Préface
p. 9-15
Texte intégral
1Au moment où les chercheurs, les formateurs, divers acteurs politiques mais aussi les institutionnels, s’interrogent sur la pertinence du tourisme durable, il est logique de se demander si le tourisme est un facteur de développement. C’est l’objectif de ce colloque et c’est aussi l’une des principales thématiques d’une Géopolitique du tourisme à paraître1. Toutefois, si dans les pays riches, l’industrie touristique vise surtout à participer au développement économique général, voire à pallier certaines déprises agricoles, les pays émergents du Sud ont une toute autre ambition : sortir enfin d’un sous-développement accablant grâce au « mirage » touristique. Dans le premier cas, on rappellera l’aménagement du littoral languedocien considéré comme l’une des solutions à la crise viticole, ou le complément d’activité dans un milieu rural déstabilisé. Dans le second, on soulignera la volonté du Maroc, par exemple, de mettre en place un « plan azur », où le tourisme international devient la première activité économique du pays. Aujourd’hui, les pays riches, dont les recettes touristiques constituent moins de 5 % de leur PIB, souffrent seulement de la concurrence du tourisme de masse lointain et cherchent surtout à préserver leur environnement, tout en associant le secteur privé aux initiatives territoriales (comités régionaux et départementaux du tourisme, offices de tourisme). Le problème du développement du tourisme dans le Sud est autrement plus préoccupant.1
2 Mimoun Hillali, en bon observateur du Maroc où il réside, n’hésite pas à prétendre que « le tourisme risque d’être assimilé à un mouvement néocolonial »2. Sans remettre en cause son observation, nous pensons que le néocolonialisme évoqué, malgré la pertinence du terme, ne serait pas approprié. L’industrie touristique peut s’apparenter à une « nouvelle forme de colonialisme qui impose la domination économique à une ancienne colonie ayant accédé à l’indépendance »3, mais la réalité de cette dépendance ne relèverait pas de ce modèle classique. Il faut en effet inventer un mot pour désigner la prégnance de ces mouvements migratoires sporadiques, qui restent la règle, dans la mesure où les populations sont massivement visitées par des clientèles qui les considèrent comme susceptibles d’organiser leurs loisirs. Une région ou un pays réduit à un vaste terrain de jeux, de loisirs et de plaisirs, ne fonctionnent pas comme les autres. De tout temps, au sein des pays riches, les cohortes de touristes sont toujours mal perçues, mais leurs populations, touristes potentiels, admettent volontiers les étrangers qui admirent leur patrimoine et partagent, somme toute, le même genre de vie. Là, il en va tout autrement. Les plus pauvres supportent mal une humiliation ostentatoire, et les classes moyennes locales désespèrent d’une concurrence dans leur propre sphère économique.
3En s’inspirant de la vieille expression des « colonies de vacances » et sans redonner son sens premier au terme utilisé au moment de la conquête de l’Algérie par la France au 19ème siècle, nous jugeons raisonnable d’utiliser le terme de « colonisme ». Les touristes sont, en quelque sorte, des colons d’un nouveau style, dans la mesure où non seulement l’industrie touristique internationale investit massivement dans les pays du Sud, aux côtés d’ailleurs des professionnels nationaux, mais où le Nord exporte également ses clientèles. Dans ces conditions, le Sud, comme on l’a dit, devient une sorte d’éden pour les touristes du Nord, qui considèrent que leurs dépenses exigent le meilleur service possible, voire que les populations visitées soient à leur dévotion, et quelles leur seraient même redevables car ils sont des consommateurs qui ont payé. Naturellement, la situation ne vaut guère mieux au niveau des mentalités, puisqu’ils affichent sans vergogne un sentiment de supériorité vis-à-vis de larbins qu’on gratifie comme des domestiques. Comme le note Philippe Muray, « le nihilisme touristique ne veut pas la connaissance, il veut l’instauration d’un nouveau paradis morbide à travers lequel il puisse se déplacer en toute impunité »4.
4Beaucoup d’ONG5 multiplient les expériences de « tourisme durable » en Afrique et en Asie. Elles ressemblent aux formules d’agritourisme, en France notamment, bien qu’elles impliquent des villages entiers au lieu de quelques fermes isolées. Ces initiatives ont, cependant, leurs limites. D’une part elles restent confidentielles et ne peuvent donc pas satisfaire les millions de touristes prêts à vivre un séjour plus authentique. D’autre part et surtout, elles n’auront jamais d’autre développement qu’élitiste, car leur clientèle se recrute dans les couches aisées des classes moyennes. Les idées et les conceptions d’Aminata Traoré, ancienne Ministre de la culture et du tourisme du Mali, représentent une excellente base de réflexions. Dans une interview6, elle décline ainsi ses investissements à Bamako dans un hôtel et un restaurant-galerie, en insistant sur leur intégration dans le paysage culturel de son pays. Puis, après avoir souligné que « le défi qui nous est lancé, en tant qu’altermondialistes, c’est la matérialisation de cet autre monde possible », elle demande de « mettre un terme à cet état de dépersonnalisation absolue dont parlait Franz Fanon ». Elle le nomme « le viol de l’imaginaire », selon le titre même de son ouvrage publié en 2002. Ce sont donc les choix économiques du tourisme qui sont en cause. Certes, actuellement, la destination malienne n’est pas encore très recherchée, mais il s’agit de savoir si ce petit État africain a besoin ou non de la manne touristique. Or, s’il n’est pas choquant de dénigrer « l’importation (en Afrique) de politiques de développement qui servent les intérêts des occidentaux », on ne peut à la fois désapprouver « les institutions financières internationales (qui) maintiennent l’Afrique hors du marché en faisant des Africains des consommateurs de restes », et exiger que l’Occident n’exporte plus des produits trop éloignés de la tradition africaine. Comme on l’a vu à Madagascar, ce ne sont pas les touristes qui poussent les Malgaches à acheter des transistors, des télés et maintenant, des téléphones portables, mais l’évolution des sociétés qui ont le droit de revendiquer l’accès aux techniques modernes. Alors que selon Aminata Traoré, « l’altermondialisme est une façon de réinventer la solidarité entre les pays du Sud et les peuples du Nord », elle se garde bien de poser le vrai problème : s’il est vraiment durable, le tourisme peut-il prendre l’ampleur d’une industrie, c’est-à-dire devenir un important facteur de développement économique ? Au nom de l’OMT, Francesco Frangialli recense quatre types d’acteurs du tourisme dans le Sud : les pouvoirs publics, les ONG, l’industrie touristique et les touristes individuels. En essayant de déterminer leur rôle respectif, il reconnaît l’urgence de « garantir la durabilité du tourisme » mais ne remet pas en cause ce « trépidant secteur d’activité, voué à croître, dans les décennies à venir, à un rythme pour le moins semblable à celui de ce dernier quart de siècle »7. La diplomatie de la formule ne masque pas les intentions, et on pourrait également croire qu’elle fait des adeptes parmi certains écologistes : puisque « le développement durable nécessite des investissements considérables, c’est dans le monde du luxe qu’on observe les réalisations les plus spectaculaires »8. Ne cite-t-on pas des clients de l’hôtel Evason de Phuket (Thaïlande) qui participent « au nettoyage en profondeur des plages » ? Ailleurs, ne dit-on pas que « même les moustiques ne sont pas exterminés, mais (que) leur prolifération est limitée grâce à une hormone naturelle » ? Il faut rappeler, enfin, qu’aucune région au monde ayant vécu une forte croissance industrielle, quelle qu’elle soit, n’en est sortie indemne au niveau de son environnement. En outre, la tendance « coloniste » du tourisme international est autrement plus sérieuse...
5En termes plus concrets, on doit enfin s’interroger sur les deux principaux facteurs de développement touristique : la création des emplois et des richesses. Sur le premier point, l’exemple de la France est judicieux. Les emplois sont directs, indirects et induits, et pour un total de près de 200 000 établissements touristiques (le quart en hôtellerie et près de la moitié en restauration), les premiers dépassent les 860 000 emplois, dont environ 80 % de salariés. Les seconds sont innombrables et il serait stupide de les citer tous dans la mesure où ils relèvent d’activités très marginales par rapport au tourisme. En ajoutant les troisièmes, tout aussi discutables que les précédents, on atteindrait le nombre vertigineux de 1,6 M. emplois. Synthétiquement, « un emploi direct crée de un à trois emplois indirects ou induits, selon les pays, et le tourisme fait travailler 7 % de la population active »9. Cette surenchère rappelle l’inflation des touristes de l’OMT, qui démultiplie les motivations à l’infini... L’approche qualitative des salariés du secteur présente plus d’intérêt. On connaît leur important turnover qui, toujours en France, se concrétise annuellement par le renouvellement de près d’un tiers du personnel, dont une grande majorité en contrat à durée déterminée (CDD). Les temps partiels y sont même particulièrement élevés, soit un quart du total, et si 80 % des emplois fixes constituent une embauche définitive en général, ce n’est pas le cas dans l’arc méditerranéen et une partie de la côte atlantique (90 % des salariés en CDD)... La situation pourrait s’améliorer, avec le recrutement d’emplois plus qualifiés, l’amélioration des conditions de travail, de meilleurs salaires, et en résolvant la question des saisonniers. D’ailleurs, la main-d’œuvre globale demeure insuffisante, à tel point que des petits hôtels ferment faute de personnel.
6Dans les pays émergents comme le Maroc, le tourisme est aussi le principal créateur d’emplois. On peut ouvrir un débat intéressant en prenant l’exemple de l’atoll polynésien de Brando, acheté en 1966 par l’acteur américain et dévolu par ses neuf héritiers à une hôtellerie « durable » (énergies renouvelables, respect de la végétation, interdiction des embarcations à moteurs). Or ce projet très écologique créerait beaucoup d’emplois mais interdirait aux pêcheurs locaux de poursuivre leur activité dans le lagon de l’atoll... Ecotourisme contre économie traditionnelle, touristes contre populations locales. Mutatis mutandis, cela n’est-il pas semblable au conflit larvé entre les ostréiculteurs arcachonnais et les promoteurs immobiliers touristiques, qui espèrent que les premiers libèrent les zones qu’ils occupent ? Par ailleurs, dans la mesure où l’industrie touristique se développe dans les pays pauvres parce que les salaires sont bas et les charges patronales très réduites, l’effet de développement pourrait n’être qu’en trompe-l’œil. C’est l’une des parties les plus critiquées de la mondialisation du tourisme qui est en jeu, en raison de la tendance vers la mono-activité touristique. Faut-il sacrifier le secteur agricole qui, malgré son absence de rentabilité, maintient encore des populations dans un état de relatif équilibre de survie ? Faut-il également fermer toutes les industries textiles face à la concurrence asiatique ? En outre, si on ne revalorise pas les métiers du tourisme qui s’apparentent encore dans les esprits à des activités de larbins, on ira de Charybde en Scylla. Il faut très vite créer des écoles de tourisme et surtout d’hôtellerie, et ne pas hésiter à former des managers nationaux.
7Au niveau des revenus, les économistes sont très attachés à l’effet multiplicateur, qui pourrait être appliqué à l’industrie touristique. Keynes a ainsi démontré que toute demande aurait un effet multiplicateur sur l’économie. Suite aux remarques ci-dessus, la dépense d’une catégorie d’agents engendre un revenu pour d’autres catégories. Dans ce calcul, il faut aussi prendre en compte les investissements, même si les économistes lui prêtent plutôt un effet d’accélérateur. Par ailleurs, on ne reviendra pas sur l’apparente contradiction selon laquelle ce qui est valable au niveau des revenus ne l’est pas forcément à celui des emplois... L’effet multiplicateur de l’industrie touristique est évalué à 3, selon certains auteurs10. Si on prend l’exemple d’une station balnéaire moyenne, on devrait donc en déduire que la recette prévisible estimée à 75 millions € se transformerait en une manne de plus de 200 millions €. Les recettes complémentaires ne concernent donc pas seulement le tourisme mais, sans le tourisme, elles n’existeraient pas. Cette évaluation, qui serait surtout applicable à des pays riches tels que la France, laisse supposer des modèles identiques quoique plus modestes au sein des pays pauvres. En plus de la création massive d’emplois directs, on comprend alors l’intérêt des pays émergents pour le développement de leur industrie touristique. Cependant, il faut rappeler deux caractéristiques essentielles. Tout d’abord, l’activité touristique y est particulière puisque, comme on l’a vu, le Nord exporte à la fois son industrie et ses clientèles. Si le retour sur investissement implique des remboursements d’intérêts et de bénéfices, l’origine des consommateurs lie le tourisme à des clientèles contrôlées par le Nord qui, en outre, prélève une partie de leurs dépenses (frais d’agence de voyages, assurances, transport aérien, postes d’expatriés, cadres locaux formés au Nord, dépenses dans des hôtels de chaîne du Nord, etc.). Ensuite, parce que la résultante est autant sociale qu’économique, les pays pauvres doivent accueillir des millions d’étrangers qui affichent des comportements discutables vis-à-vis des populations locales, dont les salariés du secteur. Le tourisme international favorise donc un développement inégalitaire, au-delà sans doute de la thèse de François Perroux, et ne permet pas aux populations de mesurer progressivement l’élévation de leurs revenus. Certains pensent que c’est le tribut à payer mais d’autres redoutent, à juste terme, que la dynamique créée soit trop pernicieuse.
8Pour conclure, car un universitaire n’est pas seulement un observateur mais peut devenir un acteur, nous devons imaginer quelques solutions concernant le développement du Sud par le tourisme. Toutefois, nous resterons dans la théorie... La juxtaposition des migrations des touristes vers le Sud et de celle des clandestins vers le Nord, n’offre-t-elle pas une opportunité de tourisme durable ? Ne pourrait-on pas renforcer le développement d’activités touristiques dans le Sud au profit des populations les plus pauvres qui seraient, en quelque sorte, subventionnées par des touristes du Nord ? Les premiers, au lieu de fuir leur territoire dans des conditions aléatoires, noueraient des relations avec les seconds et, le cas échéant, envisageraient leur départ dans un cadre concerté. Ce serait alors une solution mixte entre la migration choisie et le développement local. Une utopie ? Une de plus... Le dilemme est pourtant simple pour les pays émergents et se situerait dans la perspective d’opérations de « co-développement ». Il reposerait sur la vertu de la convivialité favorisée par un tourisme intelligent, dans la mesure où les activités touristiques créeraient des espaces de plaisir, de respect et de développement économique non lié au tourisme. Pour l’instant, de telles expériences existent mais demeurent limitées. Ne pourrait-on pas imaginer que des touristes organisés vivent une expérience de développement parmi les populations locales ? Pourquoi ne participeraient-ils pas aux investissements nécessaires, en promouvant des opérations agricoles, industrielles ou commerciales ? Ce tourisme humanitaire transformerait les touristes en acteurs du développement, tandis que les populations visitées les accueilleraient dans une sorte de partenariat. Cela n’empêcherait pas les sites plus ordinaires, notamment balnéaires. Deux conditions sont requises : l’abandon du tout-tourisme, qui demeure une mono-activité dangereuse dans des économies mal articulées, et la mise en place de programmes de formation, qui prépareraient mieux les populations à accueillir des millions de touristes. Si on ne parvenait pas rapidement à juxtaposer ces deux variantes du tourisme international, au profit du seul tourisme de masse dans des stations à fort contraste social, il est à craindre que la spirale « coloniste » aboutisse au pire.
Notes de bas de page
1 Jean-Michel Hoerner, Géopolitique du tourisme, Paris, Armand Colin (à paraître).
2 Mimoun Hillali, Le tourisme international vu du Sud, Presses de l’Université du Québec, 2003.
3 Dictionnaire Petit Robert.
4 Philippe Muray, Après [’Histoire II, Paris, Les Belles Lettres, 2000.
5 Organisation non gouvernementale.
6 Interview d’Aminata Traoré (une femme en colère), Le Monde 2 n° 72 de juillet 2005.
7 OMT, Guide pratique pour l’élaboration et l’emploi d’indicateurs de tourisme durable, Madrid, 1995.
8 Marjorie Alessandrini, Le paradis durablement, Le Nouvel Observateur n° 2197, La terre en danger, décembre 2006.
9 Béatrice de La Rochefoucauld, Economie du tourisme, Paris, Bréal, 2002 (cet auteur mentionne notamment les travaux d’Yves Tinard).
10 Entre autres, Huguette Durand, Pierre Gouirand et Jacques Spindler, Économie et politique du tourisme, Paris, L.G.D.J., 1994.
Auteur
Professeur de géopolitique et de tourisme
Doyen de la Faculté « Sport, Tourisme, Hôtellerie Internationale » de l’Université de Perpignan Via Domitia
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les monarchies espagnole et française au temps de leur affrontement
Milieu XVIe siècle - 1714. Synthèse et documents
Jean-Pierre Dedieu, Gilbert Larguier et Jean-Paul Le Flem
2001
La désorganisation
Contribution à l’élaboration d’une théorie de la désorganisation en droit de l’entreprise
Muriel Texier
2006
Le Livre Vert de Pierre de la Jugie
Une image de la fortune des archevêques de Narbonne au XIVe siècle. Étude d’une seigneurie
Marie-Laure Jalabert
2009