1Pour bien comprendre l’époque de la dictature argentine qui couvre la période des années 1970‚ et être à même de situer l’œuvre théâtrale aussi bien celle de Griselda Gambaro que celle de ses contemporains‚ qui ne peut s’expliquer hors de ce contexte‚ il importe d’évoquer certains événements historiques fondamentaux. Ce rappel historique présente donc un intérêt indéniable dans la mesure où il existe une interaction entre l’histoire argentine et des formes d’art comme le théâtre contemporain argentin ou le cinéma.

2Des films comme La Pródiga (1945)‚ La República perdida (1959) de Luis Gregorich y María Elena Walsh‚ ou encore Quien quiere oir que oiga (1953) de Eduardo Mignogna‚ Evita (1971) de Juan Schroeder‚ ou encore El misterio Eva Perón (1957) de Tulio de Michelis‚ évoquent‚ chacun à leur façon‚ le mythe d’Eva Perón.

3Certaines pièces de théâtre mettent en scène des personnages historiques et mythiques et retracent même des situations liées à la répression. C’est le cas notamment du théâtre de Griselda Gambaro dont on peut citer‚ à titre d’exemples entre autres‚ Atando cabos‚1 de Decir si‚2 de Las paredes‚3 El campo‚4 ou encore de La malasangre.5

4Quatre dramaturges‚ Roberto Cossa‚ Carlos Somigliana‚ Germán Rozenmacher‚ Ricardo Talesnik‚ ont écrit en 1970 El avión negro‚ pièce évocatrice du retour d’exil de Juan Domingo Perón en Argentine et ce‚ à une période où une partie de l’opinion publique lui était hostile.

5Des œuvres théâtrales comme El puente (1949) de Carlos Gorostiza ou bien encore Clase media (1949) de Jorge Newton mettent en scène le contexte social sous le régime de Perón.

6La pièce Eva Perón du dramaturge argentin Copi (de son vrai nom Raúl Natalio Damonte Tabora‚ 1939-1987) jouée‚ au théâtre de L’Épée de bois‚ à Paris‚ pour la première fois‚ le 2 mars 1970‚ et censurée en Argentine pour sa tonalité anti-péroniste‚ fait référence à la disparition du corps embaumé d’Eva Perón‚ exposé au siège de la CGT à Buenos-Aires. Un commando militaire avait‚ en effet‚ fait subtiliser son cadavre :

[…] El cadáver de Eva Perón‚ depositado en la sede de la CGT‚ donde se la había embalsamado para preservarlo de las mutaciones naturales de la muerte‚ fue sustraído por una comisión militar y ubicado en un lugar que permaneció desconocido durante dieciséis años […]6

7Ces auteurs choisissent d’user du théâtre pour faire entendre un point de vue dans une situation politique et historique donnée. L’écrivain peut choisir de se réfugier dans « l’art pur » ou dans « l’art pour l’art » ; il acquiesce ainsi consciemment ou inconsciemment à l’ordre dominant. Griselda Gambaro et les auteurs cités ci-dessus impliquent leur écriture dans l’histoire de leur pays par le biais de la fiction dramatique. Il est donc indispensable d’examiner et d’analyser les conditions de leur production.

8Dès les années 30‚ l’histoire de l’Argentine est soumise à des vicissitudes et à des soubresauts dus à l’instabilité politique et sociale qui se traduit par une succession de changements de gouvernements démocratiques alternant avec des régimes dictatoriaux. Cette incursion dans l’histoire politique tourmentée de l’Argentine doit permettre‚ d’une part‚ de mieux appréhender les raisons de l’instabilité politique qui a longtemps caractérisé ce pays‚ et d’autre part‚ de comprendre en quoi cette instabilité sociopolitique a pu influencer la dramaturgie.

II – 1. L’argentine de 1930 à l’ère Perón7

9Durant les dix années entre le début de la Première Guerre mondiale et la crise économique mondiale de 1929‚ l’Argentine est un pays prospère‚ qui doit son essor‚ à l’importance de son secteur d’exportation (viande‚ céréales‚ matières premières) ; ce secteur figure à l’époque parmi l’un des plus florissants du monde. A tous ces facteurs‚ il faut ajouter une forte immigration qui‚ dès 1870‚ fournit une forte main d’œuvre‚ avec tout ce que cela implique comme apport sur le plan démographique‚ humain‚ mais également sur celui des savoirs et des savoir-faire.

10A cette époque-là‚ le développement de l’Argentine est‚ en grande partie‚ lié étroitement aux relations économiques qu’elle entretient avec la Grande Bretagne dont elle est le principal fournisseur de viande‚ de céréales et de charbon.

11De 1916 à 1930‚ les radicaux assument les responsabilités gouvernementales ; ils portent à la présidence de la république Hipólito Yrigoyen qui exercera deux mandats‚ de 1916 à 1922‚ puis de 1928- 1930. Les radicaux‚ « los radicales » ‚ expriment les aspirations des couches populaires constituées en grande majorité de personnes d’origine modeste‚ d’ouvriers et d’immigrants‚ qui sont complètement marginalisés par l’oligarchie et qui revendiquent plus de justice sociale.

12Hipôlito Yrigoyen mène une politique de réformes‚ avec notamment‚ en 1920‚ la construction de la ligne de chemin de fer‚ le « Ferrocarril Transandino » ‚ qui assurera la jonction de la région de la Puna avec le Chili‚ permettant ainsi de relier l’Argentine à la côte du Pacifique. Hipôlito Yrigoyen sera également à l’origine de la création de la société YPF « Yacimientos Petrolíferos Fiscales » ‚ destinée à promouvoir l’exploitation pétrolifère ; il met en œuvre une politique sociale hardie et ambitieuse en faisant appliquer des lois relatives notamment aux contrats collectifs de travail‚ aux pensions de retraites et aux salaires. Il crée « La Universidad del Litoral » et signe des conventions avec la France‚ l’Italie et l’Angleterre afin d’encourager la commercialisation des céréales dont les prix sont fixés‚ à l’époque‚ par l’Argentine elle-même.

13Lorsque‚ à l’âge de 76 ans‚ Yrigoyen assume pour la seconde fois la présidence‚ il doit affronter un climat socio-économique complexe déjà affecté par les effets de la crise mondiale de 1929.

14En effet‚ la Grande Bretagne‚ à l’instar d’autres pays d’Europe touchés par les répercussions négatives de la Première Guerre mondiale (1914-1918) et de la crise économique de 1929‚ réduit le volume de ses échanges commerciaux avec l’Argentine‚ et restreint notamment ses importations en provenance de ce pays. Tout cela porte préjudice à la stabilité des rapports économiques anglo-argentins.

15Parallèlement à ces problèmes économiques‚ l’Argentine doit affronter‚ dès les années 30‚ des changements d’ordre social. Ces derniers sont d’une grande ampleur et sont dus essentiellement à une diminution de la croissance démographique. En effet‚ une fois passée la grande vague d’immigration‚ naît un phénomène de migration interne de la campagne vers la ville qui va aller en s’accroissant.

16Cet exode rural qui draine vers les grandes capitales régionales des populations démunies‚ s’explique en partie par l’attrait que suscitent non seulement les perspectives de travail‚ mais aussi celles d’une meilleure éducation offerte aux enfants dans les écoles et les collèges des villes‚ cette éducation est‚ pour la plupart de ces ruraux‚ un gage de promotion sociale.

17Les années 30 marquent alors l’ouverture de l’Argentine à la modernité et à une mutation profonde des mentalités. Cependant‚ le libéralisme8‚ en déclin‚ cède peu à peu le pas au nationalisme ; ce dernier finira par être la toile de fond de la politique argentine.

18Les origines du nationalisme argentin sont très complexes‚ et remontent au 19^e siècle (1829-1832) ; parmi ses figures emblématiques‚ on pourrait citer‚ entre autres‚ le personnage du dictateur Juan Manuel de Rosas (1793-1877) dont l’un des principaux objectifs est de rétablir l’ordre colonial. En effet‚ soutenu par les grands propriétaires terriens‚ Rosas sait non seulement gagner la sympathie des « Gauchos » de la région de Buenos-Aires‚ qui constituent sa force militaire‚ mais attire‚ également‚ une partie du bas peuple‚ qui voit en lui un protecteur. Soutenu par l’église catholique‚ Rosas instaure une dictature féroce et se montre sans pitié à l’égard des opposants à son régime‚ « los unitarios ». Rosas est issu d’une riche famille de propriétaires fonciers argentins‚ et grandit sur les terres familiales dans l’univers des « gauchos ». Il devient lui-même un vrai « gaucho ». Etre « gaucho » revient à être « Federalista ». A cette époque‚ en Argentine‚ le camp de « los federalistas » qui s’oppose à celui de « los unitarios » est composé en premier lieu des « caudillos » ‚ qui contrôlent leurs grandes propriétés foncières‚ ainsi que les terres qui les entourent‚ comme s’il s’agissait de leur royaume. En effet‚ ils refusent d’intégrer un quelconque gouvernement centralisé‚ susceptible de limiter leur pouvoir. Le camp de « los unitarios » se trouve concentré à Buenos Aires ; il est composé de la bourgeoisie urbaine intellectuelle‚ de commerçants et autres professionnels imprégnés des idées européennes privilégiant un modèle social et libéral et il s’oppose au camp de « los federalistas ». A partir de 1835‚ Juan Manuel de Rosas‚ livre une lutte sans pitié à « los unitarios » ; il se proclame dictateur du pays et il s’octroie des pouvoirs illimités jusqu’en 1852‚ date à laquelle son armée est vaincue‚ au cours de la bataille de Caseros‚ par les forces « unitarias » soutenues par les armées du Brésil et de l’Uruguay. Cette défaite contraint Rosas à s’exiler en Angleterre‚ où il décède à Southampton en 1877.

19Cette période de l’histoire de l’Argentine apparaît dans certaines œuvres littéraires. Dans son œuvre El matadero‚ l’écrivain argentin Estesan Echeverría‚ qui‚ entre 1839 et 1840‚ est contraint à l’exil politique à Montevideo (Uruguay)‚ illustre la période sanglante de la dictature de Rosas au cours des années postérieures à « La Revolución de Mayo » (25 mai 1810). En 1845‚ Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888)9 écrit Facundo‚ civilización y barbarie10. C’est à travers le personnage de Facundo Quiroga‚ « le mauvais gaucho » de la province de La Rioja‚ que Sarmiento dénonce les effets désastreux engendrés par le caudillisme totalitaire. Il décrit l’Argentine comme une immense nation‚ « El mal que aqueja a la República Argentina es la extensión » (…) dans les étendues de laquelle ont lieu des guerres fratricides et barbares qui mènent à la destruction de tout ce qui peut représenter la culture et la civilisation : la ville‚ et le progrès sont méprisés et rejetés par le « gaucho ». Sarmiento ne cache pas son profond mépris pour Juan Manuel de Rosas :

[…] Rosas‚ hijo de la culta Buenos Aires‚ sin serlo él ; por Rosas‚ falso corazón helado‚ espíritu calculador que hace el mal sin pasión (…) y organiza lentamente el despotisme con toda la inteligencia de un Maquiavelo. [...]11

20L’auteur propose l’ouverture à l’immigration européenne comme la seule voie pouvant conduire la pampa à la civilisation.12 Les idées nationalistes‚ toujours latentes‚ vont connaître un nouvel essor dès 1930‚ en grande partie à cause de la crise économique mondiale.

21Les premiers signes d’une conscience nationaliste apparaissent dans certains milieux intellectuels peu avant 1930. C’est après 1930 que le nationalisme devient un mouvement politique d’une grande ampleur‚ qui surgit comme une importante force idéologique en 1934 avec la publication du livre de Rodolfo et Julio Irazusta La Argentina y el imperio británico : Los eslabones de una cadena 1806- 1933.13

22Cet ouvrage stigmatise l’attitude du gouvernement libéral-conservateur argentin qui fait preuve d’une gratitude démesurée à l’égard de la Grande-Bretagne. Les auteurs font valoir que si la Grande-Bretagne avait effectivement soutenu le mouvement d’indépendance au 19^e siècle‚ elle n’en avait pas moins trouvé par là un moyen pour défendre ses intérêts‚ en établissant une forme de domination coloniale en remplacement de la domination espagnole.

23Le 6 septembre 1930‚ la démocratie s’effondre et l’oligarchie s’impose à la suite d’une fraude électorale massive et grâce au soutien inconditionnel de l’armée. Entre 1930 et 1943‚ plusieurs chefs de gouvernement se succèdent : José Félix Uriburu (1930-1932)‚ Agustin Justo (1932-1938)‚ Roberto Marcelino Ortiz (1938-1940)‚ Ramón Castillo (1940-1943). José Félix Uriburu‚ instigateur du premier coup d’état militaire en Argentine‚ forme et dirige un gouvernement (1930- 1932) inspiré par l’idéologie totalitaire de Mussolini.

24Le retour de l’oligarchie au pouvoir‚ synonyme de régression politique‚ favorise la répression‚ la censure‚ les assassinats de syndicalistes ou de toute personne opposée à Uriburu ou à ceux qui le soutiennent. Le programme politique du gouvernement Uriburu s’appuie essentiellement sur la force du patronat. Entouré de caciques‚ dont l’objectif premier est l’enrichissement et le maintien des privilèges‚ il mène une politique qui veille à protéger les intérêts des couches nanties de la population.

25Le mensonge politique‚ la dépendance économique imposée par la Grande-Bretagne‚ la misère‚ le chômage‚ l’aliénation culturelle et l’étouffement de la culture‚ sont autant de constantes qui créent une situation de découragement et de scepticisme dans la majeure partie des franges populaires.

26Les années 30 sont synonymes d’époque d’infamie. En Argentine‚ on qualifie d’ailleurs cette période de « época infame ».

27Ce que l’on appellera « La revolucion de 1930 » surgit à un moment où l’économie argentine accuse les effets néfastes de la crise mondiale. A partir de cette époque-là‚ le nouveau courant politique qui émerge avec force est le nationalisme. Ce mouvement réunit en son sein deux tendances à l’idéologie et aux objectifs totalement opposés‚ que Juan Domingo Perón finira plus tard par unifier.

28La première est la tendance nationaliste populaire qui aspire au contrôle de l’Etat sur les matières premières et prétend exclure le contrôle étranger afin d’empêcher l’évasion des richesses du pays.

29C’est ainsi qu’en 1935 apparaît un style de nationalisme prôné par une petite organisation de jeunes radicaux appelée « Forja » (Fuerza de Orientación Radical de la Juventud Argentina.)

30« La Forja » dont le rôle est de protéger les intérêts de la classe moyenne‚ incarne surtout deux principes : la démocratie populaire et l’anti-impérialisme. En juin 1935‚ on pouvait lire dans son premier manifeste :

“La historia de Argentina demuestra la existencia de una lucha permanente del pueblo por la soberanía popular.” “Somos una colonia ; queremos una Argentina libre”.14

31Les partisans de “La Forja » ou « forjistas » intensifièrent la campagne contre la Grande-Bretagne‚ contribuant ainsi à la propagation d’un fort climat d’anglophobie ; ils considéraient en effet que les compagnies ferroviaires britanniques dont le seul objectif était de renforcer la domination britannique‚ n’étaient rien d’autre que des spoliateurs corrompus.

32Les préoccupations essentielles de « La Forja » étaient de mettre fin à la mainmise des étrangers sur les propriétés et les ressources du pays pour en confier le contrôle exclusif aux Argentins.

33Durant une décennie‚ « La Forja » va représenter une tendance dérangeante au sein du mouvement radical‚ jusqu’à ce qu’un grand nombre de ses membres l’abandonnent pour rejoindre Perón en 1945.

34La seconde tendance du nationalisme argentin est un mouvement d’extrême droite dont les origines et les objectifs sont plus complexes que ceux de « La Forja ».

35Entre 1930-1932‚ les nationalistes représentent un petit groupe de partisans de Uriburu ; ces nationalistes manifestent leur intention de créer des groupes paramilitaires tels que celui de « La Legión Cívica ». Ce nationalisme-là est‚ d’une certaine manière‚ l’écho du « fédéralisme » du 19^e siècle que nous avons évoqué plus haut.

36Au nom de la défense des traditions rurales‚ des habitants des terroirs et de leur folklore qu’ils idéalisent‚ ces nationalistes‚ nourris aux sources de l’idéologie d’extrême droite‚ rejettent Buenos Aires en tant qu’épicentre du pouvoir exerçant une suprématie sans partage sur les autres provinces. Ces dernières étaient‚ à leurs yeux‚ la fidèle représentation des vertus hispaniques et argentines.

37L’origine de ce second courant nationaliste se situe avant 1930. Initialement‚ ce second courant nationaliste est un mouvement principalement littéraire qui adopte certaines influences européennes ultra conservatrices‚ parmi lesquelles il faut citer l’influence des doctrines de l’homme politique et écrivain monarchiste français Charles Maurras (1868-1952)‚ qui anima le mouvement de « l’Action Française » (1908-1944) en défendant un « nationalisme intégral » ‚ synthèse du traditionalisme et du nationalisme. « L’Action française » veut réconcilier l’idée de nation avec l’idée catholique sur le terreau commun de l’anti-modernisme.

38Ces influences européennes constituent les fondements de ce nationalisme qui s’opposait à la démocratie populaire‚ synonyme d’ouverture vers le communisme. L’un des principaux dirigeants nationalistes argentins des années 30‚ Roberto de Lafferère‚ avait déclaré :

Un sistema político liberal‚ permite toda clase de propaganda sediciosa. Una poderosa organización comunista ha surgido entre nosotros... La democracia nos entrega desarmados a estas fuerzas del socialisme extremo y la anarquía15.

39Leurs ennemis voyaient dans les nationalistes des « fascistas criollos » ; ils dénonçaient notamment ce type d’allégations excessives‚ à leurs yeux‚ totalement infondées. En effet‚ les partisans du nationalisme vénéraient la dictature‚ vouaient un culte à la virilité‚ et adoptaient le salut fasciste comme signe distinctif. Ils prenaient plaisir à mener des croisades pour maintenir la discipline et l’ordre social‚ comme d’ailleurs le général Franco le fera peu après en Espagne.

40Il est important de souligner qu’il s’agit là d’une vague de l’époque : la vague fasciste dont les discours s’articulent autour d’un fort autoritarisme et d’un anticommunisme féroce. Les nationalistes considèrent que le communisme est d’origine juive et soutiennent que les juifs ont la mainmise sur le capitalisme mondial ainsi que sur le prolétariat révolutionnaire du monde entier ; ce discours qui n’est pas propre aux nationalistes argentins‚ mais que l’on retrouve également en Allemagne‚ en Autriche‚ et dans certains milieux en France ainsi qu’en Belgique‚ va constituer le terreau de l’antisémitisme :

“El judío sin Dios y sin nacion que se esta infiltrando en las mentes de nuestros jóvenes proletarios”16

41On peut citer‚ comme exemples‚ certaines campagnes antisémites menées‚ à Buenos Aires‚ contre des entreprises exportatrices de céréales qui‚ dans leur majorité‚ appartenaient à des juifs. En 1937‚ un des groupes antisémites‚ « La Alianza de la Juventud Nacionalista » ‚ proposa de refuser l’immigration des juifs en Argentine et d’expulser ceux qui occupaient des postes dans le secteur public.

42La pénétration du nazisme dans certains secteurs‚ comme l’armée ou le journalisme‚ soutenue par des fonds de l’ambassade d’Allemagne‚ est alors un facteur très préoccupant pour l’Argentine.

43Par exemple‚ Enrique Oses‚ directeur du journal El Pompera de Buenos Aires‚ recevait des subventions de la part des Allemands‚ et devait en contrepartie publier des bulletins de propagande nazie.17

44Durant les années 30‚ l’Argentine voit également réapparaître‚ avec force‚ l’influence du catholicisme et celle de l’Église ; cette influence atteint son apogée en 1934‚ lors du Congrès Eucharistique International qui se tient à Buenos Aires.

45Toutefois‚ il importe de souligner que la complexité du nationalisme argentin – et c’est là l’une des raisons probables de l’importance considérable qu’il prend après 1940 – tient en ce qu’il réunit‚ en son sein‚ des forces dont les orientations idéologiques sont aux antipodes les unes des autres : d’une part les tendances les plus réactionnaires et‚ d’autre part‚ des courants progressistes posant clairement les problèmes de la justice sociale et prônant des réformes radicales pour y parvenir :

La falta de equidad -declaró La Voz Nacionalista- de bienestar‚ de justicia social‚ de moralidad‚ de humanidad‚ ha convertido el proletariado en un animal de carga incapaz de disfrutar de la vida o de los avances de la civilización.18

46Le Président Ramôn Castillo (1940-1943)‚ ancien juriste au fort penchant nationaliste‚ sympathisant de l’Allemagne nazie et produit du système de fraude électorale instaurée en Argentine dès 1930‚ s’efforce de maintenir l’Argentine à l’écart du conflit de la Seconde Guerre mondiale et‚ avec le soutien de l’armée‚ opte pour la neutralité de son pays.

47Durant sa présidence qui dure trois ans‚ Castillo accentue‚ dans la mise en œuvre de sa politique‚ les tendances réactionnaires de ses prédécesseurs‚ et s’entoure de groupes pronazis. Cependant‚ aux cercles militaires favorables à l’Allemagne nazie émergent des mouvements comme « Acción Argentina » ‚ qui défendent la cause des puissances démocratiques. Cette situation conduit inéluctablement à des tiraillements et à de graves divergences d’opinion au sein du gouvernement. Aux membres de l’équipe gouvernementale qui‚ dans la perspective des prochaines élections de 1944‚ soutiennent Rosustiano Patrón Costa‚ un candidat favorable aux États-Unis et à la démocratie‚ s’opposent désormais ceux qui‚ au sein du même gouvernement‚ contestent ce choix en raison de leur sympathie pour un pouvoir fort‚ autoritaire et tourné vers les autres dictatures du monde.

48Castillo appuya la candidature de Robustiano Patrón Costa‚ dont les ambitions étaient de se rapprocher des États-Unis‚ afin de servir les intérêts de l’Argentine‚ notamment dans le secteur de l’industrie. Réunis dans un groupe secret nommé GOU (Grupo Obra de Unificación)‚ dont les membres sont en majorité des militaires anticommunistes‚ les milieux pronazis de l’armée n’apprécient pas la position de Castillo‚ dangereuse car synonyme‚ à leurs yeux‚ d’un rapprochement avec les alliés. C’est ainsi que le 4 juin 1943‚ une révolution prétorienne menée par un colonel encore inconnu‚ Juan Domingo Perón‚ met fin à la république conservatrice.

49Jusqu’en 1943‚ personne ne connaît vraiment Juan Domingo Perón. Ce n’est qu’à partir du mois de novembre 1943 que les milieux politiques et syndicaux commencent à le considérer comme un élément central de l’échiquier politique ; il vient en effet d’être désigné au poste de Ministre du Travail. A 48 ans‚ ce personnage extraverti au langage direct qui brise le schéma typique du militaire rigide‚ va entamer une carrière politique vertigineuse. Quand le général Edelmiro Farrel assume la présidence de la République argentine en 1944‚ il désigne son ami‚ Juan Domingo Perón‚ à la vice- présidence‚ fonction qu’il cumule avec celle du ministère de la guerre.

50Le programme politique de Perón prévoit de promouvoir l’organisation de nouvelles associations professionnelles‚ d’imposer au patronat des conventions collectives largement favorables aux travailleurs‚ de définir des statuts spécifiques pour certains corps de métiers bien déterminés.

51La présentation de son projet politique intervient toujours à la faveur de longs discours ; il accepte volontiers qu’on le qualifie de « primer trasajador » comme l’illustre la fameuse « marcha peronista » composée en son honneur :

Los muchachos peronistas19
Todos unidos triunfaremos
Y como siempre daremos
Un grito de corazón
¡ Viva Perón ! ¡ Viva Perón !
Por ese gran argentino
Que se supo conquistar
A la gran masa del pueblo
Combatiendo al capital
¡ Perón‚ Perón‚ qué grande sos !
¡Mi general‚ cuánto vales !
i Perón‚ Perón‚ gran conductor‚ sos el primer trabajador !
Por los principios sociales
Que Perón ha establecido
El pueblo entero está unido
Y grita de corazón :
i Viva Perón ! ¡ Viva Perón !
Por ese gran argentino
Que trabajó sin césar‚
Para que reine en el pueblo
El amor y la igualdad. […]

52Cette politique prétendument sociale que Perón entend mener‚ inquiète certains militaires méfiants qui n’approuvent guère‚ ni le dialogue ouvert qu’il établit avec les ouvriers‚ ni la liaison qu’il entretient avec une présentatrice de radio et actrice de second plan : Eva Duarte.

53Par ailleurs‚ si Perón sait attirer à lui un certain nombre de travailleurs‚ il récompense les dirigeants syndicaux qui s’engagent à ses côtés. En guise de représailles‚ il ne reconnaît pas‚ en revanche‚ les syndicats dont les dirigeants‚ socialistes et communistes pour la plupart‚ refusent de se rallier à lui. Il crée des syndicats parallèles dont la mission est de combattre les syndicats rebelles qui s’opposent à lui. A mesure que l’influence de Perón grandit‚ certains partis politiques‚ toutes tendances confondues‚ des conservateurs aux communistes‚ organisent un front de résistance pour manifester leur profond désaccord et défendre la démocratie contre une politique qu’ils jugent fascisante.

54C’est ainsi que le 9 octobre 1945‚ ces formations politiques font pression pour exiger la démission de Perón de ses fonctions au sein du gouvernement. Cette tentative échoue car le clan péroniste‚ soutenu par l’armée et par la police‚ réussit à stopper ce mouvement d’opposition‚ le 17 octobre 1945. A partir de ce moment-là‚ le contexte politique argentin va subir une profonde mutation.

55Le mouvement d’opposition d’octobre 1945 donne naissance à la formation d’un front commun électoral‚ appelé « Unión Democrática » ‚ qui réunit les conservateurs‚ les radicaux‚ les démocrates progressistes‚ les socialistes et les communistes‚ unis pour soutenir‚ aux prochaines élections‚ le candidat radical José Tamborini.

56La campagne électorale est agitée. J.D. Perón dont l’éloquence‚ l’habileté politique‚ la démagogie ainsi que le paternalisme savent convaincre et galvaniser les masses‚ gagne les élections‚ le 24 février 1946‚ pour poursuivre une politique dont les tendances et les grandes orientations seront celles d’un régime militaire.

57A cette époque-là‚ son action encourage‚ peu à peu‚ l’adhésion des classes populaires à ce nouveau gouvernement dictatorial‚ « gobierno de facto ». Cette adhésion populaire peut s’expliquer de la manière suivante :

• à la fin de la Seconde Guerre mondiale‚ l’Argentine se voit privée d’un bon nombre de biens d’importation‚ ce qui oblige les Argentins à recourir à leur propre savoir-faire. Le résultat est désastreux car l’Argentine possède alors une industrie de mauvaise qualité. En contrepartie‚ le pays n’est plus tributaire de l’extérieur‚ car il n’y a pas d’échanges économiques avec les autres pays. Il n’existe pas de flux financier ni de transferts de capitaux.

• l’industrie qui grandit autour de Buenos-Aires absorbe la main d’œuvre venue des campagnes ; des hommes et des femmes qui ne connaissent que la vie dure que leur offrent les zones rurales‚ par exemple celle de la pampa‚ s’installent à la périphérie d’une grande ville‚ comme Buenos-Aires‚ où ils trouvent du travail‚ de meilleures conditions de vie‚ un bon salaire et une organisation syndicale qui défend leur cause‚ leurs revendications et leurs droits. Perón devient le bienfaiteur idolâtré par cette grande majorité de travailleurs constituée de tous ces immigrés de l’intérieur du pays. Très vite‚ il est soutenu par son épouse Eva Duarte de Perón‚ qui va devenir sa plus fidèle collaboratrice :

[...] Por eso digo ahora : ¡ Si‚ soy peronista‚ fanáticamente peronista‚ pero no sabría decir qué amo más‚ si a Perón o a su causa. […]20

58Eva Duarte que le peuple argentin appelle affectueusement « Evita » rencontre Perón en 1944. Lorsque ce dernier accède à la présidence‚ elle n’a que 27 ans. Bien qu’issue d’un milieu modeste et peu cultivée‚ Eva Perón assimile très rapidement aux côtés de son époux les mécanismes politiques indispensables à son éducation et à son rang de première dame.

59Elle commence à lire ses discours à la radio‚ de façon conventionnelle et finit par devenir une oratrice passionnée. Lorsqu’elle s’exprime pour évoquer Juan Domingo Perón‚ elle enthousiasme‚ émeut et fait vibrer les foules :

[…] En todos sus mensajes no hizo otra cosa que recomendarme a sus obreros [‚..]. Yo -lo confieso honradamente- busqué con afán en todas sus cartas‚ una palabra que me dijese su amor. En cambio‚ casi no hablaba sino de sus “trabajadores”… ‚ a quienes por aquellos días la oligarquia suelta por las calles empezó a llamar “descamisados”. [...] Mientras yo viva‚ no me olvidaré que él‚ Perón‚ me encomendô a sus descamisados en la hora más difícil de su vida. […] ¡ No me olvidaré que él‚ cuando quiso probarme su amor‚ me encargó que cuidase a sus obreros ! […]21

60Il est aisé de comprendre que les opposants au régime péroniste ont fort à faire car Eva Perón‚ adulée par le peuple‚ proclame son attachement non seulement au dictateur mais aussi à son régime‚ et c’est ce qui gêne le plus ceux qui remettent en cause le gouvernement de Perón.

61Le péronisme développe et encourage le tourisme afin que tous les salariés puissent bénéficier de vacances décentes. Le gouvernement entreprend de faire construire de grands hôtels dans des lieux touristiques renommés comme Mar del Plata‚ Córdoba‚ Bariloche etc.

62De nombreuses famille bénéficient ainsi de leurs premières vacances. Le secteur du tourisme argentin connaît un grand essor entre 1950 et 1960 :

[…] Esos ninos y muchos otros‚ conocieron el mar y la montana gracias a Evita. Además de las colonias de vacaciones inauguradas en Ezeiza‚ cerca de Buenos Aires‚ Evita hizo construit “unidades turisticas” en Chapadmalal (no lejos de Mar del Plata)‚Uspallata (Mendoza) y embalse Río Tercero (Córdoba). Cada una de esas tres unidades incluía conjuntos hoteleros capaces de alojar a cuatro mil personas (obreros‚ jubilados‚ estudiantes o colonias de vacaciones).”[…]22

63A cette époque- là‚ Perón sait qu’il peut compter sur l’économie prospère de son pays. En effet‚ la Seconde Guerre mondiale‚ a eu pour conséquence que‚ durant plusieurs années‚ l’Argentine a vendu‚ a de très bons prix‚ sa production agricole‚ accumulant ainsi d’importantes réserves en devises.

64Ces dernières augmentent fortement entre 1940 et 1945 en passant de 1300 millions à 5640 millions de pesos. L’Argentine connaît‚ alors‚ un essor considérable jusqu’en 1950‚ non seulement grâce aux bonnes récoltes et à l’élevage mais également grâce à l’exportation massive de produits alimentaires que sollicitent les pays touchés par les répercussions de la Seconde Guerre mondiale.23

65L’Argentine devient‚ à ce moment-là‚ « le grenier du monde ». Cet essor permet alors à Perón de développer une sorte d’économie d’abondance. Les couches populaires‚ avec entre autres los cabecitas negras‚24 mais également l’Église et l’armée l’assurent de leur soutien.

66En revanche‚ il n’en est pas de même pour une partie de la classe ouvrière au sein de laquelle Perón est conscient de ne pas faire l’unanimité. C’est la raison pour laquelle il confie à son épouse Evita le Ministère du Travail et des Affaires Sociales.

67On peut distinguer trois grandes orientations dans la politique mise en œuvre par Perón.

68La première se résume en un seul mot : paternalisme. C’est en adoptant une attitude paternaliste envers le peuple qu’il s’efforce d’exacerber le culte de la personnalité que ce dernier lui voue. Dans tout le pays‚ il mène une campagne qui se prétend le témoignage du profond intérêt que lui et son épouse Evita portent aux masses populaires. Pendant cette campagne‚ le gouvernement s’emploie à distribuer des paquets de vêtements et d’aliments‚ des cadeaux personnels‚ des machines à coudre‚ des réfrigérateurs‚ des gazinières etc. ; même les enfants font l’objet d’une attention toute particulière :

[...] Recibir un juguete « de parte de Evita » o una orden para ser asistido en un hospital‚ empezó a formar parte de la mitología de esa época. [...]25

69Les discours de Perón et d’Evita qui accompagnent cette propagande‚ ressemblent à de véritables déclarations d’amour adressées aux plus démunis‚ « Los descamisados » :

[…] Yo elegi mi puesto en el pueblo para ver desde alli las barreras que podrían haber impedido la marcha de la Revolución. Yo elegí ser “Evita...” para que por mi intermedio el pueblo y sobre todo los trabajadores‚ encontrasen siempre libre el camino de su Líder. [...]. Cuando elegí ser “Evita”‚ sé que elegi el camino de mi pueblo. [...]. Nadie sino el pueblo me llama “Evita”. Solamente aprendieron a llamarme así los “descamisados”. […] Cuando un pibe me nombra “Evita” me siento madre de todos los pibes y de todos los débiles y humildes de mi tierra. Cuando un obrero me llama “Evita”‚ me siento con gusto compañera de todos los hombres que trabajan en mi pais y aun en el mundo entero.
Cuando una mujer de mi patria me dice “Evita”‚ yo me imagino ser hermana de ella y de todas las mujeres de la humanidad […].26

70Eva Perón devient très vite le chef et le porte-parole des femmes issues des couches sociales humbles‚ qui l’idolâtrent et la considèrent comme une sainte qui les a libérées de leur esclavage séculaire en leur octroyant le droit de vote.

71La mise en place d’une organisation syndicale rigide constitue le second axe de la politique péroniste. Cette organisation syndicale‚ étroitement surveillée par Perón et Eva Perón‚ tient une place importante dans le dispositif conçu par les péronistes ; elle doit permettre de museler le mouvement syndical‚ de faire pièce aux organisation ouvrières indépendantes d’obédience socialiste ou marxiste et de soutenir de façon inconditionnelle les décisions et objectifs du gouvernements :

[…] El rodete entretejido como dos manos fuertemente entrelazadas sobrepasô la moda [...] para convertirse en el símbolo de la nueva Evita‚ y del nuevo régimen. […] El autoritarismo y el peinado severo correrán parejos […]27.

72Le troisième axe important réside dans la mise en œuvre d’une politique salariale équilibrée : pensions de retraite‚ salaires élevés‚ indemnités pour licenciement‚ vacances payées‚ treizième mois‚ sécurité sociale‚ sont autant d’avantages qui donnent l’impression aux salariés de vivre sous un régime protecteur. L’opposition conservatrice n’apprécie guère cette politique sociale‚ car beaucoup considèrent que le gouvernement utilise l’argent des contribuables pour favoriser et agrémenter la vie des salariés qui‚ non seulement‚ font preuve de loyauté envers le général Perón‚ mais lui manifestent surtout une grande fidélité.

73A ses débuts‚ le péronisme est perçu comme un bouleversement tant du point de vue politique que culturel. Le gouvernement donne les mêmes priorités au programme économique qu’au programme culturel. Perón déclare‚ d’ailleurs‚ à ce sujet‚ en 1947 :

La historia‚ la religión y el idioma nos sitúan en el mapa de la cultura occidental y latina‚ a través de su vertiente hispánica ; en lo que al heroísmo y la nobleza‚ el ascetismo y la espiritualidad alcanzan sus más sublimes proporciones.28

74La politique culturelle menée par le régime‚ notamment en ce qui concerne le théâtre‚ a pour objectif de favoriser surtout le théâtre national. A ce sujet‚ Osvaldo Pellettieri note d’ailleurs :

[...] Lo que también esta claro‚ es que esa política cultural teatral no fue coherente y que no coincidió‚ ni siquiera cercanamente‚ con la tendencia dominante en el campo intelectual. (...) Por su parte‚ la preocupación del peronismo por el teatro se evidencia en su accionar a nivel nacional‚ provincial y municipal a través de los cambios en la denominada Comisión Nacional de Cultura‚ los premios “Juan Perón” y “Eva Perón” para piezas teatrales que estén informadas del espíritu de la doctrina justicialista”.[…]29

75Mais‚ parallèlement à cette promotion et à cette mise en valeur du théâtre national‚ l’autre aspect important de la politique culturelle péroniste est la censure ; on retrouve là l’une des caractéristiques du péronisme : autant il peut apparaître progressiste et fascinant par nombre de ses aspects‚ autant il véhicule par ailleurs des tendances autoritaires‚ voire rétrogrades ; ces aspects aussi contradictoires fondent justement la complexité du péronisme qui‚ de ce point de vue‚ rentre bien dans ce que définit le terme de populisme. Le progressisme apparent de certaines mesures ne saurait donc occulter l’atmosphère oppressante que fait peser le péronisme sur la culture et le théâtre en particulier :

[…] Entre 1945 y 1955 la censura fue total : todo lo referido al espectáculo‚ teatro‚ cine y television se controlaba rigurosa y celosamente […] Durante el primer gobierno peronista los críticos teatrales vivimos sujetos a la censura. […]30

76Le péronisme‚ soutenu par une partie de la classe moyenne‚ s’emploie en effet à combattre le « Teatro Independiente ».31 Ce dernier sert d’exutoire aux intellectuels de gauche dont l’objectif est de faire opposition au péronisme qu’ils considèrent‚ à tort ou à raison‚ comme étant une ramification de l’idéologie fasciste.32

77Certains témoignages de l’époque péroniste reflètent des cas de censure importante comme‚ par exemple‚ l’interdiction de la pièce d’Albert Camus en mai 1949‚ Le malentendu. Le pouvoir jugea que cette pièce véhiculait l’athéisme :

El deformado juicio que de la obra tuvo la mayoría del público levantó tal polémica‚ que al tercer día del estreno la Municipalidad‚ entendiendo que la desoladora crudeza del tema no la haciá apta para la escena‚ suspendió) la representación. El resultado de todo este fue que Camus se negó a visitar ofïcialmente la Argentina en su gira por América del Sur.33

78D’autres auteurs comme Dostoïevski ou bien encore Gorki sont censurés car tous deux de nationalité russe‚ et‚ à ce titre‚ étaient considérés comme représentatifs du péril rouge ; de la même façon la pièce de Bertolt Brecht (1898-1956)‚ Mère Courage34‚ écrite en 1939‚ fut aussi censurée. Durant le mandat du gouvernement péroniste des années 40‚ les rapports d’hostilité et de méfiance entre le « Teatro Independiente » et le gouvernement se font de plus en plus pesants. La censure officielle ne fait qu’accroître un profond sentiment anti-péroniste dans certaines catégories de la population‚ d’autant que les péronistes lancent le slogan : « Alpargatas si‚ libros no. ». Ce slogan provoque un tollé général dans le monde estudiantin. Les représentations théâtrales ont lieu au Théâtre National‚ dont le directeur Muzio est un anti-péroniste acharné. L’hostilité à l’égard de Perón s’exprime‚ par exemple‚ à travers les caricatures du dessinateur Oski. Ce dernier avait dû également subir la censure du gouvernement péroniste car il avait fait paraître‚ dans la revue Casca-bel‚35 une caricature représentant le visage de Perón sous la forme d’une énorme poire d’où sortaient les vers de la pourriture. Dans la légende accompagnant la caricature‚ on pouvait lire : « Perón podrido ».36

79Sous le premier gouvernement de Juan Domingo Perón‚ le sentiment anti-péroniste est partagé non seulement par le public du « Teatro Independiente » ‚ mais également par un certain milieu politique. Les radicaux voient en Perón un rival dangereux‚ très habile dans l’art d’attirer à lui les masses populaires. Pour leur part‚ les socialistes qui‚ en raison de leur sensibilité laïque‚ sont scandalisés par le fort cléricalisme du gouvernement militaire‚ acceptent très mal l’emprise de Perón sur les syndicats qui‚ traditionnellement‚ sont rattachés aux socialistes. Cependant‚ les partis politiques ne sont pas les seuls à s’opposer à Perón.

80Les universitaires‚ les étudiants et certains grands journaux se rejoignent dans une même position anti-péroniste‚ à l’instar de certains chefs d’entreprise‚ qui se sentent lésés par la législation sociale promue par Perón.

81Ses opposants reprochent à Perón sa démagogie‚ son fort autoritarisme‚ ses tendances pronazies‚ ses attaques contre les libertés individuelles et contre la liberté de la presse. De ce fait‚ le péronisme comme mouvement de masse finit‚ peu à peu‚ par s’isoler progressivement de certaines catégories sociales qui auraient pu être ses alliées.

82La politique répressive de Perón‚ le culte de la personnalité que lui voue une grande partie du peuple argentin‚ l’assimilation de son régime à d’autres régimes totalitaires antérieurs‚ sont autant de problèmes de fond auxquels ses opposants doivent faire face.

83A partir des années cinquante‚ la situation commence à se détériorer. Une sécheresse prolongée affecte les récoltes et les répercussions néfastes frappent de plein fouet les prix à l’exportation des produits agricoles qui commencent à baisser. Les effets pervers de cette situation touchent l’économie qui enregistre une forte hausse de l’inflation. Les salaires baissent. Une profonde crise est en gestation : les fortes réserves en devises sur lesquelles l’Argentine pouvait compter‚ n’ont pas fait l’objet d’investissements judicieux ; pour sa part‚ le gouvernement n’a pas su prévoir les besoins croissants du secteur industriel ni ceux du service public.

84En juin 1952‚ Perón se présente à nouveau à la présidence et gagne les élections en raison de l’engouement démesuré du peuple argentin pour Eva Perón‚ qui l’accompagne pour peu de temps‚ car elle décède en juillet 1952.

85Au début de l’année 1953‚ la situation économique s’aggrave davantage. L’État n’est plus à même de réaliser des investissements : d’une part‚ les réserves se sont évaporées et d’autre part‚ le crédit extérieur est de moins en moins accessible. Des rumeurs circulent sur certaines spéculations frauduleuses dont les bénéficiaires seraient des hauts fonctionnaires‚ des barons du régime et des personnes de l’entourage direct de Perón.

86Une atmosphère lourde de suspicion pèse sur le second gouvernement de Perón. Le décès d’Eva Perón constitue un coup dur pour le régime. En effet‚ Eva Perón avait la mainmise sur les ouvriers et surveillait de très près tous leurs mouvements. A la mort de son épouse‚ Perón doit faire preuve d’une personnalité encore plus affirmée‚ et se voit dans l’obligation de renforcer son autorité et sa vigilance afin d’assurer son contrôle sur l’armée et sur la masse ouvrière. Cette situation qui le conduit à adopter des positions parfois contradictoires‚ affaiblit peu à peu son pouvoir. Les premières failles de son appareil politique commencent à apparaître. Les milieux catholiques‚ qui l’avaient toujours soutenu‚ prennent leur distance à cause‚ d’une part‚ de la loi sur le divorce qu’il a décrétée‚ et‚ d’autre part‚ sa décision de supprimer l’enseignement catholique. Le conflit avec l’Eglise contribue à affaiblir le soutien dont il avait toujours bénéficié jusqu’alors de la part des cercles nationalistes et catholiques ainsi que de la part des forces armées. Cette ambiance nourrit‚ peu à peu‚ un coup d’état qui survient le 16 juin 1955.

87Le palais présidentiel‚ « La Casa de Gobierno » ‚ est bombardé par les avions de l’armée‚ mais une partie des militaires qui devait s’insurger reste impassible et le mouvement échoue.

88Cette crise peut également être attribuée à la signature de contrats pétroliers entre Perón et certaines entreprises nord-américaines. Quoi qu’il en soit‚ la conspiration militaire atteint son apogée sous le commandement du général Lonardi à Córdoba‚ le 16 septembre 1955. Quelques jours plus tard‚ Perón donne sa démission et Lonardi prend les rênes du pouvoir. Perón se réfugie à l’ambassade du Paraguay. Il abandonne le pouvoir absolu et‚ dans un premier temps‚ s’embarque rapidement pour Asunción. Il abandonne le pouvoir absolu et s’exile en Espagne.

89Accablé par son échec militaire‚ bafoué‚ ridiculisé‚ et même trahi d’une certaine manière‚ Perón quitte son pays et devient pour le peuple argentin un mythe de justice sociale.

90L’ère Perón cède la place à la « Revolución Libertadora » ‚ qui n’est autre que le triomphe de la restauration libérale dont le principal objectif est d’augmenter les exportations et d’encourager l’accumulation des capitaux.

II – 2. L’évolution de la situation politique de 1955 à 197037 Les différents gouvernements

91A partir de 1955‚ une période d’instabilité politique s’ouvre en Argentine ; elle est caractérisée par l’alternance de gouvernements démocratiques et de gouvernements militaires souvent issus de coups d’États. Entre 1955 et 1983‚ des ruptures d’ordre constitutionnel marquent ces différents gouvernements. Ces derniers adoptent des mesures connues sous le nom de « Revolución Argentina » et « Reorganización Nacional ».

92Le général Eduardo Lonardi prend le pouvoir à Buenos Aires le 25 septembre 1955 dans une atmosphère tendue à cause du triomphe de « La Revolución Libertadora » qu’il avait dirigée depuis Córdoba. En effet‚ le nouveau chef du gouvernement argentin doit relever deux défis : résoudre‚ d’une part‚ les problèmes majeurs que pose à une partie de la population la défaite du péronisme‚ et d’autre part‚ ceux que posent à une autre frange de la population la victoire de « La Revolución Libertadora ».

93Une grande partie du peuple pleure amèrement le départ de Perón‚ symbole de conquêtes sociales ; en revanche‚ les anti-péronistes‚ dont certains soutenaient autrefois Perón‚ affichent leur euphorie. En dépit des déclarations d’apaisement de Lonardi affirmant‚ lors de sa prise de pouvoir‚ qu’il n’y aurait ni vainqueurs ni vaincus‚ le pays est profondément divisé.

94La politique mise en œuvre par Eduardo Lonardi et appuyée par des catholiques fondamentalistes ainsi que par des nationalistes‚ se solde par un échec. On lui reproche de ne pas opérer une rupture radicale par rapport au programme péroniste.

95Le 13 novembre 1955‚ un noyau anti-péroniste fortement soudé autour du vice-président‚ l’amiral Isaac Rojas‚ organise une sorte de coup d’état interne au sein des forces armées pour écarter Lonardi du pouvoir. Lonardi démissionne et cède sa place au général Pedro Eugenio Aramburu. Atteint d’une grave maladie‚ Lonardi décède quatre mois plus tard.

96Dans la définition des principaux objectifs que s’assigne le nouveau gouvernement qui s’autoproclame libéral et démocratique‚ on perçoit en réalité un net durcissement du régime‚ qui vise à anéantir l’image du péronisme. Les syndicats‚ tels que la CGT en particulier‚ déclarent aussitôt la grève‚ très vite réprimée par les forces de l’ordre. Le général Aramburu et son gouvernement engagent un procès pour haute trahison contre Perón et contre ses partisans. Un tribunal militaire destitue Perón de ses fonctions militaires. Le parti péroniste est banni alors que la Fondation Eva Perón est dissoute et que tous les biens lui appartenant sont liquidés.

97Le cadavre embaumé d’Eva Perón déposé au siège de la CGT est subtilisé par une organisation militaire‚ et disparaît durant dix-sept ans. Le thème de cette disparition inspirera d’ailleurs le cinéma et le théâtre.38 Tout ce qui est associé de près ou de loin au péronisme‚ qu’il s’agisse d’emblèmes‚ de chant ou de noms‚ est rigoureusement interdit. Les universités sont soumises à un contrôle strict et n’importe quel enseignant‚ soupçonné de sensibilité péroniste‚ est immédiatement congédié.

98La mise en œuvre de la politique du gouvernement de « La Révolution Libertadora » implique l’arrêt des augmentations de salaires périodiques‚ ce qui suscite un profond malaise parmi les catégories populaires. Toutes ces mesures répressives provoquent les réactions non seulement de la CGT qui déclare une grève très vite réprimée‚ mais également celle d’un groupe de militaires péronistes dont le chef est le général Juan José Valle. Les 7 et 8 juin 1956‚ la résistance péroniste est amorcée. Son objectif est de perpétrer un coup d’état dans le but de renverser le Général Aramburu. Le complot est rapidement éventé et cette tentative des militaires péronistes est un échec.

99La répression qui s’ensuit est disproportionnée. Le gouvernement impose la loi martiale et donne l’ordre de fusiller quiconque est découvert en possession d’une arme.

100Juan José Valle ainsi que vingt personnes‚ parmi lesquelles des civils et des militaires‚ sont fusillés malgré les fortes pressions pour éviter leur exécution.

101Le 23 février 1958‚ le candidat Arturo Frondizi dirigeant de la UCRI « Unión Cívica Radical Intransigente » gagne les élections avec le soutien des péronistes qui‚ en contrepartie‚ exigent de ne plus être placés à l’écart du jeu politique comme c’était le cas depuis « La Revolución Libertadora ». Les élections parlementaires « Asamblea constitucional » de Juillet 1957 prouvent‚ à l’évidence‚ que le péronisme continue d’avoir une grande force d’entraînement sur le peuple qui exprime son mécontentement par plus de deux millions de bulletins blancs déposés dans les urnes. Frondizi comprend alors qu’il ne pourra jamais accéder à la présidence s’il ne coopère pas avec le péronisme. Il conclut‚ d’ailleurs‚ un accord secret avec Perón qui se trouve alors en exil. Cet accord divulgué par Perón‚ en juin 1959‚ contribuera à nourrir une certaine méfiance à l’égard de Frondizi.

102Arturo Frondizi devient Président de la République le 1^er mai 1958. Le Président Aramburu lui cède le pouvoir‚ malgré les réticences de l’armée qui n’approuve guère le retour des péronistes vaincus en 1955.

[...] Frondizi sólo contaba con su partido y con los esperados resultados a mediano plazo de su politica. Pero los enfrentamientos que debía librar en el piano militar lo iban desgastando y le obligaban a correr una carrera contra el tiempo que iba progresivamente agotándolo. En mayo de 1959 restructura parcialmente su gabinete. Un mes mas tarde se puslica espectacularmente el texto del pacto que habrían suscrito Perón y Frondizi‚ en visperas de las elecciones de febrero de 1958. […] el documento levanta una tormenta militar que culmina con un intento revolucionario encabezado por uno de los jefes de la Revolución Lisertadora. […].39

103Le programme du gouvernement d’Arturo Frondizi propose la constitution d’une coalition qui intégrerait divers milieux de la société comme celui des chefs d’entreprises‚ des ouvriers‚ des intellectuels‚ de l’église‚ des militaires‚ dans le but de donner au pays une impulsion nouvelle susceptible de promouvoir le développement économique. Ce programme insiste sur l’importance de la modernisation et de l’essor du secteur industriel comme condition indispensable pour favoriser la croissance économique.

104Cette coalition se limite à un pacte électoral entre Perón‚ assuré des voix du milieu ouvrier‚ et Rogelio Frigerio conseiller d’Arturo Frondizi et chef d’un groupe de techniciens qui aspirent à établir une passerelle entre les chefs d’entreprise nationaux et les investisseurs étrangers fortement désireux de s’installer en Argentine.

105La politique menée durant les premiers mois par le gouvernement conduit à un essor économique rapide qui se traduit par une forte augmentation des salaires :

[…] Los primeros meses de gobierno fueron de acelerada expansión‚ acentuada por un aumento masivo de salarios que‚ en parte‚ retribuía el apoyo électoral de los sectores obreros. [...]40

106En trois ans‚ la production de pétrole et de gaz augmente de 150 % et la production industrielle de 10 %. Cet essor‚ manifeste dans le secteur des réseaux routiers ainsi que dans celui de l’automobile‚ fait de Córdoba un empire industriel colossal.41

107L’expansion qui caractérise les premiers mois du gouvernement de Frondizi‚ n’est pas sans conséquences : en effet‚ l’augmentation générale des salaires et l’amélioration du niveau de vie s’accompagnent inéluctablement du renchérissement des prix et‚ fatalement‚ de l’augmentation du taux d’inflation. Pour la juguler‚ le gouvernement se voit alors dans l’obligation de prendre des mesures économiques restrictives.

108L’Argentine entre donc dans une période de crises socio-économiques à répétition. Frondizi‚ fragilisé par les problèmes qu’il doit résoudre tant sur le plan économique que politique (il doit en effet essayer d’atténuer les tensions entre péronistes et anti-péronistes)‚ commence à perdre‚ peu à peu‚ le soutien de ses partisans. Son image se ternit lorsqu’il décide d’accorder une place privilégiée à l’éducation privée et religieuse‚ pour s’assurer du soutien de l’Église‚ alors que‚ depuis 1918‚ la réforme universitaire s’était efforcée de maintenir la gratuité et la laïcité de l’éducation. Dans le cadre de sa politique internationale Frondizi adopte une position qui déplait à certains.

109En mars 1959‚ l’Argentine reçoit la visite du Président des Etats-Unis‚ Dwight David Eisenhower. Les deux pays signent la « Declaración de Bariloche » dont l’objectif est de favoriser un meilleur niveau de vie pour les populations des pays d’Amérique latine. Arturo Frondizi effectue un voyage aux États-Unis en 1961‚ afin d’encourager leur engagement d’aide en faveur du développement des pays d’Amérique Latine. Pour les mêmes raisons‚ il signe au nom de l’Argentine le traité de Montevideo‚ qui avait donné naissance à l’A.L.A.L.C (Asociación Latino americana de Libre Comercio). Il effectue également un voyage sur le continent asiatique pour favoriser l’élargissement des marchés argentins.

110En 1959‚ Fidel Castro et la guérilla cubaine renversent la dictature de Batista à Cuba. Ce triomphe de la Révolution Cubaine‚ de nature socialiste‚ débouche de facto sur une farouche opposition entre Cuba et les États-Unis. L’Amérique Latine se trouve‚ alors‚ au centre de la guerre froide.

111Frondizi dont l’objectif est avant tout de veiller aux intérêts des pays d’Amérique Latine‚ se rapproche des deux camps. Il rencontre à Punta del Este le « Comandante » Ernesto Guevara‚42 surnommé « El che » qui est‚ à l’époque‚ ministre de l’industrie du régime castriste. Tous deux souhaitent que l’Argentine s’interpose dans le conflit de la guerre froide.

112A la même période‚ les Forces Armées‚ les milieux conservateurs et l’Église‚ développent en Argentine un anticommunisme féroce. La politique extérieure de Frondizi fait l’objet de vives critiques‚ et le Président décide‚ finalement‚ de rompre ses relations avec La Havane.

113Durant son mandat‚ Frondizi est souvent inquiété par les Forces Armées. En 1959‚ il avait destitué un chef de l’armée‚ Carlos Severo Toranzo Montero‚ à la suite d’accusations que ce dernier avait portées contre le gouvernement. Mais les pressions exercées par les Forces Armées l’obligent à le réintégrer dans ses fonctions. Le 18 mars 1962‚ lors des élections législatives‚ le parti de Frondizi essuie une défaite alors que le péronisme triomphe dans quatre provinces. Les Forces Armées considèrent que cette situation est inadmissible et exigent la démission de Frondizi. Le 28 mars 1962‚ Frondizi est renversé et exilé dans « La Isla de Martin García »

114José Maria Guido‚ alors président du Sénat‚ assume provisoirement le pouvoir. Dépendant des Forces Armées‚ il se voit contraint d’annuler les élections législatives du 19 mars‚ de modifier la loi sur les associations professionnelles qui assurent la force de la CGT‚ et d’adopter des positions anti-communistes et anti-péronistes fermes.

115Une grave récession économique ainsi que de fortes tensions dans les milieux militaires déstabilisent l’Argentine en 1962 et au début de 1963.

116En septembre 1962‚ l’armée connaît une situation critique qui se traduit par l’affrontement‚ en son sein‚ de deux camps nommés « Azules y Colorados ».43 L’expression‚ « Azules y Colorados » ‚ s’inspire d’un jeu de stratégie tactique‚ hérité de l’état-major impérial prussien avant la Première Guerre Mondiale.

117Ce jeu‚ pratiqué dans l’armée argentine‚ consiste à représenter deux camps adverses‚ l’un de couleur bleu et l’autre de couleur rouge. En septembre 1962‚ ce jeu de guerre cesse d’être un divertissement et se transforme en une véritable lutte acharnée au sein de l’armée.

118Le camp « Azul » souhaite renforcer l’autorité présidentielle avec la participation des péronistes au pouvoir. Son objectif est d’entourer le Président Guido afin de le protéger des pressions que fait peser sur lui le dénommé « Grupo gorila »44. Le « Grupo gorila » qui avait dirigé la « Revolución libertadora » ayant renversé Perón en 1955‚ est décidé à instaurer dans le pays une dictature implacable et ce‚ avec ou sans Guido.

119Le 20 septembre 1962‚ a lieu un soulèvement au « Campo de Mayo » à Buenos-Aires. Durant quarante-huit heures‚ le camp « Azules » ‚ connu également sous le nom de « legalistas » ‚ lutte contre le camp « Colorados » appelé « golpistas » ‚ soutenu par la Marine. Les premiers souhaitent procéder rapidement à des élections‚ tandis que les seconds sont partisans de mettre en place coûte que coûte un régime militaire. Finalement le camp « Azules » remporte la victoire le 22 septembre 1962. Un nouvel affrontement violent a lieu‚ cependant‚ le 2 avril 1963‚ lorsque la Marine‚ dirigée par l’Amiral Isaac Rojas‚ se rebelle contre le camp « Azules » ‚ afin d’éviter les élections prévues‚ empêchant‚ par ce biais‚ la participation des péronistes. Le camp « Colorados » est vaincu‚ une fois de plus‚ par le camp « Azules ». Ces derniers doivent néanmoins proclamer l’interdiction du parti péroniste. Les élections de juillet 1963 ont lieu dans une ambiance confuse. Arturo Illia‚ candidat du parti UCR « Unión Cívica Radical del Pueblo » remporte les élections‚ et assume le pouvoir du 12 octobre 1963 jusqu’au mois de juin 1966. Sa présidence se caractérise par le respect des normes afin d’éviter les conflits. Il annule‚ par exemple‚ les contrats pétroliers établis par Frondizi et les renégocie.

120L’Argentine montre sa volonté d’ouverture sur l’étranger et reçoit le chef de l’état français‚ Charles de Gaulle‚ ainsi que celui de la République fédérale d’Allemagne‚ Heinrich Lübke. Arturo Illia assume sa présidence‚ dans un contexte politique caractérisé par les persécutions politiques appliquées par « La Revolución Libertadora ». Il est partagé entre sa volonté de garantir la légalité et les règles de droit « La legalidad vigente » et‚ par ailleurs‚ son souci de ne pas mettre en cause les structures du régime antérieur. Héritant de la crise économique de 1962-1963‚ provoquée par le secteur favorable à l’oligarchie‚ le gouvernement de Arturo Illia‚ même s’il tente timidement une politique sociale‚ ne parvient pas à résoudre les problèmes d’inflation et de déficit.

121Le 28 juin 1966‚ les Forces Armées renversent Arturo Illia. Il y a‚ autant parmi les partis politiques que dans les milieux économique et industriel‚ un consensus pour souligner la nécessité de soutenir ce coup d’État. Le 29 juin 1966‚ le général Juan Carlos Onganía accède au pouvoir.

122Le modèle de gouvernement que Onganía prétend imposer est similaire à celui du Brésil en 1964‚ à savoir une autocratie chargée de changer en profondeur toute la société‚ que ce soit avec ou sans le soutien populaire.

123Onganía exprime son intention de rester indéfiniment au pouvoir ; son programme est contenu dans « La Révolución Argentina » ‚ qui‚ immédiatement‚ tient lieu de Constitution. Onganía réaffirme son adhésion à la doctrine de « la sécurité nationale » et interdit les partis politiques ainsi que les activités syndicales. La censure qui est imposée est sévère : étudiants‚ intellectuels‚ artistes sont victimes de persécution.

124Les Universités‚ considérées comme le berceau du communisme et du désordre subversif‚ sont mises sous surveillance : leur autonomie est supprimée.

125Les faits qui se déroulent dans la nuit du 29 juillet 1966 et qui sont entrés dans l’histoire de l’Argentine sous le nom de « Noche de los bastones largos » ‚ sont très représentatifs de cette répression : la police fait irruption dans quelques Facultés de l’Université de Buenos Aires et roue‚ de coup de bâtons‚ des étudiants et des enseignants dont beaucoup démissionnent à la suite de cette affaire.

126Le principal objectif du pouvoir est d’éliminer toute trace de communisme ou de ce qu’il considère comme tel. Dans le cadre de cette censure‚ tout ce qui peut être‚ de près ou de loin‚ synonyme de l’expression d’une idéologie de gauche‚ est interdit : il en va ainsi des minijupes‚ des cheveux longs‚ de l’amour libre‚ du divorce et des manifestations culturelles. Le moindre appel à la grève est réprimé et sanctionné par des licenciements immédiats.

127Malgré cette atmosphère tendue‚ le gouvernement s’efforce de parvenir à un semblant d’équilibre économique en associant gel des salaires et réduction de l’inflation.

128Entre 1962 et 1965‚ l’Église considérée‚ d’une manière générale‚ comme un des appuis inconditionnels du système‚ subit des mutations profondes‚ notamment sous l’influence du Concile de Vatican II convoqué par le Pape Jean XXIII. Les problèmes sociaux et‚ en particulier‚ la situation du Tiers Monde font désormais partie des préoccupations de l’Église. Certains ecclésiastiques s’engagent dans le « Mouvement des prêtres du Tiers Monde » et démontrent leur solidarité envers les plus démunis en se rendant dans les bidonvilles et en apportant leur aide aux secteurs marginalisés. En 1968‚ se tient à Medellin la Conférence Episcopale Latino-américaine (CELAM). Quelques rares prêtres prendront les armes aux côtés des guérilleros ; d’autres‚ plus nombreux‚ s’engagent dans une réflexion théologique qui part des réalités vécues par les communautés de base. Cette réflexion théologique donne naissance à la théologie de la libération qui se présente comme une critique radicale de la doctrine traditionnelle de l’Église catholique. Elle dresse un réquisitoire moral et social contre la violence du capitalisme en tant que système injuste et n’hésite pas à recourir à l’analyse marxiste pour comprendre les causes et les mécanismes de la pauvreté engendrée par ce système. La théologie de la libération entreprend par exemple une lecture nouvelle de la Bible‚ tournée notamment vers des passages comme l’Exode‚ paradigme de la lutte de libération d’un peuple asservi. Dans une telle perspective‚ l’Église ne doit plus être une pièce du système de domination capitaliste ; elle doit s’opposer aux puissants et dénoncer l’injustice sociale :

[…] Es sabido por todos‚ que los comandos de La Galera‚ además de proclamarse hoy cristianos‚ llegaron a su compromiso revolucionario desde una clara trayectoria religiosa. Al contrario de lo que hicieran generaciones anteriores de avanzada‚ no se desligaron de su fe porque ésta les quedase chica para sus objetivos‚ sino que escarbaron en ella‚ hasta encontrar su núcleo central. De esta manera descubrieron que lo esencial del Cristianismo era convertirse‚ a través del testimonio de la propia vida‚ en una fuerza rebelde que se opone a la sociedad constituida – siempre con peligro de volverse estática para ventaja de los poderosos – en bénéficio de una dinámica superación de la misma. Esa sociedad la vieron hoy injustamente formada por ricos que la oprimen y por pobres que la sufren. Y entonces sin mayores análisis‚ fieles a su vocación cristiana‚ sin cálculos ni especulaciones‚ con ideas simples y claras‚ se jugaron la vida para conferir densidad a su compromise.45 […]

129En 1968‚ les premiers symptômes de marasme se font ressentir. La CGT argentine dont le leader s’appelle Raimundo Ongano‚ lance un mouvement de protestation que le gouvernement étouffe aussitôt par des menaces.

130Deux syndicats‚ jusque-là opposés‚ s’unissent dans ce mouvement de révolte : le groupe « Vandor » ‚ et les « participationnistes ». Augusto Vandor‚ chef du syndicat de la métallurgie‚ sera assassiné le 30 juin 1969.

131A l’instar de nombreux pays d’Amérique latine‚ l’Argentine connaît dans les années 60-70 une série de rébellions menées par la lutte armée subversive‚ que le révolutionnaire cubain José Marti (1853-1895) avait déjà définie‚ en son temps‚ comme « La hora de los hornos » : Es la hora de los hornos y no se ha de ver más que la luz.46 Cette formule reprise par Ernesto Che Guevara‚47 inspira en 1967‚ les réalisateurs Fernando Solana et Octavio Getino pour leur film La hora de los hornos‚ censuré en Argentine et projeté en France sous le nom de L’heure des brasiers.

132Durant la décennie des années 60‚ des groupes de guérilla de gauche commencent à se former‚ tout d’abord‚ dans les secteurs ruraux de Salta et de Tucuman. A la fin des années 70‚ plusieurs groupes prennent part à l’action. On retiendra ici‚ particulièrement ceux qui ont le plus marqué cette époque‚ « El Ejército Revolucionario popular (El ERP) » à tendance Trotskiste‚ « Las Fuerzas Armadas Revolucionarias (FAR) » et « Los Montoneros » ‚ formés par des jeunes catholiques issus des moyenne et haute bourgeoisies argentines. Dans la même tendance‚ on retrouvera‚ d’ailleurs‚ en Uruguay‚ « Los Tupamaros ». La guérilla qui débute à Salta dans le nord de l’Argentine est dirigée par Jorge Masetti‚ « Comandante Segundo » ‚ et atteint son apogée en mai 1969 dans la ville de Córdoba où la croissance du secteur industriel‚ en particulier celui de l’industrie automobile‚ est à l’origine d’une importante concentration de la classe ouvrière qui représente l’une des catégories sociales les plus dynamiques de la société argentine. Parallèlement à cette guérilla naissent des groupes clandestins de droite dits de « contre-terrorisme » ‚ qui séquestrent et torturent des étudiants ou des syndicalistes péronistes de gauche.

133Le patronat exige de l’ensemble des ouvriers qu’ils soient productifs‚ efficaces‚ et qu’ils maintiennent un rythme de travail intense. Cette pression fait naître peu à peu un malaise au sein des travailleurs‚ à qui le gouvernement supprime « El sábado inglés » ‚ qui consistait à ne faire travailler les ouvriers que le samedi matin en leur permettant ainsi de jouir du week-end‚ dès le samedi après-midi. Cette mesure est‚ entre autres facteurs‚ à l’origine de la révolte populaire du 29 mai 1969‚ connue sous le nom de « Cordobazo ».48 L’augmentation des impôts‚ la fermeture de certaines entreprises‚ la stagnation des salaires sont autant d’éléments qui provoquent la colère populaire. Les manifestants déclarent une grève active et n’hésitent pas à brûler des véhicules et des autobus pour exprimer leur grand mécontentement.

134La révolte s’explique également par la fermeture de l’Université de Córdoba‚ le 17 mai 1969‚ à l’issue d’une assemblée générale d’étudiants. Le Président de l’Université‚ Rogelio Nores Martinez‚ un ingénieur conservateur clérical‚ qui avait occupé des postes importants au sein de tous les gouvernements militaires‚ et membre d’une famille très connue dans la province de Córdoba‚ décide de fermer l’Université par crainte de débordements. Ouvriers et étudiants avaient déjà démontré leur solidarité‚ en 1918‚ à l’époque de la réforme universitaire.49 Dans les années 60‚ ces deux classes sociales sont‚ de nouveau fortement unies car nombreux sont les étudiants qui‚ la nuit‚ travaillent dans les usines pour subvenir à leurs besoins :

[…] El barrio Clínicas es ocupado por los estudiantes. Durante toda la tarde y noche la policía no consigue arrebatar el control del barrio a sus ocupantes‚ que utilizan diversas tácticas para obstruir la acción policial. La luz eléctrica es cortada en toda la zona y se levantan barricadas. Las azoteas se pueblan de estudiantes que hostigan a las fuerzas represivas y les arrojan piedras y adoquines. Silbatos y tambores tocados por sus compañeros anuncian a los estudiantes los próximos movimientos de la policía. En una de las escaramuzas un estudiante de 18 años‚ Héctor Crusta‚ recibe un balazo que le atraviesa la cara‚ pero consigne salvar la vida. […]50

135Le « Cordobazo » ‚ mouvement très proche du « mai 68 » français‚ car il s’inspire de l’écho mondial de la révolte ouvrière et étudiante de ce dernier‚ a pour objectif de mettre un terme aux mesures dictatoriales du gouvernement de Ongania. Le « Cordobazo » illustre l’une des plus importantes avancées de la lutte ouvrière des années 70 en Argentine. Le 30 mai 1969‚ l’ordre est rétabli par l’armée. Le bilan du « cordobazo » est lourd et se chiffre à des centaines de blessés et quelques morts comme le rapporte un supplément du journal La Razón :

[...] 30 de mayo de 1969‚ el ejército restableció el orden en Córdoba tras una jornada de angustia [...] Varies muertos‚ gran cantidad de heridos‚ y daños por 2000 millones de pesos aproximadamente ha sido el saldo de los graves disturbios […] La noche transcurrió llena de zozosra entre gritos y voces de mando‚ tiroteos y explosiones […] y el cielo era cruzado por aviones de las Fuerzas Aéreas. […]51

136A cette même époque‚ des événements semblables de révolte secouent plusieurs villes argentines comme Mendoza ou Rosario ainsi d’ailleurs que d’autres pays comme la Tchécoslovaquie avec le Printemps de Prague en 1968‚ ou encore le Mexique avec le mouvement des étudiants de Mexico‚ symboles de la rébellion.

137En novembre 1970‚ le parti justicialiste52 ainsi que les partis politiques mis à l’écart sous le gouvernement de Onganía‚ signent un accord « La hora del Pueblo » ; le document réaffirme la reconnaissance des différents partis politiques ainsi que le respect des minorités et des normes constitutionnelles.

138Le « Cordobazo » porte un énorme préjudice au gouvernement de Ongania. Déçus par sa politique rigide et sans perspectives‚ la plupart de ceux qui l’avaient suivi‚ cessent de lui apporter son soutien. L’enlèvement et l’assassinat du général Pedro Eugenio Aramburu amènent les militaires à prendre une décision : le 8 juin 1970‚ le Général Juan Carlos Onganía est relevé de ses fonctions de Président de la République. Il est remplacé par le général Roberto Marcelo Levingston. Afin de remédier au désordre et à la vague de violence déclenchée par le « Cordobazo » ‚ le général Roberto Marcelo Levingston cherche une solution en dehors des dirigeants politiques traditionnels‚ et s’entoure de chefs de grandes entreprises.

139Il prétend‚ en effet‚ apporter un changement radical à l’économie‚ en ne donnant la priorité qu’aux produits nationaux. Pour mener à bien son projet‚ il cherche un appui chez Aldo Ferrer‚ un économiste réputé qui propose d’engager l’économie du pays dans la voie d’un « capitalisme nationaliste et autonome » :

[…] El nuevo titular de Economía‚ hombre joven y dinámico‚ anunció un programa de expansion del crédito‚ la suspensión del crédito a la carne‚ y restricciones a las importaciones para proteger la industria nacional. El programa se complétó‚ hacia fin de año‚ con un plan de “argentinización de la economia” anunciado por el propio présidente‚ que en los hechos se limitó a la sanción de una ley estableciendo preferencias para productos nacionales [...].53

140Ce projet de réforme économique‚ qui ne fait l’unanimité que chez un petit groupe de militaires de haut rang‚ déclenche un fort mécontentement chez les ouvriers.

141En mars 1971‚ un autre événement similaire au « Cordobazo » ‚ « El viborazo » se déroule à Córdoba. Cette mobilisation populaire‚ est‚ entre autres‚ à l’origine de la destitution de Levingston. Le 23 mars 1971‚ le général Alejandro Lanusse est désigné comme nouveau président. Les premières mesures de son gouvernement visent à regagner la confiance des partis politiques et‚ ainsi‚ à s’assurer de leur soutien. C’est dans ce cadre qu’il restitue aux partis politiques leurs biens‚ et abroge les sanctions les mesures d’interdiction frappant certains syndicats.

142Lorsque Lanusse assume la présidence‚ son objectif est de modifier la trajectoire qu’avait prise « La Revolución Argentina ». Pour cela‚ il engage les différents partis politiques à signer un document nommé GAN (Gran Acuerdo Nacional) qui a pour objet d’encourager un consensus entre les différentes forces politiques et sociales du pays afin de condamner l’action des groupes guérilleros. Les Forces Armées acceptent non seulement de réintégrer les péronistes‚ mais aussi de reconnaître que leur présence est indispensable à l’équilibre politique. Cette proposition ne fait pas l’unanimité‚ est considérée comme de l’opportunisme par certains groupes comme « Las Juventudes Argentinas para la Emancipación Nacional » (JAEN) ou encore par le groupe « Los Montoneros » qui lance comme consigne : « ni golpe‚ ni elección‚ revolución ».

143Sous sa présidence‚ et malgré son anti-péronisme viscéral‚ Lanusse démontre sa volonté de se rapprocher de Perón‚ d’une part‚ en faisant placer son buste dans la galerie des présidents de « La casa de gosierno » et d’autre part‚ en faisant restituer à Perón le cadavre de sa femme Eva Perón.

144Le rapprochement entre Lanusse et Perón éveille des inquiétudes chez certains chefs militaires. En octobre 1971‚ une tentative de soulèvement‚ vite maîtrisée‚ permet à Lanusse de mettre hors d’état de nuire les militaires qui s’étaient opposés à lui.

145Dès 1972‚ la stratégie du rapprochement Lanusse- Perón est un échec. L’aversion de Lanusse pour la gauche caractérise sa politique. Son gouvernement s’emploie à persécuter les militants et crée une sorte de compilation de lois antisubversives‚ appelée « el fuero subversivo » ‚ ce qui lui vaut le surnom de « Cámara del terror ».

146Mais l’événement qui marque fortement la présidence de Lanusse est « La masacre de Trelew » le 22 Août 1972 : ce jour-là les gardiens de la prison de Chubut assassinent seize militants des organisations « Partido Revolucionario de los Trabajadores » ‚ « Montoneros » et « Fuerzas Armadas Revolucionarias ». D’autres provinces connaissent des troubles. La population proteste contre l’augmentation du coût de la vie. Le mouvement de la guérilla s’amplifie et gagne de plus en plus la sympathie des couches populaires. Cette instabilité discrédite le gouvernement de Lanusse.

147Le 25 Août 1972‚ Héctor Cámpora‚ le bras droit de Perón annonce le retour de ce dernier.

148Le 17 novembre 1972‚ Perón effectue un bref séjour d’un mois en Argentine‚ durant lequel il mène une action politique dans le but de neutraliser Lanusse. Pour cela il forme une coalition qui a pour objet de garantir la prochaine présidence au « Justicialismo ». C’est ainsi qu’est crée le « Frente Justicialista de Liberación » (FREJULI). Lanusse qui ne réussit pas à souder tous les partis politiques autour du GAN‚ pose toutefois ses conditions quant au retour de Perón ; en fait‚ tout est mis en œuvre pour que ce dernier ne puisse pas être désigné comme candidat aux prochaines élections. Le 11 mars 1973‚ Héctor Cámpora remporte les élections et‚ le 25 mai 1973‚ il prend le pouvoir. Le vote du 11 mars 1973 témoigne d’un profond rejet à l’égard du pouvoir autoritaire.

149Les premières dispositions prises par Cámpora‚ dès le début de son mandat‚ concernent la remise de peine d’un grand nombre de prisonniers politiques et de guérilleros. Le 30 mai 1973‚ un document‚ connu sous le nom de « Acta de Compromiso Nacional » mais aussi « Pacto social » ‚ est signé entre la CGT et l’Etat. Ce document qui vise à juguler l’inflation‚ suppose l’existence d’un consensus entre les travailleurs‚ les chefs d’entreprises et les syndicats en vue d’une redistribution plus équitable du revenu national. Un tel consensus est jugé indispensable par l’ensemble de ceux qui soutiennent Cámpora pour mener à bien son projet de redressement économique sur trois ans.

150Tous les changements et projets apportés par le nouveau gouvernement de Cámpora ne font pas l’unanimité‚ et dérangent certains milieux. C’est le cas notamment de l’adversaire de Cámpora‚ José López Rega‚ que Perón avait nommé ministre du « Bienestar social ». Divers groupes font bloc aux côtés de Lôpez Rega contre Cámpora qui finit par donner sa démission le 13 juillet 1973. Raúl Lastiri est nommé président par intérim.

151Le 20 juin 1973‚ Perón rentre définitivement en Argentine‚ mais c’est désormais un vieil homme malade. La foule l’accueille à l’aéroport d’Ezeiza. López Rega ordonne au service d’ordre d’empêcher « Las Juventudes Peronistas » et « Los Montoneros » de s’approcher de Perón‚ ce qui donne lieu à un affrontement sanglant appelé « masacre de Ezeiza » ‚ entre les deux courants opposés de la droite et de la gauche péronistes.

152Le retour de Perón‚ après dix-sept ans d’exil‚ nourrit un immense espoir chez les jeunes des classes moyennes qui‚ influencés par leurs parents‚ espèrent retrouver dans ce personnage idéalisé‚ un chef socialiste paré de toutes les vertus.

[…] Las grandes mayorías se sentían participes reales del proceso a través de la acciôn de Perón [...]. Se veían compartiendo la elaboración de la grandeza de la Nación [...]. Eran millones los trabajadores que palpasan la realidad de condiciones de vida más dignas que las que ellos mismos o sus padres habían conocido antes. El acceso a bienes materiales y espirituales que no habían poseído nunca‚ su espontánea y fervorosa integración al movimiento que lideraba Perón les hacia sentir visceralmente‚ vitalmente‚ en estrecha comunión con la marcha indetenible de la historia.[…]54

153Lorsque le 12 octobre 1973‚ Perón redevient‚ pour la troisième fois‚ président de la République‚ un semblant de régime démocratique est instauré‚ que l’on résumait par la formule « Perón-Perón ». Ce gouvernement est en réalité dirigé par Juan Domingo Perón et son épouse Maria Estela Martinez de Perón communément appelée Isaselita. Une forte crise économique touche le pays. A la différence des années 40‚ l’Argentine des années 70‚ est un pays très endetté et sa monnaie va devoir être dévaluée de 100 %. Durant dix-huit ans‚ les différents gouvernements « démocratiques » de Lonardi‚ Aramburu‚ Frondizi‚ Guido‚ Illia‚ Onganía‚ Levingston et Lanusse s’étaient employés‚ directement ou indirectement‚ à accroître la dette.

154Dans les années 70‚ il est inconcevable‚ étant donné le rôle de l’impérialisme économique‚ que les capitaux étrangers contribuent à aider l’Argentine à redevenir un grand pays riche et indépendant. La situation politique instable est marquée par une escalade terroriste‚ les actions de la guérilla s’intensifient. De fortes tensions divisent les péronistes d’extrême gauche et ceux d’extrême droite‚ ce qui contribue également à accroître davantage la violence.

155La réunion du 1^er mai 1974 sur « la Plaza de Mayo » à Buenos Aires marque la rupture entre « La Juventud Peronista » ‚ « Los Montoneros » et leur Lider. Ces derniers prennent position contre Lôpez Rega et Isabelita. Perón désapprouve leurs positions‚ et les traite de « estúpidos imberbes ». La suite‚ qui est de l’ordre du symbolique‚ reste encore gravée dans la mémoire collective argentine : en guise de réprobation‚ les manifestants tournent le dos à Perón‚ et quittent « La Plaza de Mayo » en la laissant pratiquement vide :

[…] El enfrentamiento culminé el 1 de mayo de 1974‚ cuando en el tradicional acto peronista de la Plaza de Mayo‚ el veterano líder los denostó y aquellos respondieron abandonando la Plaza y‚ simbólicamente‚ el movimiento. […]55

156Perón‚ gravement malade‚ décède le 1er juillet 1974. Son épouse et « vice-présidente » ‚ Maria Estela Martinez de Perón‚ personnage sans charisme ni compétences politiques‚ cooptée par la droite‚ prend le pouvoir. A cette même époque‚ le ministre des affaires sociales‚ José Lôpez Rega‚ crée « La triple A » (AAA) : « alianza anticomunista argentina » ‚ mouvement d’extrême droite qui se veut proche de celui des S.S nazis :

La AAA surgió como brazo armado de la política del ministerio del sienestar social […] Apenas asumido su cargo de ministro de Bienestar Social‚ López Rega demostró una preocupación obsesiva por la creación de un “poder militar” propio equivalente de las SS nazis.56

157Une période sombre et néfaste va s’ouvrir alors pour l’Argentine et son peuple. Le gouvernement d’Isabel Perón mène une lutte féroce contre l’avancée considérable de la gauche dans le pays. C’est sur le secteur de l’éducation que s’exerce la plus forte répression : on y instaure un système d’infiltration et de délation. La situation économique est de plus en plus désastreuse‚ en grande partie à cause du refus du Marché Commun européen de continuer à importer de la viande argentine. La monnaie nationale‚ « le peso » ‚ est dévaluée à plus de 100 %‚ les travailleurs voient leur salaire diminuer. Le pays assiste alors à d’importants conflits sociaux. Les nombreuses manifestations étudiantes‚ ouvrières‚ et d’autres corporations‚ ainsi que la forte réaction des groupes subversifs‚ créent un climat de désordre qui discrédite Isabel Perón.

158La situation est propice à un coup d’état. Le 24 mars 1976‚ Isabel Perón est renversée par la junte militaire formée par les trois généraux‚ Jorge Rafael Videla‚ Eduardo Emilio Massera‚ Orlando Ramón Agosti. Elle est arrêtée et transférée à Neuquén‚ à l’extrémité Nord-Ouest de la Patagonie Argentine.