1. Introduction

1Au cœur des logiques actuelles de mutations des villes et de concurrence des territoires, la reconquête des friches industrielles en centres urbains est devenue un enjeu majeur et une pratique urbanistique emblématique. Ce type de projets de requalification repose sur la mise en valeur d’une portion d’espace délaissé dont les potentialités ont été révélées. La dimension touristique associée à celle du patrimoine apparaît souvent comme une composante essentielle dans ces projets. De part leur situation stratégique, ces sites sont appelés à devenir de nouveaux lieux de centralités : valorisation du patrimoine, parc des expositions, musées, centres de loisirs sont planifiés comme supports stratégiques aux pratiques festives, de loisirs et touristiques, répondant aux besoins et aux rythmes de la société de consommation (Hartog, 2003). Nombreux sont les exemples qui témoignent de ces tendances (Vancouver, Hambourg, etc.), le plus connu étant probablement Bilbao et la reconquête de son port industriel, dont le paysage urbain est marqué par l’objet architectural du Gugenheim.

2Dans cette perspective, le projet de régénération de friches industrielles "Confluence", situé sur la presque-île de Lyon, est un exemple particulièrement intéressant. Celui-ci prend place dans une portion de territoire actuellement en relégation : il accueille dans sa partie nord des populations plutôt défavorisées, et constitue au sud un site d’entrepôts et de terrains vagues. Ce quartier constitue la seconde face d’un centre-ville bipolaire ; une face cachée à deux pas du centre historique. Outre des logements et des bureaux, le projet "Confluence" comprend un grand nombre d’infrastructures culturelles, touristiques et de loisir. Cette programmation induit un renversement particulièrement radical de la morphologie, des fonctions du site et de l’imaginaire associé à ce morceau de ville. De fait, prise en étau entre un centre historique et commercial au nord et un projet de renouvellement urbain au sud, la population habitant le quartier est soumise à une pression considérable : celle de la recherche d’une valorisation foncière par une stratégie de marketing urbain, qui engendre un retour des cadres, et attire un tourisme d’affaire/de loisirs dans les centres-villes. Par cette contribution, nous espérons contribuer à l’évaluation du tourisme dans les dynamiques de transformation des centres-villes. En partant de l’exemple du projet "Lyon-Confluence", nous cherchons à montrer quelles sont les stratégies et les objectifs visés par les pouvoirs publics ainsi que les acteurs privés pour ce territoire. Nous tentons ensuite d’analyser l’impact que ceux-ci peuvent engendrer sur le territoire et ces populations. Enfin, nous interrogeons la fonction patrimoniale et son usage en tant que catégorie d’action sur le présent et d’élément de recomposition identitaire d’un territoire.

2. Le projet "Lyon-Confluence"

3Le centre de la ville de Lyon a la particularité d’être bicéphale. La partie nord, qui s’étire de la colline de la Croix-Rousse à la gare de Perrache, est caractérisée par un quadrillage régulier de rues délimitant des îlots d’habitat ancien, formant un tissu urbain dont la continuité remarquable a valu à la ville de Lyon d’être classée au Patrimoine de l’humanité en 1998. La partie sud, qui s’étend de la gare de Perrache à la pointe de la confluence, apparaît au contraire comme un quartier industriel, caractérisé par un enchevêtrement discontinu d’infrastructures de transports et de grands bâtiments.

2.1. Site, situation et contexte

4Ce quartier, dénommé "le Confluent", a été créé suite aux travaux d’agrandissement de la presqu’île qui ont été réalisés au XVIIIe siècle. Initialement prévus pour soutenir l’expansion spatiale du centre historique de Lyon, ces nouveaux terrains disponibles firent l’objet d’un grand nombre de projets – palais impérial sous Napoléon au début du XIXe s., CBD dans la deuxième moitié du XXe s. notamment – mais aucun ne se réalisèrent. De fait, ce site de 150 hectares est progressivement devenu une sorte de banlieue où se trouvèrent concentrées les fonctions et activités peu valorisées dont le coeur de ville ne voulait pas : industries polluantes, abattoirs, gare de triage, entrepôts, prison, formant un lieu d’expérimentation pour l’industrialisation et l’habitat social (Lapeyre-Uzu, 2005). Paradoxalement, ce quartier industriel, séparé de la ville par deux fleuves, une autoroute et des voies ferrées, a fait figure de territoire enclavé au cœur même de la ville. Quartier dit de relégation, le Confluent a longtemps été mal vu par les lyonnais, ce qu’illustre l’expression "au-delà des voûtes" le désignant. Ce quartier n’est cependant pas exclusivement occupé par des industries et des entrepôts : près de 7000 personnes habitent actuellement le site. Celles-ci appartiennent principalement à une frange relativement défavorisée de la population. On trouve par ailleurs dans cet espace plusieurs hôtels réquisitionnés pour accueillir des sans-papiers, et bon nombre d’étudiants ont investi ce territoire à la fois central et accessible financièrement. La prostitution, enfin, y a jusqu’à très récemment occupé une place importante, contribuant à sa stigmatisation. Depuis une dizaine d’années toutefois, la volonté de valoriser ce quartier s’est faite plus insistante : les friches industrielles qui le composent ont progressivement été considérées comme des morceaux de territoire stratégiques à reconquérir, pouvant former à terme une centralité complémentaire au centre historique de la ville.

2.2. Une programmation ambitieuse

5Le projet "Lyon-Confluence", lancé à la fin des années 1990, s’articule autour de la requalification de toute la partie sud de la presqu’île. Schématiquement, il consiste en la reconquête des terrains industriels, le déclassement de l’autoroute, le prolongement du tramway à travers le quartier, la création d’espaces verts et d’une place nautique sur les berges du Rhône et de La Saône, l’implantation d’habitats résidentiels et de bureaux, la réalisation d’un grand complexe de loisirs associant plusieurs activités ludiques, la construction enfin des Archives municipales, du musée des Confluences et du nouveau siège de la région Rhône-Alpes [Geoconfluences, 2007). La mixité fonctionnelle de l’espace projeté est affichée, "Lyon-Confluence" se révèle comme une déclinaison des quatre fonctions suivantes : se loger, se promener, travailler et se distraire.

6A terme, le site devrait accueillir 25’000 habitant, soit 18’000 de plus qu’actuellement. Le programme dédié à l’habitat montre une volonté de mixer les publics : pour la première phase, 20 % de logements sociaux et 15 % de logements intermédiaires ou en accession sociale sont projetés (Grand Lyon, 2007). Néanmoins, avec 44 % de logements haut de gamme prévus, le Confluent reste un pôle d’habitation de haut standing, ce que permettent la situation centrale, les exigences posées en terme de qualité architecturale et les vues sur les espaces verts et l’environnement aquatique.

7Près de 4000 emplois seront créés en trois ans, et à terme on comptera pas moins de 15’000 nouveaux emplois sur le site. Les sièges d’entreprises renommées devraient prendre place, notamment ceux d’activités à forte valeur symbolique liées à la culture et la communication.

8La "Confluence" est enfin pensée comme une nouvelle centralité forte en terme de fonctions de divertissement, de loisirs et de tourisme. Un ambitieux projet de mise en valeur de l’environnement naturel est prévu, articulé à des espaces publics de rencontre et de promenade. Des bâtiments seront dédiés à la culture, à l’événementiel et à la restauration, occupant souvent des édifices réhabilités. Un hôtel trois étoiles jouxtant un centre de loisir est actuellement en travaux. Enfin, la pointe de la presqu’île portera la réalisation phare du périmètre : le Musée des Confluences, imposant monument à l’architecture résolument futuriste dédié aux sciences et aux sociétés.

3. Renouvellement urbain et tourisme

9La transformation majeure que vit depuis plusieurs années ce morceau de territoire lyonnais au travers du projet "Confluence" est emblématique de l’application d’une nouvelle stratégie publique de transformation des centres urbains (Linossier et al., 2004). Dans ce contexte, nous souhaitons identifier le lien entre le type de politique de développement économique local engagé, ayant pour objectif la valorisation et le renforcement de l’attractivité de ces espaces, et le tourisme culturel et de loisir comme nouveau mode de vivre le centre. Dans le prolongement de ce questionnement, l’enjeu consiste à souligner les incidences de ces mutations sur l’identité dont les lieux sont porteurs.

3.1. New public management

10La nouvelle stratégie publique repose schématiquement sur deux piliers, un souci de valorisation économique d’une part, et le recours à l’art, la culture et la mise en valeur des espaces publics pour donner sens et vie à l’espace renouvelé d’autre part. Cet urbanisme de régénération urbaine repose sur la nécessité pour la collectivité de reconquérir ces espaces inutilisés afin de leur attribuer de nouvelles fonctions et de les intégrer dans la ville. Cette stratégie comporte plusieurs volets, notamment la volonté d’attirer des entreprises et de fixer une main d’oeuvre qualifiée, mais aussi de rechercher d’autres créneaux d’activités économiques comme le tourisme.

3.1.1. Valorisation économique

11La vie économique de Lyon est entraînée par la présence de grands groupes et par la densité du réseau de PME/PMI sur le territoire. La région est au deuxième rang national sur un plan économique (Le temps des villes, 2007). Dans ce contexte, l’ambition du projet "Confluence" est de contribuer à hisser Lyon au côté des principales métropoles européennes. Selon l’architecte-urbaniste du projet "Lyon-Confluence", "le rôle principal de La Confluence est de contribuer au renouveau et au dynamisme de Lyon, à proximité immédiate de son secteur historique. Ni pôle d’affaires, ni quartier résidentiel, ici s’entrecroise tout ce qui fait l’attrait et la puissance de la ville" (Grand Lyon, 2007 : 4). Les autorités sont prêtes pour engager cette mutation à mettre de grands moyens : 1 milliard d’euros d’investissements sont prévus dans la première phase, dont 36 % sont assumés par les pouvoirs publics pour les études de faisabilité, les acquisitions foncières et les grands équipements de collectivité locale (Archives municipales, Musée des Confluences, Hôtel de Région, extension du tramway). La stratégie consiste à consentir, dans un premier temps, à de gros investissements publics pour valoriser le site puis, une fois le mécanisme enclenché, de passer le relais à l’économie privée pour développer le site. "Cette démarche vise, en donnant une nouvelle vocation au patrimoine de l’Etat au sein d’un projet urbain, à expérimenter sur un site un processus de valorisation mobilisant l’effet de levier financier de l’investissement immobilier. La valeur de ce foncier repose aujourd’hui sur sa capacité à accueillir un programme immobilier de 55’000 m. Le programme, développé pendant la période 2005 à 2009 va conduire à une valorisation de ce patrimoine, trois fois supérieure à celle permise par une gestion classique du domaine de l’état en 2020 et cinq fois supérieure à l’horizon 2030. (...) Ce schéma favorise un développement urbain des sites fluviaux en phase avec le marché immobilier" (Ministère de l’Ecologie, du Développement et de l’Aménagement durables, 2007 : 2). La stratégie financière consiste à affecter au financement des équipements publics les recettes tirées de la vente des droits à construire à des opérateurs privés (Grand Lyon, 2003). In fine, 64 % des investissements reviennent aux acteurs privés (Grand Lyon Business, 2006). Une grande partie des espaces est donc concédée à des sociétés, autrement dit privatisée. Cette forme de partenariat implique une transmission partielle du public au privé de la compétence d’organiser le territoire.

3.1.2. Tourisme culturel, loisirs et espaces publics

12La renaissance du site est orientée par le Musée des Confluences, tête de pont de la presqu’île. Mais la culture est plus généralement mobilisée de manière systématique comme élément moteur de l’attractivité de l’espace. "La Confluence invente au coeur de Lyon les nouveaux styles de vie de la ville contemporaine. (...) Celle où la culture vivante se crée dans toutes ses formes, au coeur de lieux réappropriés du patrimoine industriel : les Biennales à La Sucrière, les musiques actuelles au Marché Gare, ou avec les Nuits sonores" (Grand Lyon, 2006 : 3). Ces lieux sont mobilisés et valorisés pour leur rôle moteur dans la diffusion des pratiques culturelles, autour du théâtre de la musique et de la danse, tout en symbolisant plus largement le côté dynamique, compétitif de Lyon. Cette mise en valeur est en phase avec les transformations actuelles du tourisme urbain, dont la composante classique, consacrée essentiellement au commerce ou aux affaires, ne disparaît pas mais "tend à se fondre dans une montée généralisée du tourisme culturel ou patrimonial" (Greffe, 2000 : 31). Dans cette construction d’espaces attractifs, les fonctions de loisirs et de commerces ont la part belle : le projet prévoit un Monoprix, 60 boutiques, 14 moyennes surfaces, 15 restaurants avec terrasses panoramiques, un cinéma multiplexe et des équipements de loisirs urbains (bowling, mur d’escalade, espaces enfants, etc.). La fonction commerciale et la valorisation marchande sont au coeur des dynamiques économiques engagées. Cette orientation répond aux comportements des visiteurs et touristes, qui privilégient dans leur fréquentation d’un espace urbain quelques sites emblématiques et les quartiers commerciaux (Trousset et Violier, 1998). Le tourisme culturel, "par le biais des "produits" proposés" (Amirou, 2000 : 27), semble bien jouer un rôle clé dans la définition de ce qui mérite visite et de ce qui est insignifiant.

13Le projet réserve environ 60 % des surfaces au sol aux espaces publics (Grand Lyon business, 2006). En plus des places publiques et promenades, une halte fluviale abritera des bateaux de plaisance en route vers Marseille ou Amsterdam. Vers les docks, l’ambiance portuaire se traduira par la présence des grues et des pergolas géantes végétalisées. Cette atmosphère "branchée" sera complétée par des pontons et des scènes flottantes, et la place nautique accueillera cafés, restaurants et spectacles se déplaçant le long des quais. Ces différents sites sont pensés par les concepteurs à la fois pour un public de riverains, pour tous les habitants de l’agglomération et pour des touristes. Il nous semble néanmoins que ces espaces, par leur programmation et leur esthétique, ne sauraient être fréquentés par les classes les plus démunies de nos sociétés mais sont au contraire dédiés aux classes moyennes et supérieures bénéficiant de capitaux culturels et financiers élevés. En permettant de rendre conscient de la présence d’autrui, l’espace public peut participer "à la construction d’une identité individuelle (mais aussi collective) nourrie par une relation ni uniforme ni univoque à l’altérité" (Laplace, 2004 : 202). De quelles rencontres potentielles ces espaces culturalisés peuvent-ils bien être porteurs ? Il nous semble pouvoir légitimement douter de la possible mixité de fréquentation des espaces publics ainsi conçus. De même, si c’est aux espaces publics "qu’il revient de restituer, de représenter, de raconter, d’interpréter et donc de donner un sens à l’organisation spatiale de la réalité" (Vlés, 2004 : 180), quelle réalité sociale est mise en image dans ces espaces rangés ? Au coeur de l’image de la ville contemporaine promue par le projet figure l’accessibilité de cet espace, "où toutes les destinations sont à portée : avec le réseau dense du métro, des bus et des tramways pour les pus proches, avec les TGV, l’autoroute, la liaison aéroportuaire pour l’Europe entière" (Grand Lyon, 2006 : 1). Les nouveaux cadres urbains hypermobiles et grands consommateurs d’offres de loisirs et culturelles semblent former un public-cible de premier choix.

3.2. Une recette, deux ingrédients

14La stratégie engagée au travers de "Lyon-Confluence", véritable politique d’image de marque urbaine, repose à la fois sur une valorisation du patrimoine et sur l’affirmation de l’architecture contemporaine : "riche passé" et "avenir prometteur" sont conjointement invoqués (Gravari-Barbas et Violier, 1999).

3.2.1. La mise en valeur du patrimoine

15La mise en valeur du patrimoine urbain est intrinsèquement liée à l’idée d’affirmation des villes comme centres d’activités, de développement et d’innovation dans un contexte concurrentiel (Bourdin, 1996). À Lyon comme dans bien d’autres métropoles, la stratégie de renouvellement repose sur la valorisation des lieux à fort pouvoir symbolique : "les plus beaux entrepôts reconvertis seront complétés par de nouveaux pavillons aménagés en bureaux dédiés à la communication, aux médias, à la création et à la culture. Des restaurants, bars et galeries d’art seront implantés en rez-de-chaussée des immeubles, en bord de Saône" (Grand Lyon Business, 2007 : 2). Mentionnons par exemple l’ancien entrepôt des Salins du Midi, qui abritera un restaurant gastronomique au rez-de-chaussée et des activités de bureaux dans les étages. De même, deux galeries d’art occuperont le rez-de-chaussée des entrepôts des Douanes, et les bureaux d’un groupe de communication investiront l’étage.

16En plus de la valorisation du patrimoine en terme d’image, celui-ci est aussi invoqué pour sa fonction identitaire. Les Archives municipales, qui sont "la mémoire de Lyon et des Lyonnais" sont installées dans un ancien centre de tri postal réhabilité, "qui offre des conditions de consultation et de conservation à la pointe du progrès" (Grand Lyon, 2006 : 5). L’enjeu est donc de jouer à la fois sur l’affirmation d’un ancrage dans le passé et sur un positionnement avant-gardiste s’exprimant par l’architecture contemporaine et les nouvelles technologies. La production du patrimoine est dans le cas qui nous occupe ni savante ni spontanée (Bourdin, 1996), mais fait bien l’objet d’une stratégie politique axée sur une valorisation économique.

17Ces pratiques ne sont pas sans enjeux conflictuels ni sans risques. Bourdin a notamment mis en lumière le risque des politiques de patrimonialisation "d’aboutir à une mise en valeur généralisée, pauvre de signification et balisée par quelques éléments emblématiques caricaturaux" (1996 : 13). De même, les travaux de Choay (1992) ont montré que la revendication patrimoniale sous-entend une certaine conception de l’histoire, un rapport particulier au passé, au présent et à l’avenir que toutes les sociétés et les peuples qui les composent, voir les classes sociales serait-on tentés d’ajouter, ne partagent pas similairement. Il y a donc un véritable enjeux à pouvoir construire du patrimoine, se l’approprier, et au final bénéficier de ses retombées (Veschambre, 2007). Celles-ci peuvent être sentimentales, c’est-à-dire contribuer à la relation qu’un individu tisse avec son environnement et qui fonde en partie son identité (Linossier et al., 2004). Le bénéfice de la patrimonialisation peut aussi être financier, auquel cas c’est la valeur marchande et d’exploitation d’un espace qui est visée (Gossiaux, 1995). Le troisième enjeu enfin est d’ordre symbolique : la construction d’une ressource possédant une fonction légitimante et valorisante est recherchée (Gravari-Barbas, 1998), permettant in fine aux acteurs concernés d’acquérir une forme de capital culturel alimentant un processus de distinction (Veschambre, 2007). Si les deux premières dimensions sont explicitement revendiquées par les porteurs du projet lyonnais, la troisième l’est de manière plus implicite et subtile. C’est néanmoins principalement sur cette dimension que se joue l’attraction de contribuables et de consommateurs bien dotés en capitaux financiers et culturels.

3.2.2. Le recours au "star-system" de l’architecture

18La visibilité que procurent les griffes d’architectes célèbres forme le second ingrédient de toute stratégie de renouvellement urbain. Lyon, au travers du projet "Confluence", vise à se démarquer, et plus généralement à affirmer son rang de ville mondiale. Dans ce but, de nombreux architectes de niveau international, porteurs d’un pouvoir reconnu d’innovation et de créativité, ont été sélectionnés. Pour ne citer que deux exemple, mentionnons le siège de la région Rhône-Alpes, construit par Christian de Portzamparc, et le Musée des Confluences, conçu par Coop Himmelbau.

19La mise en valeur du site passe par ces interventions remarquables, pensées pour donner à l’espace ses "lettres de noblesse". Car c’est bien à une aristocratie moderne hyper-branchée que ces projets s’adressent, détentrice d’un capital culturel spécifique se traduisant par un goût ordinaire du sublime (Matthey, 2007).

3.3. Identité du lieu

20Si l’on considère que l’identité est constituée par la rencontre entre un lieu porteur de sens et des pratiques et représentations d’une structure sociale, l’identité est donc fortement liée à la culture, qui est par essence évolutive et mobile (Brunel, 2006a). Elle passe avant tout par la singularité des lieux et des peuples (Paquot, 2001).

21Le renforcement de l’identité du lieu est posé comme objectif explicite de "Confluence" : le projet prévoit qu’"activités et populations se mêlent dans l’expression harmonieuse d’une identité unique et d’aménagements ambitieux" (Grand Lyon, 2006 : 2). En recourant à la tension décrite précédemment, entre un ancrage patrimonial valorisé et des gestes architecturaux emblématiques, il semble pourtant que les formes et images projetées et les fonctionnalités nouvelles de l’espace imposent une mutation totale du site. Le langage esthétique employé et les mutations structurelles concourent à transfigurer les caractéristiques morphologiques et socio-économiques de l’espace.

3.3.1. Standardisation de l’esthétique paysagère

22L’exemple lyonnais nous paraît emblématique d’un paradoxe des métropoles occidentales actuelles : l’innovation dont toutes doivent faire preuve relève au final de l’application de la même recette. Les grands gestes architecturaux, la valorisation patrimoniale et la théâtralisation des espaces publics, pensés comme « sémiophores » (Pomian, 1999), deviennent les composantes ordinaires de la programmation des centres métropolitains. Pour Gravari-Barbas, "les répétitions, le "déjà vu", les solutions empruntées parce que ailleurs ça marche bien" apparaissent comme des réactions inévitables (...). Il devient de plus en plus difficile de faire "plus" ou "mieux" que les autres" (1998 : 192). Cette standardisation de l’esthétique paysagère répond à la représentation que se font les responsables politiques et les porteurs du projet des attentes des touristes potentiels et autres acteurs susceptibles de fréquenter les nouveaux espaces projetés (Laplace, 2004). Il est clair que les hôtels et musées conçus par l’architecture sont conformes à l’image du moment (Paquot, 2001), et plus généralement des "petits mondes parfaits" sont réalisés pour coller au plus près de nos attentes (Brunel, 2006b).

23Or, les préférences plastiques ne sont pas seules en jeu. La touristification, comme expression ultime de la prise en charge des espaces reconquis par les autorités publiques ou le secteur privé, implique pour ces acteurs la réalisation d’une esthétique de l’ordre (Gravari-Barbas, 1998). Une profusion de signes de bienveillance, parmi lesquels la vidéosurveillance a un rôle de premier ordre, permettent de donner une image lissée d’un territoire, d’aplanir les conflits. Ces signes, aux sens morphologique et symbolique, composent les règles grammaticales d’un "esperanto touristique" (Gravari-Barbas, 1998) devenant lui-même source de valeur (Fainstein et Gladstone, 2005).

3.3.2. Gentrification

24Si Le projet "Confluence" se présente comme résolument contemporain et novateur, il se positionne en tenant compte de l’existant. La première phase, qui prévoit notamment la création d’une place publique au nord ainsi qu’un nouveau concept d’équipements scolaires, "concerne donc directement le quartier existant, et non pas seulement les terrains industriels à reconvertir" (Grand Lyon, 2006 : 6). Néanmoins, est-il réaliste d’imaginer que les quartiers populaires situés entre un hypercentre ancien patrimonialisé et labellisé UNESCO et un nouveau centre hyper-branché ne seront point touchés par la spéculation foncière ?

25Les quartiers centraux mis en valeur "deviennent plus propices aux ballades urbaines pour les habitants et les touristes, mais aussi plus attrayants, d’une part pour la fonction résidentielle, renforçant cependant souvent les phénomènes de gentrification et de polarisation socio-spatiale, et d’autre part pour les activités commerciales, culturelles et touristiques" (Linossier et al., 2004 : 7). Il n’est guère audacieux de prédire que Lyon n’échappera pas aux effets pratiquement mécaniques liés à la valorisation foncière. Avec "Lyon-Confluence", les projecteurs aux effets valorisateurs sont tournés sur cette portion urbaine en devenir. Témoins de l’attractivité nouvelle de la presqu’île, 40 % des nouveaux appartements à vendre ont trouvé acquéreur en un an (Architecture à vivre, 2007). Pour éviter que le renouvellement urbain s’accompagne de mécanisme d’exclusion, il conviendrait que ce soit le milieu et pas seulement le secteur qui soit sauvegardé (Greffe, 2000). Sans bénéficier de subtils et massifs mécanismes de subventionnement publics, le secteur d’habitat pris en tenaille en position hypercentrale paraît voué à une gentrification certaine. Selon un habitant du quartier, "la transition entre l’ancien et le moderne n’est pas simple, et il est difficile d’accepter l’idée qu’un "village" devienne un morceau très novateur de la ville de demain" (propos cités dans Grand Lyon, 2007 : 4). La crainte des habitants est justifiée, car, avec La disparition des stigmates de cet espace, disparaîtront probablement aussi ceux qui jusqu’à présent les subissaient.

4. Conclusion

26L’impact médiatique associé à la donne touristique semble bien constituer un paramètre déterminant dans les processus de gentrification en cours dans les centres des agglomérations européennes. Basé sur la mise en valeur du patrimoine industriel et le recours au star-system de l’architecture, le projet "Lyon-Confluence" participe aux mécanismes de transformation des compositions tant résidentielle que fonctionnelle des territoires centraux. La logique est celle de la promotion d’une image de marque, dans laquelle équipements culturels et ludiques deviennent l’accompagnement incontournable des espaces commerciaux (Gravari-Barbas et Violier, 1999). La tendance est à la progressive constitution de centres-villes esthétiquement attrayants et idéologiquement corrects (Gravari-Barbas, 1998 ; Fainstein et Gladstone 2005). "L’exotisme" recherché par le visteur-consommateur ne saurait exister "sans la négation de l’épaisseur historique et culturelle des lieux, sans aussi le refus d’une modernité qui ne collerait pas à l’imaginaire touristique" (Brunel, 2006b : 10). Dans un décalage qui semble s’installer, entre des habitants des classes populaires exclus des espaces centraux et des touristes à la recherche d’un pittoresque qui n’est plus que de façade, l’identité du lieu et des populations n’est guère prise en compte dans la transformation de ces espaces.

27La déclinaison de ce type de projet contribue à la progressive standardisation des esthétiques paysagères urbaines, tendance paradoxale où l’obligation de l’innovation aboutit à la reproduction des même recettes ; "bref, l’urbanisme, comme l’architecture, s’exporte et se copie" (Paquot, 2006 : 40). Les nouveaux "sémiophores" (Pomian, 1999) deviennent les éléments d’une banalisation programmée des centres des grandes villes mondiales en compétition. En reprenant Debord, on pourrait dire que le tourisme urbain est aujourd’hui la chance d’aller voir ce qui est devenu banal (cité par Fainstein et Gladstone, 2005).

28Plus fondamentalement, dans le prolongement des interrogations de Brunel (2006b), il nous semble que trois questions essentielles sont en fin de compte soulevées :

• Qui perçoit les revenus de la valorisation d’un territoire et du tourisme ?

• Qui contrôle et possède l’espace ?

• Qui domine dans les processus de cristallisation des imaginaires et identités des lieux ?

29Doit-on souscrire au diagnostique pessimiste de Lefebvre, pour qui "le centre urbain ne devient pas seulement un lieu de consommation, il prend en lui-même une valeur de consommation. Exportés ou plutôt déportés dans les banlieues, les producteurs reviennent en touristes vers le centre dont ils ont été dépossédés, expropriés. On voit aujourd’hui les populations périphériques réinvestir les centres urbains comme lieux de loisirs, de temps vide et inoccupés. Le phénomène urbain s’en trouve profondément modifié. Le centre historique a disparu comme tel. Il ne reste que, d’une part, les centres de décision et de pouvoir, et, de l’autre, des espaces factices et artificiels. Il est vrai que la ville persiste, mais dans un aspect muséifié et spectaculaire. L’urbain conçu et vécu comme pratique sociale est en voie de détérioration et peut-être de disparition" (Lefebvre, 2006 : 56) ? Ou peut-on au contraire croire en la force d’appropriation, voire de détournement, des groupes sociaux multiples qui composent nos sociétés...?