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Réalités et représentations de la violence en postcolonies

 | 
Victorien Lavou Zoungbo
, 
Jean-Godefroy Bidima

II. Ruses et pratiques de la violence politique

L’Argentine : le théâtre d’une violence sous le terrorisme d’État du PRN1

Sylvie Sureda-Cagliani

Texte intégral

  • 1 Le PRN (Proceso de Reorganización Nacional) ou « gobierno de facto » (gouvernement imposé par les m (...)

1Présente dans la vie de tout être humain, la violence est un phénomène complexe qu’il est aussi difficile de cerner que de définir. Toute atteinte à l’intégrité physique ou morale d’un individu ainsi qu’à ses biens matériels, quelque outrage qui accable une société, sont et devraient être toujours considérés comme des actes de violence.

2Depuis des décennies, les idéologies qui ont dominé nos sociétés se sont appliquées à exacerber la violence en associant cette dernière à certaines valeurs telles que le courage, l’audace, le sacrifice pour la patrie, la virilité, etc. Rendant l’homme prisonnier, malgré lui, de toutes ces vertus, la violence s’est alors convertie en une sorte de spirale infernale. La violence continue en effet à marquer avec intensité la réalité de bon nombre de peuples en souffrance.

3En Argentine, le modèle économique et social appliqué par le PRN, concentrait d’une part les richesses au sein de l’oligarchie et des classes sociales favorisées, et frappait de paupérisation d’autre part, les couches sociales les plus défavorisées. Si les années 30 marquent l’ouverture de ce pays à la modernité et à un changement profond des mentalités, le coup d’État de José Felix Uriburu, le 6 septembre 1930, inaugure un demi-siècle d’instabilité, d’autoritarisme et de violence dont les conséquences, pour la société argentine seront extrêmes et perdurent de nos jours encore. Comme dans la plupart des pays d’Amérique latine, la violence est devenue en Argentine un topique. Le coup d’État du 16 juin 1955 mené par la « Revolución libertadora » qui visait à renverser le général Perón, le contraignant ainsi à l’exil en Espagne, devient rapidement l’événement déterminant de l’instabilité politique argentine.

4C’est alors que la vie politique argentine, caractérisée par l’alternance de gouvernements démocratiques d’une part et de gouvernements militaires autoritaires d’autre part, n’aura d’autre toile de fond que la violence.

5Nous nous limiterons dans le présent travail à expliquer en quoi a consisté la violence en Argentine. Dans cette perspective, nous prendrons comme point de départ la dictature du général Juan Carlos Onganía, dès les années 60 jusqu’au début des années 80. Les années 80 marquent le terme des atrocités perpétrées par la junte militaire argentine. Nous ferons référence plus précisément à l’époque de la dictature militaire sous le général Rafael Videla entre 1976 et 1983, période connue sous le nom de PRN « Proceso de Reorganización Nacional ».

6Dès les années 60, les conflits d’intérêts économiques, l’anti-communisme et l’anti-péronisme sont à l’origine de la violence sociale et politique en Argentine. Entre 1962 et 1963, une grave récession économique ainsi que d’importantes tensions chez les militaires troublent l’Argentine. En septembre 1962, l’armée connaît une situation critique qui se traduit par l’affrontement de deux camps. Tout d’abord celui des militaires anti-péronistes attachés à la « Revolución Libertadora » ; il s’agit d’un mouvement favorable à un gouvernement autoritaire et anti-démocratique. Face à ce camp, se trouvent les militaires qui soutiennent le péronisme. Les partisans du péronisme sortent vainqueurs du conflit et, par le biais des élections démocratiques, du 12 octobre 1962, favorisent l’accession au pouvoir du nouveau Président Arturo Illia. Bien que confronté à une grave crise économique, le nouveau gouvernement tente timidement une politique sociale sans parvenir à résoudre les problèmes d’inflation et de déficit. Le 28 juin 1966 les Forces Armées renversent Arturo Illia. Ce coup d’État est encouragé entre autres par le secteur industriel. Le général Juan Carlos Oganía accède au pouvoir. Onganía exprime son intention de rester indéfiniment au pouvoir et met en œuvre le programme de « La Revolución Argentina », qui remplace aussitôt la constitution. Il réaffirme son adhésion à la doctrine de la sécurité nationale et interdit les partis politiques ainsi que les activités syndicales. La censure qui est imposée est sévère : les étudiants, les intellectuels, les artistes sont persécutés. Les universités, considérées comme le berceau du communisme, du désordre et de la subversion, sont mises sous surveillance : leur autonomie est supprimée.

  • 2 Parmi les groupes armés subversifs qui ont le plus marqué cette époque on retiendra : « El Ejército (...)
  • 3 Révolutionnaire d’origine argentine (1928-1967) ; ministre de l’Industrie à Cuba (1961-1965), il qu (...)

7La nuit du 29 juillet 1966, l’événement connu sous le nom de « Noche de los bastones largos » est très représentatif de cette répression : la police fait irruption dans quelques facultés de l’Université de Buenos Aires et roue, de coup de bâton des étudiants et des enseignants dont beaucoup démissionnent à la suite de cette violente affaire. Le principal objectif du pouvoir est d’éliminer toute trace de communisme. La censure qui sévit interdit les minijupes, les cheveux longs, l’amour libre, le divorce, les manifestations culturelles, synonymes de l’expression d’une idéologie de gauche. Le moindre appel à la grève est sanctionné par des licenciements immédiats. Malgré cette atmosphère tendue, le gouvernement s’efforce de montrer un semblant de rééquilibre économique, en associant gel des salaires et réduction de l’inflation. En 1968, les premiers symptômes de marasme se font ressentir. La répression féroce donne lieu à des actions violentes menées par l’opposition à l’encontre du régime totalitaire. Comme le Mexique, l’Argentine devient dès lors le théâtre d’une lutte armée conduite par des groupes subversifs2, que le révolutionnaire cubain José Martí (1853-1895) avait déjà définie, en son temps, comme « La hora de los hornos ». Cette expression sera reprise par Ernesto Che Guevara3 et inspire en 1967 La hora de los hornos le film de Fernando Solana et Octavio Getino, censuré en Argentine et projeté en France sous le titre de L’heure des brasiers.

8La CGT argentine, soutenue par d’autres syndicats, lance une action de protestation contre le régime d’Onganía. Ce dernier étouffe aussitôt ce mouvement de révolte par des menaces : Augusto Vandor, chef du syndicat de la métallurgie, est assassiné le 30 juin 1969.

9L’augmentation des impôts, la fermeture de certaines entreprises, la stagnation des salaires, la pression exercée sur l’ensemble des ouvriers pour augmenter leur productivité en un temps record, la suppression du « sábado inglés » qui permettait à ces derniers de jouir du week-end dès le samedi après-midi, la fermeture de l’Université de Córdoba le 17 mai 1969, sont autant d’éléments qui provoquent la colère populaire. Les manifestants déclarent une grève active et n’hésitent pas à brûler des véhicules et des autobus pour exprimer leur mécontentement. Tous ces événements sont à l’origine d’une importante révolte populaire à Córdoba, le 29 mai 1969, connue en Argentine sous le nom de « Cordobazo ».

10Le « Cordobazo » est un mouvement très proche du « mai 68 » français, car il s’inspire de l’écho mondial de la révolte ouvrière et étudiante de cette époque. Le « Cordobazo » a pour objectif de mettre un terme aux mesures dictatoriales imposées par le régime de Juan Carlos Onganía. Ce mouvement populaire illustre l’une des plus importantes avancées de la lutte ouvrière des années 70 en Argentine. Le 30 mai 1969, l’ordre est rétabli par l’armée. Le bilan du « Cordobazo » est lourd et se chiffre à des centaines de blessés et quelques morts.

11Le « Cordobazo » porte un énorme préjudice au gouvernement de Onganía. La plupart de ceux qui avaient soutenu ce dictateur, déçus par sa politique rigide et sans perspectives, l’abandonnent. Le 8 juin 1970, Juan Carlos Onganía est relevé de ses fonctions de Président de la République Argentine. Il est remplacé par le général Roberto Marcelo Levingston qui tente de remédier au désordre et à la vague de violence déclenchée par le « Cordobazo ».

  • 4 « Alianza anticomunista argentina » mouvement d’extrême droite qui se veut proche de celui des SS n (...)

12Jusqu’en 1973, la vie politique argentine est caractérisée par une succession de gouvernements. Le retour définitif en Argentine du général Perón le 20 juin 1973, nourrit un immense espoir chez les jeunes des classes moyennes qui, influencés par leurs parents, espèrent retrouver dans ce personnage idéalisé un chef socialiste paré de toutes les vertus. La foule l’accueille à l’aéroport d’Ezeiza. José López Rega, à l’époque ministre des Affaires sociales (fondateur en 1974 de « La triple AAA »)4 ordonne au service d’ordre d’empêcher « Las Juventudes Peronistas » et « Los Montoneros » de s’approcher de Perón. Cette initiative donne lieu à un affrontement sanglant entre les deux camps opposés de la droite et de la gauche péroniste, appelé « masacre de Ezeiza ». Le 12 octobre 1973, c’est dans un pays endetté et touché par une forte crise économique que Perón redevient président de la République Argentine pour la troisième fois. Il est secondé par sa troisième épouse, María Estela Martínez de Perón. Un semblant de régime démocratique est instauré. Gravement malade, le général Perón décède le 1er juillet 1974. Son épouse, personnage sans charisme ni compétences en matière de gouvernance, cooptée par la droite, prend le pouvoir. L’instabilité politique aggravée par la crise économique favorise la recrudescence de nombreuses actions de violence de la guérilla. Autre source de fortes tensions dans le pays : entre péronistes d’extrême gauche et péronistes d’extrême droite, les divisions atteignent leur paroxysme. Tous ces facteurs réunis contribuent à favoriser l’escalade de la violence. Isabel Perón (téléguidée par le ministre des Affaires sociales, José López Rega) mène une lutte féroce contre la forte avancée de la gauche en Argentine. Les importants conflits sociaux, la crise économique non résolue, créent un climat de désordre qui discrédite l’image d’Isabel Perón. Dans ces conditions la situation est propice au coup d’État. Le 24 mars 1976 Isabel Perón est renversée par la junte militaire formée par les trois généraux Jorge Rafael Videla, Eduardo Emilio Massera, Orlando Ramón Agosti. Une période néfaste va alors commencer pour l’Argentine et son peuple. C’est l’époque du PRN : Proceso de Reorganización Nacional, qui marque l’apogée de l’autoritarisme militaire et de la répression. Tout discours et toute prise de position allant à l’encontre du régime sont considérés comme subversifs, et sont punis de façon impitoyable. Censure, tortures, assassinats et disparitions de milliers de personnes, sont les mesures implacables que le triumvirat Videla, Massera, Agosti va prendre, et ce, sans restriction. La première cible de ce nouveau régime est la guérilla. Toute activité politique ou syndicale est remise en question : les partis politiques et les syndicats sont muselés, les grèves interdites, les moyens de communication censurés, la parole confisquée. Le « Proceso de Reorganización Nacional » ou PRN, a pour objectif de construire une nouvelle Argentine dont la politique doit reposer sur une discipline rigide, une économie plus moderne et libérale et surtout sur une élimination totale de tout mouvement de gauche considéré comme subversif. La Junte militaire impose un terrorisme d’État qui plonge l’Argentine dans un climat de violence extrême dont il est encore aujourd’hui difficile de mesurer l’ampleur. Étudiants, artistes, intellectuels, toute personne soupçonnée d’activités politiques à l’encontre du régime subissent le même sort : ils sont, pour la plupart arrêtés sans raison précise, enlevés, torturés, assassinés. La police pratique ce que l’on appelle en Argentine « Los allanamientos de moradas », méthode qui consiste à arracher de son environnement par la force et avec une violence extrême, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, quiconque est suspecté d’avoir une sensibilité idéologique contraire à celle du régime dictatorial. Les personnes sont enlevées et poussées dans un « Ford Falcon », véhicule représentatif de cette sombre époque. Transportés, en général, les yeux bandés et bâillonnés, les victimes sont emmenées par leurs bourreaux dans des centres de torture clandestins, véritables laboratoires de l’horreur.

  • 5 Ces pratiques sont illustrées dans de nombreux films. Nous pouvons citer entre autres La noche de l (...)

13Les tortures qui sont infligées aux détenus sont innombrables, les méthodes utilisées par les tortionnaires monstrueuses. L’un des procédés d’exécution des prisonniers était entre autres, de les précipiter endormis dans la mer depuis un avion, ou de leur infliger de puissantes décharges électriques jusqu’à leur total épuisement, torture appelée « la picana » (gégène)5.

14Certains prêtres, aumôniers ou autres ecclésiastiques, soutiennent la dictature et en deviennent les complices. En Argentine, il a toujours existé une parfaite entente entre l’Église et l’Armée. L’Épiscopat argentin est l’un des plus conservateurs et traditionalistes d’Amérique-Latine. Il entretient des relations étroites avec l’oligarchie ainsi qu’avec les secteurs les plus rétrogrades de la société. Les principes de base qui identifient ces derniers sont assimilables au concept de « Travail, Famille, Patrie » du Maréchal Pétain en France. Dieu, la tradition, la famille et la propriété sont les valeurs exaltées par une partie de la société argentine inconditionnelle de la dictature. Cette dernière entend coopérer avec le régime militaire afin d’instaurer définitivement un authentique sentiment national. L’un des objectifs fondamentaux de la dictature est de renforcer l’acceptation de l’ordre hiérarchique. Pour ce faire, le terrorisme d’État s’appuie sur l’idéologie patriarcale. Ainsi, l’aliénation, qu’elle soit individuelle ou collective, devient le dénominateur commun de l’univers des victimes du PRN. Reléguée à une fonction subalterne, soumise à son époux, réduite à l’état d’objet, la femme, à qui l’on vole son enfant, est l’une des premières victimes de la violence de la dictature argentine.

  • 6 À ce propos, voir le film La Historia Oficial, de Luis Puenzo, 1985.

15L’action de « faire disparaître » des personnes s’inscrit dans un programme bien planifié et organisé. Le PRN complète et approfondit le projet d’extermination lancé par José Lopez Rega, le chef de la « Triple A ». Personne n’est épargné et, outre les adultes, les enfants sont également victimes d’enlèvements. Certains naissent en captivité, et sont arrachés ou dérobés à leur mère pour être soit vendus, soit abandonnés dans des orphelinats, soit remis à des familles de militaires6. Ces actes ignobles sont justifiés par ceux qui les commettent, car il est impératif de « sauver la patrie ». Il s’agit pour eux d’une extermination indispensable qui vise à effacer toute trace de descendance des « gènes subversifs ». L’enfant, s’il est élevé par sa mère « subversive » sera le porteur à vie des idéaux de cette dernière. Pour les militaires, rompre les liens filiaux, faire disparaître les individus ou les assassiner, sont les mesures indispensables pour annuler l’empreinte de la subversion. Ces actes ignobles ont également pour objectif de punir les parents qui n’ont pas su écarter leurs enfants des idéaux de gauche, et de la lutte antirépressive.

16Désormais la violence institutionnalisée prend une telle ampleur que de nombreux organismes tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays se voient dans l’obligation morale d’alerter l’opinion publique. Ainsi en 1977, la Commission argentine des droits de l’Homme à Genève, accuse le régime de Videla d’assassinats politiques. La CONADEP, « Comisión Nacional sobre la Desaparición de Personas », publie en 1984 un rapport sous le titre de Nunca Más (Plus jamais ça), dans lequel est établi le recensement du nombre de personnes disparues entre 1976 et 1983.

17Ces circonstances terrifiantes incitent un noyau de la société argentine à réagir. Cet éveil des consciences est la conséquence directe ou indirecte de la violente répression de la dictature. Les personnes mobilisées sont, pour la plupart d’entre elles, touchées au plus profond de leur être ; il s’agit en effet de parents, de mères ou de grand-mères dont les enfants, petits-enfants ou autres membres de la famille sont portés disparus.

18Le 30 avril 1977 un groupe de femmes et de mères entreprennent une marche pour réclamer vérité et justice auprès du gouvernement militaire qui – autre forme de violence symbolique – ne fait aucun cas de leur requête. Comme symbole de leur détresse, elles portent un foulard blanc noué sur la tête sur lequel figure le nom de leur(s) enfant(s) disparu(s). Pour lutter contre la violence extrême dont elles sont victimes à travers les souffrances endurées par leurs proches, ces femmes décident de se réunir tous les jeudis sur l’emblématique « Plaza de Mayo » à Buenos Aires. Elles tournent autour de « La Plaza de Mayo » afin de crier leur douleur et leur indignation. Cette initiative marque la création de l’association « Madres de la Plaza de Mayo » présidée par Hebe de Bonafini.

  • 7 Consulter à ce propos la thèse d’Isabelle Clerc, Teatro Abierto 1981-1983. Censure et écriture théâ (...)

19C’est dans ce contexte d’extrême violence et de censure que l’art est conçu comme un instrument de résistance. Entre 1981 et 1983 naît le cycle « Teatro Abierto »7 comme une réponse artistique politico-culturelle à la discrimination idéologique, qui caractérise les années de plomb en Argentine.

20De nombreux dramaturges aspirent à disposer de leur droit à la liberté d’expression et à vaincre avec courage toutes les peurs que la dictature leur inflige. Ils ressentent alors la nécessité de proposer un théâtre sans but lucratif, dont l’objectif essentiel est l’expression de leur conscience politique et de leur engagement antifasciste. « Teatro Abierto » devient alors un acte de rébellion face à l’autoritarisme.

  • 8 Voir à ce propos la thèse de Sylvie Suréda-Cagliani, Victimes et bourreaux dans le théâtre de Grise (...)

21Griselda Gambaro est l’une des figures de proue du théâtre argentin contemporain. Elle s’inscrit comme beaucoup d’autres dramaturges dans le cycle « Teatro Abierto ». La torture est l’un des éléments récurrents que Griselda Gambaro utilise pour théâtraliser et individualiser la violence8. Dans la majorité de ses pièces de théâtre, les scènes illustrant la cruauté ont pour objectif de dénoncer la souffrance et les châtiments injustes. En donnant une large place aux crimes et aux tortures dans ses pièces, cette dramaturge s’efforce de mettre en relief la dualité qui caractérise souvent l’être humain comme victime et bourreau à la fois. En effet, bon nombre des personnages qu’elle campe dans ses œuvres théâtrales, représente le prototype de l’individu qui adopte parfois, indistinctement, le rôle du martyr, du tortionnaire ou du secteur lâche de la société qui cautionne d’une certaine manière la dictature.

22Dans ce climat délétère, l’art devient l’unique échappatoire. Se mettant au service de l’expression des émotions, il s’affirme alors comme une arme de rébellion et de dénonciation. Le théâtre par exemple mettra en scène la violence sous toutes ses formes : la répression, la torture, la corruption, les menaces, l’intolérance, la perversité seront alimentées par l’indifférence, l’hypocrisie, la couardise, l’égoïsme, la convoitise et le désir de pouvoir manifestés par une frange de la société.

23De nombreux artistes dont la sensibilité à gauche est publiquement connue seront forcés à l’exil. Ce sera le cas, entre autres, de Horacio Guaraní, Mercedes Sosa, Athahualpa Yupanqui et Griselda Gambaro qui emporteront dans leurs bagages comme tant d’autres exilés, les sentiments de crainte, d’angoisse, de frustration, de désillusion, de solitude, de perte d’identité, de nostalgie. L’exil comme répercussion des maux de la dictature de Videla, sera porté à la scène par Roberto Cossa dans Gris de ausencia, ou encore par Ricardo Halac dans Lejana tierra prometida.

24Bien qu’ayant été le plus souvent source d’inspiration pour les artistes et les intellectuels, l’exil, lié à la violence infligée sous le PRN en Argentine, laisse encore de nos jours de nombreuses séquelles chez bon nombre d’individus. Il est comparable à une plaie ouverte.

Bibliographie

Andreu, Jean. La Argentina de hoy, Paris, Masson & Cie éditeurs, 1972.

Anguita, Eduardo, Caparros Martín. La Voluntad, tomo III : Una historia de la militancia revolucionaria en Argentina. 1976-1978, Buenos Aires, Grupo Editorial Norma S. A, 1998.

Avellaneda, Andrés. Censura, Auroritarismo y cultura : Argentina 1960-1983, Buenos Aires, C. E. A. L., 1986.

Balbi, Muriel, Barreta, María. V. « Los diarios cordobeses frente al golpe de estado de 1976 », en Gordillo Mónica, Actores, prácticas y discursos en la Córdoba combativa, Córdoba, Ferreyra Editor, 2001.

Baschetti, Roberto. Documentos, 1973-1976, vol II. De la ruptura al golpe, Buenos Aires, Editorial De la Campana, 1999.

Baschetti, Roberto. Documentos, 1976-1977, vol I. Golpe militar y resistencia popular, La Plata, De la Campana, 2001.

Brocato, Carlos. El exilio es nuestro, Buenos Aires, Sudamericana-Planeta, 1986.

Duhalde, Eduardo Luis. El estado terrorista argentino, Buenos Aires, Ediciones El Caballito S. R. L., 1983.

Luna, Felix. Argentina, de Perón a Lanusse, Buenos Aires, Editorial Planeta Argentina SAIC, 1985.

Notes

1 Le PRN (Proceso de Reorganización Nacional) ou « gobierno de facto » (gouvernement imposé par les militaires, en opposition avec un gouvernement dans un État de droit), est le nom pris par la junte militaire argentine pour désigner la dictature, le terrorisme d’État qui sévira de 1976 à 1983. Pour mener à bien sa campagne répressive d’assassinats et de lutte antiguérilla, le PRN pourra compter sur le soutien des États-Unis à travers « L’Opération Condor » ou « Plan Cóndor ». « L’Opération Condor » est un service secret de renseignements. Ce service secret vise non seulement à assurer la sécurité des régimes militaires du Cône sud (Argentine, Chili, Brésil, Paraguay, Uruguay, Bolivie) mais s’efforce aussi de protéger leur pouvoir : l’objectif du « Plan Cóndor » est de détruire toute trace de communisme, et d’éliminer les groupes subversifs d’extrême gauche ainsi que leurs sympathisants. La dictature argentine justifiera le terrorisme d’État à partir de « La théorie des deux démons ». Cette dernière justifie les crimes perpétrés par la junte militaire et ses escadrons de la mort, par l’action révolutionnaire de la guérilla qui aurait été tout aussi violente et meurtrière.

2 Parmi les groupes armés subversifs qui ont le plus marqué cette époque on retiendra : « El Ejército Revolucionario popular (EL ERP), à tendance Trotskiste, « La Fuerzas Armadas Revolucionarias » (FAR), « Los Montoneros », et en Uruguay « Los Tupamaros ».

3 Révolutionnaire d’origine argentine (1928-1967) ; ministre de l’Industrie à Cuba (1961-1965), il quitte ses fonctions pour organiser la révolution en Amérique latine. Il est tué en Bolivie à Higueras le 9 octobre 1967. Le « Che » devient un mythe.

4 « Alianza anticomunista argentina » mouvement d’extrême droite qui se veut proche de celui des SS nazis.

5 Ces pratiques sont illustrées dans de nombreux films. Nous pouvons citer entre autres La noche de los lápices, dirigé par Héctor Olivera, et produit par Fernando Ayala en 1986 ainsi que Garaje Olimpo réalisé en 2000 par le cinéaste Marco Bechis.

6 À ce propos, voir le film La Historia Oficial, de Luis Puenzo, 1985.

7 Consulter à ce propos la thèse d’Isabelle Clerc, Teatro Abierto 1981-1983. Censure et écriture théâtrale dans l’Argentine du « Processus de réorganisation nationale ».

8 Voir à ce propos la thèse de Sylvie Suréda-Cagliani, Victimes et bourreaux dans le théâtre de Griselda Gambaro (Un réquisitoire contre l’arbitraire et l’oppression en Argentine entre 1960-1980) ainsi que la thèse de Stéphanie Urdician, L’œuvre dramatique de Griselda Gambaro. Les masques du pouvoir.

Auteur

Maître de Conférences à l’Université de Perpignan via domitia. Elle est membre du CRILAUP/CRESEM ; elle s’intéresse aux rapports entre les dictatures la société et l’histoire, à la poétique théâtrale latino-américaine en général et argentine en particulier. Parmi ses différentes publications, on peut mentionner Victimes et bourreaux dans le théâtre de Griselda Gambaro, Presses Universitaires de Perpignan (2011)

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