Enclavement et espace matrimonial. Le cas de deux villes de haute Provence aux situations tranchées (1660-1789)
p. 311-332
Texte intégral
1On sait que la ville dépend pour beaucoup de son plat pays qui lui fournit, entre autres, biens alimentaires, argent de la rente et matières premières de l’industrie1. On sait aussi que cette ville est mortifère : elle maintient sa démographie par les apports de ruraux qui viennent y trouver du travail2. En situation de piémont, ces déplacements sont orientés par la pente, qui fait glisser les individus de la montagne à la plaine. La haute Provence ne saurait faire exception à ce schéma classique. Mais un autre facteur apparaît ici, qui doit jouer sur l’ampleur de l’aire de recrutement des hommes et des femmes : le cloisonnement géographique3. C’est l’objet de cette communication que d’en tester les effets4.
2Pour cela, sont choisies deux villes comparables situées de part et d’autre de l’accident géologique majeur qu’est la faille de la Durance. La partie située à l’est de cet axe est la plus cloisonnée : c’est là, au débouché de plusieurs verrous géologiques, que se situe la ville de Digne. Au-delà, plus à l’est, ce ne sont que petites communautés humaines adossées à la montagne sur laquelle court la frontière du royaume de Piémont-Sardaigne5. Au contraire, le relief se fait plus clément à l’ouest de la Durance, en direction du Comtat, où la ville de Forcalquier domine le vaste espace agricole de nombreuses communautés. Deux villes, deux configurations géographiques tranchées, opposant un débouché de communautés enclavées à un espace largement ouvert. Mais - et c’est la condition impérieuse d’une comparaison qui mette en exergue l’effet de la seule géomorphologie des lieux - deux villes aux démographies et sociologies voisines : on y trouve les sièges de vigueries, de sénéchaussées et de diocèses6, et donc toute la cohorte des emplois spécifiques de la ville, de l’administration à l’artisanat en passant par la domesticité.
3Cet article teste donc, à partir de l’étude du cas de ces deux villes de haute Provence, l’effet de l’enclavement sur la configuration de l’espace matrimonial, espace perçu par l’analyse d’actes de mariage dans lesquels sont précisés les lieux de naissance des époux7. La période choisie court des années 1660 - qui dessinent un maximum démographique relatif après récupération des effets de la peste de 1630 et avant les perturbations guerrières et climatiques de la fin du siècle - à la fin de l’Ancien Régime8. C’est là un temps où l’état des communications n’a pas encore permis l’explosion de l’aire de recrutement matrimonial : on attend que l’endogamie géographique – à l’intérieur même des communautés – prévale. Mais, au-delà de cette évidence, comment chacune de ces petites villes se connecte-t-elle du point de vue matrimonial avec son « plat » pays ?
4Il convient de préciser dans un premier temps ce qu’est cet enclavement, en insistant sur la différence que montrent les paysages qui entourent nos deux villes. Ensuite on évaluera l’endogamie, que l’on attend élevée dans les espaces les plus enclavés ; point sur lequel le calcul nous détrompera. Alors, les aires de recrutement des époux et épouses de Digne et Forcalquier seront dessinées, pour montrer toute la différence quantitative, en terme de distance, et qualitative, en terme d’horizons privilégiés. Au-delà de cette différence, on montrera que les deux territoires ont un point commun : celui d’être outrepassés par des flux humains qui atteignent directement la basse Provence depuis les campagnes de haute Provence, sans relais marqué dans nos deux petites villes. Ce dernier point sera conforté par l’évaluation de la diversité patronymique.
Un enclavement très différencié entre Digne et Forcalquier
5L’espace de haute Provence est fortement enclavé, surtout à l’est de la Durance, la rivière constituant une véritable percée du Comtat Venaissin et de la basse Provence vers le Dauphiné9. La Durance forme donc un axe névralgique entre plaine et montagne. Du bois y circule, les forêts de sapins et mélèzes des environs d’Embrun alimentant les basses terres en bois d’œuvre de qualité. Les troncs ne flottent pas librement, mais sont assemblés en radeaux qui peuvent eux-mêmes porter des charges variées : du vil minerai de plomb à la prestigieuse vaisselle de Moustiers10. Cette connexion longitudinale n’a guère son équivalent transversal, de l’est à l’ouest. Les ponts sont rarissimes : seul le pont médiéval de Sisteron, un peu au nord de la transversale virtuelle liant Forcalquier à Digne, a survécu aux assauts des eaux torrentielles et aucun n’a été construit durant le XVIIIe siècle alors qu’il s’en est bâti quelques uns sur les rivières secondaires, plus étroites sinon moins virulentes11. En aval de la clue de Sisteron, c’est-à-dire de l’endroit où Provence et Dauphiné se rencontrent, on ne peut utiliser que des bacs, et encore sont-ils peu nombreux : il y en a un sur l’axe Forcalquier-Digne, au niveau des Mées, et un autre plus au sud, face à Manosque et Gréoux. Rien de plus12.
6À l’ouest, le bassin minier de Forcalquier n’a été que peu perturbé par la tectonique13. Ainsi, les lignites ont pu y être exploités jusqu’au milieu du XXe siècle14, avec près de 6 000 hectares de concession au début de la Troisième république15 ; c’est même « la principale ressource minérale du département » à la veille de la Grande guerre16. Il ne s’agit pas ici de traiter de l’économie du territoire – et encore moins de géologie ! – mais de montrer, avec ces quelques exemples, que la géologie a été respectueuse : elle n’a créé que d’agréables « gradins »17, au lieu de profonds ravins et de clues qui barrent des fragments de vallées de toute la puissance de la tectonique. En effet, à l’est de la Durance, le pays est « tout entouré de montagnes affreuses, avec des chemins coupés de ravines profondes »18. Tous les observateurs s’accordent sur ce point. C’est un leitmotiv dans les descriptions des communautés que donne Claude-François Achard à la fin de l’Ancien Régime. Prenons-en une au hasard : à Beynes, « le territoire n’offre qu’un spectacle affreux et la plus triste solitude » écrit-il19. N’est-ce qu’une figure de style, typique de cette fin du XVIIIe siècle ? Pas vraiment à considérer l’état général des chemins mais aussi la fréquence et la gravité des glissements de terrain et éboulements.
7Dans la communauté de Bellafaire, un éboulement détruit en juillet 1785 le sixième des possessions des habitants20. À Barles, à proximité de Digne, les fortes pluies du printemps 1746 provoquent un éboulement qui « engloutit » tout un quartier du finage, terres et bâtiments : « il ne reste plus (…) que des rochers ou monticules qui ont été formés des pierres et terrains qui s’est éboulé (sic) des montagnes supérieures »21. À Digne même, ville aux fonctions administratives notables, l’essentiel du terroir est en « rochers, éboulements, précipices, ravins »22. On comprend alors que les communications ne soient guère aisées. Non seulement les chemins sont étroits et parfois vertigineux, mais ils sont en plus en mauvais état provoquant de multiples accidents de mulets. Celui qui s’engage dans les montagnes trouve des chemins « impraticables au dessus de Digne quelques fois pendant quatre mois de l’année, ou du moins très difficiles et très dangereux par les neiges, les glaces, les rivières et torrents ». Même pour aller jusqu’aux sources thermales et leurs bains, n’existe qu’une « rampe très étroite pratiquée sur le flanc de la montagne »23. Encore dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’épopée du train montre que Digne est un cul-de-sac : la voie ferrée y arrive vers 1870, mais ne se prolonge au-delà, vers le haut Verdon, qu’après de nombreuses tergiversations et un long délai de plusieurs décennies. Ainsi que le résume Raoul Blanchard, le « rude et âpre pays » de Digne est un centre sans périphérie24 alors que l’on n’est plus en montagne à Forcalquier : la région est de type méridional, au climat presque typiquement méditerranéen autorisant la prolifération des amandiers et oliviers en terrasse et même dans les plaines basses « sans craindre l’humidité froide ».
8Les environs de Digne et ceux de Forcalquier montrent donc des situations particulièrement différentes, le sillon durancien établissant une limite nette entre les blocs oriental et occidental. De part et d’autre, prévalent ouverture ou cloisonnement de l’espace. Les aires de recrutement matrimonial sont-elles cohérentes avec ces géographies si tranchées ?
Un paradoxe : il y a plus d’endogamie à Forcalquier alors que l’espace y est plus ouvert
9Il est classique de constater l’importance de l’endogamie à l’intérieur des communautés humaines durant l’Époque moderne. Il convient donc, avant d’aller plus loin dans la recherche d’un éventuel effet du cloisonnement géographique, d’évaluer la part que représente cette endogamie à Digne et à Forcalquier. L’hypothèse de départ est que la fermeture de l’espace géographique conduit à l’étroitesse de l’espace matrimonial, la configuration des lieux étant un obstacle à la recherche plus ou moins lointaine d’un conjoint. Or, 43 % des unions célébrées à Digne concernent les hommes et des femmes du lieu, alors que cette fréquence s’élève à 55 % à Forcalquier : le taux d’endogamie de Forcalquier est donc, de façon inattendue, nettement supérieur à celui de Digne (Tableau 1). De la même façon, il n’y a que 3 % des mariages de Forcalquier qui concernent deux individus nés ailleurs que dans cette paroisse, alors qu’ils sont 8 % à se marier à Digne sans y avoir été baptisés. Combinées, ces valeurs indiquent bien une mobilité supérieure à Digne à celle évaluée à Forcalquier, pour toute la période comprise entre 1660 et 1789.

Tableau 1 - Endogamie et exogamie à Digne et Forcalquier entre 1660 et 1789
10Dans les deux cas, les valeurs des pourcentages calculés ne peuvent être suspectées de dépendre d’effectifs de mariages trop faibles puisqu’ils sont calculés sur, respectivement, près de 2 600 et plus de 3 200 cas. On ne peut non plus suspecter la différence de taille des communautés puisque c’est justement Forcalquier, qui présente un peu moins de mariages, qui a la plus forte endogamie. Faudrait-il alors incriminer des comportements démographiques tellement tranchés qu’il n’y aurait pas de lien entre nombre de mariages et nombre d’individus dans chacun des deux lieux ? On possède quelques éléments de compte des hommes. Édouard Baratier a publié la démographie de Provence à partir des affouagements de 1698, 1728 et 176525. Ajoutons-y quelques données inédites26 (Tableau 2).

Tableau 2 - Démographie comparée de Digne et Forcalquier
11Le nombre de citoyens actifs est la variable démographique la plus critiquable dans notre optique car elle dépend des conditions de fortune des hommes, et pas seulement de leurs effectifs, le caractère de citoyen actif – c’est-à-dire ayant la capacité de voter – n’étant acquis qu’à partir d’un certain niveau de fortune. Selon cet indicateur, il y aurait en 1793 une différence de soixante personnes entre les deux villes, soit 10 %, en faveur de Digne. Notons que, en proportion, cet écart est bien inférieur à celui des effectifs de mariage qui est de 19-23 % selon que Digne ou Forcalquier est choisie comme référence. Mais ne tirons pas de ce fait des conclusions hâtives sur la présence de comportements démographiques tranchés.
12En effet, les autres recensements sont bien plus comparables car beaucoup moins dépendants des caractères sociaux de la population. Ils indiquent toujours – ou presque car le compte des familles de 1698 est quasiment égalitaire – une suprématie de Digne. On notera surtout que l’écart de l’effectif total du nombre de mariages célébrés entre nos deux villes durant toute la période 1660-1789 est le reflet exact de la différence du nombre d’hommes ou de familles qu’elles contiennent.
13On sait que le mariage se fait préférentiellement dans la communauté de résidence de la fille. Cela explique la dissymétrie qui s’observe entre les pourcentages des mariages des hommes du lieu avec les femmes d’ailleurs, et la modalité réciproque. Il n’y a rien là que de très classique.
14Finalement, deux conclusions se dégagent. La première est que les comportements démographiques, en terme de propension à se marier, ne sont pas fondamentalement tranchés entre nos deux villes, ce qui conforte l’idée qu’elles renferment dans les dernières décennies de l’Ancien Régime des populations aux sociologies très voisines en rapport avec la similarité de leurs statuts administratifs. La seconde est que, corrélativement, puisque les écarts observés en terme d’endogamie ne peuvent être imputés à des différences sociales des populations concernées, elles ont d’autant plus de chance de n’être dues qu’aux conditions géographiques.
15On se marie donc moins entre soi à Digne. Mais, alors, d’où viennent les conjoints ?
Un recrutement plus lointain à Digne…
16Abordons d’abord cette question en terme de distance géographique. Pour calculer la distance moyenne de recrutement, on s’appuie sur la simplicité de la distance euclidienne, c’est-à-dire la distance en ligne droite entre les lieux de naissance des époux27.
17Dans un pays au relief si vigoureux, au moins à l’est de la Durance, la ligne droite est-elle pertinente ? Oui, car le réseau routier d’aujourd’hui, qui suit les vallées tortueuses et allonge donc considérablement les distances, ne doit pas nous tromper. Partout, un réseau de sentiers et chemins muletiers, relativement dense, allait au plus court. Les cadastres napoléoniens, les déplacements de la troupe dans cette zone frontière, mais aussi les itinéraires des experts expédiés partout dans la campagne par un juge, les emplacements de fermes aujourd’hui en ruine, en soulignent toute l’étendue. Le calcul est donc largement moins faux en s’appuyant sur la ligne droite qu’en suivant les routes actuelles. Ces calculs mobilisent les coordonnées des centroïdes des deux communautés impliquées, valeurs extraites des bases de données de l’Institut national de l’information géographique et forestière (anciennement IGN). Il y a toutefois, à la base, une incohérence entre ces données et ce pour quoi on les mobilise : elles concernent les communes actuelles et non les communautés anciennes. Or, un travail préalable sur l’équivalence entre les communautés d’Ancien Régime et les communes post-révolutionnaires montre que presque toutes les communautés donnent une commune28. Les autres sont minuscules : elles ne posent donc pas, dans l’absolu, de problème statistique car, étant petites, elles n’impliquent qu’un nombre infime de conjoints.
18Le problème principal est pour Digne. À la Révolution, les communautés voisines de Digne donnent toutes des communes, mais, par la suite, de nombreuses fusions remodèlent la géographie administrative locale, donc les positions des centres des unités spatiales communales. Ces fusions sont imposées par des facteurs de diverses natures. Au milieu du XIXe siècle, Digne se bat pour qu’une ligne de chemin de fer soit dérivée de l’axe durancien et desserve la préfecture. Pour cela, il faut une masse démographique minimale, qui ne peut être atteinte qu’en englobant quelques communes voisines. Ensuite, dans les années 1970, la déprise est telle que quelques autres communes voisines subissent la loi Marcellin qui les fait disparaître. Ces histoires territoriales ont été reconstituées, et les centroïdes des communes aujourd’hui disparues calculés. Ce sont ces valeurs qui sont utilisées.
19La procédure consiste donc à calculer la distance en ligne droite entre les lieux de naissance des individus qui se marient à Digne et à Forcalquier. Toutes les communautés n’ont pu être retrouvées, soit que la graphie n’ait pas permis une lecture sûre, soit que ces communautés ne correspondent à aucune commune d’aujourd’hui. Bien sûr, la connaissance que nous avons de la haute Provence fait que ces cas sont extérieurs au territoire ; ils sont donc relativement rares, puisque le total ne dépasse pas 101 cas (59 pour les mariages de Digne et 42 pour ceux de Forcalquier), soit moins de deux pour cent du total des mariages.
20Le calcul montre que la mobilité n’est pas inexistante en ces temps anciens (Tableau 3). À Forcalquier comme à Digne des hommes nés ailleurs se marient à des femmes elles aussi nées ailleurs. Avant de se pencher sur ces cas, restons dans le cas commun, c’est-à-dire celui d’époux dont l’un ou l’autre est natif du lieu où se font les épousailles.

Tableau 3 - Distance entre les lieux de naissance des époux
21Le premier constat est celui de la constance dignoise. Durant toute la période et pour tous les cas de figure (colonne la plus à droite), la distance moyenne entre les lieux de naissance des époux est à peine inférieure à vingt kilomètres. À Forcalquier, elle est plus variable, de 8 à 12 kilomètres. Qu’elle soit inférieure – presque la moitié – est en grande partie à relier au pourcentage supérieur d’endogamie : la multiplication des mariages de deux personnes nées au même endroit ne peut que faire diminuer la distance moyenne des unions. Les hommes de Digne trouvent des femmes dans un voisinage qui obéit parfaitement à la moyenne d’ensemble, soit 18 à 20 kilomètres, alors que, à Forcalquier, ces femmes viennent de nettement plus loin que la moyenne d’ensemble ne le laisserait croire. C’est l’effet de la plus forte endogamie qui, dans cette ville, fait baisser la moyenne. Cette différence d’ensemble de variabilité, constatée entre Digne et Forcalquier, ne s’inscrit pas de la même façon sur toutes les périodes et dans tous les cas envisagés.
22Considérons d’abord la dissymétrie qui existe selon que c’est l’homme ou la femme qui vient de l’extérieur du lieu de mariage. L’écart est particulièrement grand durant la période 1700-1739 : alors que la distance moyenne d’ensemble est de huit kilomètres – la plus faible de toutes celles qui ont été évaluées – les femmes qui épousent des hommes de Forcalquier sont en moyenne nées à 21 km, la distance la plus grande observée dans ce cas là. Il y a donc une forte ouverture de l’espace matrimonial. Réciproquement, les profils de l’origine des époux des femmes de Digne et Forcalquier sont très différents entre les deux lieux. À Digne, les hommes viennent de bien plus loin qu’à Forcalquier : 37 contre 20 à 25 km. Là aussi, observons la forte variabilité inter-périodes de Forcalquier et la remarquable stabilité dignoise.
23Enfin, se marient à Digne et à Forcalquier des hommes et des femmes qui sont tous deux nés ailleurs. Là encore, sauf durant la période 1700-1739, le périmètre d’attraction de Digne est bien supérieur à celui de Forcalquier.
24Les distances, telles qu’elles ont été calculées, révèlent donc un comportement des hommes et des femmes très différent entre les villes. Le cloisonnement géographique si caractéristique du paysage dignois n’est nullement un frein à la mobilité ; au contraire, il semble l’amplifier. Pourtant, on ne sait pas encore d’où viennent précisément ces individus : les flux révèlent-ils une orientation spatiale privilégiée ?
… mais des espaces matrimoniaux aux géographies tranchées
25Dignois et Forcalquiérens, hommes et femmes, ont des rayons d’action matrimoniale semblables lorsqu’on regarde les origines de leurs conjoints les plus extérieurs au territoire. Deux hommes de Digne épousent des étrangères nées à Gand et dans le royaume de Piémont-Sardaigne, de l’autre côté de la montagne qui fait frontière. Réciproquement, il n’y a pas de femme de Digne qui convole avec un homme qui ne soit pas régnicole, alors que, à Forcalquier, trois femmes du lieu se marient avec un Piémontais et deux Suisses. Les effectifs totaux restent si faibles que ces comportements apparemment différentiels ne relèvent que de l’artefact. Au loin, les géographies des espaces matrimoniaux ne se distinguent donc pas.
26Mais, plus que la seule distance, c’est le caractère régnicole ou non qui prévaut ici. Car certains et certaines épousent, dans nos deux villes, des personnes nées bien plus loin que ne l’est le royaume de Piémont, au point de vue de la seule géographie physique. Basons-nous sur les limites actuelles des départements pour décrire le phénomène, tout en ôtant la couronne des départements périphériques. Les hommes de Digne et de Forcalquier ne se distinguent pas à ce propos. Les premiers sont 22 à épouser des femmes nées dans huit départements différents, alors que 23 hommes de Forcalquier se marient avec des femmes issues de six départements. En revanche, une très nette différence existe entre les comportements des femmes de nos deux villes. Les conjoints de celles de Digne viennent de 36 départements, alors que ceux des femmes de Forcalquier de seulement 22. Comment expliquer ce fait ? Certainement par la position plus frontalière de Digne, qui reçoit et héberge des troupes durant presque toute notre période d’étude29. De la guerre de la Ligue d’Augsbourg à celle de Succession d’Autriche, en passant par les épisodes régionaux de la guerre de Succession d’Espagne, le flux d’hommes de troupe est permanent30. Entre ces deux dernières guerres, la troupe n’a pas déserté la haute Provence : la survenue de la peste provençale, en 1720, montre tout un ensemble de militaires sur place, très rapidement opérationnels pour établir la fameuse muraille de la peste là où il n’y a pas de cours d’eau sur lesquels s’appuyer, du Comtat à Sisteron31. De fait, s’il n’y a que 13 militaires qui trouvent une épouse à Forcalquier, ils sont deux fois plus à Digne, un rapport tout à fait significatif compte tenu de la similitude des effectifs totaux des mariages. Encore plus que par cette différence d’effectif, les deux villes se distinguent par l’origine de ces hommes. Les militaires de Forcalquier sont surtout des jeunes gens du lieu : qu’ils bougent avec leurs régiments ne les empêche pas de revenir au pays pour prendre épouse, souvent une femme de la ville. Bien sûr, Digne montre un peu le même phénomène, mais il y a autre chose : la géographie s’amplifie car les hommes viennent de partout, du Languedoc méditerranéen, du Midi Toulousain (Grenade), du Roussillon, mais aussi de plus loin encore : de Normandie, des Flandres (Lille, Arras), etc.
27Les aires matrimoniales de Forcalquier et de Digne présentent des caractéristiques tranchées, mais, à ce niveau d’analyse, cette différence doit beaucoup à la proximité de la frontière, et rien à la géomorphologie des lieux et à leur cloisonnement, sinon indirectement car c’est en grande partie la géographie physique qui dicte la position de la frontière. Il convient donc maintenant d’ajuster la focale pour descendre au niveau local. Attardons-nous toutefois un instant au niveau intermédiaire de la couronne régionale. Pour faciliter la présentation, nous continuons à nous baser sur les limites actuelles des départements. Là encore, les Bouches-du-Rhône, le Var, le Vaucluse et les Hautes-Alpes sont presque les seuls concernés, avec la partie provençale des Alpes-Maritimes c’est-à-dire la rive droite du fleuve Var longtemps frontière entre les royaumes ; inutile d’aller voir ailleurs, à part pour quelques rares individus qui viennent de contrées un peu plus lointaines du Dauphiné (Isère, partie dauphinoise de la Drôme). Dans ces choix, ne se distinguent ni les deux villes ni les deux sexes : la similitude des comportements prévaut, les espaces matrimoniaux se chevauchant largement à cette échelle de perception.
28Reste donc l’échelle locale, la plus pertinente quand on sait comment priment les unions qui joignent des voisins. Pourtant, cette notion de voisinage est des plus floues : il faut donc que des limites soient posées. Par la géographie ? Non, changeons d’optique en retenant les paroisses qui fournissent le plus fréquemment des conjoints, qui vont ainsi définir l’espace à discuter. La prise en compte successive des dix, vingt et trente paroisses qui donnent le plus de conjoints confirme que l’échelle locale prime (Tableau 4). En effet, avec seulement une dizaine de paroisses, on « remplit » 35 à 50 % des unions. Ce pourcentage monte vite puisqu’on atteint les deux tiers avec les vingt premières paroisses. Au-delà, en prenant en compte une trentaine de paroisses, ce sont les trois quarts des unions qui sont concernées.

Tableau 4 - Ampleur de l’espace et inflation du recrutement
29L’analyse révèle toutefois, pour les femmes, des différences entre les lieux, et seulement pour celles-ci. Les hommes, qu’ils soient natifs de Digne ou de Forcalquier montrent en effet les mêmes comportements, relativement aux pourcentages qui sont ici calculés. En revanche, et on retrouve là les résultats déjà acquis en terme de distance, les femmes trouvent des hommes plus lointains à Digne qu’à Forcalquier. Retenons donc qu’avec la trentaine de paroisses les plus importantes en terme de fourniture de conjoints, les trois quarts des unions sont prises en compte. Mais comment se distribuent dans l’espace, autour de nos deux villes, ces paroisses-là ?
30Bien sûr, les femmes de Digne trouvent surtout leurs époux dans les communes voisines, selon une règle que l’on connaît. Mais, à y regarder de plus près, on perçoit que ces lieux fournisseurs d’hommes sont essentiellement des paroisses situées en amont de Digne dans la vallée de la Bléone, comme Marcoux ou le Brusquet, voire franchement dans la montagne, comme Courbons ou les Dourbes. Cela n’empêche pas que quelques hommes viennent de gros bourgs aux caractères bas provençaux marqués, comme Riez ou Valensole. Mais l’essentiel est bien que Digne recrute ses époux vers la montagne bien plus que vers les vallées et les collines plus lointaines. On notera que, à considérer maintenant l’origine géographique préférentielle des épouses, seules de modestes différences apparaissent dans la hiérarchie des paroisses. Les femmes des Dignois viennent de partout aux alentours, même de Draix qui est, selon Achard, « le lieu de Provence où les femmes sont les plus laides » ! La vie matrimoniale de Digne s’étale pleinement sur son espace préalpin ; le relief n’est en aucune manière un frein à la quête d’un époux ou d’une épouse et n’impose que bien peu des orientations privilégiées aux mobilités matrimoniales. Les hommes et les femmes des villages périphériques descendent à Digne autant que ceux et celles de Digne montent à la montagne. La situation est en cela bien différente de celle d’un village des gorges du Verdon durant le XIXe siècle32. Les hommes de La Palud vont chercher des épouses au nord alors que les femmes du lieu trouvent leurs époux au sud : cette différence de comportement génère un flux généralisé de femmes vers le sud. La « tombada », ce grand glissement de la population rurale de la montagne vers la ville de la plaine et de la côte n’est-il pas encore efficient à notre époque ? Pourtant, éliminons l’idée d’un glissement absent au XVIIIe siècle : on sait que, après la peste provençale de 1720, Marseille se repeuple de petites gens venues de haute Provence33. Les témoignages sont nombreux de l’importance du mouvement avant même la fin de l’Ancien Régime34, et ce que montre le XIXe siècle n’en est que la poursuite35. À Saint-Jeannet comme à Barles, petites communautés à proximité de Digne, les recrutements sont locaux et ne semblent pas préférentiellement orientés selon le sexe36. Plus qu’une question de chronologie, c’est l’espace qu’il faut percevoir à la bonne échelle car les départs se font franchement vers la basse Provence, les hommes ne s’arrêtant pas en chemin, dans des territoires aussi déshérités que ceux qu’ils quittent. À Forcalquier, bien que l’espace soit plus ouvert que dans le fond de vallée dignois, les phénomènes sont de même nature. Toutefois, on remarque que la distribution en couronne autour de la ville se dessine encore mieux là qu’à Digne car le relief permet une meilleure distribution spatiale des paroisses fournisseuses d’époux et d’épouses.
31Nous avons mesuré les distances géographiques entre lieux de naissance des époux, nous avons tenté de percevoir, en vain, des orientations privilégiées qui soient le produit de la géographie des lieux. Passons donc maintenant à un autre outil : l’analyse de la diversité patronymique, pour interroger une dernière fois l’effet du cloisonnement des espaces qui nous occupent.
La stabilité de la diversité patronymique confirme le faible renouvellement des familles
32La diversité patronymique a déjà été utilisée comme un marqueur d’endogamie, en partant du principe que, par le jeu de l’historique de la formation des noms de famille, les patronymes identiques signent la présence d’un ancêtre commun37. Tentons d’appliquer la méthode à notre lot de données. Pour opérer le calcul, il faut connaître la fréquence d’apparition de chaque nom. Et c’est là que les choses, simples dans leurs fondements, deviennent complexes car chaque nom se décline en un assez grand nombre de variantes. Certaines sont imposées par la prononciation différente de certaines lettres en occitan-provençal et en français. Un seul exemple suffira, prenant le cas du « o » prononcé [ou] : un « Bonnet » est parfois inscrit « Bounnet », comme un « Borel » devient « Bourel ». Ensuite, il faut compter sur la tardive absence de normalisation des noms, indépendamment des questions de phonétique. Un père « Taxil » peut avoir un fils « Tasil », un frère « Tassy » et un autre « Tassil » ou autres variantes. L’étape cruciale du traitement est alors de trouver le bon niveau de standardisation des graphies, celui qui, à la fois, respecterait la généalogie biologique en supprimant la multitude fictive des formes, et maintiendrait la diversité des patronymes qui ne seraient pas étroitement apparentés. Mission impossible donc de ce travail à l’aveugle, ou aucune validation sérieuse n’est imaginable. Finalement, les regroupements des noms de famille ont été pratiqués au mieux de ce que notre connaissance de la haute Provence et de ses patronymes nous permettait. Ensuite, la seconde étape du traitement consiste à chiffrer cette diversité des patronymes. Les indices utilisables sont nombreux, tellement chaque auteur a voulu laisser une procédure à la postérité ; aucune méthode de quantification n’est parfaite, chacune ayant des avantages et des inconvénients. Pour revenir à la source méthodologique, et ne pas se perdre dans le maquis des procédures mises au point depuis un gros demi-siècle, le choix s’est porté sur la méthode de Shannon et Wiener, directement issue de la théorie de l’information38. Chaque résultat exprime la quantité d’information que contient la distribution des patronymes, chacun représentant un certain pourcentage de l’ensemble, à une date et en un lieu donné39. Toutefois, l’indice de Shannon et Wiener (H’) ne dépend pas de la seule forme de la distribution des unités considérées – ici nos patronymes – mais aussi de leurs effectifs. Cela implique d’exprimer la diversité sous une forme standardisée de H’, en rapport avec la valeur maximale théorique que pourrait prendre H’compte tenu de l’effectif en jeu des patronymes : c’est l’équitabilité (E)40.

Tableau 5 – Équitabilité de la diversité patronymique des époux et épouses de Digne et Forcalquier
33Les résultats sont très homogènes, à la fois entre les sexes, entre les périodes et entre les lieux (Tableau 5). On voit que, dans tous les cas, la diversité des patronymes observée est voisine de 90 % de la diversité maximale possible. À Digne comme à Forcalquier, il n’y a pas de patronyme qui prédominerait. Minimes, les écarts entre les deux villes ne sont qu’apparents ; ils sont essentiellement le produit du travail d’homogénéisation des noms, toujours imparfait, bien plus que de réelles petites différences entre les lieux. Comment cela peut-il être cohérent avec la différence d’endogamie observée entre Digne et Forcalquier ? Surtout en observant que la différence entre hommes et femmes, n’apparaît plus ici. En effet, davantage d’endogamie équivaut à priori à opérer les unions matrimoniales sur un lot plus étroit, car moins renouvelé, de patronymes. Peut-être faut-il interroger la différence qui apparaît entre les périodes de 40 à 50 années et l’ensemble, pris en bloc, des 130 ans. On voit en effet que si les tranches chronologiques et les villes sont remarquablement homogènes, cet ensemble est légèrement différent des valeurs que montrent Digne et Forcalquier lorsqu’on les considère sur un temps plus long. Sur 130 ans, la diversité des patronymes est sensiblement plus faible que dans chacune des tranches de temps. Sur la longue durée, les patronymes en jeu lors des mariages sont moins diversifiés que sur des périodes plus courtes, comme si les mariages ne concernaient pas également les familles ou qu’il n’y ait pas les mêmes familles au cours du temps. Chaque période voit se conclure des unions avec un certain nombre de familles au patronyme rare, ce qui augmente la diversité patronymique observée. Mais, en embrassant un temps plus long, on perçoit que certaines familles sont privilégiées dans les mariages, peut-être parce qu’elles seraient les plus stables.
34Cela semble devoir s’interpréter par un renouvellement, très partiel compte tenu de la faiblesse des écarts en jeu, des patronymes, certains disparaissant, d’autres apparaissant. En terme d’endogamie et d’exogamie géographique, ce phénomène de remplacement des noms de famille n’a aucune influence. Toutefois, il convient de revenir au fondement des résultats : s’il faut retenir une chose, c’est bien l’idée de la stabilité, qui prime sur celle du changement. Il n’y a pas, entre le dernier tiers du XVIIe siècle et la fin de l’Ancien Régime, de modification substantielle des patronymes présents en haute Provence. Les mobilités se font vers la zone côtière depuis une haute Provence qui est fondamentalement une zone de départ, et bien peu une zone d’arrivée.
35L’affirmation pourrait être triviale, mais il ne faut pas oublier que ce mouvement vers le Sud, depuis le massif alpin, pourrait se faire avec un relais haut provençal dans les villes telles que Digne et Forcalquier, qui verraient alors apparaître de nouveaux patronymes, plus ou moins transitoires. Ce n’est visiblement pas le cas, l’espace de Digne comme celui de Forcalquier étant allègrement franchi sans arrêt notable par les migrants venant du nord.
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36Ce travail s’est attaché à percevoir dans quelle mesure on va chercher ailleurs des époux et des épouses dans deux petites villes de haute Provence aux situations géographiques tranchées. Nous y avons analysé le cas de Digne la cloisonnée et de Forcalquier l’ouverte : paradoxalement, à populations comparables, la seconde est bien plus endogamique que la première. Un facteur est apparu, conséquence indirecte de la position de Digne reculée en fond de vallée, vers la frontière du royaume : c’est le rôle de place militaire41. Par ailleurs, on sait que foires et marchés sont des lieux privilégiés de rencontre, où les pères peuvent conclure des alliances matrimoniales pour leurs enfants. Il ne semble pas, à ce propos, que Digne ou Forcalquier soit avantagée, au moins par la fréquence des événements, la fréquentation nous restant inconnue : sept ou huit foires annuelles, et deux marchés hebdomadaires42.
37Parallèlement à ces mouvements plus ou moins locaux, un courant d’hommes circule au travers de la haute Provence, mais comme par dessus nos espaces dignois et forcalquiéren, sans y inscrire de trace nette ; ce flux coule du fond des vallées vers la basse Provence, vers ces terres demandeuses de main d’œuvre43. Mais à quelle vitesse se fait cet écoulement ? Écoulement laminaire ou flux chaotique ? Nos petites villes ne semblent pas constituer des étapes, des relais où, durant une ou quelques générations, hommes et femmes seraient stabilisés. Liée à la question de l’existence de tels relais, retenant hommes et femmes pour une ou quelques générations, se pose celle des temps de transfert au travers des territoires qui seraient différentiels selon les zones, selon leur aptitude à retenir ou non les hommes, donc selon ce qu’elles peuvent offrir en terme de travail, de la terre ou industriel.
38Ainsi, le cas particulier présenté ici, qui focalise son attention sur l’effet du cloisonnement, rejoint-il la question plus large et abondamment débattue des mobilités rurales. La bibliographie est pléthorique et des débats ont eu lieu autour du concept de micromobilité, Paul-André Rosental remettant en cause les travaux apparemment acquis depuis de nombreuses années44. Mais, entre enracinement et ouverture, faut-il vraiment choisir, comme le demande Jacques Dupâquier ? Pourquoi chercher une règle générale alors que, là comme souvent, c’est la diversité des situations qui pourrait prévaloir, avec des processus multiscalaires articulant stabilité locale45, comme le montre la diversité patronymique, et différences entre lieux, illustrées par l’hétérogénéité des aires matrimoniales, tout cela étant couvert par un processus englobant de fuite vers le bas pays. L’exemple de la haute Provence de la seconde modernité, avec le choix de deux villes aux caractères environnementaux tranchés, mais qui possèdent des structures démographiques et socio-professionnelles voisines, montre bien que le contexte naturel a aussi son mot à dire dans le débat, perceptible à une échelle et pas à une autre.
39Car cloisonnement n’est pas toujours synonyme de fermeture. Les espaces contraints par une géomorphologie aujourd’hui perçue comme défavorable aux échanges ne sont pas pour autant clos dans les temps historiques. Entre Nature et Culture, l’homme dépasse les contraintes de la géographie ; elle impose pourtant quelques éléments déterministes. Les espaces ouverts développent une activité économique qui permet de faire vivre suffisamment de monde pour que les communautés humaines aient un minimum de stabilité. En revanche, dans les espaces cloisonnés, ces conditions ne sont pas toujours remplies. Mais il faudrait aussi réfléchir sur ce que peut réellement signifier ce cloisonnement, jusqu’ici perçu comme un fait, un état géologique, une donnée naturelle ; un objet intemporel donc. On pourrait en effet penser que, paradoxalement, le progrès exacerbe les oppositions entre Nature et Culture : s’il offre aux hommes des outils toujours plus performants pour outrepasser les contraintes que leur oppose la Nature, il réduit l’efficience de leurs capacités naturelles. Ainsi de la marche, du déplacement à pied : il est naturel chez tous les hommes, avant le XIXe siècle, et même plus tard dans les campagnes. Le déplacement pédestre est quotidien, pour aller aux champs, et très régulier pour aller au marché plus ou moins lointain acheter ou vendre du grain ou du bétail. Sans oublier l’importance que peuvent prendre les déplacements saisonniers de travail, qui font migrer hommes et femmes vers la basse Provence au gré des saisons et des travaux agricoles46. Le cloisonnement tel qu’il est perçu aujourd’hui, pour nos routes et nos véhicules automobiles, n’en est pas un – ou n’est pas le même – pour ceux qui se déplacent à pied. En effet, les écarts d’efficacité entre les montées et les descentes, entre les chemins tortueux et ceux qui sont rectilignes, ne sont pas du tout du même type si on les parcourt à pied ou en voiture : à pied, un homme habitué à marcher comme c’est le cas de la plupart, ne change que peu son rythme face aux accidents du chemin, aux irrégularités de la géographie qui ne sont donc pas vraiment des contraintes pour le marcheur. Ainsi, l’enclavement ne serait-il que le fils du progrès technique, et donc un objet historique ? La question ainsi posée est exagérée, car on sait la facilité de déplacement qu’offrent par exemple les fleuves, et ce qui en découle en terme de développement urbain ou de géographie des places commerciales47. Pourtant, en changeant d’échelle pour descendre à celle du quotidien des hommes des campagnes, elle mérite d’être posée. Quoi qu’il en soit, cette question de l’enclavement, de sa nature et de ses effets n’a été que rarement étudiée par les géographes48, et le chantier reste entier pour les historiens : comment marche un homme du XVIIIe siècle ? Comment perçoit-il la « difficulté » que lui oppose le chemin qu’il parcourt ?
Notes de bas de page
1 En dépit de l’exemple récemment mis en évidence de Puigcerdà, une ville de montagne dont l’importance décroît face à l’autonomisation des villages ruraux qui l’entourent (M. Conesa, D’herbe, de terre et de sang. La Cerdagne du XIVe au XIXe siècle, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2012), l’affirmation reste vraie dans la plupart des cas (pour une vision générale de la dynamique urbaine : G. Saupin, Les villes en France à l’époque moderne, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Belin, 2002).
2 J.-P. Poussou, « Ville », in L. Bély, Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, Presses universitaires de France, 1991. Et encore les taux de mortalité calculés à partir des seuls registres de catholicité sont-ils trop faibles car, comme le montre Nathalie Ostroot à Toulouse et Aix-en-Provence, les sépultures effectuées par les établissements monastiques et hospitaliers n’y sont qu’incomplètement inscrites (N. Ostroot, « L’estimation de la mortalité urbaine sous l’Ancien Régime : Aix-en-Provence et Toulouse en 1695 », in Population, 52-1, 1997, pp. 63-75).
3 Les montagnes sont un lieu privilégié de questionnement de la génétique des populations humaines, à partir de l’idée que les populations y sont moins mobiles, sans que ce présupposé ait été systématiquement vérifié et sans que le cloisonnement géographique ait été explicitement pris en compte. Les Pyrénées semblent précurseurs, en particulier le pays de Sault. On trouvera une bibliographie dans J. Bourgoin-Vu Tien Khang, « Quelques aspects de l’histoire génétique de quatre villages pyrénéens depuis 1740 », in Population, 33-3,1978, pp. 633-659 ; A. Bideau et G. Brunet, Essai de démographie historique et de génétique des populations. Une population du Jura méridional du XVIIe siècle à nos jours, Paris, INED, 2007.
4 On ne s’intéresse donc pas ici aux liens entre mobilité géographique et mobilité sociale, ni aux conséquences génétiques de cette mobilité géographique. Sur ces thèmes, voir : G. Brunet, A. Fauve-Chamoux et M. Oris (dir.), Le choix du conjoint. Numéro spécial de Les chemins de la Recherche, programme Rhône-Alpes, Recherches en Sciences Humaines, 1998 ; L. Lorenzetti, A. Head-König et J. Goy (dir.), Marchés, migrations et logiques familiales dans les espaces français, canadien et suisse, 18e-20e siècles, Bern, Peter Lang, 2005.
5 Le tracé exact de la frontière entre les deux royaumes a subi quelques modifications mineures durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, avant d’être franchement repoussé sur la ligne de séparation des eaux alpines en 1860 avec l’intégration du Comté de Nice à la France (voir une carte schématique en annexe de M. Derlange, Les communautés d’habitants en Provence au dernier siècle de l’Ancien Régime, Toulouse, Eché, 1987), suivant en cela une dynamique commune à plusieurs des frontières françaises (D. Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire, XVIe-XIXe siècles, Paris, Gallimard, 1998).
6 Le diocèse de Forcalquier a toutefois la particularité unique d’être bipolaire, partagé qu’il est entre ce bourg et Sisteron, situation héritée du Moyen Âge (N. Didier, Les églises de Sisteron et de Forcalquier du XIe siècle à la Révolution. Le problème de la « concathédralité », Paris, Dalloz, 1954).
7 On sait que « les curés ont indiqué très tôt et très régulièrement les paroisses d’origine et d’habitation des deux conjoints », suivant en cela le canon I de la XXIVe session du Concile de Trente (P. Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730. Contribution à l’histoire sociale de la France du XVIIe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1960, page 65 du tome 1).
8 Pour le contexte de ce XVIIe siècle provençal, qui n’obéit guère au schéma classique d’un temps déprimé, voir R. Baehrel, Une croissance : la Basse-Provence rurale (fin XVIe siècle - 1789). Essai d’économie historique statistique, Paris, SEVPEN, 1961. Une nuance toutefois : ce travail concerne surtout la basse Provence, la haute Provence restant largement méconnue dans ses dimensions démographiques, sociales, etc. Sur les accidents climatiques des quarante années qui articulent XVIIe et XVIIIe siècle, voir : G. Pichard, Espaces et nature en Provence. L’environnement rural 1540-1789, Aix-en-Provence, thèse de l’Université de Provence, 1999.
9 C’est une faille majeure à l’échelle européenne, qui prolonge la faille de Cerdagne, à l’est des Pyrénées, en passant sous la Méditerranée actuelle.
10 L. Pelloux, La Durance et ses affluents. Agriculture. Industrie. Alimentation, Digne, Imprimerie Chaspoul et Barbaroux, 1899, p. 102. M. Fauchet, Une communauté de Haute-Provence à la fin de l’Ancien Régime : Volonne de 1780 à 1792, mémoire de maîtrise d’histoire de l’Université de Provence, sous la direction de Monique Cubells, 1993, chapitre 3 : Les activités économiques, pp. 52-79. D. Furestier, Les radeliers de la Durance, Actes des 11e rencontres internationales des flotteurs et radeliers, du 4 au 7 juin 1998 à Embrun (Hautes-Alpes). Gap, Imprimerie des Alpes, 1997, pp. 30-61.
11 P. Masson, La Provence au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1936, pp. 717-720.
12 C. Lonchambon, Les bacs de la Durance du Moyen Âge au XIXe siècle, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2001.
13 G. Conte, Le pays de Forcalquier : son lac, sa mer. Cinq itinéraires géologiques, Saint-Michel-l’Observatoire, C’est-à-dire Éditions, 2010.
14 P. Bonnet, Bois d’Asson, mémoires d’une mine en Haute-Provence, Dauphin, L’œuvre au noir, 1986.
15 P. Allègre, Petite géographie de la France pour le département des Basses-Alpes, à l’usage de l’enseignement primaire, Paris, Delagrave, 1875.
16 G. Ensenmerger et C. Cauvin, La Haute Provence, étude de géographie régionale, Digne, Imprimerie Vial, 1914, p. 109 et suivantes.
17 C. Laffond, « Les gradins de Forcalquier. Les traits physiques », in Revue de géographie alpine, tome 32, 4, 1944, pp. 519-553.
18 M. Darluc, Histoire naturelle de la Provence, contenant ce qu’il y a de plus remarquable dans les règnes végétal, minéral, animal et la partie géoponique, Avignon, J. J. Niel, 1786.
19 C.-F. Achard, Description historique, géographique et topographique des villes, bourgs, villages & hameaux de la Provence ancienne & moderne, du Comté-Venaissin, de la Principauté d’Orange, du Comté de Nice, & c. pour servir de suite au Dictionnaire de la Provence, Aix, Pierre-Joseph Calmen imprimeur, 1787.
20 Arch. nat. H/1/1308.
21 Arch. nat. H/1/1292.
22 Arch. com. Digne, CC199a, en-tête du cadastre de 1717.
23 A.-L. Millin, Voyage dans les départements du Midi de la France, Paris, Marcel, 1811, tome 3, p. 60.
24 R. Blanchard, « Les Basses-Alpes et leur orientation économique », in Les Alpes économiques, 14, 1920, pp. 218-225.
25 É. Baratier, La démographie provençale du XIIIe au XVIe siècle, avec chiffres de comparaison pour le XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1961. Les données sont aux pages 158-159 et 168-169.
26 Pour 1699 : arch. nat. MM953 ; pour 1716 : Biblio. nat. manuscrit français n° 8908 publié par J.-N. Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, La Haye, Mouton, 1976, annexe 1 ; pour 1793 : arch. nat. F/20/301.
27 On rappelle la formule élémentaire du calcul de la distance euclidienne : distance = racine carrée ((latitude bourg 1 – latitude bourg 2)² + (longitude bourg 1 – longitude bourg 2)²). Il est bien évident que la composante verticale de la distance a été négligée. Le référentiel spatial utilisé pour l’expression des coordonnées ne nous importe pas ici : il suffit de retenir que, avec les données fournies par l’IGN, le calcul donne une distance en hectomètres, que nous transformons en kilomètres.
28 B. Barbier, Réflexions préalables à un atlas historique de l’agriculture des Alpes du Sud. Essai dans les Alpes-de-Haute-Provence de la Révolution à nos jours, mémoire de DUT Génie Biologique option Agronomie, sous la direction d’Éric Fabre, Université de Provence, 2009.
29 L’installation de troupes à Digne permet d’ailleurs la reconnaissance des thermes comme bains royaux militaires (É. Martel, Les thermes de Digne du XVIIe au XIXe siècle, mémoire de maîtrise de l’Université de Provence, sous la direction de Régis Bertrand, 2004), ce qui renforce encore ce caractère permanent de leur présence.
30 Aucune synthèse analytique n’existe sur les épisodes haut-provençaux de ces événements. On en trouve des récits factuels dans : H. Moris, « Opérations militaires dans les Alpes et le Apennins pendant la guerre de succession d’Autriche (1742-1748) », in Annales de la Société de Sciences, Lettres et Arts des Alpes-Maritimes, 10, 1885, pp. 1-336. P. Grillon, « L’invasion et la libération de la Provence en 1746-1747 » in Provence historique, 12-50, 1962, pp. 334-362. F. Mallet, Entrevaux en Provence, Nice, Éditions Serre, 1990, pp. 63-64. J. Cru, Histoire des gorges du Verdon jusqu’à la Révolution, Aix-en-Provence, Édisud, 2001, p. 243.
31 J.-N. Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, La Haye, Mouton, 1976, tome 1, p. 247. Collectif, La muraille de la peste, Mane, Les Alpes de Lumière, 1993.
32 G. Gibelin, « Aire matrimoniale d’un village du moyen Verdon (1793-1893) », in Territoires, seigneuries, communes : les limites des territoires en Provence, Actes des Troisièmes Journées d’histoire de l’espace provençal, Mouans-Sartoux, 19-20 avril 1986. Mouans-Sartoux, Centre régional de documentation occitane, 1987, pp. 281-286.
33 C. Carrière, M. Courdurié, F. Rebuffat, Marseille ville morte : la peste de 1720, Marseille, M. Garçon, 1968, p. 308.
34 Par exemple, Achard signale des départs de nombreux lieux de haute Provence, vers la basse Provence, à la fin de l’Ancien Régime : à Beaujeu, à Clumanc, etc. (C.-F. Achard, Description historique, géographique et topographique des villes, bourgs, villages & hameaux de la Provence ancienne & moderne, du Comté-Venaissin, de la Principauté d’Orange, du Comté de Nice, & c. pour servir de suite au Dictionnaire de la Provence, Aix, Pierre-Joseph Calmen imprimeur, 1787). Bien qu’aucune étude démographique d’ampleur ne concerne l’ensemble de la haute Provence, quelques travaux ponctuels avancent l’idée, bien plus que d’une véritable croissance, d’une stagnation démographique durant le XVIIIe siècle (D. Dalet, Les migrants à Barles (A. H. P.) de 1700 à 1836, mémoire de maîtrise d’histoire de l’Université de Provence, 1981), voire d’une franche régression sous l’effet de l’émigration (G. Chauvin, Recherches sur l’agriculture et l’élevage en Haute Provence à la fin de l’Ancien Régime, Aix-en-Provence, 1953, p. 140 et suivantes).
35 Par exemple : C. Vidal, La population des Alpes du Sud de 1860 à nos jours. Gap, Ophrys, 1988, livre 2 : L’évolution démographique ; R. Blanchard, Les Alpes Occidentales, tome 4, Les Préalpes françaises du Sud, Grenoble, Arthaud, 1945, chapitre V : Les vicissitudes du peuplement, pp. 431-561 ; A. Joanne, Géographie des Basses-Alpes, Paris, Hachette, 1880, p. 37.
36 R. Moulin, « Petite étude démographique : les mariages à Saint-Jeannet de 1667 à 1900 », in Annales de Haute Provence, 263, 1971, pp. 231-270 ; D. Dalet, Les migrants à Barles (A. H. P.) de 1700 à 1836, mémoire de maîtrise d’histoire de l’Université de Provence, 1981, chapitre II : Les mariages inter-paroissiaux, pp. 39-46.
37 Voir la bibliographie du thème dans M. Prost et G. Boëtsch, « Mobilités et aires matrimoniales en Dauphiné. Les vingt communautés de l’Oisans du XVIe au XIXe siècle », in Anthropologica et Praehistorica, 113, 2002, pp. 121-133.
38 Cette méthode a été établie par ces deux chercheurs des laboratoires Bell, pour quantifier l’information circulant dans un réseau téléphonique. Si pi est la proportion du patronyme i dans l’échantillon, on établit l’opposé de la somme de tous les produits des proportions avec le logarithme des proportions, soit H’= - somme (pi x log pi).
39 La quantité d’information est exprimée en bit, unité bien connue en informatique.
40 E est le rapport de la diversité H’à la diversité maximale, compte tenu de l’effectif n des éléments en jeu, soit E = H’ / (log n).
41 Au point que Vauban a voulu y faire une place forte du même type que celles des autres villes fortifiées de la frontière, fait absolument disparu de la mémoire collective (SHAT, 1VH690 - Places françaises et d’Algérie, Digne, courrier de Vauban, daté de Nice, du 9 janvier 1693). À défaut de forteresse, ce sont les thermes qui accueillent, près d’un siècle plus tard, des militaires.
42 Arch. nat., F/12/1245 - Foires et marchés, Basses-Alpes, an VI-1823. Ces dates sont tardives par rapport à notre période d’étude, mais on sait que, de part et d’autre du remaniement du calendrier à cause de l’instauration puis de la suppression du calendrier révolutionnaire, les fréquences et dates ne sont guère modifiées, D. Margairaz, Foires et marchés dans la France préindustrielle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1988.
43 On sait que le même mouvement se produit entre Languedoc et Catalogne (voir par exemple J. Peytavi Deixona, « Migrants, au boulot ! Ou comment colmater les brèches démographiques des espaces économiques dans la Catalogne moderne », in G. Larguier, Métiers et gens de métiers en Roussillon et en Languedoc, XVIIe-XVIIIe siècles, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2009, pp. 13-22). Ne laisse-t-il pas plus d’hommes sur son trajet qu’en haute Provence ? Cette question appelle une étude comparative, les reliefs étant fondamentalement différents entre les paires d’espaces considérés.
44 Voir un bilan des acquis : J.-P. Poussou, « Mobilité et migrations », in J. Dupâquier (dir.), Histoire de la population française, Tome 2. De la Renaissance à 1789, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, pp. 99-143.
L’origine du débat : P.-A. Rosental, Les sentiers invisibles. Espaces, familles et migrations dans la France du XIXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
Pour un bilan du débat : J. Dupâquier, « Sédentarité et mobilité dans l’ancienne société rurale. Enracinement et ouverture : faut-il vraiment choisir ? », in Histoire et Sociétés Rurales, 18, 2002, pp. 121-135.
45 La stabilité patronymique est-elle ici aussi liée à celle de la propriété ? (G. Brunet, P. Darlu et D. Barbero, « Patronymes, propriété et mobilité géographique. L’avant-pays savoyard du XVIIIe au XXe siècle », in Histoire et Sociétés Rurales, 30, 2008, pp. 67-90)
46 Ce type de déplacement se trouve dans toutes les régions dont les terres n’ont que des potentialités agricoles insuffisantes pour le peuplement humain qu’elles accueillent. Pour un panorama général : J.-P. Poussou, « Mobilité et migrations », in J. Dupâquier (dir.), Histoire de la population française, Tome 2. De la Renaissance à 1789, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 99-143. Pour le cas de la Provence : J. Vidalenc, « Les migrations de travailleurs dans les départements provençaux sous l’Empire », Provence Historique, tome 5, fasc. 19, 1955, p. 73-86.
47 C’est une idée forte de L’identité de la France (F. Braudel, 1986), en particulier du tome 1, Espace et histoire : la Géographie est un facteur pertinent d’explication de l’Histoire.
48 J. Condamino-Borel, Les Préalpes de Digne et de Castellane, l’enclavement en montagne, thèse de géographie de l’Université de Lyon 3, soutenue le 23 novembre 2007. E. Chiffre, Enclavement et désenclavement en moyenne montagne d’Europe occidentale : Ardennes belge et française - Morvan - montagne languedocienne, thèse de l’Université de Limoges, 2007.
Auteur
Maître de conférences Université d’Aix-Marseille, UMR 7303-Temps, espaces, langages. Europe méridionale-Méditerranée (TELEMME), chercheur associé EA 7397-Centre de recherches sur les sociétés et les environnements méditerranéens (CRESEM)
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