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Une renaissance rurale : Lyon et son plat pays dans la seconde moitié du XVe siècle
p. 63-85
Texte intégral
1Ce demi-siècle est le début d’une époque faste pour la ville de Lyon. Installation des banques italiennes dès 1464-1466, succès des trois foires annuelles dont chacune attire 5 à 6 000 personnes, séjours répétés des rois de France et de princes, puis rôle de base arrière pendant les guerres d’Italie… Les brillantes réussites de la ville éclipsent l’essor des campagnes, qui n’en existent pas moins.
2Pour connaître celui-ci, la seconde moitié du XVe siècle est un moment favorable. Comme partout, les documents seigneuriaux se font plus nombreux au fil du temps. De plus il existe en Lyonnais deux textes qui, bien qu’incomplets tous deux, ont l’intérêt d’être des inventaires. La visite pastorale de 1469-1470 décrit le patrimoine des paroisses en édifices et mobilier liturgique. Les Nommées rurales de 1493 recensent les biens et les rentes que possèdent les habitants de Lyon hors de la ville. Enfin, une des grandes richesses des Archives départementales est formée par les testaments des petites gens des campagnes. Les testaments enregistrés depuis le début du XIVe siècle s’arrêtent, hélas, en 1503 ce qui peut fournir un terminus ad quem.
3Les sources révèlent deux phénomènes concomitants. Le premier est la croissance démographique des campagnes qui démarre lentement vers 1420 et va s’accélérant. Entre 1400 et 1500 le nombre moyen d’enfants en vie nommés par un testateur rural passe de un à cinq. C’est un véritable baby-boom, et qui n’existe qu’à la campagne. Le second est l’ampleur que prennent, une fois la Guerre de Cent ans et ses prolongements terminés, les investissements des habitants hors la ville. Le patrimoine rural des Lyonnais est d’environ 1900 ha en 1493 (alors qu’il comptait environ 1600 ha en 1388). Il comporte cinq fois plus de rentes et une vingtaine de granges spécialisées dans l’élevage, forme d’investissement dont on ne trouvait pas trace cent ans plus tôt. Baby-boom et capitaux urbains ont évidemment des conséquences sur la façon de vivre des paysans et artisans ruraux et sur les relations entre ville et campagnes.
4Il est bon de remettre sur le métier son ouvrage. Les conclusions que je tirai jadis dans Les campagnes de la région lyonnaise … et de Vivre et mourir en Lyonnais me paraissent incomplètes et dans certains cas, aventurées. À l’époque prévalait une vision pessimiste des relations entre une ville et ses alentours, entre prêteurs et emprunteurs, entre riches et moins riches. Un examen plus serré des textes permet une vision moins simpliste.
5Il convient de définir tout d’abord ce que désignait au XVe siècle l’expression « plat pays », puis d’examiner les deux facteurs de renouveau évoqués supra, pour voir enfin si ces changements semblent avoir profité à la population rurale. Problème que l’on ne saurait résoudre en quelques pages et qui fera l’objet d’une plus longue étude dans un proche avenir.
Qu’entendre par « plat pays » ?
6L’espace d’où proviennent les testaments enregistrés à Lyon, c’està-dire l’archidiocèse qui s’étendait alors des Monts du Forez à Saint-Claude dans le Jura, est trop vaste et trop hétéroclite. Le comté de Lyon en revanche est petit : il correspond à la moitié de l’actuel département du Rhône, lui-même de taille réduite (3200 km 2). La partie rurale de ce comté ecclésiastique est orientée vers sa métropole par la disposition du relief et de l’hydrographie comme le montre la carte « Les isolats du Lyonnais » (cf. p. 84). Les Monts du Lyonnais le séparent du Forez côté Ouest, et les affluents du Rhône et de la Saône coulent de l’Ouest à l’Est. Le comté fût rendu étroitement solidaire de la ville par les structures mises en place au cours des XIe -XIIIe siècles. Châtellenies, seigneuries foncières, patronages et dîmeries appartiennent en majorité aux églises canoniales et abbatiales de Lyon. Le rattachement du Lyonnais au royaume au début du XIVe siècle a encore resserré les liens entre ville et campagnes qui durent collaborer pour organiser la défense pendant la Guerre de Cent Ans et qui doivent faire de même pour répartir la charge de l’impôt royal sous ses diverses formes. Les textes publiés par Caillet donnent de nombreux exemples de ces tractations entre citadins et ruraux.
7Le 9 décembre 1481 se tint à l’Hôtel de ville une réunion des consuls et des représentants du plat pays au cours de laquelle il fut décidé de désigner un seul délégué pour porter au représentant du roi à Arras les 800 écus demandés à Lyon et les 200 écus demandés au pays de Lyonnais pour le repeuplement de la ville : « Item sont venuz devers les dis conseeillers, ou dit hostel Jehan Faure et Guiot Remont, de Saint-Simphorien le Chastel, Estienne Roux et Pierre Lyobard d’Anse, Girardin Boly de Chierlieu, Jaquemet Michon de Brignayz, Glaude Poyset de l’Arbrelle, Jehan Berna de Givort, Jehan Garnizer de Saint Genys La Val, Anthoine Nicolas de Sainte Colombe, Jehan Puyssellazy de Dargoyere et Anthoine Javelot de Chasselay, lesquels, tant en leur noms et pour les villes et paroisses du pays de Lionnoys pour lesquels ils dient avoir puissance… »1.
8La partie rurale du comté s’identifie avec le plat pays pour le consulat de Lyon. Toutes les paroisses qui envoient des négociateurs se trouvent dans les limites du comté et sur la rive droite du Rhône ou de la Saône2. Le plat pays n’est pas « la campagne par opposition aux lieux fortifiés » comme le veulent les dictionnaires ; en effet, le Lyonnais au sortir de la Guerre de Cent Ans est presque tout entier fortifié. On y trouve trois petites villes fortes, Anse, Condrieu et Saint-Symphorien-le-Château (à présent « sur-Coise ») et la plupart des villages ont leur vingtain (fortification en général reliée aux murs du château). Le plat pays n’est pas, non plus, « les campagnes proches », notion vague qui devrait englober des paroisses rurales situées sur la rive gauche du Rhône et de la Saône. En somme, le comté de Lyonnais correspond bien au vœu de Pierre Goubert pour qui « une petite région de quelques milliers d’habitants centrée autour d’une ville » était le cadre de prédilection de l’histoire rurale.
9Les publications récentes concernant la ville de Lyon sont très éclairantes pour l’étude de ce plat pays. Le dernier ouvrage de Jacques Rossiaud, qui synthétise un demi-siècle de recherches, est précieux à plus d’un titre pour l’histoire des campagnes voisines. Ainsi la population de Lyon, fortement diminuée pendant la longue récession qui dure jusque vers 1440, ne connaît au XVe siècle aucune reprise durable de la fécondité. Sans l’afflux constant d’immigrés, elle continuerait de décroître. Or parmi les arrivants que fixent en ville le mariage, l’apprentissage ou l’embauche, la part du Lyonnais et de ses marges occidentales est estimée à 30 % environ. Le baby-boom que l’on constate grâce aux testaments est donc pour la ville des foires un atout et le gage d’une prospérité durable3.
Les facteurs de renouveau : baby-boom rural et bond des investissements urbains
le baby-boom rural
10Un récent colloque international consacré au baby-boom des XIXe et XXe siècles s’intitulait « le baby-boom, un passé qui pèse »4. Ressenti au début comme une « divine surprise », puis comme une menace pour l’équilibre de la société, il reste, malgré les travaux qui lui furent consacrés, « un phénomène inexplicable et toujours inexpliqué ». Si l’on connaît assez bien les aspects variés qu’il prit selon les pays et selon les continents, les causes en demeurent malaisées à identifier. Or sur bien des points les leçons de ce colloque peuvent s’appliquer au phénomène identique qui se produisit au XVe siècle.
11Les documents disponibles ne sont pas de ceux auxquels on recourt d’ordinaire pour connaître la démographie des temps passés. Le Lyonnais rural ne dispose pas de sources fiscales telles que les nommées exploitées par Jacques Rossiaud pour la ville de Lyon. Il n’a pas conservé non plus de registre paroissial antérieur au XVIe siècle. Enfin, malgré le rôle important que jouèrent les hommes de loi dans l’histoire locale, il ne reste de registres notariés, qui abondent dans les régions méditerranéennes, que des bribes concernant le Beaujolais et non le Lyonnais5. Les seuls textes qui se prêtent à une étude sérielle sont les testaments enregistrés de 1300 à 1500 par les scribes de l’officialité6. Le tribunal ecclésiastique souhaitait en effet contrôler l’élaboration du testament puis son application.
12Ces textes ne remplacent pas les documents évoqués plus haut ; ils n’équivalent pas non plus à des inventaires après décès car ils ne décrivent ni n’estiment le patrimoine. Mais ils s’échelonnent tout au long de deux siècles et l’on peut, en les comptant et en les analysant, y déceler une double évolution, celle de leur forme et celle de leur contenu7. Comme le Forez, mais plus précocement, le Lyonnais passa en effet du testament coutumier fait oralement devant un nombre variable de témoins au testament romano-canonique qui exige un notaire et qui obéit à des règles strictes. Mais que l’acte soit oral ou écrit, ce qui demeure est la liberté de choix du testateur. Celui-ci peut désigner un héritier ou plusieurs, il n’a pas à respecter de droit d’aînesse, il n’est pas tenu d’accorder aux mâles une priorité absolue. Cette souplesse fait du testament de la région une sorte de baromètre de la conjoncture.
13Il ne sera guère question ici, sauf à titre de comparaison, des testaments venant de la ville de Lyon, au nombre de 1148. Ils montrent, comme les documents fiscaux, que la famille urbaine est « plus fluide, moins durable » et moins nombreuse que la famille rurale8. Le corpus que j’utilise se compose de 1094 testaments venant du « plat pays ». Dans ce lot sont distingués des « isolats » faits de paroisses mitoyennes dont tous les testaments conservés ont été utilisés.9 Deux isolats, les Monts d’Or et le Jarez, sont comptabilisés à part, non qu’ils présentent une densité de textes supérieure, mais parce que leurs testaments forment des séries continues. Les autres isolats ont tous des plages plus ou moins longues sans textes. Sont comptabilisés séparément aussi les textes provenant des deux principales petites villes fortifiées, Anse et Saint-Symphorien-le-Château, ainsi que ceux des nobles qui vivent à la campagne.
Testaments utilisés
Isolats ruraux |
Testaments |
Paroisses |
Tarez |
178 |
18 |
Monts d'Or |
208 |
12 |
Total |
386 |
30 |
Autres isolats ruraux |
||
Côtière du Rhône |
66 |
5 |
Plateau lyonnais |
146 |
9 |
Chazay et environs |
87 |
7 |
Brévenne-Tarare |
77 |
15 |
Monts du Lyonnais |
55 |
17 |
Total |
431 |
53 |
Petites villes |
||
Anse |
90 |
|
Saint-Symphorien |
56 |
|
Total |
146 |
|
Nobles ruraux |
131 |
|
Total général |
1094 |
14La première utilité des testaments est d’indiquer l’évolution approximative de la mortalité des adultes et celle du nombre des enfants. Les deux siècles sont jalonnés avant tout par les épidémies de peste ; la plus grave dans la région fut celle de 1348, où furent enregistrés 376 testaments, alors que la moyenne annuelle sur deux siècles est de 20. Deux données complémentaires se dégagent des courbes obtenues : le pourcentage des testateurs sans aucun enfant vivant et le nombre des enfants en vie déclarés par les autres10.
15Les courbes des deux isolats des Monts d’Or et du Jarez révèlent que le Lyonnais n’échappe pas à l’insidieuse récession qui atteint l’Europe du nord-ouest au cours des décennies encadrant l’an 1300. Dès avant 1340, bien avant la Peste noire, le nombre des enfants en vie est très inférieur à ce qu’il sera dans la seconde moitié du siècle suivant. En même temps le pourcentage des testateurs sans enfant en vie dépasse la moitié dans chacun des isolats ruraux. Signal des plus inquiétant et qui explique le faible nombre des enfants en vie si on le confronte à l’ensemble des testateurs. La part des sans enfant continue de s’élever jusqu’à la fin du XIVe siècle pour atteindre des sommets entre 1390 et 1400.
16La reprise se manifeste dès les premières décennies du XVe siècle par le décrochement des deux lignes. Elle s’accélère jusqu’à porter à cinq le nombre moyen d’enfants en vie entre 1460 et 1480. C’est alors l’apogée du baby-boom. Les autres isolats ruraux n’ont pas assez de textes pour que l’on puisse faire un comptage par tranches de vingt ans, mais l’évolution par demi-siècles confirme grosso modo les résultats obtenus dans les deux premiers isolats.
17La courbe indiquant le nombre des enfants en vie fléchit après 1480. Son ascension est interrompue par la terrible année 1482, année de mauvaises récolte suivies d’une famine. Cependant l’essor démographique n’est pas irrémédiablement compromis comme le montre le Jarez, où il rebondit in extremis. Entre 1483 et 1496, le score est faible : 2,8 enfants. En revanche, les dix derniers testaments, enregistrés entre 1497 et 1502, révèlent une vigoureuse reprise : 23 fils et 29 filles pour dix testateurs, soit une moyenne de 5,2 enfants en vie. Bien que le Jarez ait dans l’ensemble un sol pauvre, l’accroissement paraît général. Voici quelques exemples.
18Marguerite, épouse de Jean Giraud senior, de Fontagneux, qui teste le 27 novembre 1500 avec l’autorisation de son mari, lègue à Mathieu et Antoine ses fils, à Jeannette, Annette et Isabelle ses filles, à chacun cinq sous tournois ; elle désigne comme héritiers Gabriel et Jean Giraud, ses fils11. Barthélémy Baro teste le 19 février 1502. Il lègue à Catherine, Étiennette, Jeanne, Béatrice et Claudie ses filles 20 livres tournois à chacune, avec vêtements et parures de noces. Elles seront nourries et vêtues jusqu’à leur mariage par les héritiers. Sa femme Béatrice sera tutrice et administratrice des biens tant que non remariée. Il désigne comme héritiers André et Annette ses enfants. Si André ne veut pas accepter le co-héritage avec Annette, et s’il veut accéder aux ordres sacrés, « quod sibi prohibet », il ne recevra que 20 livres tournois et une autre fille sera substituée à Annette12. Testatrice et testateur sont tous deux de la paroisse de Saint-Romain-en Jarez, un village où l’agriculture semble être la seule activité. Mais l’abondance de la progéniture (sept enfants dans chaque cas) n’est pas le privilège exclusif des paysans. Le 3 octobre 1500, Jean Fabri, marchand de la bourgade voisine de Rive-de-Gier, nomme dix enfants. Ses filles Marie, Catherine, Dieu la fillie (sic), Jacqueline et Anne, auront chacune 200 livres tournois de dot et seront nourries jusqu’à leur mariage par l’héritier. Ses fils Pierre, Georges et Irénée, auront pour tous droits 100 livres tournois chacun et seront nourris jusqu’à ce qu’ils soient en âge de gagner leur pain. L’héritier devra les entretenir « in scolis usque cantaverunt eorum primam missam ». Sa femme, Antoinette, aura l’usufruit de tous les biens sans inventaire ni compte. Si elle préfère se retirer, elle aura, tant que non remariée, les maisons et terres sises dans la paroisse voisine de Saint-Paul-en-Jarez (liste détaillée). Il désigne comme héritiers ses fils Humbert et Claude13.
19La reprise démographique de la seconde moitié du XVe siècle doit être replacée dans les mouvements de longue durée de la population française, voire européenne. Le recours à des textes supplémentaires a permis de reculer dans le temps le début de la récession du XIVe siècle, qui avait commencé avant même que l’enregistrement des testaments ne fonctionne avec régularité. Le baby-boom constaté dans les années 1440-1460 n’est pas une exception lyonnaise mais se place dans l’ample essor démographique qui devait s’étaler jusqu’au milieu du siècle suivant. Mais le « monde plein » que l’on situait naguère au début du XIVe siècle s’est-il reconstitué ou non à la fin du XVe siècle ? Un ouvrage de synthèse daté de 1996 concluait ainsi : « vers 1500, la France était encore loin d’avoir retrouvé son dynamisme démographique de 1340 qu’elle n’atteignit finalement qu’au milieu du XVIe siècle »14.
20En ce qui concerne le Lyonnais, les terriers seigneuriaux incitent à plus d’optimisme. La plupart des villages et des petites villes du plateau allongent hors les murs de leur vingtain des rangées de maisons neuves bâties le long des chemins qui partent en étoile, par exemple à Saint-Cyr-au-Mont d’Or, ou bien grossissent de faubourgs en rond où les constructions apparaissent au milieu des jardins et des vignes, par exemple à Thurins. L’étude globale de l’habitat est à peine commencée, mais avec l’aide des archéologues, elle pourrait apporter des éclaircissements sur cette question.
LES CAPITAUX URBAINS
21Le second facteur de renouveau est l’ampleur des investissements effectués par le Lyonnais dans les campagnes proches. Ce mouvement est, comme partout, une composante majeure de ce que Patrick Boucheron et Denis Menjot appellent « le système spatial ville/campagne »15. Ce n’est certes pas une création de l’après-guerre puisque le patrimoine rural des Lyonnais apparaît dès 1388, dans le Vaillant, document fiscal qui recense l’avoir des citadins dans et hors la ville16. Les biens de campagne sont déjà importants : 403 Lyonnais détiennent environ 1600 ha de biens fonciers et 105 pensions (rentes). Ils sont amateurs des parcelles les plus profitables que sont les vignes et les prés de fauche. Le tout est réparti en une quarantaine de paroisses avec une plus forte concentration le long de la Saône et du Rhône sur la rive droite.
22L’appauvrissement de la ville et les ravages subis par la campagne pendant la guerre civile et ses prolongements sous forme de brigandage ralentirent la progression des investissements. Ces derniers semblent reprendre pourtant assez vite d’après les nommées de 1446, mais le patrimoine des Lyonnais porte, comme celui des paysans, les traces des temps de malheur. Quantité de vignes hermes, de moulins et de maisons en ruines, laissent entendre que les biens de campagne ne rapportent plus autant que les citadins ne l’espéraient.
23En revanche, le dernier tiers du XVe siècle voit une ruée sur les parcelles, les immeubles, les pensions. Il est significatif que le consulat de Lyon ait ressenti le besoin de faire réaliser en 1493, non seulement les nommées individuelles des habitants de la ville, travail toujours à recommencer, mais aussi ce que l’on appelle à présent les nommées rurales. Pour la première fois, semble-t-il, une équipe de huit notaires envoyés par les consuls est chargée de dresser la liste des biens et des rentes, paroisse par paroisse17. Ce recensement est d’une exceptionnelle richesse d’informations. Il est parfois précisé si telle terre est à froment ou à seigle, si tel pré « boit de rivière » ou « seulement du ciel », et si la demeure du citadin est d’une beauté qui suscite l’admiration.
24Confronté à celui de 1388, le patrimoine rural des Lyonnais paraît fort accru. Huit cent quarante neuf Lyonnais détiennent environ 1900 ha de terrain et 640 pensions. La fiévreuse activité de la ville entraîne des besoins croissants de denrées alimentaires et de matières premières. De plus, les épidémies fréquentes incitent les citadins à s’installer temporairement « au vert ». Tout cela donne à l’espace rural un attrait renouvelé.
25Peut-être cet attrait serait-il moindre si la politique fiscale du consulat ne consistait à alléger considérablement l’impôt levé hors la ville sur les plus aisés. « Les biens ruraux », écrit Jacques Rossiaud, « bénéficient d’une sous-évaluation encore plus accentuée que celle du patrimoine urbain. Sous le couvert des règles appliquées en 1446, les terres à froment doivent être au quart de leur valeur réelle, à un niveau encore moindre lorsqu’elles ne sont pas excellentes. Les « bonnes terres à seigle » sont au huitième, les vignes au quart, comme les prés « bien abreuvés », tandis que les maisons d’exploitation et ou de récréation (qui ne rapportent rien) sont laissées encore une fois à la grâce des commissaires »18. Les rentes constituées sont encore plus intéressantes puisqu’un prêt gagé sur un immeuble assure au prêteur un revenu perpétuel si le débiteur ne peut racheter le capital. Les églises pratiquent sans complexe cette forme de crédit, les hommes d’affaire aussi.
26La composition du patrimoine foncier des Lyonnais a quelque peu changé en un siècle. Les prés occupent en 1493 presque autant de place que les vignes, passant de 15 % en 1388 à 21 %. Cependant, les quantités ne suffisent pas à jauger l’évolution. Les documents fiscaux, si précieux soient-ils, sont incomplets. Ils ne recensent pas les biens que les Lyonnais possèdent sur la rive gauche, en Bresse et en Dauphiné. Qui plus est, les nommées rurales ne disent rien des paroisses situées dans les Monts d’Or, ni de celles de la côtière du Rhône au sud de Lyon. Or ces paroisses font partie de la zone viticole (cf. cartes pp. 83-84) et cet oubli ne peut que réduire la place des vignes dans le patrimoine rural des citadins. Comme il n’est pas question de répéter l’analyse complète des nommées rurales, j’insisterai seulement sur les aspects les plus susceptibles d’influencer la vie rurale dans son ensemble : la remise en état des moulins, l’élan donné à l’élevage, la nature des produits exigés en paiement des rentes, enfin les demeures bâties ou transformées par les citadins.
27Les riches Lyonnais n’ont pas hésité à acquérir des moulins en ruines pour les restaurer, comme le montrent des actes de vente et d’accord conclus au cours du XVe siècle. Les résultats se voient dans les terriers seigneuriaux. Dans le petit massif des Monts d’Or par exemple, on compte en tout dix-neuf moulins dont treize sont tenus en censive. Sur treize tenanciers ayant un moulin, onze sont des Lyonnais.
28Les hommes de loi sont particulièrement présents dans ce genre d’acquisition. En 1450, maître André Porte, docteur ès lois, acheta dans la vallée de l’Yzeron un tènement comportant des gauchoirs (moulins à foulon) avec leur bief et écluse, le tout en ruine et inactif depuis des lustres. Le notaire proposa de remettre en état l’installation si l’archevêque, le seigneur foncier et possédant la châtellenie de Francheville où se trouvait le tènement, lui concédait le droit d’utiliser l’eau de l’Yzeron sur toute le longueur du tènement. L’archevêque consentit volontiers moyennant un cens de douze sous forts à la Saint-Martin, car la tenure prendrait ainsi de la valeur et lui vaudrait à l’avenir des lods et ventes plus substantiel19. Le notaire fit restaurer les édifices et les compléta de sorte que le moulin traite non seulement les draps, mais aussi les grains, l’huile (de noix vraisemblablement), le chanvre et les écorces. Pour cela il avait fallu agrandir écluse et bief, si bien que la veuve du notaire de Bames, autre famille de robins, intenta un procès parce que son propre moulin, situé en aval du précédent, manquait d’eau en été20. En amont du moulin de maître Porte se trouvait le moulin du notaire Alagueyte, autre robin lyonnais avec qui maître Porte eut à polémiquer. Les conflits de ce genre sont fréquents, en effet, car pour répondre aux besoins d’une population croissante, les moulins se multiplient sur les cours d’eau les plus menus que parfois paralyse la sécheresse d’été, fréquente en Lyonnais.
29Les rentes sont, comme les moulins, des placements de notables, et non de petites gens. On rencontre les rentes surtout dans les paroisses où les gens de la ville possèdent également le plus de terres et d’immeubles et qui sont de bons terroirs, aussi les rentes en froment et en vin sont-elles les plus répandues. Il n’existe de rente en avoine que dans quelques paroisses de montagne comme Saint-Martin-en Haut. Les rentes en huile sont encore plus rares, peut-être parce que les biens des Lyonnais sont fréquemment plantés de noyers. Les rentes en numéraire se rencontrent un peu partout, mais surtout dans les paroisses les plus éloignées de Lyon. On ne rencontre jamais dans le comté les pensions en objets fabriqués comme on en trouve autour de Rouen21. Le Lyonnais semble ignorer ce moyen de stimuler l’artisanat rural, qui se contente de sa clientèle locale.
30Développer l’élevage en Lyonnais n’est point aisé car le pays manque singulièrement de pâtures. Celles-ci se font moins rares aux extrémités est et ouest. Les Monts du Lyonnais, tardivement colonisés et exploités, ont encore à la fin du Moyen Âge des landes, brosses, fougeraies, sagnes, etc., dont chaque tenancier profite. Le long des fleuves (il ne faut pas dire à Lyon que la Saône n’est qu’une rivière) se trouvait la zone des brotteaux, composée d’îlots instables et de chenaux que les paroisses proches se disputaient avec acharnement car riches en ressources et tout particulièrement en pâtures. En revanche le plateau lyonnais, depuis l’Antiquité défriché et quadrillé de villages dont le réseau s’est maintenu jusqu’à nos jours, ne disposait que des broussailles tapissant les flancs raides des vallons et les bordures humides des cours d’eau. Seuls quelques villageois plus riches que les autres se lançaient dans un élevage spéculatif qui consistait à fournir des bœufs de labour, puisqu’il en fallait bien sur ce plateau voué aux céréales, témoins deux testaments de Messimy datés de 1348 et 135122.
31Le tableau est bien différent à la fin du XVe siècle. Grâce aux nommées rurales, on s’aperçoit que les Lyonnais ont développé l’élevage de deux façons : multiplier les prés de fauche et commencer à organiser des « granges ». L’irrigation certes existait bien avant 1493, mais elle prend une ampleur nouvelle, et il n’était pas question de granges dans les précédents recensements de biens.
32L’intérêt porté à l’irrigation se manifeste par le style du document. Les notaires utilisent plusieurs manières d’évaluer la valeur d’un pré : superficie, rendement en foin, ressources en eau dont l’irrigation collective et, plus rarement, prix de location. La zone de prédilection est la basse Azergues et tout particulièrement la paroisse d’Anse qui depuis longtemps arrive en tête des paroisses où les Lyonnais ont investi. Ainsi maître Léonard Baronnat, bien connu pour ses entreprises minières et autres, répond d’un pré rendant trois charretées de foin, abreuvés du bief de son moulin et de l’eau de Saône. Les frères Renevyer ont un pré en Gire rendant un char de foin, abreuvé de l’eau du ciel « et a quatre foys de leaue de saulne ». Etienne Nemo a « quatre pies » de pré qui rendent dix charretées de foin en la prairie d’Anse, abreuvé de l’eau du ciel « et quatre foys de la rivière de saulne »23. Cette quête des prés ne se cantonne pas à la vallée d’Azergues, incontestablement la plus apte à l’irrigation. Bien ou mal arrosés, les prés passés aux mains des Lyonnais sont un peu partout : à Mornand, 13 ha, à Oullins, 24 ha, à Chaponost, 26 ha, à Millery, 11 ha…
33Certains de ces prés font partie d’exploitations que l’on commence à appeler des « granges » apparues dans le courant du XVe siècle aux mains de citadins. Le Lyonnais tend à s’aligner sur d’autres régions où l’on vit apparaître dès le XIIIe siècle de ces exploitations cohérentes louées ou affermées d’un bloc. La Haute Marche en est un exemple tardif où les granges se multiplient à la charnière des XVe et XVIe siècles. En Lyonnais aussi le mouvement débute et n’atteindra son plein développement qu’au milieu du XVIe siècle. Richard Gascon y voit « une forme typiquement bourgeoise d’exploitation du plat pays »24. En 1493, les nommées en mentionnent une vingtaine. Elles sont loin d’être uniformes : leur mode de mise en valeur est l’accensement perpétuel ou le bail à court terme, leur étendue varie de cinq à quarante ha, certaines sont cohérentes, d’autres faites de pièces éparses. Leur seul point commun est d’être nettement destinées à promouvoir l’élevage.
34Point n’était besoin de prendre modèle sur la France du nord ou du centre : les églises canoniales et les abbayes du Lyonnais avaient des granges dans leur réserves, certains lignages nobiliaires aussi, mais les documents qui les concernent sont rares. Un inventaire daté du 20 octobre 1469 décrit les biens que laisse noble Antoine de Bron, capitaine châtelain de Riverie dans les Monts du Lyonnais. Comme les enfants de ce seigneur étaient mineurs, la veuve voulut faire un inventaire détaillé de ce qu’elle devait gérer en leur nom. Outre une maison dans la forteresse de Riverie, située à 700 m d’altitude, le défunt possédait au hameau de Savernas, situé à 500 m, une grange.
35Les bâtiments de la grange ne sont pas nommés, mais on sait qu’ils contenaient un important mobilier (quarante draps, vingt nappes, deux douzaines de serviettes, trois bancs, un tapis) et un cheptel varié (trois chevaux avec brides et selles, quatre bœufs, une vache, trois génisses, quatre veaux, au moins vingt moutons et dix agneaux). On ne sait comment est géré ce beau domaine. L’inventaire ne répertorie pas l’outillage agricole, les terres figurent dans des terriers auxquels renvoie l’inventaire mais qui ont disparu. Il détaille avec soin le cheptel. Peut-être a-t-on vendu des vaches aux foires d’automne car il n’est reste plus qu’une, mais la grange abrite de jeunes bovins pour assurer la continuité du troupeau25.
36Les granges des Lyonnais sont décrites de façon plus précise dans les nommées de 1493. Dans la paroisse de Quincieux, non loin d’Anse, les hoirs de Humbert Taillevent ont une grange contenant maison et des terres sur lesquelles on peut semer 2018 ânées de grain, vingt faucherées de pré rendant vingt charretées de foin, et qui sont abreuvés de pluie et quatre fois de l’eau de Saône. À Condrieu, au bord du Rhône et à la limite sud du comté, « honorable personne Camyon de Villars, esleu en lyonnois » possède entre autres biens « une grange asses bien bastie avec une chauffeure, deux chambres, deux estables et la grange pour mectre les foins et les pailles », avec 120 bicherées de terre moitié à froment, moitié à seigle, sept sétérées de pré « boyvant tant de petits rosseaulx que du ciel », 40 bicherées de bois « tant pour chauffage que pour bastir », de laquelle grange « il a tous les ans de louage de Jehan Vaganay quarante livres tournois toutes charges payez »26. Ces granges se trouvent au-delà de la zone viticole et des paroisses suburbaines surpeuplées où le sol est morcelé et les tenures formées de lopins éparpillés dans le terroir27, car un obstacle à la formation de granges est qu’il faut disposer d’une exploitation assez étendue ou bien rassembler des terres. Les tenanciers survivant aux épidémies de peste purent le faire à la fin du XIVe siècle et encore au début du suivant, mais cette période est révolue. Aussi certains domaines en cours de formation sont-ils encore formés de parcelles éparses, surtout si le cœur en est une maison qui se trouve à l’intérieur d’une forteresse rurale.
37L’inventaire du patrimoine réalisé en 1493 donne nécessairement un portrait figé. Ce patrimoine est appelé à se développer encore tout en se modifiant. Comme l’a montré R. Gascon, le mode de gestion des granges ira s’uniformisant, les activités se diversifiant. Au XVIe siècle, il y aura des granges viticoles, dont on ne voit pas trace en 149328.
38Apparaît en revanche clairement la contribution des citadins à l’habitat rural auquel ils apportent une touche supplémentaire de qualité et de diversité. Cet aspect m’avait échappé jadis29. Les Lyonnais possèdent à la campagne non seulement des biens cultivables et des pensions, mais aussi des édifices, moulins, colombiers, granges, maisons, surtout des maisons et de toutes sortes. Le vocabulaire, limité à domus et maison, dissimule leur variété, mise en valeur en ce qui concerne la ville par J. Rossiaud. La campagne est moins riche en documents mais les nommées fournissent tout de même quelques éléments.
39Dans les paroisses et terroirs proches de la ville, les Lyonnais n’ont, semble-t-il, pas innové. Ils ont acquis de petites maisons, en ont peut-être construit, mais sans chercher à construire plus grand ni plus luxueux. À la Croix-Rousse et à Cuire, ils possèdent 32 maisons dont une seule « haute et basse ». À Vaise, 29 maisons dont six hautes et basses, à Écully, sept maisons dont une haute et basse. Les maisonnettes pourvues d’un étage sont donc très minoritaires. Elles se louent quatre à six livres l’an.
40Les « maisons des champs », comme on les appellera plus tard, sont différentes et méritent des notaires les inventoriant des épithètes louangeuses. Certaines sont à l’abri dans un castrum, soit dans le château du seigneur, soit dans le bourg fortifié qui lui est accolé.
41L’habitat rural du comté avait été déjà profondément transformé par la construction de forteresses villageoises pendant la guerre de Cent Ans. L’insécurité récurrente explique les choix de quelques citadins. La demeure des Lyonnais placée au milieu des autres est parfois l’objet d’une brève mention : une maison au château, une maison dans le bourg… D’autres, à cause de leur ampleur ou de leur originalité, sont plus longuement décrites. À Dargoire, honorable messire Pierre Fournier, receveur, citoyen de Lyon, possède dans le château une maison haute et basse contenant chambre, cellier, étables, et, dans le bourg, « une belle maison en laquelle sont cours, treuil à vin, celliers, étables, chambres, cuisine et salles »30. À Saint-Andéol, « vénérable personne messire Guichard Chol, docteur en deux droits, et honnête personne Pierre Chol, marchand, frères », ont « une belle maison à trois estages contenant salles, chambres, celliers, deux fours, paneterie » et establerie au château en la grand-rue »31.
42Ces demeures rurales sont grandes et hautes, on les distingue des autres, elles contiennent les pièces et dépendances propres à assurer le quotidien d’une grande maisonnée. Les riches qui possèdent un de ces petits palais champêtres, peut-être plus confortable, qui sait, que la demeure du seigneur voisin, peuvent fuir la ville, sa touffeur estivale, sa pollution, fuir l’épidémie si besoin est. Sous la plume du scribe chargé de les recenser, les adjectifs louangeurs reviennent souvent (beau, belle, bon) appliqués à la résidence, voire à un simple moulin.
43Quelques une des granges mentionnées furent achetées en 1493 par le citadin qui les possède ; il en est ainsi de deux granges situées dans la paroisse de Mornand, au centre du plateau lyonnais. L’une s’appelle La Chalonne, et fut achetée par le marchand Jacque Champier à Pierre et Jean Champier de Saint-Symphorien-le Château. L’acquéreur tient dans la même paroisse une autre grange appelée La Creytinière, le tout formant un patrimoine de 66 ha32. À Mornant encore, honorable personne Jacque Dodieu a une grange de 30 ha qui fut jadis à un habitant du lieu, Henri Bonant33. Il est exceptionnel de trouver trois granges, dans la même paroisse, aux mains de Lyonnais. Peut-être faut-il voir là l’influence de l’abbaye d’Ainay qui domine cette partie du plateau et dont le domaine contient des granges attentivement gérées34.
Le « grans meilliorement »
44Dans le dernier tiers du XVe siècle sinon même la seconde moitié, Lyon et son plat pays paraissent tous deux en plein redressement. En 1466, les consuls de Lyon reconnaissent avec satisfaction « le grans meilliorement que Dieu a apporté » à la ville35. Afflux de marchandises de provenances diverses, aisance monétaire, développement d’industries anciennes et nouvelles : tout progresse. Les consuls constatent que la campagne est prospère elle aussi ; ils en profitent pour faire une réclamation sous forme de mémoire adressé au roi pour que soit réparti autrement l’impôt royal. Au temps passé, disent-ils, la ville fut chargée de payer entre le tiers et le quart de la somme car le plat pays « estoit fort folez tant par raison desdites guerres et divisions qui lors y regnoient que autrement ». Mais à présent que la pillerie des gens de guerre a cessé, les villes et villages sont « fort augmentez et accruz de peuple, de chevance et facultez de biens »36.
45L’avis, sans doute intéressé du consulat, est plus optimiste que la conclusion jadis donnée à mes anciens travaux sur le Lyonnais : « une agriculture routinière et un artisanat insuffisamment développé ». Ce constat reste en partie exact. Le régime de la tenure censitaire perpétuelle ne donne pas l’occasion au seigneur foncier de promouvoir de nouvelles méthodes de culture. Les charges de la tenure sont lourdes : les lods et ventes valent le sixième du prix d’achat, et le taux de la dîme ne descend qu’exceptionnellement au-dessous du douzième. Aux impôts traditionnels se superpose l’impôt royal que les événements se chargent de faire augmenter, et, dans les terroirs proches de la ville, s’ajoute souvent la rente due au Lyonnais devenu tenancier en titre du lopin que cultive un paysan. La seule jauge chiffrée qui puisse servir à comparer le niveau de vie au village et en ville est le montant des dots. Or la dot moyenne dans le premier cas est à la fin du XVe siècle inférieure à ce qu’elle était avant 1350, et supérieure dans le second.
46Heureusement les documents supplémentaires dépouillés au cours des dernières décennies, les thèmes nouveaux introduits en histoire rurale, permettent d’obtenir une vision d’ensemble plus nuancée et pourvue de la touche d’optimisme qui lui manquait. En attendant plus ample exposé, deux exemples brièvement évoqués suffiront ici : le thème de l’habitat rural déjà signalé plus haut, et celui de l’argent.
47En Lyonnais, « l’argent des villages » est l’argent des paroisses et des confréries. En ce comté ecclésiastique, en effet, les communautés furent longtemps privées d’autonomie. L’impôt royal, la construction et l’entretien des vingtains, le soin des édifices et du mobilier du culte, tout est fait au nom de la paroisse. Or, la Visite Pastorale de 1469-1470 décrit un état matériel très satisfaisant. Les fidèles ont accompli depuis la visite précédente (1378-1379) un énorme effort de construction et d’équipement. Sur les 464 églises visitées sur la rive droite, cinq seulement sont en ruines. Chaque église doit posséder au moins deux custodes, un calice, un reliquaire, un missel et divers rituels, sans parler des ornements sacerdotaux. Les objets qui manquent çà et là seront, promet le marguillier, remplacés dans les délais prescrits. Il faudra pour ce faire s’adresser aux orfèvres, libraires et brodeurs de Lyon. Or, on sait que le bréviaire, le plus humble des livres liturgiques, celui que tout prêtre doit posséder, coûte entre quatre et quinze livres tournois selon sa qualité37.
48La comptabilité des confréries rurales a disparu. On ignore le montant des cotisations et la composition du patrimoine, entretenu par les legs des paroissiens. Mais un texte tardif (1476-1513) provenant de Saint-Cyr-au-Mont d’Or montre que la confrérie paroissiale, structure de sociabilité décrite par Catherine Vincent, est aussi un organisme de gestion qui sait recourir aux formes de crédit les plus usitées par les églises comme par les hommes d’affaires de Lyon, les rentes assises sur un bien immobilier. Le document ne se trouve pas dans un des fonds ecclésiastiques qui forment les neuf dixièmes de la documentation, mais dans le fonds des communes (série E, fonds des communes, Saint-Cyr, n° 1). Ce cahier contient la copie d’une cinquantaine d’actes concernant les cinq confréries de Saint-Cyr. Il porte le titre, ajouté postérieurement, de « Terrier pour la communauté des pauvres de la paroisse ». Les textes relatent la création de « pension » ou rentes assises sur des parcelles ou des immeubles. La confrérie, par les mains de ses deux procureurs, paye une somme d’argent à un habitant de la paroisse qui s’engage à verser une certaine quantité de grains ou de vin à un moment précis de l’année et cela à perpétuité. Celui qui s’engage ainsi « vend » la pension.
49Pierre Micolier dit Varey, pour lui et pour son frère Nicolas, vend au procureur de la communauté un demi-bichet de froment « pro augmentendo et crescendo panem benedictum qui datur et dari consuevit dictis parochianis in prima missa » le dimanche à l’église paroissiale. Il donnera aussi sept gros de monnaie courante « pro emendo cereum et sofrarnanandum sive colorandum » ledit pain bénit. Cette pension lui est payée neuf livres tournois et devra être versée chaque année à la Saint Julien (fos 13-14). Moyen commode d’assurer à la confrérie une fourniture destinée à un usage précis, qui est une distribution journalière. Des pensions léguées par testament ont le même emploi, mais ces ventes constituent une opération de crédit en circuit fermé, au sein de la paroisse. L’un des intéressés, Jean Reverchon déclare vendre la pension « pour payer ses dettes » (f° 18). Cela lui évitera peut-être de recourir à un usurier voisin ou à un banquier de Lyon. Le remboursement est étalé dans le temps et pour plusieurs générations. Cela semble être une habitude, comme dans les Pyrénées-orientales où, écrit Serge Brunet, « les multiples confréries paroissiales s’occupent également de prêter ». En effet, le recueil n’est pas fait que de créations ex nihilo. La moitié des actes confectionnés à partir de 1476 rappellent l’existence de pensions créées antérieurement et parfois longtemps auparavant.
50Bertrand de Marcua, clerc de Collonges, avait jadis cédé et appensionné à Pierre Gontier dit Pellus, de Saint-Cyr, une vigne de quatre journaux, au territoire de Marcua, sous la pension annuelle et perpétuelle d’un barral de vin que Pierre Gontier avait promis de payer à chaque vendange, « comme le prouvent des lettres reçues par Peronin de Charnos, notaire, du 9 janvier 1351, n. s. ». Ledit Beraud, par la suite, donna cette pension à la confrérie de la Charité, et cela pour la dépenser chaque année le lundi de Pentecôte, post prandiem. Pierre Gontier, fils de Pierre Gontier, promit de payer cette pension aux honorables Jean Garenjot et Guillaume Jordan, actuels recteurs de la confrérie, le lundi de Pentecôte, au château de Saint-Cyr, « pro despensando dicta die in adventu rogationum beate marie insule barbare », comme le prouvent les lettres reçues par le notaire Peronin de Charnos, le 24 mars 1390. Ensuite, Pierre Feilla de Collonges, tenancier et possesseur de la vigne, devant Antoine Brun et Barthélémy Divitis, recteurs, répondit du paiement de cette pension qui est rachetable pour le prix de cinq florins et demi (fos 58-59).
51On trouve ainsi des actes emboîtés par deux, trois ou quatre. Les recteurs en place en 1476 ont entrepris une énergique mise en ordre des archives et des finances des confréries de leur paroisse. Ils utilisent un des procédés courants du crédit et ils ont la précaution de rendre les pensions rachetables. Ainsi firent leurs successeurs au cours des décennies suivantes.
52Une dizaine de rappels prouvent que les confréries disposent de quelques actes notariés antérieurs à 1476, c’est bien peu. Les archives ont-elles disparu au cours des troubles ? Ce peut être aussi parce que les gestionnaires changent de méthode. Les fournitures en blé et en vin pouvaient être assurées par d’autres procédés. Accumuler en quelques années 34 créations de pensions et quinze rappels pourrait laisser croire que les recteurs ont décidé de compter désormais davantage sur le procédé commode du placement sous forme de rente. C’est se mettre au goût du jour. Les rentes déferlent et pour toutes sortes d’usages au cours du XVe siècle. Belle confiance en l’avenir incertain que ces rentes et anniversaires « à perpétuité ». On sait quelles catastrophes leur usage abusif provoqua dans les villes dépeuplées dans la première moitié du XVe siècle, les immeubles ne trouvant plus d’acquéreurs parce que trop chargés de rentes et s’écroulant faute d’entretien.
53Les pensions doivent garantir les fonctions charitables et liturgiques des confréries et ce système se fait en circuit fermé. Ceux qui s’y engagent sont de la paroisse et profitent à l’occasion des distributions organisées. Toutes les pensions cumulées procurent cinq ânées de froment, environ 1105 litres, onze ânées de vin claret (1023 litres) et environ quatre livres tournois. Le froment doit être livré à la saint Julien le 28 août, à la fin des moissons, le vin aux vendanges, sauf pour la confrérie de Saint-Antoine qui préfère le recevoir pour la fête de son saint patron, le 17 janvier. Le plus gros des fournitures en froment sert à faire le pain bénit que l’on distribue à la messe quotidienne et à la première messe du dimanche. C’est du bon pain blanc de froment, il est même prévu de le colorer en jaune avec du safran ! Le vin est toujours du bon vin, le plus souvent du blanc. Dans la zone viticole, on consomme pour les offices religieux et les fêtes les meilleurs produits. Le vin est offert non le matin, mais à la sortie des vêpres dans le joyeux tohu-bohu qui salue le déclin du jour et la fin des cérémonies liturgiques.
*
54L’argent au village circule, on le voit dans les premiers testaments du début du XIVe siècle. La monétarisation de l’économie rurale n’est pas une conquête de l’après-guerre, il y a longtemps qu’elle est habituelle en Lyonnais, à l’opposé de « ce monde où l’argent des villes n’arrive jamais » dont parlait Jean Tricard. Après 1450, seule la pension viagère de la paysanne retraitée est libellée en nature : elle consiste en produits de la ferme, céréales, vin, légumes, chanvre, bois… Les dots des filles, les legs à la parenté, sont libellés en livres tournois.
55Comme il est rappelé plus haut, c’est une des rares données chiffrées qui puisse servir de base à des comparaisons. Mais confronter des dots moyennes ne suffit pas ; à cause du baby-boom, il y a beaucoup plus de filles dotées au village qu’en ville et l’hypothèque pesant sur le patrimoine s’en trouve alourdie d’autant. Prenons l’exemple des paroisses des Monts d’Or entre 1450 et 1503 : familles de moins de cinq enfants : dot moyenne d’une fille : 30 livres, charge moyenne du patrimoine : 64 livres ; familles de cinq enfants et plus : dot moyenne : 19 livres, charge du patrimoine : 124 livres.
56Enfin plutôt que de confronter village et ville comme si chacun d’eux formait une unité cohérente, il est plus juste de noter la formation d’une nouvelle élite locale constituée de quelques paysans rassembleurs de terre et de quelques artisans. Ce petit groupe qui émerge parmi les testateurs se distingue, non seulement par son aisance relative, mais aussi par un trait culturel qui, avant le milieu du XVe siècle, était exceptionnel : l’envoi d’un ou de plusieurs fils « aux écoles ». Le père de famille qui introduit cette clause semble n’envisager que la prêtrise pour l’heureux élu qui n’aura pas à guider la charrue ni soigner les bêtes. Mais les mêmes écoles forment les clercs stagiaires auprès du curé ou auprès du notaire. La porte est étroite qui mène à ce débouché promotionnel. En Jarez, les testaments donnent les noms de cent sept fils dont quatre-vingts sont désignés comme héritiers et sept dirigés vers les écoles. Dans les Monts d’Or, quatre-vingt quinze fils dont trente deux désignés comme héritiers et quatre mis aux écoles.

Les communautés dans la Guerre de Cent Ans

Les isolats de sondage du Lyonnais (série 4G)

Notes de bas de page
1 L. Caillet, Étude sur les relations de la commune de Lyon avec Charles VII et Louis XI, Lyon-Paris, 1909, 300 p. et 352 pièces justificatives, PJ n° 321.
2 Cf. fig. I. Les communautés dans la Guerre de Cent Ans.
3 J. Rossiaud, Lyon 1250-1550, réalités et imaginaires d’une métropole, Champ Vallon, 2012, p. 21.
4 Archives départementales du Rhône, série 4 G.
5 R. Fédou, Les hommes de loi lyonnais à la fin du Moyen Âge, étude sur les origines de la classe de robe, Paris, Les Belles Lettres, 1964.
6 M.-T. Lorcin, « D’abord il dit et ordonna », Testaments et société en Lyonnais et Forez à la fin du Moyen Âge, Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 18, PUL, 2007.
7 Ibidem, première partie : le testament, mode d’emploi.
8 J. Rossiaud, Lyon 1250-1550, réalités et imaginaires d’une métropole, Champ Vallon, 2012, p. 281.
9 Cf. fig. II. Les isolats de sondage en Lyonnais.
10 Cf. fig. III. La démographie dans deux isolats.
11 Archives départementales du Rhône, 4 G 76, 143.
12 Ibid., 4G 75, 313.
13 Ibid, 4 G 75, 138.
14 É. Carpentier, M. Le Méné, La France du XIe au XVe siècle, Population, société, économie, PUF, 1996, p. 380.
15 J.-L. Pinol, dir., Histoire de l’Europe urbaine, Seuil, 2003, p. 427.
16 M.-T. Lorcin, Les campagnes de la région lyonnaise aux XIVe et XVe siècles, Lyon, Bosc, 1974, pp. 369-1388.
17 Ibid., p. 389-410.
18 J. Rossiaud, Lyon 1250-1550…, op. cit., p. 185.
19 Arch. départementales du Rhône, 10 G 1491, 3.
20 Ibid., E Bames.
21 A. Follain, L’argent des villages, comptabilités paroissiales et communales, fiscalité locale du XIIIe au XVIIIe siècle, Actes du colloque d’Angers, oct. 1998, Association d’histoire des sociétés rurales, PUR, 2000, p. 62.
22 Archives départementales du Rhône, 4 G 46, 55 et 4 G 46, 63.
23 Archives municipales de Lyon, CC 56, II, 1-73.
24 R. Gascon, Grand commerce et vie urbaine au XVIe siècle. Lyon et ses marchands (1520-1580), Paris, SEVPEN, 1971, pp. 846-860.
25 M.-T. Lorcin, « Inventaire des biens meubles et immeubles de la famille de Bron en 1469 », L’Araire, 161, juin 2010, pp. 17-30.
26 Archives municipales de Lyon, CC 56, II, 75 ; CC 17, I, 1 v°.
27 Cf. la carte « Les biens de campagne des habitants de Lyon », M-T. Lorcin, les campagnes, op. cit.
28 R. Gascon, Grand commerce et vie urbaine…, op. cit., p. 847.
29 M.-T. Lorcin, Les campagnes…, op. cit.
30 Archives municipales de Lyon, CC 16, 27 v°.
31 Ibid., CC16, 29.
32 Ibid., CC16, 6-8.
33 Ibid., CC 16, 8.
34 M.-T. Lorcin, Les campagnes …, op. cit., pp. 286-288.
35 J. Rossiaud, Lyon 1250-1550…, op. cit., p. 177.
36 L. Caillet, Étude sur les relations de la commune de Lyon…, op. cit., pp. 542-544, qui date ce texte d’« environ 1460 ».
37 M.-T. Lorcin, « Des commandes pour les orfèvres, la visite pastorale du diocèse de Lyon en 1469 », Cahiers d’Histoire, XXIV, 1979, pp. 21-44.
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