Le protestantisme français et la guerre d’Espagne
p. 67-71
Texte intégral
1Il peut paraître curieux de consacrer, dans ce colloque sur Les Français et la guerre d’Espagne une étude sur un secteur bien particulier de l’opinion publique française face à la guerre d’Espagne ; pourtant les réactions de groupes minoritaires à des événements étrangers peuvent faire l’objet de réflexions intéressantes et permettre de mieux mettre en relief certains éléments de débats plus généraux. L’intérêt de consacrer quelques moments aux réactions du protestantisme français à la guerre d’Espagne et à ses prises de position officielles sur l’éventuel soutien à apporter aux républicains m’est apparu à la suite d’un colloque sur le centenaire du mouvement du christianisme social qui s’est tenu à Paris le 14 janvier 1989 et en particulier après une communication de M. le professeur Jean Baubérot1 sur l’ouverture européenne et internationale de ce mouvement et sur ses réactions aux grands événements de ce siècle. C’est d’ailleurs essentiellement sur les travaux de Jean Baubérot2 que je m’appuierai pour étayer les quelques pistes que je voudrais maintenant partager avec vous, en soulignant qu’un drame comme la guerre d’Espagne peut non seulement susciter des réactions mais mettre à nu des divisions et des contradictions internes à certains secteurs de l’opinion publique.
21 – Le protestantisme français ne peut compter sur un appui décisif du protestantisme espagnol au gouvernement républicain car il le sait bien plus faible que lui, mal intégré dans la société espagnole et sans tradition politique (car il fut presque toujours exclu du politique) et au moins aussi divisé en de nombreuses dénominations confessionnelles et en divers courants théologiques, issus des nombreuses tentatives d’évangélisation depuis le XIXe siècle, souvent soutenues de l’étranger. Mais par sa situation de minorité en pays catholique et latin et de minorité longtemps persécutée en France, le protestantisme français se sent depuis longtemps une responsabilité vis à vis du protestantisme espagnol, le devoir en particulier de veiller à ce que lui soit reconnu une sphère de liberté. Il en résulte, au moins depuis le XIXe siècle, en particulier depuis l’affaire Matamores, une grande sensibilité à la question de la liberté religieuse en Espagne et le désir que l’Espagne (et les protestants espagnols) puissent bientôt profiter des acquis de la Révolution française et des bienfaits de la IIIe République, à savoir, la liberté religieuse, la laïcité de l’Etat et la démocratie. Mais cette sensibilité est le propre de quelques individus qui suivent spécialement les affaires d’Espagne et qui soutiennent des organismes d’évangélisation.
32 – Aussi, par ses valeurs (libre examen) et par ses principes (attachement à la liberté), le protestantisme français, ardent défenseur de la république depuis le XIXe siècle, penchait-il naturellement vers les républicains espagnols et bien peu de ses fidèles étaient attirés par le programme du national-catholicisme de Franco et par les méthodes des putschistes. Il faisait confiance en effet à la république et à ses partisans pour conduire l’Espagne vers la démocratie, vers les lumières c’est-à-dire vers la liberté religieuse, l’égalité des citoyens et à terme la séparation de l’Eglise et de l’Etat Même la droite protestante, viscéralement anticommuniste, si elle dénonçait le gouvernement républicain et refusait toute intervention n’allait-elle pas jusqu’à approuver le projet franquiste : l’alliance était donc très conjoncturelle de son côté avec les forces « anticommunistes ».
43 – Le débat au. sein du protestantisme français porta essentiellement sur le soutien à apporter à la République espagnole menacée et sur la question des alliances et de l’intervention. En effet, soutenir trop ouvertement la République espagnole n’était-ce pas risquer d’entraîner la France dans un conflit mondial, ce que refusait le fort courant pacifiste (n’oublions pas à l’époque le soutien apporté par des groupes importants du protestantisme français aux objecteurs de conscience) mais n’était-ce pas aussi faire le jeu du communisme international (et là la droite protestante, très organisée et bien structurée et violemment anticommuniste exprima très tôt sa réticence et refusa tout soutien à une république « dévoyée » par le « communisme persécuteur »).
5Au contraire, un soutien actif – et une propagande en faveur de l’intervention – fut organisé par les mouvements de gauche protestants qui se reconnaissaient dans le christianisme social et qui avaient l’appui actif d’André Philip. Le pasteur Jules Jézéquel a dirigé la branche française d’un mouvement œcuménique qu’il a orienté vers le soutien aux républicains. Il a eu également des fonctions importantes dans un mouvement « unitaire » pour la défense de la république. Il visait donc à rassembler toutes les forces antifranquistes et acceptait la collaboration des communistes au nom de la défense des libertés et dans une stratégie de Front populaire.
6 4 – Ces deux tendances vont s’affronter violemment dans les années 1936 – 1938. On peut dire avec Jean Baubérot que la guerre d’Espagne fut l’événement où s’exprima le plus nettement la division du protestantisme français dans l’entre-deux-guerres et qui cristallisa les affrontements politiques et religieux entre la droite et la gauche. Alors que la fédération protestante était parvenue à un consensus et à publier un message de défense républicaine au lendemain du 6 février 19343, les divergences apparurent vite : alors que « La Cause » organisait pendant le gouvernement Blum des congrès autour du thème de la lutte de la chrétienté contre le communisme, la fédération protestante non seulement refusa de s’y associer et accepta même de se voir confier les émissions religieuses protestantes à la radio, organisées jusque là par le pasteur Durrleman, à l’anticommunisme affiché, au risque de voir dénoncées ses affinités pour le gouvernement de Léon Blum. Mais cette même fédération était attaquée, sur sa gauche, par les antimilitaristes qui lui reprochaient ses liens avec la finance protestante responsable, selon eux, du développement des industries de guerre.
7Durant la guerre d’Espagne chaque parti affirme défendre une cause religieuse mais aussi politique. Pour la gauche chrétienne sociale, les insurgés espagnols représentent à la fois le péril fasciste et une menace pour le jeune protestantisme espagnol. La droite protestante dénonce au contraire, derrière le gouvernement espagnol, le communisme « antireligieux et persécuteur ».
8La division fut telle qu’elle fut sur le point d’entrainer un schisme à l’intérieur du protestantisme français ou plus exactement de retarder le processus d’unification des Eglises réformées. La division se cristallisa autour de l’attitude adoptée par la branche française de « l’Alliance universelle pour l’amitié par les Eglises »4. En septembre 1936, son secrétaire général, le pasteur Jules Jézéquel, a été nommé vice-président du « Rassemblement universel pour la paix » qui regroupe de nombreuses organisations politiques, syndicales, religieuses, pacifistes et féministes ; dirigé par Lord Robert Cecil et Pierre Cot, le R.U.P. soutient activement la S.D.N. Il bénéficie de l’appui du parti communiste et prend position contre la politique de non-intervention en Espagne. Le comité international de l’Alliance universelle décide, en août 1936, d’adhérer au R.U.P. au moins pour un an et cette décision est entérinée par le comité français en février 1937.
9Une vive campagne de presse s’engage alors, menée par La Vie Nouvelle, contre le « pasteur communiste Jézéquel » et une pétition circule pour exiger sa démission. On note une succession de décisions de retraits du R.U.P., à cause précisément de son action, en faveur d’une intervention aux côtés des républicains espagnols. En juin 1937, le synode de l’Eglise évangélique luthérienne décide de se retirer de la branche française de l’Alliance universelle ; en août 1937 le comité international de l’Alliance universelle ne renouvelle pas son adhésion au R.U.P. ; en février 1938, les réformés évangéliques demandent à la branche française de l’Alliance universelle de se retirer du R.U.P.
10Lors de la réunion du comité français, le 10 mars 1938, certains proposent de renvoyer la question au synode de l’Eglise réformée de France mais le pasteur A.N. Bertrand, artisan de l’unité réformée, préfère que le Synode Uni n’ait pas à résoudre un problème aussi épineux. Aussi décide-t-on de nommer une commission d’enquête de trois membres qui remet son rapport lors de la séance du 9 mai 1938 ; deux des membres estiment l’action du R.U.P. compatible avec les objectifs de l’Alliance universelle. Devant la division des esprits, les délégués des principales organisations ecclésiastiques protestantes proposent de quitter le R.U.P. pour « maintenir la cohésion du protestantisme français sur le terrain de l’action pour la paix », mais les chrétiens sociaux et les délégués des petites Eglises, considérant que les motivations de l’adhésion au R.U.P. demeuraient valables, l’emportèrent de justesse, par 9 voix contre 8. L’adhésion au R.U.P. fut finalement remise en cause lors de l’ultime session du synode des Eglises réformées évangéliques les 14 et 15 juin et le retrait voté par 37 voix contre 8 afin de ne pas encombrer le synode de l’E.R.F. par ce problème et de ne pas donner d’arguments supplémentaires aux évangéliques hostiles à l’unité réformée.
11Les partisans de l’adhésion au R.U.P. hésitent Ils sont eux-mêmes divisés par la question de Munich ; les dirigeants de l’E.R.F. veulent éviter un affrontement politico-religieux lors du premier synode et désirent à tout prix esquiver le problème.
12Aussi le 13 novembre 1938, lors d’une réunion du comité extraordinaire de l’Alliance, le pasteur Jézéquel préfère-t-il démissionner de son poste de secrétaire général et le comité, contraint et forcé, décide de se retirer du R.U.P., ce qui ne manque pas de susciter de violentes critiques de la part d’Elie Gounelle, dans la Revue du christianisme social : « ce repli est une honte pour les Eglises ».
13Les autorités ecclésiastiques, dans une période de crise, étaient soumises à des choix délicats : l’engagement aux côtés des républicains espagnols paraissait à certains comme une attitude politique partiale et inacceptable, faisant le jeu du communisme, mais le refus de s’engager signifiait aussi pour les partisans du christianisme social un lâche renoncement. Finalement c’est la non-intervention qui l’emporta là aussi, plus pour sauver les apparences de cohésion de la communauté que par choix délibéré et sans toujours chercher à en mesurer les ultimes conséquences.
145 – L’aide aux réfugiés après l’écrasement de la République et la « retirada » fut très importante, surtout si l’on considère qu’il n’y avait guère parmi eux de protestants. La rencontre essentielle se fit dans les camps, avec l’appui du pasteur Boegner, la création de la C.I.M.A.D.E. prévue officiellement à l’origine pour aider les personnes déplacées de l’est de la France et dont la mission confiée à Madeleine Barrot s’élargit très vite à toutes les victimes des conflits avec un travail surtout dans les camps du midi de la France auprès des réfugiés républicains espagnols et des anciens des Brigades internationales.
15 L’attitude des protestants vis à vis de la guerre d’Espagne révèle les clivages politiques et même l’ampleur des oppositions sur toute la gamme de l’échiquier politique national mais en même temps une plus grande attention aux problèmes internationaux, une plus grande sensibilité à la montée des périls, une meilleure connaissance du nazisme sous l’influence de K. Barth et de l’Eglise confessante en particulier, une meilleure appréciation des enjeux, notamment des soutiens dont bénéficiait le putsch franquiste, et la mise en place d’œuvres destinées à porter secours aux victimes qui permettraient le moment venu de faire front et de ne pas céder aux exigences de l’occupant Mais on voit aussi comment la guerre d’Espagne fut l’occasion pour les oppositions idéologiques d’apparaître au grand jour, dans toute leur ampleur et leur caractère inconciliable, au point de sembler menacer une unité du protestantisme français – au moins des Eglises réformées – toute récente et encore bien fragile.
Notes de bas de page
1 Jean Baubérot, La dimension européenne et internationale dans l’histoire du christianisme social, in Autres Temps, n° 21, printemps 1989.
2 Jean Baubérot, Le retour des huguenots, Cerf, Labor et Fides, Paris, 1985, cf. pp. 281 à 286.
3 Publiée notamment par Vie Nouvelle le 16 février 1934 et l’Avant Garde le 1er mars 1934.
4 Organisation internationale créée en 1914-15 dans l’optique d’un pacifisme juridique. Elle était liée à l’époque de la guerre d’Espagne au Mouvement œcuménique du christianisme pratique.
Auteur
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Alain Boyer
(Agrégé de l’université)
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