de la crème, même si cette activité semble davantage concerner le nord du pays de Bray.
27 « Ces beurres depuis la Saint-Martin jusqu’à la fête de l’Ascension sont transportés à Paris sur des chevaux, sans être salés. Mais depuis ce temps jusqu’à la Saint-Martin, ils sont transportés, fondus et salés à Isigny, avec le sel blanc qui y est en usage », Piganiol de la Force, Nouvelle description de la France, t. IX, Paris, 1754, p. 127.
28 Le Carême commence, en 1787, le mercredi 21 février et s’achève le dimanche 8 avril. En 1788, le Carême commence le mercredi 6 février et s’achève le dimanche 23 mars.
29 À titre de comparaison, sur la question du respect des interdits alimentaires à Paris : R. Abad, « Un indice de déchristianisation ? L’évolution de la consommation de viande à Paris en Carême sous l’Ancien Régime », Revue Historique, 1999, n° 610, pp. 237-275.
30 Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale, tome VII, Paris, 1776, p. 435, article « Carême » : « La privation des œufs fait aussi partie de l’abstinence du Carême : mais la plupart des évêques autorisent tous les ans l’usage de cette espèce d’aliment dans leurs diocèses, par une permission expresse. L’objet principal de cette permission est de ne point faire perdre de vue l’ancienne pratique de l’Eglise ». Dans la première moitié du XVIIIe siècle, cette interdiction est encore effective certaines années, comme en 1727, où le prix des œufs n’est pas coté à la Halle, R. Abad, Le grand marché, op. cit., p. 704.
31 Les analyses qui suivent ne portent que sur 96,4 % du volume total. Une catégorie intitulée « néant » comprend des beurres dont le prix de vente n’a pas été enregistré, destinés la plupart du temps à l’Hôtel Royal des Invalides. Cela peut trouver son explication dans le fait que cette institution est exempte du droit de sol pour livre, P. M. Bondois, « Les difficultés du ravitaillement parisien… », op. cit., p. 239. En outre, une quantité inconnue de mottes est vendue à des prix supérieurs à l’intitulé de la dernière colonne remplie. Mais cela ne semble concerner qu’une très faible quantité de marchandises. Pour le marché du 4 décembre 1787, par exemple, alors que les quantités de beurre vendues sont répertoriées en colonne jusqu’à 21 sous, on peut lire dans la colonne « Observations » : « Il y a eu plusieurs mottes de beurre vendues 22 s [ous] la livre ».
32 F. Poncet, Plus de beurre que de pain…, op. cit.
33 R. Abad, Le grand marché, op. cit., p. 615 et suiv.
34 Le scripteur ne prend pas la peine de noter les domiciles de chaque intervenant. Il laisse des lignes sans indications, que nous avons interprétées comme la répétition de la localité inscrite au-dessus.
35 P. M. Bondois, « Les difficultés du ravitaillement parisien… », op. cit., p. 317 et suiv.
36 Ibid., pp. 249-250. Gournay est en fait à dix-neuf lieues de Paris.
37 C’est ce que laissent apparaître les registres du contrôle des actes de Gournay pour des années antérieures.
38 « Si le beurre continue d’être cher, il vaut beaucoup mieux se retourner du côté de Gournay puisque c’est le tête du beurre. Le plus fin ne coûte que 16 a 17 audit Gournay, puisque ma commissionnaire m’a donné avis dudit prix, dont je vous marque le beurre n’a été vendu que 23 jeudi dernier », lettre de Serre, fruitier, à Benoist, Paris, 15 février 1771 [Archives Départementales du Calvados, 2 E 57].
39 Oise, canton du Coudray-Saint-Germer.
40 Oise, canton de Chaumont-en-Vexin.
41 Voir notamment à ce sujet P. M. Bondois, « Les difficultés du ravitaillement parisien… », op. cit., p. 239 et sq.
42 C. Delfosse, « Le département de l’Oise au XIXe siècle : la crèmerie de Paris », Cahier de l’Écomusée n° 15, Beauvais, 1990.
43 Jore, « Mémoire sur les beurres, les laitages, et le commerce du beurre salé », Délibérations et mémoires de la Société Royale d’Agriculture de la généralité de Rouen, tome premier, Rouen, 1763, pp. 207-232.
44 Broad, John, « Regional perspectives and variations in English dairying, 1650-1850 », in People, landscape and alternative agriculture, Essays for Joan Thirsk, Agricultural History Review, supplément série 3, 2004, pp. 93-112.
Auteur
Docteur en histoire, chercheur associé UMR 6583-Centre de recherches d’histoire quantitative (CRHQ)
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