1À la fin du XVII^e siècle, la forge avec ses ouvriers métallurgistes, ses mineurs, ses charbonniers et l’ensemble des tâches périphériques avait inauguré un mouvement qui ne se démentit pas tout au long de la période 1700- 1850. La sidérurgie avait pris un poids de plus en plus grand, mais elle ne résume pas à elle seule l’activité de la principauté. L’un des secteurs économiques qui connut une transformation importante fut celui de l’élevage des équidés. Pour s’en rendre compte, il nous faut revenir au tournant des années 1700.

V.a. L’élevage spéculatif : le cheptel équin

2Cet élevage n’avait que peu à voir avec celui des ovins. Le système d’exploitation et la commercialisation étaient différents. En particulier, l’absence de transhumance impliquait des besoins importants d’herbages hivernaux que seules pouvaient fournir la propriété ou la location de prairies. Alors que, pour la saison estivale, le communal couvrait la plus grande partie des besoins, à partir du mois d’octobre, la fermeture des estives, puis celle des solans, ne laissaient que deux possibilités : la « vaine pâture » et le pâturage en fond de vallée, et, au plus gros de l’hiver, la stabulation et le foin. La demande croissante de foin, mais aussi d’herbe sur pied lors de la soudure printanière, eut comme résultat de développer le marché de l’herbe au niveau privé.

V.a.1. Hivernage équin et marché de l’herbe

3Pour répondre aux besoins des équidés, on recourait à la transhumance horizontale. Grosso modo, de novembre à décembre, le bétail restait dans sa paroisse d’origine. Pour les éleveurs qui possédaient un nombre important d’animaux le troupeau était fractionné. On séparait en particulier les poulains et les mules. Fin décembre ou début janvier, les bêtes étaient envoyées dans les paroisses basses afin d’y passer le gros de l’hiver1. Au cours de cette période, la consommation journalière de ces animaux était estimée à 18 livres pour les poulains (7,2 kg) et à une arrove pour les mules (10,4 kg)2. Soit une consommation annuelle minimale de 2,7 et 3,8 tonnes, puisque ces chiffres correspondent à la période hivernale pendant laquelle l’herbe était rationnée. Dans le meilleur de cas, si tout au long de l’année ces animaux avaient été nourris au foin, il aurait fallu 1,9 hectare pour une bête adulte et 1,35 pour un poulain, dans le cas d’un usage exclusif de prairie de bonne qualité3. Sur une parcelle moins productive, il était nécessaire d’exploiter 3,15 et 2,25 hectares4. Malgré un nombre de têtes relativement réduit, une soixantaine, la maison Areny ne pouvait subvenir directement à leurs besoins en puisant dans son patrimoine. Elle recourait systématiquement à la location.

4À l’épuisement du stock d’herbe conservé dans la borde où il était gardé, le bétail était changé d’étable. Pour celui qui n’était pas parti aux foires, la mauvaise saison se finissait aux bordes de Mereig et Montaup à Canillo où les bêtes attendaient l’ouverture de la moyenne montagne. Dans certains cas, le contrat d’hivernage précisait que les animaux étaient reçus pour une saison complète. Il s’agissait toujours de contrats réduits, regroupant au plus 1 à 3 têtes, et, souvent, ce cheptel faisait partie d’un contrat à mi-gain. On comptait alors 36 quintars de foin pour une mule et 24 pour un poulain, ce qui équivalait, respectivement, à 144 et 139 jours de stabulation5. Si l’on tient compte de l’exiguïté du terroir possédé par la plupart des maisons, il est facile d’imaginer l’importance que revêtait le communal pour ce type d’élevage. La demande croissante de terres agropastorales, notamment par le biais des judicacions à partir de la fin du XVII^e siècle, illustre ce besoin. On comprend mieux l’importance du rôle du defens dans la constitution des terroirs de prés irrigués. En soustrayant les parcelles à la « vaine pâture » communale, le propriétaire récupérait quatre récoltes : le foin, le regain qu’il récoltait, mais aussi une dernière pousse, après la coupe du regain, qui servait à rallonger l’intersaison, puis la reprise du début du printemps qui avait lieu juste avant que l’on ne pousse le bétail sur le communal afin de protéger les foins. Ces deux dernières étaient consommées sur pied.

5La soudure printanière se passait sur les terres basses (solans et rebaixants), puis le bétail passait sur les estives aux mêmes dates que les ovins. Au niveau de la gestion quotidienne, une phase débutant à la fin mars doit être différenciée : celle des naissances, suivie de la période où on faisait s’accoupler les animaux. Le gros des parturitions avait lieu de la fin avril à la mi-juin6, l’ouverture des estives coïncidait à peu de chose près avec la fin de la saison des naissances. Pour la saison d’insémination, le temps d’attente après une naissance durait en moyenne treize jours afin de profiter de la fécondité suivant la mise bas7. Chronologiquement, à partir de la fin mars, venaient les juments n’ayant pas porté l’année antérieure. Au fur et à mesure que débutaient les naissances, on délaissait ce premier cheptel pour se consacrer aux mères de l’année. Au cours de la seconde quinzaine de mai, après cette première tentative d’insémination des juments, on revenait à celles du premier troupeau pour lesquelles l’opération n’avait pas été fructueuse. Le cycle se renouvelait une nouvelle fois vers la fin mai, puis, à partir de la mi-juin, on finissait en conduisant conjointement les juments des deux troupeaux. La période de couverture contrôlée des juments allait au plus tard jusqu’à la mi-juillet. Après cette date, il s’agissait de cas fortuits qui avaient lieu sur les estives.

6La gestion du cheptel équin était beaucoup plus suivie que celles des autres animaux. En 1693, Guillem Areny Torres commençait la rédaction d’un livre uniquement consacré au contrôle de la procréation des juments dans lequel chaque animal était suivi individuellement. A cette date, l’âge moyen du cheptel reproducteur était de 11 ans, et l’âge des bêtes allait de 2 à 22 ans8. Les juments avaient pouliné en moyenne 4,3 fois. Globalement, dans le troupeau, il y avait toujours un mâle pour une dizaine de femelles. Le comptage régulier des accouplements et surtout la mobilité des mâles visaient à éviter la consanguinité. C’est pour cette raison que l’on utilisait essentiellement des animaux achetés ou échangés, non des bêtes provenant du troupeau9. Progressivement, entre 1675 et 1750, le troupeau reproducteur (mâles et femelles) s’accrut. Il était systématiquement inférieur à 35 têtes avant 1700, alors que, une fois passé le cap de la crise de 1710-1715, il fut de près de 45 têtes, et atteignit 55 têtes entre 1735 et 1750. Avec un taux de croissance par saison qui variait de 0,5 à 0,8, le nombre de poulains nés passa d’une quinzaine à près de 35 têtes l’an. Globalement, la quantité d’herbage dont avaient besoin les reproducteurs et leur descendance de l’année était passée de 69 à 109 tonnes par hiver. Afin d’augmenter la production d’herbe, il fallut accroître la superficie exploitée. Pour cela, deux moyens étaient utilisés : la location et l’achat de terres. Alors que l’investissement foncier dans la première moitié du XVII^e siècle se faisait en majorité sur les communes d’Ordino et de la Massana, progressivement il fut détourné vers celles d’Andorre et de Sant Julià, et, à la fin du siècle, les achats se concentrèrent sur l’Ait Urgell10. Au fur et à mesure, la maison s’était constitué un patrimoine qui permettait à la famille de subvenir aux besoins de son troupeau d’équidés pendant toute la saison.

7L’augmentation de la demande d’herbe sur le marché privé, illustrée par la croissance des locations et des achats d’herbages dont témoigne la comptabilité patrimoniale Areny, n’était pas uniquement le fait de cette maison11. L’importante consommation de ces animaux, combinée à l’exiguïté des terroirs familiaux, aboutissait à un déficit qui ne concernait pas seulement les plus gros producteurs12. Ce phénomène est également évident si l’on compare la superficie des prairies recensées dans les inventaires et le nombre d’animaux possédés. Ainsi, pour la maison Areny d’Erts, étaient comptées sept parcelles qui totalisaient 3,4 hectares13, ce qui n’était pas suffisant pour faire passer l’hiver aux quatre juments et aux trois vaches mentionnées dans l’inventaire. L’écart est encore plus grand pour la maison Coma d’Anyos qui, pour quatre juments, un cheval et six vaches, ne disposait que de 1,9 hectare de prés. L’appoint ne pouvait se faire qu’avec les terres14 qui ne possédaient pas de protection particulière contre les droits communaux, et totalisaient 4 hectares dans le premier cas et 5,2 dans le second. Bien qu’elles soient plus étendues que les prés, elles n’étaient pas la solution à tous leurs problèmes puisqu’elles étaient astreintes à la jachère bisannuelle. De plus, ces deux exemples sont particuliers puisque, si l’on compare ces chiffres à ceux obtenus grâce au cadastre d’Ordino, ils se placeraient dans les 10 % plus gros propriétaires de la commune15. Ces deux maisons ne font donc pas partie du commun des propriétaires fonciers. Pour un propriétaire ordinaire, un hectare de pré consacré à l’entretien d’un équidé se concevait seulement si l’animal avait une fonction secondaire (transport / force motrice). Pour la période 1757-1767, nous disposons de 22 inventaires dont 13 seulement mentionnent des équidés dont 6 ne possédaient qu’une bête, 3 en détenaient 2, les 4 derniers en avaient, respectivement, 5, 7, 8 et 14. Il est à noter que pour les plus petits propriétaires, quatre des six animaux mentionnés était dits « de travail »16, et que près d’un tiers des animaux possédés par les propriétaires d’un ou deux animaux était gardé au titre d’un contrat de gasaille (parceria)17.

8Ces contrats à mi-gain n’étaient pas la seule manière pour les petits propriétaires d’élever une ou deux têtes équines. De la même manière que pour les ovins, Guillem Areny Torres acceptait dans son troupeau des équidés appartenant à ses employés. Le nombre de contrats d’hivernage ovin était largement plus important que celui des équidés. Même en comptant les contrats qui faisaient partie intégrante du salaire – part de la solde établie en nature – il y avait seize fois plus de contrats spécifiant un droit d’hivernage ovin que d’actes comptant des équidés18. Les contrats faits pour le conlloch19 des mules établissaient trois critères de base pour fixer les prix : l’hivernage, l’estivage et le garonatge, c’est-à-dire l’insémination20.

9En 1754, la répartition des frais était de 7 livres pour l’hivernage (janvier à mai), 2,8 livres pour la reproduction, 1,2 livre pour l’estivage. La différence (3 livres) couvrait l’intersaison et la consommation du poulain pendant la période de sevrage. Le tarif de ce service avait fortement augmenté au cours du XVII^e siècle, puisque, en 1638-1642, pour un hivernage, Guillem ne demandait que 3,2 livres. La hausse n’avait pas uniquement touché la période hivernale au cours de laquelle les besoins des animaux étaient couverts grâce à la production d’herbe sur les terres privées. L’estivage qui se faisait sur les terres communales avait doublé : compté à 12 sous pour une jument en 1630, il était à 24 sous au cours de la dernière décade du XVII^e siècle21. Cette évolution est dans le même ordre de grandeur que ce qui est observable pour le fourrage : alors qu’entre 1625 et 1630 le quintar de foin s’achetait en moyenne 3,9 sous, il était à 7,24 entre 1680 et 1700 et à 7,62 entre 1700 et 172022. Le troupeau d’estivage était le plus important, car il regroupait les animaux aux divers stades d’élevage et ceux de conlloch. La concentration des bêtes ne se faisait qu’au mois de juin. Pour la période immédiatement antérieure, le bétail passait de parcelle en parcelle. L’ordre était toujours le même, le troupeau reproducteur ouvrait les herbages avant l’arrivée des poulains. Ainsi, à la fin mai 1697, les juments qui finissaient l’hivernage se trouvaient sur les terres situées au-dessus d’Ordino, le 29 mai elles passèrent à celles de l’Ensegur, au-dessus de Llorts, et les poulains, qui étaient à Montaup, allèrent à Ordino23. Une semaine plus tard (5 juin), les juments délogées par les poulains furent conduites à la borde de Puntal, au-dessus du Serrat, et à l’entrée des cortons de Sorteny et de Rialb. La première semaine de juin était celle au cours de laquelle les animaux de conlloch étaient mêlés aux troupeaux de la maison, et, fin juillet, une fois que le délégué de la commune d’Ordino était allé déclarer le bétail qui devait passer la frontière aux Cabannes, les bêtes passaient sur les emprius ariégeois. C’est à ce moment-là que le troupeau était le plus important, il dépassait la centaine de têtes. Les mâles constituaient un cheptel particulier qui ne passait pas l’été avec les autres bestiaux. Cette année-là, ils quittèrent la commune d’Ordino le 20 juillet pour aller à Bael, l’une des estives louées par Guillemo dans la vallée du Madriu24.

V.a.2. Prix et vente du cheptel d’équidés

10Le troupeau dit « des poulains » correspondait à ceux nés l’année précédente. Ce n’est qu’après le premier estivage que l’on commençait à les vendre25. Ces bêtes, qui avaient entre un et deux ans, étaient ce que l’on appelait des picardas26. L’espèce (baudet, cheval, mule, etc.) et l’âge étaient déterminants dans la fixation des prix avec les maquignons. Globalement, le poulain hybride était le moins cher, puis venait le poulain non-croisé, qui à peu de chose près valait autant qu’une jument, suivait le mulet, puis la mule et finalement le baudet (âne reproducteur). Si l’on prend comme référence le prix du poulain hybride, celui issu d’un accouplement de chevaux coûtait un tiers de plus, et une jument près de la moitié. Une mule ou un mulet valait l’équivalent de trois poulains et le baudet six fois plus. Pour ce qui est de l’âge, le prix doublait entre le stade d’une picarda et deux ans, puis il progressait régulièrement jusqu’à la maturité sexuelle. Bien évidemment, cette classification s’apparente plus à une vue de l’esprit qu’à une réalité concrète, car, à la différence des autres cheptels, les équidés se vendaient à la pièce et ils faisaient l’objet d’un marchandage qui tenait compte de nombre de spécifications non retranscrites dans les livres comptables27. Au cours d’une même saison, le prix d’un type d’animal pouvait varier du simple au double sans qu’il soit possible de connaître exactement la raison de cette variation.

11Globalement, sur un siècle, le prix de ce bétail progressa en moyenne de 60 %. Dans la première moitié du XVII^e siècle (1620-1643), un mulet se vendait selon la qualité de 24,2 à 63 livres, et, dans le premier tiers du XVIII^e, les prix s’échelonnaient de 35,75 à 82,25 livres, le prix moyen étant passé de 37,7 à 56,75 livres. Il est à noter que la période 1680-1710 est caractérisée par des tarifs sensiblement supérieurs à ceux qui furent en vigueur après la crise provoquée par la Guerre de Succession d’Espagne. Une tendance similaire peut être observée pour les ventes de mules, mais aussi, même si c’est d’une manière moins sensible, sur le marché des ovins. Entre 1716- 1718 et 1760, les prix des produits de l’élevage se tassèrent. Il faut probablement y voir l’une des répercussions du développement du commerce sur ces produits. L’augmentation du cheptel des compagnies, consécutive à la croissance de l’activité de leurs propriétaires, mais aussi à l’ouverture progressive du marché aux petits associés, fit vraisemblablement croître davantage l’offre que la demande. À terme, cette évolution eut également des conséquences sur le marché de l’herbe, la progression des prix de vente du cheptel mulassier fut plus contenue que celle des prix des foins qui étaient nécessaires à tout producteur. Alors qu’un mulet valait l’équivalent de 7,8 tonnes de foin au début du XVII^e siècle, il ne représentait plus que 6,7 après 171528. En 1731, si l’on tient compte du garonatge, des frais d’entretien du poulain au cours de la première saison et des frais inhérents à la vente29, le bénéfice escompté, pour un animal de moins de deux ans, était approximativement d’un tiers et de 62 % pour un animal de plus de deux ans. Un calcul similaire pour la période 1620-1640 donne un bénéfice de 42,8 et 70 %. Même si ces chiffres sont approximatifs, car ils considèrent un prix de vente moyen, un animal bien portant et trouvant un acheteur dès la première foire à laquelle il était exposé, il est clair que le bénéfice moyen s’était sensiblement réduit.

12Les foires et marchés les plus courus étaient ceux de Saint-Mathieu en septembre, de Carême et de Santa-Cogesma (Quinquagesimo) à Santa Coloma de Queralt, de Saint-Antoine en janvier et, surtout, de Saint-Marc en avril à Verdu. Entre 1696 et 1710, ces deux agglomérations totalisèrent 96 % du bétail équidé vendu par la compagnie Areny30. Avant chaque foire, un troupeau partait pour la plaine. Il était généralement constitué d’animaux atteignant leur deuxième année et d’une partie des invendus des foires antérieures. Le troupeau le plus important était celui qui partait au mois d’avril pour Verdu. Il comptait généralement de 30 à 50 têtes31, les autres variaient de 10 à 20. Selon les cas, les invendus pouvaient passer à d’autres foires, les terres d’hivernage louées pour les moutons servant pour attendre, sinon ils remontaient en Andorre. Les deux remontées les plus importantes étaient celles du mois de mars. Les animaux de la foire de Saint-Antoine avaient attendu le marché de Carême, et, en juin, les animaux descendus fin avril pour la Saint-Marc attendaient la foire de Santa Cogesma avant de revenir dans les vallées. L’importance des foires se retrouve dans les contrats d’hivernage. En effet, il existait trois modalités qui considéraient la fin de l’hivernage en février, en avril ou en mai qui coïncidaient avec le départ vers Santa Coloma de Queralt, Verdu et Santa Coloma. La foire de Saint-Antoine (17 janvier) concordait avec le premier mouvement des animaux qui des hautes paroisses les conduisait à Andorre ou Sant Julià.

13Les ventes se faisaient selon deux façons. Soit le vendeur connaissait l’acquéreur et il consentait un prêt pour tout ou partie du prix d’une bête, soit ce dernier était inconnu et il payait rubis sur l’ongle. En quinze ans, la valeur marchande des animaux vendus à ces foires atteignit 25 576 livres, dont 17 658 (69 %) furent payées lors de la vente. Le reste faisait l’objet d’un crédit à court terme. La majorité des crédits était stipulée à un an au plus ; seuls 4 % des actes dépassaient ce délai32. Les plus courts (moins de 2 et 6 mois) ne représentaient que 2 % et 7,25 % des cas33. La majorité des transactions précisaient des délais de 9 ou 12 mois (32 et 36 % du total). Généralement, le nombre de paiements était fixé à un ou deux, indépendamment de la durée du crédit. Ainsi, lors de la foire de Saint-Marc à Verdu, il était fréquent de préciser que le paiement devait se faire en deux parts égales, à la Saint-Antoine et à la Saint-Marc suivante. Cette mention de deux versements égaux ne portait pas obligatoirement sur l’ensemble de la transaction. D’ordinaire, le client s’acquittait d’une partie du prix lors de la vente, et la répartition proportionnelle se faisait sur le montant du débit34. La stipulation des paiements ne tenait pas forcément compte de la ville dans laquelle avait été conclue la transaction. De fait, dans près de 55 % des cas, le paiement devait se faire dans une ville différente, mais dans 90 % des cas, il devait avoir lieu soit à Verdu, soit à Santa Coloma. Ces foires servaient autant à la vente qu’au recouvrement des paiements. C’est l’une des différences fondamentales par rapport à la vente des ovins. Pour ces derniers, il est classique que la vente effectuée à l’une des foires d’Urgell soit acquittée à Barcelone ou Lleida35. Pour les équidés, il n’y eut que 10 % de transactions qui durent se solder dans d’autres foires ou marchés. Dans ces circonstances, les centres utilisés étaient Guissona (Vendredi saint et Toussaint), mais aussi Lleida, Bel.loch et la Seu. Le paiement réel pouvait différer car, comme pour les autres marchandises, Guillem Areny Torres s’appuyait sur l’ensemble de son réseau de commercialisation et de relations, et pouvait facilement accepter des lettres de créance sur d’autres lieux. Il modifiait alors l’encaissement selon la foire et le représentant qui s’y déplaçait. Le recouvrement des dettes contractées par les maquignons pouvait tout aussi bien être fait par lui-même que par l’un des majorais qui menait des ovins à la foire ou par l’un des ses associés qui se déplaçait pour une autre activité. Parfois, plus classiquement, il utilisait ces reconnaissances de dettes pour payer les frais de foire ou de transhumance, en évitant de transporter du numéraire.

14Bien que l’absence de références documentaires traitant des qualités de l’animal vendu rendent la comparaison difficile, il ne semble pas que le recours au crédit enchérissait son prix. En effet, si l’on regroupe les transactions selon l’importance du crédit concédé, il n’y a pas de différence notable entre les divers groupes. Ainsi, entre 1702 et 1710, le prix moyen payé comptant était de 71,15 livres pour un mulet et de 83,3 livres pour une mule, alors que, pour les ventes à crédit, il était respectivement de 70,25 et 80,85 livres. Il semble que, comme pour les autres comptes courants, la notion d’intérêt n’entrait en jeu que si l’on ne payait pas dans les délais. Certaines dettes qui tardaient à rentrer faisaient parfois l’objet d’un acte notarié qui considérait le paiement d’une rente annuelle ; mais les cas pour lesquels cela arrivait étaient rares. L’allongement des paiements était relativement fréquent et ne donnait pas forcément lieu à des mesures de rétorsion. Par exemple, à la Saint-Marc 1703, Thomas Talarm de Bellvís achetait une mule valant 110 livres qu’il devait finir de payer pour la Saint-Marc 1704. Après un paiement effectué en avril 1705, il devait encore 35 livres à la Saint-Marc suivante (25 avril 1706). Cette dette correspondait exactement au manque à payer ; il n’y avait eu aucun rajout et, finalement, il ne solda son compte qu’en janvier 170736. Un délai de paiement, initialement prévu pour 12 mois, avait été rallongé à 45 mois sans aucune compensation financière. Un autre exemple : Théo Roca, notaire de Santa Coloma de Queralt, prit un mulet en avril 1704. Il versa trois doublons37 (16,5 livres) à l’achat, le reste était payable en 9 mois (Saint-Antoine 1705). Lors de la foire de Santa Cogesma 1708, il devait encore 2,75 livres. Le crédit faisait, par conséquent, partie intégrante du commerce des équidés.

15Pour ce qui est de l’aire de diffusion du bétail équin de la compagnie Areny au début du XVIII^e siècle, elle dépassait largement celle qui était observable pour les autres activités. D’est en ouest, elle s’étendait de Barcelone à Lleida. Au sud, elle suivait l’axe du Segre en passant par le Segrià et allait jusqu’à la Ribera d’Ebre et le Baix Camp. Le noyau central correspondait aux régions de la Noguera, de l’Urgell et du Segrià dont le centre diffuseur était principalement Verdu38. La foire de Santa Coloma de Queralt visait essentiellement l’Anoia, le Penedès et l’Ait Camp. Pourtant, il est à noter que l’étude de la répartition géographique ne peut se faire que pour les animaux vendus à crédit, les bêtes payées en espèces ne comportant généralement pas la mention de l’acheteur. Si l’on considère que la confiance entre les interlocuteurs était l’élément de base indispensable au fonctionnement de ce système, il est probable que l’aire représentée ne correspondait qu’à celle où la famille Areny avait une influence directe. Elle devait faire crédit moins facilement aux étrangers ou aux clients originaires de secteurs géographiques dans lesquels elle n’avait pas l’habitude de commercer. De plus, les ventes effectuées par les maquignons laissent à penser qu’il y avait revente des animaux, mais il est impossible de savoir si elle s’effectuait dans la même région, ou si les bêtes quittaient ce secteur géographique.

16Si le marché d’exportation est plus ou moins connu, définir les contours de l’aire d’importation est beaucoup plus difficile. Ponctuellement, les associés de Guillem Areny Torres faisaient également conduire aux foires catalanes des bêtes achetées lors de la foire de la Saint-Michel à Tarascon (29 septembre). Dans d’autres cas, il s’agit de poulains ariégeois (moins d’un an) qui intégraient les troupeaux andorrans jusqu’à leur deuxième année, moment où ils étaient conduits aux foires. Il faut différencier les deux cas. Le premier correspondait uniquement à une transaction commerciale, le second à une pratique courante de ce type d’élevage. De la même manière, des poulains nés en Pallars, Alt Urgell ou Cerdagne, intégraient les troupeaux andorrans, et des poulains andorrans allaient grossir des troupeaux des régions limitrophes. Dans la documentation, les achats pour la revente ne sont pas très nombreux, même si ponctuellement ils pouvaient constituer près du tiers des animaux conduits aux foires comme cela fut le cas en 1700. En aucun cas ils n’appartenaient à Guillem, 97 % des bêtes vendues par la compagnie étaient nées dans les vallées. Sur ce point, la comptabilité Areny peut fausser notre perception, car la famille possédait les moyens de satisfaire la demande grâce à son troupeau. Si l’on ne compte que les animaux vendus par les associés de Guillem, le rapport au cours de cette période est sensiblement supérieur (1 pour 10). Au niveau financier, il faut différencier les bêtes importées pour la revente, qui devaient être déclarées et payaient le droit de Generalitat et le droit de nova ampra qui touchait l’exportation de bêtes étrangères. Ces deux droits totalisaient 12 sous pour un mulet et 6 sous pour un cheval, alors que, dans les mêmes conditions, les Catalans et les Français qui introduisaient des bêtes sur le marché catalan devaient payer 10 % de la valeur du cheptel. À l’inverse, les bêtes importées du comté de Foix, qui étaient intégrées aux troupeaux andorrans, passaient pour des bêtes andorranes dès l’année suivante et étaient franches de tout droit. Un indice indirect à propos de ce flux d’importation est fourni par les comptes des metadors de questia. En 1767, les droits d’importation des Andorrans furent restreints39. Alors que, jusqu’à cette date, ils pouvaient importer ce dont ils avaient besoin sans limitation et sans payer de droits – la questia tenant lieu de seul paiement – l’arrêt du Conseil du Roi de 1767 fixa un seuil à partir duquel ils devaient payer les droits de douane. Pour ce qui est de l’élevage, les habitants pouvaient importer gratuitement 1 200 ovins, 200 porcins, 40 mules de travail, 30 poulains hybrides, 20 juments, 30 paires de bœufs et 40 vaches40. Pour les animaux qui dépassaient ce quota, il fallait payer l’intégralité des droits, comme pour les marchandises destinées à la revente en Catalogne. Selon certains auteurs, l’introduction de ce seuil fut à la base du déclin du nombre de metadors déclarés à la questia41. Cette affirmation oblige à faire une balance de la situation. Avant cette date, on importait les animaux grâce aux privilèges. Les éleveurs pouvaient déclarer les bêtes importées lors du dénombrement de la questia afin de les faire passer pour du bétail andorran et éviter de payer les droits d’importation français. Lors de l’exportation en Catalogne, ce point ne devait pas peser lourd, étant donné que la différence n’était que de 6 sous par tête pour des animaux qui, au bas mot, valaient au moins 200 fois plus. Le 29 mai 1728, dans le cadre de l’application de la réforme de la Nova Planta, il y eut une tentative de faire payer l’intégralité des droits aux Andorrans lors du passage de la douane de la Seu (10 % de la valeur de la marchandise). Cependant, après la plainte du Syndic des vallées, Guillem Areny Teixidor de la Massana, qui argumenta de la catalanité du territoire andorran, l’intendant de Catalogne, Antoni Sartine, rejeta cette modification qui fut totalement annulée en 173142. Le passage était libre, sauf pour les produits arrivant de France ou destinés au marché français qui payaient le droit d’ampra. La mise en place de quota en 1767 eut probablement comme conséquence de pousser les maquignons dans la clandestinité afin d’éviter de payer le droit de douane mis sur les bêtes surnuméraires. Cependant, les renseignements livrés par les fonds documentaires ne semblent pas donner une grande importance à ce mouvement d’import-export, d’autant que le nombre d’éleveurs qui pouvaient négocier des mules n’était pas légion. Bien que séduisante, cette hypothèse qui lie directement la diminution du nombre de metadors au décret de 1767 ne tient pas à l’épreuve des faits. À Andorre et à Canillo, le maximum fut atteint en 176043, la baisse fut alors continue jusqu’en 1788, pour la première commune, et en 1794 pour la seconde44. Pour la paroisse de la Massana, la diminution débuta à la même date (1760), mais ponctuellement en 1776 et 1780, il fut déclaré 15 % de metadors de plus qu’en 176645. Pour la paroisse d’Encamp, des pics comparables au maximum enregistré en 1766 furent atteints en 1780 et 179646, et, globalement, de 1766 à 1820, le nombre de metadors resta de 6 à 20 % supérieur à ce qu’il avait été au cours de la première moitié du XVIII^e siècle. À Ordino, depuis le pic de 174847, les chiffres se stabilisèrent et, au cours de la période 1768-1780, la quantité de metadors resta à peine de 2 à 7 % inférieure à celle déclarée en 1766. La seule paroisse pour laquelle cette théorie se confirme est celle de Sant Julià. Après une hausse constante de 1722 à 1766, la tendance s’inversa jusqu’en 180048. Au niveau général des vallées, le nombre des metadors était au maximum depuis 176049, la tendance à la baisse s’enclencha en 1766, mais le total resta au-dessus des déclarations effectuées avant 1760, et, par la suite, le nombre de metadors fut comparable à celui de la première moitié du siècle. Il apparaît par conséquent que, si le décret de 1767 a affecté les déclarations d’impôt, il s’agit au plus d’une remise à niveau et, dans la plupart des cas, il ne semble pas y avoir de lien de causalité. Même s’il est clair que la fixation d’un quota avait probablement modifié les données du problème, il ne semble pas que le mouvement d’import-export de bêtes équines ait été très important au cours de la première moitié du XVIII^e siècle. Il se développa dans la seconde moitié du siècle et dans la première moitié du XIX^e siècle, mais les données utilisables sont forcément tronquées à cause de la contrebande. Sous l’Empire, nombreux étaient les Espagnols qui sillonnaient le piémont pyrénéen, allant jusque dans Gers, la Haute-Garonne ou le Tarn, pour acheter de jeunes mules et mulets50.

17Le commerce des équidés représentait un investissement relativement important. En 1694, le cheptel de la maison Areny peut être estimé approximativement à 4 300 livres et chaque année il en coûtait près de 1 100 pour couvrir les frais d’herbage et d’entretien. La pression combinée des compagnies transhumantes et des troupeaux d’équidés fit augmenter la demande d’herbage. Cela se traduisit par une revalorisation du prix de la location du communal au cours du XVIII^e siècle.

V.a.3. Offre et demande, les cortons aux XVIII^e et XIX^e siècles

18Cette évolution eut à long terme une répercussion directe sur l’économie communale. La demande d’herbages estivaux fut en effet en augmentation, puisque le nombre d’éleveurs qui participaient au grand mouvement pendulaire croissait. Parallèlement, l’augmentation du cheptel équidé contribua à accroître la demande. Les prix de location des cortons sont un indice qui devrait témoigner de cette évolution. Bien que ne donnant pas le chiffre du nombre de bêtes passées sur l’estive, ils semblent a priori être assez fiables pour permettre une approche de l’évolution de l’activité pastorale pour les XVIII^e et XIX° siècles, puisque la location se faisait aux enchères. Le prix stipulé reflète par conséquent les besoins d’herbages que prévoyait le futur locataire. En parallèle, l’étude de la progression des averies et des metadors de questia au cours de cette période donne une idée de l’évolution réelle du cheptel andorran qui peut compléter l’information livrée par les locations.

V.a.3.1. Ovins, équidés et loyers d’estives

19Pour mener à bien cette recherche, nous disposons de trois séries différentes. La plus ancienne est celle obtenue grâce aux locations concédées par le conseil de Sant Julià (1596-1860). Cette commune est caractérisée par le peu d’importance des cortons, et la série se révèle décevante après le premier quart du XVIII^e siècle. L’exiguïté du domaine de haute montagne et la primauté des emprius laissaient peu de place à la location d’estives51. En contrepartie, c’était la commune la plus basse, celle qui possédait le plus de superficie au-dessous des 1 100 m d’altitude, et les comptes patrimoniaux ont montré l’importance qu’avaient ces terres basses au cours de l’hivernage des équidés. La seconde série est fournie par la commune d’Andorre. Le fond de vallée qui s’élargissait entre les hameaux d’Engordany et des Escaldes, au nord, de Santa Coloma et de la Margineda au sud, permettait de recevoir les animaux hivernants. L’essentiel des estives que possédait la commune se concentrait dans la vallée du Madriu qui représentait près du dixième de la superficie de la principauté52. Pour finir, la commune de Canillo, située intégralement au-dessus de 1 400 m, jouissait d’une grande partie des estives disponibles. La documentation n’a permis de restituer l’évolution que pour la période 1671-181153.

20La première moitié du XVII^e siècle correspondit à la mise en place du système de locations communales. Après la crise de 1650-1653, les prix furent tirés vers le haut jusqu’en 1680-1686, moment où la tendance s’inversa jusqu’à la fin du siècle. Le contrecoup de la Guerre de Succession d’Espagne n’eut que peu d’incidence. À partir de 1700, l’évolution devint positive, et, progressivement, les loyers atteignirent, peu avant 1750, les niveaux de la décade de 1680. Malgré les aléas qui avaient rythmé le XVII^e siècle, grosso modo, la progression des loyers d’estives était restée dans la marge d’évolution des autres produits. Depuis leur création, le tarif des estives d’Andorre avait progressé de 117 % (moyenne 1700-1725). La seule estive que baillait Sant Julià avait sensiblement plus augmenté que celles d’Andorre. Au cours de cette période, les mouvements enregistrés semblent coïncider globalement avec ceux du cheptel andorran révélés par les rôles de questia. Après 1730-1736, les courbes ne sont plus du tout concordantes. La commune d’Andorre enregistre son maximum séculaire en 1730, date à laquelle les éleveurs de cette commune déclaraient 7 299 averies à la questia. Le cheptel ovin de cette commune déclina alors fortement pour se stabiliser autour de 2 200 têtes entre 1766 et 1800. À l’opposé, à partir de 1740, le prix des estives s’envola. En deux siècles (1609-1805), l’augmentation du tarif moyen des locations avait dépassé les 1 400 % et la somme recueillie annuellement par la commune progressa de plus de 1 700 %54. Afin d’expliquer cette différence, on peut faire appel à la notion de conlloch. L’évolution de la valeur des estives pouvait ne pas être tributaire uniquement du cheptel de la commune puisque les éleveurs recevaient les animaux d’autres associés. Cependant, l’observation de la tendance pour la commune de Canillo conduit également à une conclusion assez comparable.

21À Canillo, de 1671 à 1776, le prix moyen des loyers fut multiplié par 9, et le montant récupéré par le biais des enchères par 12. Un coup de frein – qui affecta davantage la quantité de terres louées que le prix offert par les enchérisseurs – ralentit momentanément la croissance. Mais, dès 1799- 1800, elle reprit, et, dix ans plus tard, le taux de progression par rapport à 1671 était de 1 350 %. Comme c’était le cas pour la commune d’Andorre jusqu’en 1740, l’évolution des loyers est parallèle à celle des averies de questia. Par la suite, ces dernières sont en déclin constant jusqu’à la veille de la Révolution alors que les baux atteignent un pic. Plus encore, alors que les loyers faiblissaient au cours du dernier quart du siècle, le nombre d’ovins déclaré augmenta jusqu’en 1800. Pour finir, le cheptel se réduisit fortement entre 1800 et 1816, pendant que les loyers rattrapèrent la dépréciation du dernier quart du XVIII^e siècle pour atteindre leur maximum en 1810, approximativement au même moment qu’à Andorre. Pour ces deux communes, la croissance que l’on pouvait s’attendre à observer laisse place à une réduction générale du cheptel ovin.

22C’est d’ailleurs un cas généralisé, car le cheptel ovin de la principauté, après avoir atteint un maximum en 1730, avec 40 493 averies déclarées, déclina progressivement jusqu’à la fin du XIX^e siècle55. Au long du XVIII^e siècle, les gros animaux sont la seule catégorie qui progressa, tout au moins jusqu’en 1766. Cependant, la tendance se stabilisa à partir de 1770, et leur nombre fléchit légèrement jusqu’à la fin du premier tiers du XIX^e siècle. Si l’augmentation du gros cheptel avait pu influer sur les cours des herbages au cours de la première moitié du XVIII^e siècle, ce n’est probablement pas l’explication de la totalité du mouvement, puisque, pour les loyers, ce n’est qu’en 1825 que la tendance croissante, apparue un siècle plus tôt, fut interrompue56. L’explication pourrait être trouvée dans le rôle grandissant de l’estrany. Le seul fonds documentaire ayant fourni des données, plus ou moins suivies, qui permettent de cerner leur évolution est celui de Canillo. Entre 1633 et 1643, le nombre de bêtes reçues au titre de l’estrany sur les estives de cette commune était en moyenne de 2 00057. Elles étaient 3 900 entre 1744 et 1754, 6 500 entre 1800 et 1810, et finalement 9 800 entre 1865 et 1875. De 1643 à 1800, la progression avait été de 225 %, elle fut de 390 % entre 1643 et 1876. Il semble évident que, si l’estrany pouvait avoir joué un rôle, ce n’est probablement pas le seul phénomène qui contribua à renchérissement des estives, puisque la progression fut près de trois fois supérieure. D’autant que, si l’on suit cette logique, en 1866-1876, l’estrany aboutissait au maximum de son rendement, alors que, en contrepartie, le cheptel communal s’était réduit de moitié58. Sur le long terme, les estives de Canillo étaient passées de 8 000 têtes reçues en 1633 à 10 000 en 1750 et presque 13 000 têtes à la fin du XIX^e siècle59. Il ne semble pas que cette augmentation et la croissance de la demande de fourrage qu’elle implique soient suffisantes pour expliquer l’importance de la hausse des loyers des cortons. D’autant que ces chiffres sont à corriger, puisque l’organisation des compagnies pastorales ouvrait la possibilité de recevoir du bétail étranger aux vallées ; mais elle permettait également de placer les animaux d’une commune sur les estives d’une autre. Des animaux comptabilisés au sein de l’estrany se trouvent par conséquent également comptés dans les chiffres globaux des averies. L’hypothèse qui voudrait que le loyer des estives soit exclusivement tributaire de l’estrany est battue en brèche par les données fournies par la commune d’Andorre. Alors que cette commune recevait en moyenne, selon les années, de 100 à 700 têtes d’estrany dans la première moitié du XVII^e siècle, elle en hébergeait encore moins d’un millier dans la seconde moitié du XIX^e siècle60. Globalement, le cheptel qu’accueillait la commune d’Andorre (estrany plus averies de questia) passa en trois siècles de 4 500 têtes à 3 500.

23La progression du prix des locations ne fut, par conséquent, pas uniquement tributaire de l’estrany. Dans un premier temps, au début du XVII^e siècle, l’instauration du système locatif communal contribua à limiter le droit d’accès aux herbages de la collectivité, et elle permit l’augmentation des troupeaux contrôlés par compagnie. Cette logique eut un effet direct sur la demande d’herbe. Cependant, en combinant transhumance et estivage, les propriétaires des compagnies pastorales dégagèrent l’évolution de leur cheptel des possibilités d’estivage classiques qu’offrait la commune. La location qui n’avait été, à l’origine, qu’un moyen de limiter l’accès aux petits producteurs devint à terme une obligation. Les cortons, au XVIII^e siècle, reflètent les besoins des gros producteurs et non ceux de l’ensemble de la population. Au début du XVIII^e siècle, le tarif appliqué aux cortons de Canillo équivalait à l’estivage de 1 960 ovins61, alors qu’à la fin du siècle il représentait la valeur d’estivage de 6 380 têtes62. Pour la même période, à Andorre, le rapport passa de 689 à 2 18663. Mais le tarif de l’estivage comprenait l’ensemble des frais inhérents au séjour (salaires, sel, droits, etc.). Si l’on fait la même comparaison en ne tenant compte que du tarif appliqué pour l’impôt, c’est-à-dire les averies de questia, on était passé, à Canillo, de l’équivalent de 15 600 têtes ovines à 47 800. À Andorre, le rapport passa de 2 500 à 16 400 têtes64. Le prix moyen des cortons, à Canillo, équivalait à 1 412 têtes en 1700 et à 3 352 en 1800. À Andorre, l’évolution avait été plus forte, le rapport des averies de questia avait progressé de 724 à 3 352 animaux. Comparée au prix de la viande de mouton, la somme encaissée par ces deux communes équivalait à près de 1,5 tonne en 1700 et à 4,3 tonnes par saison en 180065. La location conjointe des estives de Setut et de Sadornet (Madriu) se faisait à 23 livres en moyenne entre 1700 et 1710. Elles étaient baillées pour 436,4 livres entre 1800 et 1810. Au prix moyen d’une tête ovine, le loyer était passé de 14 têtes à 96 têtes, à ce tarif, toutes les maisons ne pouvaient pas se l’offrir.

V.a.3.2. Cortons et locataires. La mainmise sur les estives

24Ce mouvement fut l’une des bases essentielles de la richesse des communes andorranes, mais il ne concernait pas tous les éleveurs. Le système de location se faisait généralement en société. C’est-à-dire que chaque locataire devait fournir une ou plusieurs fermes à la commune. Rien n’empêchait les éleveurs de combiner leur rôle, de sorte qu’un locataire pouvait servir de garantie à son fermier pour la location d’une autre estive. Ainsi, de proche en proche, les membres d’une même compagnie pouvaient tisser une toile qui leur permettait d’obtenir l’usage d’un nombre supérieur de cortons. Un exemple, à Canillo en 1751, Germà Areny « Call » du Tarter louait les estives de la Font Faure, d’Entor et des Herbes-Mitgeres ; il servait également de caution à Miquel Vidal de Prats et à Bartomeu Calvo « Janeton » qui avaient baillé les Basses, le Forn et la Coma de Ransol. Ce dernier s’était porté garant pour Call de la location du cortó des Herbes-Mitgeres. « Janeton » s’était également engagé pour les cortons d’Ortafa, du Ribalo et du Siscaró loués par Esteve Call « Regi » de Prats, Miquel Vidal et Joan Pere Regi. Restent les estives d’Entor et de Font Faure qu’avait prises « Call ». La première était gagée par Miquel Gasto de Ransol qui cautionnait également Miquel Adellach « Solm » et Toni Duedra de Canillo pour les pâturages de Juclar et de Cabana Sorda. La seconde l’était par Calvo de Soldeu qui garantissait aussi les herbages des Passos pour Esteve Adellach du Tarter. Au total, dix personnes louaient et quatre assuraient douze locations. Sur le lot, deux intervenants, qui participaient à cinq locations, n’apparaissent qu’au deuxième degré – Gasto et Calvo furent seulement caution pour les locataires. Pour les autres locations de cette saison, une association regroupait Joan Sinfreu de Canillo qui louait le Solà de Sant Miquel sous la caution d’Isidre Adellach qui garantissait également le Bosc d’Incles pour Miquel Duedra « Passamaner » de Canillo. Les trois derniers baux, ceux établis pour les Colis, la Portella et la Vall del Riu, s’étaient faits de manière classique puisqu’à chaque locataire correspondait une ferme66. En résumé, en 1751, pour dix-sept locations, potentiellement 34 des 123 maisons que comptait la commune pouvaient être concernées par la location des cortons (27 %). Cependant, le réseau d’associations avait limité le nombre de participants à dix-neuf personnes, soit 15,4 % des feux fiscaux. Encore faut-il préciser que dix participants contrôlaient douze estives, alors que les neuf autres n’en contrôlaient que cinq.

25Afin de se rendre compte de l’importance revêtue par ce système d’alliances, il est possible de regrouper les actes de location et de fermage réalisés par une maison donnée. Par exemple, celle de Calvo de Soldeu qui fut la principale locataire d’estives à Canillo au cours du XVIII^e siècle. Elle fit 98 locations sur 1722 actes établis entre 1671 et 1810 (5,69 % des actes). Au cours de la période 1751-1810, son rôle augmenta légèrement, et elle effectua 64 contrats sur 906. Comme parallèlement elle gagea 61 actes pour des tierces personnes67 (6,82 % du nombre de fermes dépouillées), au total, en un demi-siècle, elle avait participé directement à 13,8 % des locations concédées par la commune. Au travers des liens qui l’unissaient à d’autres éleveurs au cours de la même saison, on peut établir qu’indirectement elle avait pris part à 235 autres locations. Au bout du compte, le réseau d’alliances auquel elle appartenait avait contrôlé 360 baux, 39,74 % des contrats signés entre 1751 et 1810.

26Au niveau géographique, il est également évident que les locations ne se faisaient pas au hasard. Par les liens tissés avec les autres éleveurs ou en multipliant les locations, le but recherché était d’accroître les parcours de dépaissance. Calvo de Soldeu avait une prédilection pour le cortó du Ribaló qu’il loua 27 fois sur 51 entre 1751 et 1810. En contrepartie, ses associés privilégiaient celui de la Portella qui était mitoyen. A cette base, s’ajoutaient fréquemment les estives du Siscaró, d’Ortafa, du Bosc d’Incles et parfois celle des Colis. Par ce procédé, certaines années, lorsqu’ils souscrivaient ces cinq contrats, ces éleveurs obtenaient une superficie qui leur permettait de gérer un espace ininterrompu allant du fond de la vallée d’Incles à la commune de l’Hospitalet à l’est. Ce système de regroupement est apparent si l’on observe les contrats de location multiples (location de diverses estives par une seule personne au cours de la même saison). Au cours de cette période, 760 locations firent partie de ce type de regroupement (44 % des contrats). Les éleveurs louaient simultanément de deux à six cortons68, et, dans 474 cas sur 760, la location conjointe avait porté sur des estives mitoyennes. Si l’on détaille les locations d’estives par cortó, une gestion privée du timberline est mise en relief. Dans le cas de l’estive d’Entor, le regroupement associait principalement les cortons du Solà de Sant Miquel, de Cabana Sorda et de la Coma de Ransol, c’est-à-dire l’ensemble du massif de la Tosa de Caraup et les deux versants orientaux de la Coma de Varilles. Si l’on considère les locations centrées sur le Siscaró, l’espace convoité était essentiellement constitué de l’ubac de la vallée d’Incles, puis, selon les années, on y rattachait soit le haut de la vallée (Juclar et Cabana Sorda), soit les estives limitrophes situées sur le versant opposé (Portella et d’Ortafa69). L’association de la Portella et d’Ortafa était courante, elle trouvait son pendant dans celle qui unissait les cortons du Ribaló et des Colis qui correspondaient à deux types de regroupements dans l’espace de la Solana. Le premier réunissait la vallée de la rivière de Sant Josep, le second l’ensemble des pâturages situés sur le versant oriental de la Solana orienté vers l’Ariège70. Les locations multiples offraient également un moyen de grouper des estives non limitrophes mais qui pouvaient être complémentaires. C’est notamment le cas avec l’estive de la Vall del Riu qui était le plus souvent associée avec l’une des estives de la vallée d’Incles (Cabana Sorda ou Bosc d’Incles).

27Progressivement, au cours des XVII^e et XVIII^e siècles, se développa une tendance à réduire le nombre de locations multiples. Sur le long terme, ce mouvement est plus évident pour la commune d’Andorre qui permet de faire le suivi de 1609 à 1886. Au cours de cette période, la quantité de locations multiples sur le total d’actes inscrits se réduisit et passa de 70 à 50 %. Parallèlement, on peut observer une diminution du nombre de locations prises par chaque locataire. Alors que, au XVII^e siècle, près d’un quart des baux faisaient partie de regroupements associant au moins cinq cortons, cela représentait moins de 5 % des cas au XVIII^e siècle. Cette tendance s’explique en partie par la systématisation du recours aux fermes. À l’origine, la commune ne demandait pas obligatoirement que le locataire présentât une tierce personne comme caution de la location. Au fur et à mesure que progressait la valorisation des estives, les communes devinrent plus intransigeantes, et il pouvait arriver qu’une location fût annulée pour non-présentation de la ferme. Le conseil agissait ainsi afin de limiter les retards de paiements et éviter les impayés. En 1773, face à l’accumulation d’impayés, la commune décréta que les estives devaient obligatoirement être payées l’année de location avant que les consuls ne rendent leur charge71. Au niveau privé, cette obligation entraîna, par un moyen détourné, le regroupement des locations grâce à l’association des cautions et des locataires. Ainsi, de 1671 à 1750, l’estive d’Antor fut louée 62 fois, dont la moitié répondait à des regroupements. De 1751 à 1810, elle fut louée 60 fois. Mais le tiers seulement des locations entra dans une location multiple. Pourtant, si l’on tient compte des relations établies avec les cautions, il n’y eut en réalité que 14 locations simples (23,3 %), c’est-à-dire que la ferme et le locataire n’étaient pas intervenus dans la location d’un autre cortó. Il est à noter également que le caractère de proximité géographique des regroupements se trouve renforcé par ces liens indirects. Toujours pour Entor, en tête de liste des locations prises par les cautions des locataires, on retrouve la Coma de Ransol, le Solà de Sant Miquel et la Cabana Sorda qui sont les trois estives mitoyennes d’Entor.

28Aux liens qui peuvent être établis par les baux, il faudrait également ajouter ceux que les textes communaux occultent. Certaines années, de gros éleveurs ne participaient pas aux locations alors que, juste avant et juste après cette date, ils louaient et gageaient plusieurs estives afin d’assurer l’estivage de leurs animaux. Ainsi, en 1773, Jaume Areny « Calvo » de Soldeu n’apparaît pas dans les comptes des locations alors que c’est le principal propriétaire de bétail de la commune. Pourtant, un an auparavant, en 1772, il participait indirectement à 5 locations et, en 1874, il louait 2 estives et en garantissait 2 autres. L’absence de « Calvo » dans les comptes de 1773 est surprenante, mais elle trouve une explication logique lorsque l’on compare les locataires de cette saison avec la liste de ses collaborateurs établie à partir des enchères des autres années. En 1773, une filière regroupant ses principaux acolytes – « Rossell », « Pelliser » « Carquie » et Jaume Verges « Branqueta » – avait pris six cortons. Il est probable que « Calvo » bénéficiait de ces locations, mais qu’il s’agissait d’un pacte privé.

29Dans la documentation communale, il est rare que les liens privés sous-jacents apparaissent72. Ces relations ne se tissaient pas uniquement avec des personnes de la même commune ; l’exemple de la maison Areny d’Ordino qui payait des locations d’estives de Canillo à des associés de la compagnie pastorale, alors qu’elle n’était pas enregistrée dans la documentation communale de Canillo, constitue un exemple évident. Un mécanisme comparable à celui employé pour l’hivernage était utilisé. Le cheptel qui remontait de la plaine était fractionné, et les troupeaux qui en résultaient appartenaient à divers propriétaires. Au cours de l’estivage, certains se chargeaient des locations et des frais, d’autres payaient un prix par tête estivée. Ainsi, en 1677, Guillem Adellach de Canillo, qui louait des estives à Canillo, recevait 225 moutons appartenant à Guillem Areny Torres. En échange, ce dernier déduisait 30 livres de ses créances73. Pour donner un autre exemple : lors du procès qui opposa Joan Antoni Torres à la commune de Canillo au sujet des mines de Ransol, le conseil décida d’interdire l’entrée de la commune au cheptel de Joan Antoni74. Pourtant, depuis 1704, cet éleveur n’apparaît plus dans les comptes des locataires d’estives à Canillo. Il fallait par conséquent que ses animaux entrent dans les troupeaux des locataires originaires de la commune pour que ce veto ait une quelconque répercussion sur l’activité de cet éleveur.

30Sur ce point, il est à noter que les éleveurs extérieurs à la commune de Canillo disparaissent totalement des listes de locataires à partir de 1706. Dans la période antérieure, les familles Areny et Rossell d’Ordino, Guillemo et Moles d’Andorre et Torres d’Encamp sont souvent présentes dans les comptes. A la fin du XVII^e siècle, ce furent également ces propriétaires de compagnies pastorales qui prirent les cortons que la commune gageait afin d’obtenir la liquidité nécessaire au paiement de ses dettes (cf. supra). Au cours du XVIII^e siècle, mis à part les consuls de Mérens, de l’Hospitalet ou de Porté qui louaient le secteur contesté de la Solana du bac de la Case, il n’y avait plus de location donnée directement à des étrangers. Parallèlement à la disparition de ces locataires, l’obligation de donner des fermes se systématisa. De fait, aucun document n’interdisait la location à un étranger75, mais les habitants possédaient un droit de préemption sur les herbages de leur commune76. Au sein des compagnies, il valait mieux établir un accord individuel avec des éleveurs locaux, plutôt que de tenter de surenchérir sur les offres faites lors des enchères.

31De plus, au cours de ce siècle, les communes prirent conscience de la valeur des cortons. À Andorre, les estives qui n’étaient pas louées étaient vedades au cours de la saison estivale. En octobre 1710, certains habitants en appelèrent au Conseil Général car il s’agissait, selon eux, d’une nouveauté puisque les pâturages non-loués devaient normalement revenir dans le lot des terres à usage collectif. Le Conseil les débouta en arguant que seul le conseil communal pouvait décider de l’ouverture ou de la fermeture des terres. La notion de cortó avait évolué. Pour la commune, cela impliquait l’interdiction de l’accès de ces estives aux personnes qui ne s’acquittaient pas d’un loyer. Par conséquent, l’absence de locataire ne pouvait plus se traduire par un retour systématique des secteurs de dépaissance au statut collectif, comme c’était le cas dans la première moitié du XVII^e siècle. Preuve en est, par exemple, qu’en juin 1753, au sujet du cortó de Sulls et Brulis, le conseil communal d’Andorre décréta que l’estive perdait momentanément son statut de cortó. De ce fait, le bétail paroissial pouvait aller y paître pour l’été. Chaque éleveur avait droit à 250 têtes comme pour l’empriu de Perafita77. Dès l’année suivante, ces prairies reprirent leur statut habituel (cortó). Louées ou non, elles étaient de nouveau interdites au bétail communal. La commune suivait une logique commerciale simple : si les estives ne trouvaient pas preneur, elles ne pouvaient pas automatiquement redevenir collectives, car les enchérisseurs auraient pu ne pas se présenter l’année suivante.

32Cette logique conduisait progressivement à une rupture. Il y avait les éleveurs qui possédaient le bétail, voire les contacts suffisants pour payer un loyer, et les autres. Au niveau réglementaire, cette évolution se traduisit par une exclusion du bétail communautaire des zones potentiellement commercialisables. À Andorre, ordre était donné aux pâtres qui n’avaient pas loué de suivre le troupeau conduit par le berger communal lorsque celui-ci passait le col de Vall Civera pour se diriger vers les herbages des emprius cerdans pour lesquels la commune possédait des droits d’usage. Seuls restaient sur le territoire communal le cheptel du boucher qui bénéficiait d’une autorisation particulière lui permettant de paître sur l’Ubac d’Andorre, les bêtes de labour tant que leur travail était requis et les animaux appartenant aux locataires de cortons. De fait, on excluait les animaux qui ne payaient rien au titre des cortons des terres communales, puisque, lorsque le berger ou le vacher communal passaient en Cerdagne, à Aranser ou à Lles, les terres basses de la commune (rebaixants, solans et deveses) étaient totalement fermées afin de protéger les productions de foin et de céréales. Au plus, il leur restait les orris du secteur de Claror et Perafita que la commune d’Andorre exploitait en compascuité avec les habitants de Sant Julià.

33Parallèlement à ce mouvement affectant la gestion de l’espace exploité par les éleveurs, la répression se durcit. En 1779, il fut arrêté que toute personne qui trouverait sur ses terres du bétail ne lui appartenant pas, pourrait le saisir78. Celui qui séquestrait le bétail devait le conduire chez le bander s’il n’habitait pas trop loin. Sinon, il le gardait chez lui avec obligation de le nourrir en attendant le paiement des compensations pour le tort fait à ses biens. Les frais d’entretien incombaient au propriétaire du bétail détenu. A ce texte se rajouta, en 1785, un décret qui précisait que le bander pouvait aller vendre le bétail pris en fraude sur la place du village au bout de 48 heures. Deux ans plus tard, comme les contrevenants ne se présentaient pas pour récupérer leur bétail et que, parfois, ils venaient même le reprendre de force, il fut décidé que, après dépassement du délai de 48 heures, toute personne qui avait pris du bétail en infraction pouvait porter l’affaire devant le consul. Ce dernier devait alors aller personnellement notifier au propriétaire l’ordre de s’acquitter de la dette. Si l’on y ajoute que, à la suite d’un texte de 1771, le non-paiement des amendes pastorales pouvait être puni de prison, on imagine qu’il fallait que l’habitude de garder les bêtes sur les terres d’autrui ou sur des vedats soit très répandue pour que l’on en arrive à établir de telles sanctions.

34La violence qui pouvait sévir sur les estives lors de ces confrontations est difficilement saisissable au moyen de la documentation. Citons comme exemple un cas particulier qui opposa les habitants de Canillo et ceux de Mérens. L’officier de justice Ferran Moliner et les charbonniers Jean Saurat de Brassac et Jean Fournier de Serres qui travaillaient pour la forge de Canillo – qui furent pris comme témoins – allèrent séquestrer 74 vaches ariégeoises sur la Solana de Canillo. Sur le retour, ils furent rejoints par les habitants de Mérens en armes (fusils, sabres et bâtons) qui reprirent les bêtes de force en les menaçant de mort et en les prévenant qu’en cas de résistance les oreilles seraient le morceau le plus gros de leur corps qui resterait entier79. Ce cas fut enregistré parce qu’il opposait les Andorrans à des étrangers et qu’il risquait de finir devant un tribunal étranger. Le plus souvent, ces violences étaient résolues au sein de la commune, et il est rare qu’un acte soit rédigé car on évitait que d’autres administrations (Conseil Général ou autres) s’en mêlent. C’était le meilleur moyen de préserver l’indépendance et l’autonomie du conseil sur son communal.

35Le durcissement de la politique réglementaire communale se conjuguait à la hausse des prix de location. Ce double mouvement avait comme résultat de favoriser la concentration de l’activité pastorale entre les mains des éleveurs qui participaient aux compagnies pastorales. Pour la commune d’Andorre, au cours de la période 1609-1865, la moyenne calculée sur l’ensemble des actes est de 6,03 contrats par personne ayant participé aux locations80. Il n’y eut que 18 individus qui réalisèrent plus de 10 contrats, et, au total, ils cumulèrent 533 locations de cortons. Si l’on ne tient compte que de ceux qui firent plus de 30 locations, le nombre de participants se réduit à 7 et ils totalisent 335 contrats. 29,36 % des locations furent monopolisés par 3,7 % des locataires ; autrement dit, un quart des locations furent contrôlées par moins de 5 % des maisons recensées dans la commune. Pour l’ensemble des contrats (locations et cautions), la moyenne est de 8,63 actes par participant81. 42 habitants, qui en réalisèrent plus de 20, totalisent 1 622 actes (58,36 % des contrats pour 13,04 % des participants) et 22 d’entre eux intervinrent dans 1 160 contrats (41,73 % des contrats pour 6,83 % des participants). En gros, la moitié des contrats fut accaparée par 6 ou 9 participants selon le critère de regroupement choisi (location seule ou ensemble des actes). Ces résultats, établis à partir d’une répartition par personne, ne tiennent pas compte des liens de parenté directs (père – fils). Si l’on regroupe les locations par patronyme, 2 familles prirent 21,33 % des locations (244 contrats) et participèrent à 18,63 % de l’ensemble des contrats (340). A ces chiffres, il faut ajouter les cautions réalisées par d’autres habitants pour leur compte. L’une des coopérations les plus durables concerne l’un des loueurs les plus importants et l’une des cautions les plus souvent citées.

36Cette prise en main des estives par un groupe restreint d’éleveurs et le rôle du bétail qui entrait sur les estives par le biais d’une association sont mis en relief lorsque l’on examine simultanément la liste des contribuables de la questia et celle des locataires de cortons de la même année. Si l’on additionne le nombre d’averies déclarées par les cautions et les locataires, et que l’on établit le ratio par tête par rapport au montant du loyer, on obtient une situation difficile à interpréter. Certaines associations payaient en moyenne un demi sou par tête ovine, tandis que pour d’autres le ratio est supérieur à 90 sous par animal. Ce tarif n’est pas crédible, car, à la même date, le tarif de l’estivage complet sur le marché privé était fixé à 3,75 sous par tête82. Il en est de même si l’on utilise la répartition du nombre de metadors déclarés par rapport au loyer. Alors que le tarif moyen d’un estivage de jument était de 60 sous, la moyenne par tête était supérieure dans quasiment tous les cas. Il fallait par conséquent que les troupeaux des locataires absorbent des animaux provenant des compagnies pastorales afin de rendre la transaction rentable83. Ceci est d’autant plus évident que les habitants possédaient un droit gratuit sur le communal, qui fut fixé à 300 têtes par maison en 1766. En 1792, il n’y avait qu’un éleveur qui dépassait cette limite avec son propre troupeau. Les groupes organisés qui louaient les estives étaient les fers de lance d’une organisation plus complexe qui correspondait aux compagnies pastorales transhumantes déplaçant plusieurs milliers de têtes. Le mécanisme des cortons limitait l’accès à l’élevage spéculatif, mais n’interdisait pas l’usage des communaux au reste des maisons.

37Pourtant, les réclamations réitérées du baix poble, comprenons les maisons casalères, se plaignant du manque d’herbage ou de la difficulté d’entretenir les troupeaux sur les espaces sur lesquels il était cantonné, laissent supposer que, en réduisant la superficie des herbages communs, la commune avait déséquilibré le rapport entre le droit de pâture garanti par l’appartenance à la collectivité et le potentiel herbeux réellement disponible. De plus, le développement des compagnies pastorales s’était graduellement traduit par une augmentation du cheptel de certaines maisons qui, à l’origine, ne participaient pas à la grande transhumance. La pression de ce baix poble, ces pauvres comme les nomment parfois certains documents communaux, fut de plus en plus forte et les communes durent revenir en arrière. A Andorre, l’estive de l’Ubac d’Andorre retourna partiellement à l’usage communautaire. À partir de 1775, elle était louée à un prix fixe de 8 livres, et les habitants y pouvaient conduire du bétail en payant le rato per quantitat84. Cela n’équivalait pas au prix que les éleveurs étaient prêts à payer pour ce secteur, puisque, en 1744, l’une des seules années pour laquelle eut lieu une location normale, l’augmentation de loyer fut de 150 %. À partir de 1766, le cortó de la Tosa connut le même sort que celui de l’Ubac : il n’était plus loué qu’aux paysans d’Engolasters pour une somme fixe de 5 livres. A l’opposé, le prix des estives normales s’envolait et les locataires étaient généralement les principaux contribuables. Ainsi, à Canillo, en 1751, 9 locataires se plaçaient parmi les 15 principaux payeurs de questia85. Il y avait 12 anfochs pour 7 casalers. Parmi ces derniers, notons la présence de « Passamaner » qui était alors une maison casalère, mais également le plus gros contribuable de la commune. Par rapport au total, il y avait 35,3 % des anfochs qui participaient aux locations contre uniquement 7,3 % des casalers. Cette minorité de locataires fut à la base de l’enrichissement des communes.

38Cependant, nous l’avons vu, ce n’est pas le seul apport monétaire que possédaient les communes. Progressivement, à la fin du XVII^e siècle et surtout au XVIII^e siècle, certains services communaux, notamment les hôtels, vinrent s’ajouter à la liste de locations rémunératrices que faisait la commune. Que ce soit pour la forge, pour l’élevage ou pour le commerce, le développement et le dynamisme des activités dépendaient en partie du maintien du statut politique des vallées. Le respect de normes édictées, notamment en ce qui concerne les droits de douane, constituait un garde-fou qui garantissait cette stabilité. A l’extérieur, au cours du XVIII^e siècle, la monarchie espagnole affermit son contrôle sur la frontière pyrénéenne. En Andorre, la politique extérieure et l’économie se combinaient alors que l’oligarchie pastorale avait définitivement mis la main sur les rouages du pouvoir. L’élevage ne fut pas le seul point de discorde qui apparut entre le pouvoir et la population.

V.b. La république des prohoms

39Le XVIII^e siècle fut ouvert et conclu par deux crises majeures. Dans les deux cas, c’est lorsque la conjoncture conduisait à l’opposition directe des deux coprinces que la situation fut la plus difficile dans les vallées. La principauté resta relativement en marge des événements militaires. L’occupation d’une partie du Principat par les troupes françaises en 1697 et la Guerre de Succession d’Espagne (1705-1713) n’eurent pas de répercussion directe. Cependant, lorsque Philippe V ne respecta pas les termes du traité d’Utrecht, l’espace pyrénéen – où se développaient les activités commerciales andorranes – fut grandement affecté par le mouvement des troupes conduites par le duc de Berwick. En juin 1719, l’armée française entrait dans le val d’Aran et, plus à l’est, les soldats parvinrent à la Seu en passant par la Cerdagne. Ils mirent le siège devant Castellciutat et prirent la citadelle. L’année suivante, les troupes de Francisco Pio, prince de Savoie et capitaine général de Catalogne, attaquèrent cette place forte qui repassa aux mains de l’armée espagnole. Malgré elle, l’Andorre se trouvait au centre des événements. Au début de 1720, des soldats espagnols entrèrent dans les vallées pour aller se poster à la frontière franco-andorrane. Cette décision fut motivée principalement par la nouvelle de l’arrivée de la peste à Marseille86. La coutume voulait que, dans ces occasions, la milice qui allait surveiller la frontière soit composée et contrôlée par les Andorrans. Deux positions s’affrontaient alors. Les Espagnols qui assuraient que leurs hommes se bornaient à limiter la frontière et n’avaient pas l’intention d’attenter à la neutralité des vallées, et les Français, représentés par le chevalier de Damas, commandant du comté de Foix, qui refusaient la présence des troupes espagnoles. Face à ces deux nations, l’évêque d’Urgell voyait dans cette initiative une atteinte à ses droits seigneuriaux sur la principauté. Après un échange épistolaire soutenu avec le commandant de la place, l’évêque obtint le recul des Espagnols jusqu’à la frontière hispano-andorrane. Ce mouvement entrait de toute manière dans une logique militaire plus large puisque le repli des troupes fut général sur toutes les frontières. Cependant, cette modification, qui eut comme résultat de normaliser la situation militaire, coupa les vallées du Principat87 puisque l’Andorre était mise sur le même plan que le comté de Foix. Devant cette situation, l’évêque fit machine arrière. Il argumenta que, en fermant la frontière sud de la principauté, les Espagnols poussaient les habitants à passer les cols afin de trouver de quoi se sustenter et que, contrairement au but recherché, ils risquaient de ramener les germes d’outre-Pyrénées88. Il proposa de reconduire la ligne de démarcation contrôlée par les soldats espagnols au niveau des cols. Le 30 décembre, le capitaine général de Catalogne accédait à sa demande et ordonnait l’entrée des gardes, tout en demandant au duc de Berwick de ne pas s’opposer à cette mesure qui n’avait qu’un rôle sanitaire89. Après diverses tractations, le 4 février 1721, le duc de Berwick recevait du duc Régent de France la permission d’autoriser la ligne sanitaire formée par les Espagnols « ... bien entendu pourtant que cette condessendançe de notre part ne puisse en aucune manière tirer a conséquence ny êtablir aucun droit de SMC, sur la susdite vallée d’Andorre... »90.

40Cette position prévalut dans toutes les actions de l’évêque. Il cherchait systématiquement à distinguer le lien entre sa seigneurie d’Andorre et la royauté de Madrid. Garantir l’indépendance de la principauté, c’était prémunir son fief d’une intrusion qu’il pouvait difficilement parer hors du cadre de la coseigneurie91. Le 3 février 1715, prévenu par le Syndic que certains des subdélégués de l’intendant général du Principat voulaient s’immiscer dans la « juridiction et autorité temporelle de ces vallées en offensant son indépendance, exemptions et régales », il ordonnait aux consuls et autres ministres de ses vallées d’Andorre « de n’obéir à aucun ordre qui ne soit pas donné par sa majesté très chrétienne et lui ou par l’un des ministres nommés par les deux souverains »92. Quatre mois plus tard, il s’opposait aux prétentions de son clergé d’Urgell qui convoquait les vicaires perpétuels et les « prêtres habitués » d’Andorre à leur synode, sous prétexte de réformer les coutumes, et qui, de fait, voulait recevoir des donations pour faire un cadeau au roi Catholique. Sous peine d’une amende de 1 000 livres tournois, il intimait aux prêtres andorrans de ne collaborer d’aucune manière à ce don gracieux et ordonnait à ses vassaux séculiers de ne pas reconnaître et de n’obéir à aucun souverain autre que lui et le roi de France93. Dans la même optique, en août, il contrecarrait la volonté de l’administrateur général du timbre qui voulait implanter son administration dans les vallées94.

41Un dernier exemple de cette volonté délibérée d’éviter l’amalgame entre l’Andorre et la Catalogne, qui était passée sous tutelle hispanique, eut lieu le 12 septembre 1731. Cinq habitants de Sant Julià étaient convoqués par le gouverneur de la place d’armes de la Seu pour aller témoigner à Barcelone dans une affaire incriminant des artilleurs impliqués dans un trafic de poudre et de balles. Cet ordre émanait directement du capitaine général du Principat, le marquis de Bisbourg. Il était par conséquent difficile de ne pas obtempérer, d’autant que, en suivant les conseils du Syndic des Vallées, les témoins étaient déjà allés déposer à la Seu à la demande du gouverneur. Dans un courrier, l’évêque, Siméon de Guinda, proposait au Syndic des Vallées, Guillem Areny Teixidor, de ne pas utiliser l’escorte armée que fournissait le gouverneur de la Seu, afin que les Andorrans ne donnent pas l’impression de reconnaître l’autorité judiciaire espagnole et que l’on assimile les témoins à des prisonniers. Ils pouvaient ainsi affirmer qu’ils se présentaient librement devant une cour, et, surtout, on évitait de créer un précédent qui pouvait devenir préjudiciable à la neutralité andorrane95. La politique épiscopale, qui combinait renouvellement des privilèges et blocage systématique de toute immixtion de la royauté hispanique dans les vallées, peut être considérée comme l’un des facteurs majeurs de la continuité du statut particulier de la principauté. D’un côté, un évêque présent qui veillait à ne pas se laisser déposséder de ses prérogatives, de l’autre, un roi de France qui, somme toute, portait fort peu d’intérêt à la principauté. Les éléments nécessaires à l’équilibre étaient en place. D’autant que l’évêque et la population se retrouvaient du même côté, l’argument de la seigneurie partagée servant tout à la fois les visées épiscopales et la volonté de la population de ne pas modifier le statut de la principauté qui préservait ses privilèges96. C’est dans ce contexte que le Conseil Général commanda la rédaction du Manual Digest à Fiter Rossell qui compilait et commentait l’histoire d’Andorre afin de produire un instrument utile pour conduire la politique de l’assemblée.

42Ce volume se concluait par 55 maximes qui fixaient les préceptes principaux à suivre. Le premier point affirme l’obligation de respecter l’Eglise catholique et ses ministres97. Le second porte sur le choix des représentants. Il devait se faire en désignant des personnes « discrètes et expérimentées » qui ne se précipiteraient pas dans leurs décisions et se laisseraient conseiller par des individus discrets, « expérimentés et exemplaires » (les consultes). Il fallait se méfier des jeunes peu mûrs, des pauvres qui se laissaient tromper et des riches qui péchaient par ambition et vanité. Le budget devait être conduit en bon père de famille, en ne dépensant que lorsque cela était nécessaire, et, il fallait toujours garder une poire pour la soif98. Toujours seconder la justice, en défendant les bons, en châtiant les mauvais et en ne laissant passer aucune faute, par ce biais : on réduisait les risques de sédition et évitait la ruine qui guette « tout peuple qui ne fait pas respecter sa justice »99. Fuir la confrontation avec les seigneurs, se garder des disputes de juridiction, respecter les règles fixées par les ancêtres, s’en tenir à la coutume en s’abstenant de toute nouveauté, étaient les lignes directrices à suivre. S’y ajoutaient la satisfaction des besoins de la population, l’aide au cultivateur et au négociant, et le soin porté à l’éducation des jeunes qui constituaient le terreau nécessaire à la conduite d’un gouvernement durable. Néanmoins, il fallait « faire l’aveugle » sur ces règles de gouvernement lorsqu’il s’agissait d’obtenir un avantage ou d’éviter un désagrément. Il convenait également de ne pas écraser le peuple d’impôts, d’user de fermeté et de modération dans l’application de la justice, d’agir avec prudence et de ne jamais procéder brusquement sauf lorsqu’il était possible de couper le mal à la racine et de limiter sa propagation ; en d’autres mots, dans tous les domaines, il était indispensable d’éviter les risques de confrontations100.

43Suivaient des recommandations destinées à réguler la relation avec les voisins de la principauté. Suivre une conduite égale envers les deux couronnes dont dépendaient les vallées ; en cas de guerre, ne jamais prendre parti, interdire la contrebande sur les produits que l’Andorre pouvait importer pour son usage, accepter la brigade de contrôle de la frontière espagnole en cas de peste, mais, comme en 1721, toujours demander auparavant l’autorisation du roi de France car cette entrée des troupes était contraire au statut de neutralité andorran. Baisser la tête en période de guerre, n’accepter dans les vallées ni déserteurs, ni trafiquants, ni voleurs qui risquaient de compromettre le statut de neutralité101. Ne pas donner de droits aux étrangers (afillar) et n’accepter l’entrée d’aucun immigré dans les conseils, même s’il était marié avec une Andorrane102. Puis, de nouveau, payer régulièrement les cadeaux annuels que l’on faisait aux deux coprinces. En cas de litige, la politique à suivre était simple : « ... si l’on pressent qu’une sentence du tribunal suprême de Catalogne, ou d’Espagne, sera défavorable, il est de bon conseil, et maxime, de se le tenir pour dit (fer l’entès), de garder le silence, de feindre, et d’aller en référer à l’évêque (qui le doit par obligation) et à d’autres seigneurs. Si cela est nécessaire recourir à la cour de Paris ou au roi de France. Avec l’appui de ces puissants moyens faire appel aux cours de Madrid, ou d’Espagne, afin d’obtenir la reconnaissance des justes prétentions, et justice. Observant le même [mécanisme], vice versa, si la cause ou affaire est [jugée] devant un parlement, intendance, ou tribunal de France... »103. La seigneurie partagée, instituée en rempart des privilèges et des droits andorrans, transformer des questions mineures en des questions d’état, rien ne pouvait être plus simple et plus efficace.

44Les dernières maximes concernaient l’entretien régulier des chemins. On conseillait de ne jamais montrer ni richesse, ni pouvoir pour passer inaperçu, de ne pas construire de prison de manière à continuer à utiliser les infrastructures des deux pays voisins pour que les seigneurs n’aient aucune raison d’intervenir directement dans les vallées. Refuser les paiements injustifiés sollicités par d’autres seigneurs104. Sans la nommer, Fiter Rossell faisait ainsi référence à la couronne espagnole. La liste des mesures à suivre pour éviter tout interventionnisme ajoutait le rejet de l’installation de maisons religieuses en Andorre. Il finissait par revenir sur le commerce illicite, le respect du paiement de la questia et des droits (dîmes), la nécessité de posséder une réserve d’argent pour faire face aux frais de justice, notamment pour le renouvellement des privilèges et, pour conclure, « ... procurer que règne et fleurisse dans la les vallées, la piété et la religion au culte de dieu, la justice et la paix et l’abondance... ».

45En définitive, le programme proposé par Fiter Rossell brille par son conservatisme, mais pouvait-il en être autrement ? La république d’Andorre qu’il décrivait était sous la dépendance de deux suzerains et se situait entre deux états puissants, possédant une organisation très centralisée, ancienne pour l’un et en voie d’achèvement pour l’autre. Il ne faut pas s’y tromper, dans la continuité qu’il prônait, il tenait également compte d’une nouveauté essentielle pour la principauté : au sud, le danger de changement ne venait plus directement de l’évêché, mais du gouvernement de Madrid. Graduellement, du traité des Pyrénées à celui de la Nova Planta, la royauté hispanique était devenue l’interlocuteur principal en matière économique puisque, au bout du compte, elle était la seule à pouvoir faire appliquer les privilèges financiers. Le recours systématique aux cours de justice françaises ou au Conseil du Roi constituait un moyen d’entraîner l’administration espagnole sur le terrain de la co-souveraineté, rempart suprême contre les nouveautés puisqu’elle instituait le statu quo105. Cette évolution avait changé le cadre des relations vers le sud ; mais elle les affectait également vers le nord puisque la principauté faisait, dès lors, clairement partie de la frontière hispano-française. L’affaire du cordon sanitaire de 1721 en est le reflet. Ce cas n’est pas unique, il suffit pour s’en rendre compte d’observer le cas cerdan où l’application de cette mesure, même temporaire, fut le point culminant dans la définition de la frontière qui scindait cette région pyrénéenne106. En Andorre, en cas de crise, l’acceptation des troupes, associée à l’autorisation française, constituait une réaction qui s’inscrivait en droite ligne dans la politique roublarde préconisée par Fiter Rossell : accepter ce que de toute manière on ne pouvait que difficilement refuser, tout en laissant la responsabilité de la décision au seigneur qui dominait le territoire duquel on prétendait se protéger. Grâce à la protection de ses seigneurs, en particulier celle de l’évêque qui veillait sur son fief, la principauté conserva son autonomie, voire son indépendance puisque, en se réfugiant sous la tutelle du roi et de l’évêque, tout en prenant garde de faire respecter la notion d’équilibre entre les deux pouvoirs, les Andorrans conservaient globalement les mains libres107. Une règle d’or devait être suivie : éviter les conflits avec les seigneurs. Sur ce point, un produit particulier, qui enfreignait un monopole royal, fit couler beaucoup d’encre : le tabac.

V.b.1. Le tabac, une affaire d’État

46La consommation de tabac est attestée dans les documents issus des fonds patrimoniaux étudiés à partir de février 1645. Sur l’ensemble des comptes dépouillés, il n’a été recensé avant 1670 que quelques transactions traitant de ce produit, dont deux correspondent à l’importation de Barcelone de quelques livres de tabac à priser et à fumer destinées à l’usage personnel. Après cette date, un commerce est pratiqué par la famille Areny. En 1672, Guillem Areny Torres mentionne un livre dit « des cigares » dans lequel devait être inscrit l’achat effectué par un berger qui avait pris 3,5 livres de tabac qu’il allait descendre au cours de la transhumance108. En 1681, Guillem reçut 78 kg de tabac de Mirepoix par l’intermédiaire de Joan Antoni Torres d’Encamp. Trois ans plus tard, il vendit 7 livres qui furent exportées à Pallerols ; la même année, un muletier en cédait une livre à un hôtelier de Verdu en Urgell. Même si les renseignements sont succincts109, il semble que le trafic s’effectuait de France vers la Catalogne.

47En 1707, Antoni Molines, de Sant Julià, prenait six quintaux de fer à la forge du Serrat qu’il devait payer avec 34 kg de tabac110. Les barres partaient pour la Catalogne, mais il est impossible de savoir si l’approvisionnement en tabac était directement lié à cette exportation, ou si l’achat du tabac devait se faire indépendamment de la vente du fer. Parallèlement à ces quelques transactions destinées à la revente, la consommation interne se développa, et elle apparaît dans de nombreux comptes de muletiers, de bergers et de journaliers111. Globalement, il semble que la principauté fut contaminée de la même manière et au même moment que ses voisins112. Cependant, ce commerce allait à rencontre des monopoles instaurés en France (1674) et en Espagne, où les monopoles régionaux113 furent étendus au territoire de la couronne d’Aragon en 1707. En 1716, les tributs perçus par la Generalitat de Catalunya et par la ville de Barcelone passèrent au patrimoine royal114. C’est dans la fiscalité et le monopole que ce trafic puisait son intérêt115, il faut cependant attendre 1731 pour que l’herbe de Nicot apparaisse dans la réglementation andorrane. En janvier, le Syndic, de retour de Barcelone, ordonnait que l’on arrache les plants qui étaient cultivés. Le 20 janvier, un décret interdisait le tabac et renouvelait l’ordre d’arrachage des plants116. Il semble par conséquent qu’il faille conclure que la culture du tabac s’était développée entre 1710, date à laquelle il était importé, et 1731.

48En juin 1733, on interdisait le tabac et à nouveau on exigeait l’arrachage des plants. Cette fois, l’ordre émanait de l’évêque. En août et en octobre 1733, la même injonction fut formulée par l’intendant du Roussillon, puis par celui de Barcelone117. Au premier abord, il paraît logique de conclure à l’importance de ce trafic pour expliquer une pression aussi forte ; cependant, il faut nuancer cette remarque. En effet, en 1730, Philippe V avait décrété la fin de l’affermage de la vente du tabac. Dorénavant, l’État se chargeait directement du monopole, d’où l’intensification de la réglementation applicable aux frontières dont faisait partie l’Andorre. Quasiment au même moment, en France, les fermiers généraux reçurent la ferme du tabac de la Compagnie des Indes et firent promulguer une déclaration d’une rare violence pour protéger leur monopole, puisque la peine de mort était prévue pour les contrebandiers forçant les barrages, même sans marchandise. En 1733, était instaurée la « commission du conseil », qui tranchait souverainement et par voie extraordinaire dans les affaires de gabelle et de tabac. Son ressort s’étendait sur une région englobant le Dauphiné, la Bourgogne, l’Auvergne, la Provence et le Languedoc118. L’apparition des premières interdictions dans les vallées à ce moment-là n’est sûrement pas une coïncidence.

49La réponse aux interdits fut virulente. Au mois d’août 1733, l’évêque qui se trouvait à Ordino fut interpellé par sept hommes qui dirigeaient une troupe de plus d’une centaine d’hommes en armes. Devant cette levée de boucliers, les ordres épiscopaux ne purent être appliqués. Siméon de Guinda119, dans un décret du 4 octobre 1735, rappelait qu’il relayait une demande faite par les rois de France et d’Espagne car « ... en elles [ses vallées d’Andorre] il a été introduit la culture du tabac depuis quelques années, et ce tabac est passé en poudre et en feuilles dans cette province de Catalogne et par la frontière de France... »120. Il réitérait l’ordre d’arrachage et enjoignait de conduire Macia Berges, Nicolau Montanya, Macia Cairat et Macia Muxella des Escaldes, les meneurs de 1733, à la Seu afin que l’on puisse les livrer à Felix de Dadalillo, directeur de la ferme du tabac en Catalogne, pour qu’ils accomplissent une peine de six ans de prison à Oran121. La fermeté épiscopale est facilement explicable. Dans la logique qu’il suivait, il fallait à tout prix bloquer ce commerce avant qu’il ne devienne une affaire d’état. Cette affaire ne devait pas donner lieu à une intervention extérieure d’autant que, dans les félicitations et les remerciements que lui fit parvenir le directeur de la rente, on apprend que la situation avait été découverte par des officiers de la ferme. Par conséquent, les contrôleurs étaient déjà entrés dans les vallées. La réaction andorrane pose un problème. Si, comme l’affirme l’évêque, les chefs de bandes avaient pu regrouper plus de cent personnes, on peut en déduire que le tabac était un sujet sensible et que la production devait être relativement généralisée. Pourtant, quelle était la réalité qui se cachait derrière ces événements ?

50Dans le Sud-Ouest de la France, la culture du tabac se développa, à partir de 1637-1640, essentiellement sur les terres des riches vallées alluviales122. Il fallait labourer profondément au cours de l’hiver, recourir à la fumure, sarcler régulièrement. Avant de planter en plein champ en mai ou juin, le cultivateur devait se procurer les graines, puis les semer en pépinière à partir de février ou mars. Les plants craignaient le gel et avaient besoin d’un arrosage abondant. Une fois repiquée, il fallait étêter la plante avant maturation pour conduire la sève dans les feuilles. Cette culture relativement fragile réclamait des soins constants si l’on prétendait obtenir un produit d’une certaine qualité. Sans compter que, une fois récoltées, il fallait encore sécher les feuilles, puis les conditionner. Même si les plants de qualité moindre se contentaient d’un terroir plus ingrat, et que la limitation de la culture dépendait plus du monopole que des contraintes agronomiques123, l’ensemble de ces exigences ne permet pas d’envisager une production importante. En Andorre, elle se limitait aux deux communes les plus basses124. Si l’on y ajoute que dans des régions productrices, comme en Agenais ou dans le pays de Condom, on estimait qu’un journal produisait de six à douze quintaux de tabac, et que, de plus, dans les vallées, il s’agissait d’une culture illégale que l’on ne pouvait implanter sur de grandes surfaces au risque d’être trop voyant, il semble logique de considérer que le bilan de la production devait être fort réduit. Cependant, la culture existait puisque, le 13 août 1762, le conseil de Sant Julià inscrivait l’autorisation de culture de 40 plants par maison pour consommation ; cette permission fut renouvelée au mois de mai 1763, puis annulée en mai 1765. En janvier 1757, cinq habitants du Pujal d’Andorre furent interceptés au Pla de Sant Tirs par les gardes de la Seu alors qu’ils passaient en fraude leur production : 62 kg de tabac, soit une dizaine de kilos par personne125.

51Si on omet le rappel à l’ordre épiscopal qui fut relayé dans toutes les communes, de 1781 à 1784, le tabac (culture et contrebande) fut mentionné 23 fois dans les règlements de la commune de Sant Julià, il ne le fut que 4 fois à Andorre et jamais à Canillo. Ce nombre réduit de références semble confirmer l’absence de plantations en altitude. D’autant qu’il semble que la commune de Sant Julià adoptait sa propre réglementation. Le 22 mars 1782, le conseil permettait la culture de 40 plants de tabac par famille, le 18 mai le Conseil Général rappelait l’interdiction complète de cette culture qui n’est pas apparue une seule fois dans la documentation patrimoniale consultée pour le XVIII^e siècle. Même si les réactions furent couramment violentes quand il s’agissait de prohiber la culture du tabac, la réaction de la population en 1733 semble bien disproportionnée par rapport à la quantité réduite, représentant une valeur marchande relativement basse126, qui caractérisait la production de la principauté. Le nombre d’insurgés fut-il gonflé afin de donner plus de poids à l’événement ? Nous n’en savons rien. Néanmoins, une autre explication peut être proposée. La culture du tabac apparaît toujours en relation avec la contrebande. Le rôle de la culture semble négligeable, mais, en contrepartie, l’achat de faux tabac pour la revente comportait de nombreux avantages. On pouvait trafiquer sur un produit de meilleure qualité assurant une plus grande plus-value : il y avait moins de risques d’être pris puisqu’on évitait la phase de culture au cours de laquelle il était difficile de cacher cette activité. Les séditieux de 1733 regroupaient probablement quelques producteurs, des contrebandiers et ceux qui en vivaient indirectement. Notons que le tabac est le premier produit pour lequel cette terminologie (contrebande) est utilisée. C’est aussi la première fois que le trafic implique vraiment une transgression de la frontière dans le cadre national, ce sont les monopoles royaux que l’on déjouait, alors que pour les autres négoces on violait le plus souvent des règles régionales ou locales. La position du Conseil Général ne laisse aucun doute, le trafic sur le tabac comportait un risque majeur car, si le problème ne trouvait pas une solution interne aux vallées, on risquait de le voir inclus dans la régulation que tentaient d’établir les régies des deux pays voisins. C’était créer un précédent fâcheux, mais aussi mettre en péril les privilèges sur lesquels était fondé l’essentiel de l’économie andorrane. De plus, cette contrebande comportait un second aspect qui apparaissait bien plus subversif : une partie de ce trafic était aux mains d’étrangers. En 1775, le Conseil des Vallées faisait placarder dans toutes les communes une réglementation selon laquelle l’infructueuse éradication « ... des gens fainéants qui sont sans domicile fixe, qui n’exercent pas leur métier et qui pour entretenir leur famille n’ont d’autre négoce que de frauder les rentes royales, de France et Espagne, en introduisant des produits illicites qui non seulement sont préjudiciables à ces deux couronnes, mais aussi pour ces vallées. Ces actions demandent sans aucun doute la condescendance et l’oubli des consuls et des autres officiers de justice des vallées qui permettent, et dissimulent, l’établissement et la domiciliation de n’importe quel étranger sans vérifier leur métier, leur coutume ou les circonstances de leur venue [...] Ces excès sont à l’origine de la décadence de la fidélité, qui les a toujours caractérisés, et influe sur la volonté royale de concéder les grâces et privilèges dont nous jouissons depuis des siècles... »127. Ce texte qui est directement inspiré par le Manual Digest est sans équivoque. La sentence l’est tout autant : les consuls peuvent accepter, après vérification, les étrangers, mais le consentement définitif ne sera obtenu qu’après présentation du dossier au Conseil des Vallées suivant. La peur de l’immixtion d’un pouvoir étranger et des restrictions qui l’accompagneraient se soldait par une augmentation de la pression du Conseil Général et l’introduction d’un droit de regard dans la politique communale. Même si l’on ne sortait pas vraiment du cadre classique dans lequel s’exerçait l’activité de l’assemblée générale (les affaires extérieures), la répression de la contrebande créait un précédent, il agissait comme un organisme de contrôle supra-communal.

52En février 1782, le Conseil Général punissait d’une amende Llorens Cuberes, Pau Bartolo et Joan Senturé du Pujal d’Andorre128 pour avoir appuyé des contrebandiers. Le même jour, il ordonnait à tous les réfugiés d’abandonner les vallées sous 24 heures et menaçait d’exil les habitants qui les soutiendraient. Le 10 avril 1786, il décrétait l’arrêt du commerce du tabac sous peine de bannissement. L’affaire prit un nouveau tour à partir de 1790, car les réfugiés étaient tout à la fois contrebandiers et déserteurs. Le 11 novembre 1790, l’évêque Josep Boitas fit appel à la ronda volant, une milice d’hommes armés envoyée par le ministre espagnol des finances pour lutter contre ces malfaiteurs129. Son rôle était de prendre les déserteurs espagnols et de les conduire à la prison épiscopale de la Seu, d’obliger les déserteurs français à quitter le territoire andorran, d’interdire l’introduction dans les vallées de marchandises non destinées à la consommation interne et de vérifier que les habitants ne cultivaient pas davantage de tabac que celui qu’ils pouvaient consommer130. En d’autres termes, cette milice devait lutter contre les déserteurs qui constituaient le gros du problème et faire respecter les règles qu’établissaient les privilèges. Notons que, à cette date, la troupe envoyée par le gouvernement espagnol respectait les plantations à usage interne. Le temps de la prohibition était passé.

53En 1791, l’évêque demanda à Madrid une augmentation du nombre de miliciens de 40 à 50131. Comme nous l’avons vu, deux ans plus tard, la principauté se trouva momentanément privée de son statut politique, la ronda fut alors utilisée comme service d’ordre. On peut se demander si ce changement dans la mission de la ronda était uniquement une mesure de protection afin de contrôler la frontière au cours des événements qui secouaient la République, ou si l’évêque ne prétendait pas mettre à profit le fait qu’il était le seul à tenir les rênes de la principauté pour accaparer le pouvoir. En 1801, le courrier adressé par les envoyés du Conseil Général, Joan Poni et Anton Picart d’Encamp au préfet de l’Ariège, pour obtenir le retour au statut partagé de la principauté, ne laisse que peu de doutes à ce sujet. Pour justifier l’absence de prompte réaction andorrane à la rupture d’équilibre causée par le refus des conventionnels de Foix de recevoir la questia en 1793, ils argumentaient que « ... voulant conserver la liberté, pendant le temps déplorable de la guerre avec l’Espagne, ce peuple porta tous ses soins, toute son énergie, à se garantir du joug espagnol et à vivre paisible à l’ombre de sa neutralité... »132. La volonté d’annexion qui motivait l’évêque est également clairement décrite car « ... quoiqu’ils aient conservé leur neutralité, ils craignent à chaque instant que l’oubli des français à leur égard ne les livre entièrement à la domination d’un évêque qui fait déjà pressentir par ses jactances que le gouvernement français a renoncé à tous ses droits sur eux et qu’il est devenu seigneur d’un pays dont le seul quart lui appartenait en souveraineté ; ce qui résulte du montant de la contribution annuelle qu’on lui paie qui n’est que de quatre cent quatre-vingts francs par an... »133. La fausse affirmation à propos de la prééminence française fondée sur l’écart entre les deux montants de la questia montre que les deux représentants de l’assemblée noircissaient vraisemblablement le tableau afin d’atteindre le but recherché par cette supplique. Il n’y a guère de doute sur la position épiscopale au cours de cette vacance de pouvoir : il prétendait faire main basse sur la principauté. La documentation ne permet pas de fixer la date de départ de la ronda. Cependant, elle fut probablement renvoyée au plus tard en 1806, lorsque Napoléon accéda à la demande andorrane de rétablir la co-souveraineté. La crise de la fin du XVIII^e siècle avait failli marquer une rupture politique profonde, mais, finalement, tout revint à la normale et le statu quo fut restauré.

54Au niveau interne, la confrontation au sujet du tabac avait pris un ton virulent qu’aucun autre sujet n’avait eu auparavant. En 1745, la réglementation précisait que les cas de fraude seraient punis par la confiscation perpétuelle de la terre sur laquelle le tabac avait été planté134. La relative abondance des textes rappelant ces interdits montre que la question était d’importance, tout en mettant en lumière la résistance de ceux qui trafiquaient. Le rôle des étrangers, puis celui des déserteurs, firent de ce problème une affaire d’état. Le rappel systématique de la violation simultanée des deux frontières révèle que le gros de la circulation se fondait sur la contrebande. À la fin du siècle, l’évêque estimait qu’il y avait une trentaine d’étrangers qui commerçaient illégalement dans les vallées135, auxquels il faut ajouter les Andorrans qui ne sont pas dénombrés. Avec une vingtaine d’arrestations en près de soixante ans, le passage ne semble pas avoir l’importance qu’il pouvait avoir à l’ouest de la chaîne136. Les bandes ne sont pas constituées de plus de trois à cinq hommes, alors que, dans d’autres régions, il est mentionné des troupes de 25, 70 et 100 contrebandiers, comme à Sarlat en 1762 lorsque 50 contrebandiers chargés de tabac espagnol prirent de force les principales hostelleries137. Sur ce point, il est à noter que dans le bref chapitre consacré à l’Andorre dans le discours sur l’agriculture, le commerce et l’industrie du Principat écrit par la Junta de Comerç de Barcelona en 1780, il n’est nullement fait mention du tabac, alors que les interdictions édictées par l’évêque relayaient celles qui émanaient de l’intendant de Catalogne. On n’en trouve aucune trace dans les réponses au questionnaire de Francisco de Zamora en 1788, mais cela paraît plus logique puisque Zamora travaillait pour la monarchie espagnole, il n’eut pas été de bon ton de lui parler de la contrebande.

55La répression dirigée par le Conseil Général opposait ses membres, principaux bénéficiaires des privilèges, à une frange de la population qui considérait la contrebande comme un complément à ses moyens de subsistance. La centaine d’hommes qui se dressait contre les restrictions édictées par l’évêque en 1733 prouve que le commerce illégal n’était pas insignifiant. Les membres de l’assemblée s’érigèrent en protecteurs de la coutume, dans la lignée de ce qu’allait prôner Fiter Rossell dans ses maximes. L’action du Conseil ne se limitait pas à l’action judiciaire, il prit également des mesures pour éviter que les séditieux puissent entrer dans les conseils.

56Nous l’avons vu, les conseils étaient aux mains d’une minorité de familles dont la ressource principale était l’élevage, à laquelle s’ajoutaient certains propriétaires de forges. Ces familles monopolisaient les estives et, progressivement, une oligarchie de caciques s’était mise en place. L’augmentation de la population au cours du XVIII^e siècle ne s’était pas accompagnée d’une ouverture des conseils. A Canillo, en 1673, le relevé de la questia comptabilisait 53 anfochs pour 52 casalers, les premiers prenant à leur charge 80 % de l’impôt138. En 1755, c’était 34 anfochs pour 100 casalers, ces derniers payèrent 46,9 % de l’impôt139. L’augmentation du nombre de maisons casalères réduisait la charge pesant sur les anfochs alors que leur nombre se réduisait. L’équilibre de la première moitié du XVII^e siècle avait vécu. La même constatation peut être faite à Ordino. Alors qu’au cours du dernier quart du XVII^e siècle on comptait 33 anfochs pour 34 casalers, au cours du dernier quart du XVIII^e la proportion était passée à 23 pour 63. En 1689 ou 1695, les anfochs payèrent 89 % de l’impôt ; en 1793 et en 1796, ils ne s’acquittèrent que de 56 et 60 %140. Au même moment, à Canillo, il y avait en moyenne 33 anfochs pour 89 casalers. Globalement, sur les deux paroisses, le nombre d’anfochs s’était réduit d’un tiers alors que le nombre de maisons casalères avait augmenté de 70 %. La classe politique n’était plus, loin s’en faut, le reflet de la population. Le retour de certaines terres d’altitude louées au titre des cortons dans le groupe de terres exploitées collectivement, le droit de planter 40 plants de tabac à usage domestique, les répartitions en liquide du début du XIX^e siècle étaient autant de concessions faites au petit peuple.

57Le XVIII^e siècle fut le moment de tous les dangers pour le statut du pays. Une première crise au début du siècle s’inséra dans le cadre de la réforme de la Nova Planta et du conflit franco-espagnol. La principauté reçut alors l’appui de l’évêque qui voyait dans la neutralité des vallées le meilleur moyen de prémunir son fief des intrusions du gouvernement madrilène. C’est dans ce contexte que le Conseil Général commanda le Manual Digest. Progressivement, une césure claire apparaît alors dans la société andorrane entre les maisons fortes développant une activité commerciale ou pastorale importante et les autres. Cependant, la croissance qui enrichissait les communes leur permettait de faire face aux besoins de la population. A cela s’ajoutait l’augmentation des besoins de main-d’œuvre, notamment par le biais des forges. À la veille du XIX^e siècle, le déséquilibre était patent et la politique restrictive du Conseil Général n’allait qu’en s’accentuant. La communauté des vallées était graduellement devenue la république des prohoms.

V.c. Crises et conflits sociaux au XIX^e siècle

58La modification profonde qui avait affecté la société andorrane au cours du XVIII^e siècle n’avait pas soulevé de grosses contestations. Par la suite, les ferments de la contestation hérités du siècle précédent se conjuguèrent à d’importantes difficultés économiques et modifièrent la donne. Pour s’en rendre compte, il est nécessaire de faire le point sur les divers marchés qui s’étaient développés dans les vallées.

V.c.1. Élevage et agriculture, la crise du secteur traditionnel

59L’évolution du nombre d’averies et de metadors de questia permet de fixer les tendances qui affectèrent l’élevage au XIX^e siècle. Pour les averies, la dernière grande reprise avait eu lieu juste après la Guerre de Succession d’Espagne (1705-1715), en 1730, le maximum séculaire fut atteint avec 40 493 têtes déclarées pour l’ensemble de la principauté141. À partir de cette date, la perte fut permanente. Une phase de forte baisse réduisit le cheptel déclaré de moitié (21 461 têtes) en 1766142. Pendant le tiers de siècle suivant, la reprise fut lente mais continuelle143. En 1788, la population déclarait 27 958 averies. Le déclin qui débuta au moment de la Révolution ne se démentit plus jusqu’à la fin du XIX^e siècle. Au cours de cette récession, il est possible de caractériser certains moments particuliers. La crise révolutionnaire n’eut pas de conséquences marquées sur le nombre général d’animaux144. Les années 1802 et 1812 marquent deux minima. Au cours du premier, le cheptel andorran se réduisit de 19 % entre 1796 et 1804 (21 205 têtes)145, puis le nombre de déclarations remonta à 24 080 têtes pour se réduire alors de 22,1 %146.

60Les locations des estives d’Andorre livrent un autre barème qui permet de se rendre compte de l’importance de ces deux crises. De 1799 à 1801, le montant des loyers passa de 741,6 à 293 livres147. L’année suivante, les loyers remontèrent (422 livres). Lors de la clôture des comptes, le conseil n’avait cependant réussi à encaisser qu’un quart du montant des baux148. En 1802, les loyers étaient revenus à 655,9 livres. Dès l’année suivante, ils reperdirent 45,8 % (356,2 livres). Cette année-là, néanmoins, les arriérés ne s’accumulèrent pas : la commune recouvra la totalité des loyers. L’année 1806 fut une année de reprise, les tarifs grimpèrent de 61 % et les éleveurs payèrent une partie de la dette contractée les années précédentes149. Les loyers devinrent de moins en moins chers. En 1812, ils n’atteignirent plus que 281 livres, les locataires ne réglèrent que 192,85 livres (68 %). L’année suivante, comme cela avait été le cas en 1801, les prix furent majorés (+ 20,1 %). Mais les paiements ne suivirent pas : les preneurs ne payèrent qu’un tiers des loyers. Cette forte récession et le manque de numéraire sont probablement à mettre en corrélation avec la cherté sans précédent que connaissaient alors tous les produits de consommation et surtout le blé. La reprise eut lieu en 1815 et en 1816. On offrit 560,5 livres pour les cortons. Simultanément, les averies déclarées à la questia rejoignirent leur maximum en 1816 (21 281 têtes). Il est à noter que pour la questia, ce seuil de reprise était alors comparable aux quantités déclarées en 1766, c’est-à-dire à la période la moins élevée du XVIII^e siècle150, alors que, pour le montant récolté au moyen des cortons, la progression avait été de 241 % par rapport aux tarifs appliqués en 1766151. Pendant les années 1816 à 1818, alors que les loyers restèrent relativement stables (autour de 438 livres), il n’en fut payé que les deux tiers. Ce n’est qu’en 1820 et surtout 1821 que les éleveurs s’acquittèrent de leur dette.

61Dans ce contexte déclinant qui caractérise le cheptel ovin andorran au cours du XIX^e siècle, les années 1838 et 1840, en pleine Première Guerre Carliste, marquent un nouveau palier152. Le troupeau s’était réduit de 15,6 % par rapport à 1834, passant de 19 454 à 16 411 têtes153. Pour les estives de la commune d’Andorre, le minimum séculaire pour le XIX^e siècle fut atteint en 1834-1835, les baux ne furent que de 112 livres. L’hôtel de Sant Julià ne se louait plus qu’à 150 livres alors que, en 1812, il était loué à 600 livres, celui d’Andorre perdit 64 % de sa valeur entre 1828 et 1834, celui des Escaldes 81 % entre 1825 et 1833154. Au même moment les cours des céréales augmentaient de 63 %. Depuis le début du siècle, le cheptel ovin de la principauté s’était réduit de 41,3 % par rapport à 1788155 et de 49,7 % par rapport à la moyenne 1716-1730156. La réduction du nombre d’animaux ne s’arrêta pas là. En 1866, le cheptel andorran était passé sous la barre des 15 000 têtes. En 1874, il n’était plus que de 12 407 bêtes, à peu de chose près autant qu’en 1894 (12 056).

62Reste le gros bétail. Celui-ci, à l’inverse du cheptel ovin, avait connu son maximum au milieu du XVIII^e siècle, le nombre de metadors ayant progressé de 75,6 % depuis la fin de la Guerre de Succession d’Espagne (6 833 metadors). Leur nombre se réduisit alors sensiblement jusqu’en 1800, il n’était plus que de 5 656 en 1796. Cette tendance se poursuivit jusqu’en 1840157. Cependant, elle fut beaucoup moins marquée que pour les averies puisque, entre 1800 et 1840, la baisse ne fut que de 6,6 %. On note ensuite un redressement et, en 1855-1860, leur nombre progressa de 20 %. Cependant, cette croissance fut en grande partie imputable à l’évolution de la population qui constituait une partie des metadors. C’est à ce moment-là, en effet, que la population fut la plus importante. De plus, nous l’avons vu, le gros bétail n’intéressait pas toutes les familles. Les besoins d’herbe de ces animaux, notamment au cours de l’hivernage, limitaient le nombre de propriétaires potentiels. Sur ce point, les choses avaient fortement évolué. Ainsi, en 1848, le détail de la questia à Andorre permet d’établir que les principaux payeurs de metadors n’étaient plus forcément les propriétaires des plus gros troupeaux ovins. Les familles les plus fortunées avaient progressivement délaissé ou réduit leur troupeau ovin, en faveur des équidés et des bovins qui étaient plus lucratifs. La revalorisation des estives les plus basses, les seules qui se louaient encore dans la commune d’Andorre après le retour au statut collectif des estives de Setut et Sadornet en 1833, illustre ce mouvement158. En 1865, le Syndic, Joaquim de Riba, comptait pour toute la principauté 16 007 ovins, 3 985 caprins, 2 104 bovins, 1313 porcins, 731 mulets et ânes et 671 chevaux et juments. Le rapport entre petit et gros bétail était de 4,1 pour 1. Pour les chiffres de la questia, après 1838, le nombre de metadors par rapport aux averies, passa sous la barre de un pour trois. Il était aux alentours de 2,2 pour 1 après 1875, alors que, au début du siècle, il était généralement supérieur à un pour quatre, et la moyenne pour le premier quart du XVIII^e était supérieure à 6,3 pour 1159.

63Au niveau général, on imagine facilement les conséquences que pouvait avoir cette crise structurelle qui affectait l’ensemble de l’économie andorrane. La forte réduction de l’élevage ovin, la baisse du nombre d’équidés que n’arrivait pas à combler l’augmentation des bovins, se firent à peu de chose près au même moment. À cela s’ajouta la récession qui affectait la sidérurgie.

V.c.2. Crise et mort de la sidérurgie andorrane

64Après la Seconde Guerre Carliste, la production de fer avait redémarré. La forge Areny parvint à son maximum en 1848 avec 150,8 tonnes de fer, et, à la forge Rossell, ce fut en 1850 avec 48,8 tonnes. C’est à ce moment-là que les premiers indices d’une nouvelle concurrence sont livrés par la correspondance des maîtres de forges. Le responsable est désigné : le fer andalou qui se vendait moins cher que le métal andorran sur le marché de l’Osona. La sidérurgie dans la région de Málaga suivait un modèle de production différent. En 1832, Francisco Antonio de Elorza y Aguirre fonda la fabrique de la Concepción dans l’arrière-pays de Marbella160. Elle utilisait le modèle importé d’Angleterre basé sur le travail combiné de la fonderie et des fours à puddler. Ce système permettait d’obtenir de la fonte à partir du charbon de bois et de l’acier par décarburation de la fonte. Cependant, cette seconde phase de la production requérait de la houille. Celle-ci était importée d’Angleterre ou achetée dans les Asturies. En 1844, la région Malagueña produisit 72,9 % des 10 739 tonnes de fonte en Espagne. En 1861, les fonderies espagnoles fournissaient 34 532 tonnes de fonte dont 49,4 % provenaient de cette région. Cependant, comme la proportion de fer de martinet n’est pas mentionnée sur le total, ces chiffres ne sont d’aucune aide pour saisir l’impact de cette production sur le marché des forges.

65Pascual Madoz livre les chiffres d’importation du fer par le port de Barcelone pour la période 1836-1840161 : 2 865 tonnes de fer arrivèrent du royaume d’Espagne, dont 83 % de fer en barre ou vergajon, et 197 tonnes de fer vieux (viejo en cisalla) d’Amérique. L’étranger envoya 1 418 tonnes que Madoz divisait en quatre catégories : 450 tonnes de fil de fer (31,75 %), 335 tonnes de fer en barre (23,66 %), 342 tonnes de fonte en lingot (24,17 %) et 289 tonnes de planches (20,42 %). Les importations représentaient 31,65 % du fret total du port. Si la mention de fer en barre fait référence au fer directement exploitable au martinet, cette qualité totalisait approximativement 708 tonnes, soit 60,45 % du fret. La majorité de ces barres provenait d’autres régions espagnoles (87,6 %). Si l’on met à part les autres catégories de métal, le port de Barcelone recevait par an, en moyenne, 541 tonnes de fer qui concurrençaient le fer des forges. Si l’on n’enlève pas les lingots de fonte, ce furent 827 tonnes. En comparaison, la forge Areny produisit 132,4 tonnes de fer en 1841 et 118,7 tonnes en 1842. C’est-à-dire qu’à elle seule elle produisit, à peu de chose près, l’équivalent du quart du fret du port de Barcelone et 15 % du fer (fonte exclue)162.

66Rafael Uriarte estime que, au milieu du XIX^e siècle, la sidérurgie directe fournissait encore près de 60 % du fer espagnol163. En 1864, une note inscrite dans l’Estadística Minera y metalúrgica de España mentionne une production de 44 500 tonnes de fer doux dont 600 étaient le fruit du travail des forges employant le système direct. Le fer des forges avait perdu les ¾ du marché164. Jordi Nadal, pour la période 1866-1870, estime la production des forges à 13 080 tonnes et celle des hauts fourneaux à 42 500 tonnes165. Dans ce cas, 30 % de la production nationale proviendraient encore des forges, la perte sur un quart de siècle équivaudrait à la moitié. Face au puddlage, la forge n’était pas totalement démunie. Les deux opérations nécessaires pour obtenir le fer doux qui concurrençait le fer des forges revenaient relativement cher166. En second lieu, la production importée pouvait arriver à des coûts de transport faibles dans les ports grâce au fret maritime. Cependant, pour la revente sur le marché intérieur catalan, ce métal était tributaire du réseau de communication. Le fer andorran n’était plus concurrentiel sur le marché de la côte. L’implantation des voies ferrées et le développement du réseau ferroviaire ne pouvaient que rendre la compétition plus ardue. En 1860, la ligne Barcelone – Lleida, dont la construction débuta en 1848, était en fonctionnement. Elle passait par Terrassa (1856), Manresa (1859), Calaf et desservait toute la plaine de l’Urgell167. Vers le nord, le train168 atteignit Granollers en 1854 et Girona en 1862169. Parallèlement, un nouveau bassin sidérurgique se développa dans la péninsule, celui des Asturies (procédés Chenot et Tourangin) qui dépassa les volumes de production du bassin andalou170. L’aire de diffusion des fers andorrans se rétracta alors progressivement. Le marché côtier disparut complètement des comptes après 1850. Jusqu’en 1860, les trois grands centres de distribution furent Guissona, Cardona et Vic. Le secteur pyrénéen fut celui qui se développa le plus. À partir de 1854, divers forgerons cerdans et de l’Ait Urgell vinrent s’approvisionner dans la principauté. Les forges Areny et Rossell prenaient la relève des usines qui fermaient.

67Dans un premier temps, les efforts consentis par les propriétaires pour abaisser les prix de vente affectèrent le transport. À la forge Rossell, le tarif de vente à la forge était utilisé pour le fer livré à la Seu. Par la suite, la seule solution fut de réduire le volume de production. La quantité de métal produit déclina fortement jusqu’en 1868171. La forge Areny passa de 562 loupes en 1857 à 262 en 1866172, la forge Rossell de 238 massiaux en 1860 à 94 en 1868. Ce phénomène était généralisé, le propriétaire de la forge de Cerezo (Burgos) affirmait que sa forge pouvait produire 3 900 quintaux castillans l’an ; cependant, comme il ne pouvait les vendre, en 1866, il avait réduit la production annuelle à 2 000 quintaux. De même, celui de Aedillo écrivait que ses 3 forges ne produisait plus qu’à un quart de leur potentiel en 1866, et le maître de forges des ferrerías de Sanchico et de Nava (Burgos) répondait aux enquêteurs que « ... nada producen en la actualidad a causa de no proporcionar utilidad alguna el ejercicio de la industria o fabricación del hierro... ». En Catalogne, l’administrateur de la forge de Grau, à Campdevànol, déclarait que cet établissement était le dernier à fonctionner dans cette région, et celui de la forge de Darnius précisait que l’un des deux feux ne fonctionnait plus173.

68En Andorre, alors que les forges avaient réduit de plus de moitié la quantité de fer introduite sur le marché, son prix moyen était tiré à la hausse. Globalement, le fer augmenta de 18 % entre 1854 et 1859. Ce constat peut a priori sembler contradictoire avec la tendance générale. L’explication est purement comptable, cela tenait essentiellement à un allongement des délais de paiements : les grossistes acceptaient la hausse, mais, en contrepartie, le propriétaire leur laissait le temps de se défaire du stock avant de le payer. C’est-à-dire que les propriétaires assumaient les risques inhérents aux méventes. A la forge Rossell, cette pratique se mit en place entre 1855 et 1858. Cette conjoncture défavorable eut des répercussions directes sur les forges andorranes. Seuls les propriétaires qui disposaient de liquidités suffisantes pouvaient faire face à la dépense. En 1853, Josep Picart demandait l’ajournement d’une dette de 1 350 livres contractée auprès de la commune d’Andorre parce qu’il ne pouvait pas payer. En 1861, les forges d’Os et de Moles fermaient définitivement leurs portes. Seules restaient les forges Areny, Picart, et Rossell174. À l’évolution générale du marché du fer, se rajouta alors un problème douanier : la principauté fut privée de ses privilèges en 1860175. La forge Areny chôma en 1865, 1867 et 1869, celle de Picart en 1865 et celle de Rossell, pour laquelle les renseignements sont complets jusqu’à la fermeture définitive de la forge, chôma en 1865, 1867, puis de 1869 à 1871.

69La résolution du conflit douanier et la Troisième Guerre Carliste (1872-1876) servirent de catalyseur. La forge pouvait à nouveau exporter sa production, et, comme les événements militaires avaient désorganisé l’approvisionnement du marché, il y avait une opportunité à saisir. Les modifications les plus importantes par rapport aux périodes antérieures furent de deux types. La première correspondit à l’importance des achats effectués par les forgerons pyrénéens (21,6 %). De la Cerdagne au Pallars, en passant par le Berguedà, l’ensemble de l’Ait Urgell et les six paroisses andorranes, la forge fournit le métal pour 29 forgerons de villages différents. Les gros clients avaient tous disparu176. La seconde différence correspondit au métier exercé par les acquéreurs. Nombre d’achats furent réalisés par des petits muletiers ou des colporteurs qui allaient revendre le fer. Cette cohorte de petits acheteurs, dont les trois quarts étaient originaires des vallées, était courante au XVIII^e siècle avant que les forges ne se spécialisent dans la vente en gros aux négociants et aux martinéteurs. Leur réapparition massive est une des conséquences directes de la crise économique que traversait la principauté en cette fin de XIX^e siècle. La sidérurgie andorrane, qui était plus ou moins moribonde depuis une dizaine d’années, ne fournissait plus les salaires sur lesquels comptait une partie relativement importante de la population. La relance des années soixante-dix fut de courte durée. Alors que, en 1875, la forge Rossell avait rejoint les niveaux de production de 1858, elle ne donna, l’année suivante, que 11,5 tonnes de fer et, lorsqu’elle ferma définitivement ses portes le 3 décembre 1876, le stock de fer qui restait en magasin équivalait à la production complète de la dernière saison. Pour la forge Areny, il semble également qu’il y ait eu réouverture en 1872. Dès que la situation fut rétablie en Catalogne, à la fin 1875, les difficultés rencontrées dans la vente du fer refirent leur apparition, les invendus s’accumulaient177. De fait, en juin 1876, à la demande de Carolina de Plandolit, des judicadors envoyés par le juge allèrent estimer le bois de la forge qu’elle avait vendu à un habitant de la Seu. Le lot comptait, entre autres, le calaibre, la roue, le ceutre, les trompes avec les deux arbres, et fut expertisé à 2 144 livres178. Pour la forge Picart, il ne semble pas qu’il y ait eu de reprise de l’activité au cours de cette dernière phase de travail. En 1893, José de Riba écrivait à son frère, Bonaventura, que cette forge était fermée depuis 28 ou 29 ans. Par conséquent, elle avait définitivement cessé de produire en 1865179. Les rares forges de réduction directe qui subsistaient dans la péninsule ibérique durent alors, à la fin du XIX^e siècle, subir la concurrence de la sidérurgie basque qui avait adopté la méthode Bessemer. Celle-ci permettait une production dix fois supérieure aux puddleurs qui avaient déjà multiplié par six la capacité des bas foyers de réduction directe180. Définitivement, les forgeurs de la technique à la catalane ne luttaient pas à armes égales. Malgré plus d’un siècle d’améliorations continuelles, cette technique était devenue obsolète.

V.c.3. Population et représentation. L’opposition politique

70Fermeture des forges et crise de l’élevage affectaient fortement l’économie des vallées, un autre point à prendre en compte tient à l’évolution démographique. Dans les années 1860-1865, la population avait atteint son maximum, précisément lorsque le marché salarial fut touché de plein fouet par la réduction de l’activité économique. Jusque-là, la commune, qui s’était enrichie, servait de palliatif grâce aux distributions de blé et aux diverses aides qu’elle apportait à la population. Cependant, la réduction du charbonnage et du nombre d’estives louées ne pouvait qu’affecter le patrimoine communal puisque ces deux chapitres constituaient les principales sources de revenus pour les communes. Parallèlement, tout au long du XVIII^e siècle, l’entrée des casalers au sein des anfochs s’était fermée. Au moment où la commune ne pouvait plus assurer son rôle de protection qui avait permis de maintenir une certaine paix sociale jusqu’au premier tiers du XIX^e siècle, la représentativité des conseils avait disparu. Par exemple, à Ordino, en 1817, il y avait 27 andochs pour 71 casalers ; en 1863, 19 anfochs payèrent pour 120 casalers. La forte augmentation de la population ne s’était pas accompagnée d’une ouverture des conseils. Au contraire même, depuis la fin du XVIII^e siècle, les prohoms se méfiaient du baix poble. Pour leur part, les habitants se défiaient également des conseillers qu’ils accusaient parfois d’abus de biens publics. Dans la paroisse d’Andorre, lors de la vente de charbon à Bonaventura Moles Llopart, par laquelle Bonaventura devait construire une nouvelle forge, une partie de la population s’y opposa. L’opposition forma une commission qui porta l’affaire devant le Conseil Général puis, en désespoir de cause, devant l’évêque car elle considérait que cet acte privilégiait l’acheteur vis-à-vis du bien collectif181. En effet, la plus grande partie de la forêt communale fut vendue pour une somme forfaitaire de 8 500 livres. Le 25 août 1828, Simó Guardiola, évêque d’Urgell, suspendit cette vente qui fut annulée par la suite. En 1861, une affaire du même type eut lieu à Sant Julià. Une commission de voisins de la commune portait plainte devant l’assemblée parce que, lors des ventes de bois, on ne faisait pas l’affichage public. L’absence de concurrence avait fait chuter les prix, le bois n’ayant pas atteint les deux tiers de sa valeur sur le marché. La plainte allait plus loin, puisque les plaignants alléguaient que soit la politique communale était menée avec droiture et alors la publication des actes ne devait pas effrayer les membres du conseil, soit elle était mauvaise et « ... si défectueuse, qu’ils devaient se cacher... »182. L’argumentation utilisée en introduction de cette plainte présente également un intérêt particulier : « ... les nations les plus civilisées fondent leur prospérité intérieure et le respect extérieur au moyen d’une bonne administration, celle-ci s’obtient et se perfectionne – comme cela peut être vérifié chez nos voisines d’Espagne et de France – grâce à la publicité des actes, la pureté et l’intégrité dans la conduite et l’administration des deniers publics et en acceptant l’intervention et la discussion des actes publics. Si cela se fait sur les terres du roi, les suppliques et réclamations légales adressées par les voisins d’une paroisse, qui ne sont pas vassaux, mais membres d’une république, sagement gouvernés par un Conseil, devraient être pris en compte... »183. Deux arguments sont à retenir : la république d’Andorre et la souveraineté du Conseil Général vis-à-vis de la commune d’abord, mais aussi le droit de regard de la population. Le modèle à suivre n’était plus celui des anciens, c’était celui des contemporains. Deux facteurs s’étaient combinés dans cette évolution : la situation économique et le modèle classique employé jusqu’ici qui connaissait alors d’importantes difficultés. Cela ne laissait aucune autre option que de chercher de nouvelles voies pour la principauté. Le gouvernement et le fonctionnement des vallées qui s’accommodaient sans problèmes de la royauté, devenaient anachroniques lorsque surgissaient la notion d’état-nation et que s’implantaient les idées libérales.

V.c.4. La question d’Andorre

71Il est nécessaire de décrire en quelques mots les aléas que vécut la royauté espagnole pour mieux saisir les mouvements qui affectèrent l’Andorre au cours du XIX^e siècle. A la suite du traité franco-espagnol de Fontainebleau, les troupes françaises entrèrent dans la péninsule afin d’attaquer le Portugal. En 1808, Charles IV dut abdiquer en faveur de son fils, Ferdinand VII, que Napoléon mit en résidence à Bayonne, après qu’il ait renoncé à la couronne au profit de Joseph Bonaparte. Le pays se déclara fidèle à Ferdinand VII et se souleva. Le 26 janvier 1812, un décret impérial unissait la Catalogne à l’Empire. Le Principat fut divisé en quatre départements, le Val d’Aran était incorporé au département de la Haute-Garonne et l’Andorre au nouveau département du Segre dont la préfecture était Puigcerdà184. Contrairement à ce que l’on aurait pu prévoir, cela n’apporta pas de modifications ni de véritables problèmes dans les vallées. Comme cela avait été le cas au cours de la Guerra Gran, des assemblées de défense contre l’occupant se créèrent dans le pays. En Catalogne, elles étaient coiffées par la Junta Superior de Catalunya. Au niveau national, ce mouvement aboutit à la création de la Junta Suprema à Cádiz qui convoqua les Cortes de Cádiz. En mars 1812, une constitution qui suivait les principes libéraux y fut approuvée. Entre autres, elle cherchait à garantir la souveraineté nationale, la division des pouvoirs, la protection des libertés personnelles et l’égalité devant la loi.

72En mai 1814, Ferdinand VII rentrait en Catalogne par La Jonquera. Une fois au pouvoir, il commença par dissoudre les Cortes de Cádiz, ne reconnut pas la constitution et entama la répression contre les libéraux. Ceux-ci passèrent alors dans la clandestinité. En Andorre, au mois d’avril 1815, le Syndic des Vallées demandait au roi d’Espagne de renouveler les privilèges185, ce qui fut chose faite en 1817. Par la suite, en 1820, le soulèvement libéral dirigé à Cadiz par le colonel Quiroga et le commandant Riego, qui avait l’appui de Barcelone, de Zaragoza et de La Coruña obtint que Ferdinand VII jure de respecter la constitution de 1812 au grand dam des plus fervents partisans de l’absolutisme (abolition du régime seigneurial, abolition de la dîme, etc.). Les traditionalistes s’appuyèrent sur la Sainte-Alliance qui cherchait à enrayer le développement des idées libérales186. En 1823, les Cent Mille Fils de Saint Louis entraient en Espagne, le régime libéral avait vécu au bout de trois ans (1820-1823). Ferdinand VII, retrouvant son pouvoir absolu, débuta la période de la Dècada Ominosa (1823-1833) qui fut troublée en 1827-1828 par le soulèvement des Malcontents. Ce mouvement se fondait essentiellement sur le refus des mesures libérales que le roi avait prises pour faire face à la faillite des finances publiques.

73En 1833, Ferdinand VII abolissait la loi salique afin que sa fille Isabelle II puisse lui succéder. Les défenseurs de la royauté se regroupèrent derrière le prétendant mâle, le frère du roi, Carlos Maria Isidro, qui s’opposait à Isabelle. De fait, il s’agissait d’une opposition entre libéraux, partisans d’Isabelle, et défenseurs de l’Ancien Régime (carlistes). La Première Guerre Carliste, qui débuta en 1833, prit fin en 1840. En Andorre, la situation se jouait entre les évêques successifs, traditionnellement partisans de la cause carliste187, et un coprince français qui, favorable aux carlistes pendant la Restauration, passa dans le camp libéral après la Révolution de Juillet (1830). Grosso modo, selon les factions au pouvoir, la principauté d’Andorre était considérée comme une survivance d’un passé révolu, ou comme un modèle traditionnel qui prônait le respect des anciens et de la coutume.

V.c.4.1. Carlistes et libéraux : l’Andorre terre de refuge et de compromis ?

74Le 13 juin 1820, le catalan Antoni Valls rédigeait le premier écrit dans lequel on posait la question de l’indépendance andorrane188. Ce capitaine d’infanterie à la retraite avait une position libérale et il « ... s’engageait dans la laborieuse tâche de traiter de l’existence, l’origine et les circonstances, de vingt villages, six paroisses et plus de cinquante chapellenies, circonscrits dans la démarcation de Catalogne, qui se nomment pays libre, qui se disent soustraits ou séparés du territoire espagnol et qui croient n’appartenir à aucun des royaumes, ni celui d’Espagne dans lequel ils se trouvent, ni celui de France dont ils sont voisins... ». Le panorama des vallées qu’il dressait n’avait rien de flatteur. La nation espagnole n’exerçait aucun contrôle ni souveraineté sur le gouvernement de la principauté qui s’obstinait à désobéir aux ordres de Madrid, à protéger ouvertement les contrebandiers, les déserteurs et, surtout, les absolutistes189. L’indépendance andorrane n’avait aucune raison d’être, les vallées étaient espagnoles. A la suite de la présentation de ce mémoire aux Cortes de Madrid, la capitainerie générale de Catalogne demanda au Syndic un rapport détaillé sur le pays. Elle voulait être informée sur la population, l’agriculture, l’industrie et le commerce andorran. Le Syndic répondit qu’il ne pouvait obtempérer que s’il y avait eu un changement du statut politique andorran. Les vallées n’étant pas assujetties au pouvoir espagnol, la demande n’émanait pas d’une autorité compétente. De toute manière, le Syndic ajoutait que, même dans ce cas, une telle modification ne lui avait pas été dûment signifiée, et, comme il n’y avait eu ni invasion ni conquête du territoire andorran, il n’avait pas à répondre à une autorité qui jusque-là lui était inconnue190. Parallèlement, le Syndic s’empressa aussi de demander son appui au gouvernement français. Ce dernier était informé de la situation par un fervent partisan de la Restauration, le viguier français, Pierre Roch Roussillou, qui ne pouvait qu’appuyer les arguments du Syndic puisqu’il se dressait contre un ordre émanant d’un gouvernement libéral. La fermeté de la position française qui refusait tout interventionnisme espagnol dans la principauté, puis le changement du gouvernement espagnol de 1823, rendirent inutile l’envoi de troupes. Cette péripétie mit fin à la polémique. Cependant, les questions soulevées à ce moment-là furent récurrentes tout au long du siècle.

75Dans la pratique, l’Andorre n’échappant pas à sa position frontalière, cette période de troubles amena son lot de réfugiés comme cela fut le cas lors de toutes les guerres antérieures. Le gouvernement absolutiste, installé à la Seu en 1822, organisa la répression des libéraux. Cependant, face à l’avancée des troupes constitutionnelles, l’évêque d’Urgell, Bonifaci Lopez Pulido, et les chanoines de la cathédrale, qui avaient appuyé la mise en place de la régence, durent demander l’autorisation de passer en Ariège. De nombreux soldats royalistes se réfugièrent dans les vallées191. En 1823, le mouvement s’inversa et, cette fois, des libéraux vinrent s’abriter en Andorre. En septembre 1825, l’évêque, réinstallé à la Seu, prit des mesures contre « ... cette multitude de malfaisants qui infestaient la région... »192. Il interdisait la présence de toutes les personnes qui ne pouvaient pas présenter un passeport délivré par la police d’Urgell. Tout Andorran recevant un étranger pour la nuit sans en référer au viguier ou au juge serait poursuivi pour atteinte aux privilèges. Les autorités andorranes étaient tenues d’arrêter les réfugiés lorsqu’elles en recevraient la demande. Les criminels reconnus devaient l’être sans qu’une demande expresse soit nécessaire, et les autorités étaient considérées comme responsables de la bonne application du décret. Comme d’habitude, les autorités locales en appelèrent au contre-pouvoir naturel : le gouvernement français. Le 6 octobre 1825, le général commandant la division des Pyrénées-Orientales faisait savoir au ministre d’état que l’évêque venait de rendre une ordonnance par laquelle il enjoignait aux autorités des vallées d’arrêter tous les étrangers sans papiers en règle, et tous les individus soupçonnés d’être des assassins, des voleurs ou des révolutionnaires. « ... Cette mesure a déjà eu comme résultat de faire fuir de ce pays une infinité de vagabonds, dont les excès donnaient beaucoup d’inquiétude aux habitants, et qui craignent d’être mis entre les mains de la justice... ». Le 16 octobre, le marquis de Clermont-Tonnerre, secrétaire d’état à la Guerre, s’adressait au ministre de l’intérieur afin de lui faire savoir que cette mesure épiscopale, même si elle avait évité l’entrée des troupes espagnoles sur le territoire andorran puisque les étrangers avaient fui, était un acte de souveraineté de l’évêque et constituait « ... une atteinte à l’indépendance des autorités de ce pays neutre, indépendance placée sous l’autorité du roi... »193. Ces divers documents conduisent à deux remarques : l’indépendance et la neutralité du pays étaient reconnues, et on considérait que les décisions politiques dépendaient du Syndic. Face à ces événements, le Syndic et le Conseil des Vallées jouaient le rôle qui leur avait été attribué en 1419 : « ... traiter avec leurs voisins les plus proches... ». Cependant, le cadre d’application s’était largement étendu. Les textes ne traitaient plus d’une communauté de vallées mais d’un État. Unique interlocuteur aux yeux des autorités espagnoles et françaises, progressivement, le Conseil Général s’était vu conférer un véritable statut de gouvernement qui n’existait pas auparavant et qui n’était pas inclus dans le mécanisme de fonctionnement. Par le jeu des relations extérieures, cet organisme à vocation communautaire voyait sa fonction s’élargir et prenait un statut jusque-là inédit. Cependant, la représentativité réduite des anfochs créait une convergence d’intérêts de plus en plus forte entre cette oligarchie communale et le Conseil Général qui était à peu de chose près composé des mêmes personnes. Malgré elle, la principauté se retrouvait entraînée dans l’évolution politique du siècle, mais le progrès de la représentation s’éloignait fortement des idées libérales qui se développaient en Europe.

76En 1830, la Révolution de Juillet plaça la principauté dans une situation difficile entre un gouvernement libéral et un nouvel évêque, Simó de Guardiola, fermement ancré dans la mouvance absolutiste. En 1831, les révolutionnaires espagnols se plaignirent au préfet de l’Ariège du refus d’asile et des persécutions que les autorités andorranes exerçaient à leur encontre. Le 14 avril, l’évêque dicta au Syndic la conduite à tenir et rédigea la réponse qu’il fallait faire à la virulente réaction du préfet de l’Ariège194. En gros, le refus des Andorrans était présenté comme un acte d’équité envers le gouvernement espagnol pour lequel ils ne pouvaient avoir que de la gratitude, raison pour laquelle il leur était impossible de coopérer avec des individus hostiles à celui-ci. De plus, le gouvernement français n’acceptait pas que les libéraux s’installent sur la frontière et des camps étaient prévus pour les fixer195. La position de l’assemblée allait, par conséquent, dans le sens de cette politique et elle n’était nullement tournée contre l’autorité française, contrairement à ce qu’affirmaient les révolutionnaires. Ces derniers avaient également menti lorsqu’ils affirmaient que les troupes andorranes les poursuivaient sur le territoire andorran ou que l’on avait livré des hommes aux autorités espagnoles. Bien que, si le cas se présentait, les Andorrans y seraient obligés puisque, selon les règles établies, ils devaient remettre les individus réclamés, tant par le gouvernement français que par le gouvernement espagnol, quel que soit le délit commis. La neutralité des vallées n’avait jamais été un sauf-conduit pour que les réfugiés puissent continuer leurs crimes depuis leur refuge196. Dans la politique des Syndics, dictée par l’évêque, il ne faut pas voir une obligation, les Syndics de l’époque, Picart d’Encamp et Areny d’Ordino, étaient des sympathisants absolutistes proches du pouvoir épiscopal.

77Une situation comparable, mais inversée, se produisit pendant la Première Guerre Carliste197. Refuge pour les carlistes, la principauté était menacée par le gouvernement espagnol. Le 22 juin 1834, un accord était signé entre le commissaire espagnol délégué en Andorre, Fidel Periu, et le Conseil Général198. Les habitants ne pouvaient posséder que les armes obligatoires, celles dont devait disposer chaque chef de maison susceptible d’être appelé par le Conseil pour former la milice armée (sometent). C’est-à-dire une arme à feu, une livre de poudre, 24 balles et 3 pierres à feu199. Sur ce point, le colonel Ulrich, en 1848, estimait que les vallées pouvaient dresser au maximum une troupe de 700 à 800 hommes, armés de « ... bonnes, moyennes et très mauvaises armes de feu. Cette troupe constituée de jeunes et de vieux n’était pas à craindre, mis à part quelques chasseurs de grosses pièces qui étaient de bons tireurs... ». L’accord de 1834 interdisait la vente d’armes, mais aussi l’hébergement d’étrangers dépourvus de passeport délivré par la police de la Seu ou de Puigcerdà. Cette dernière clause s’accompagnait de l’obligation de dénoncer ceux qui ne pouvaient montrer ce document. Tout Andorran qui prenait les armes ou communiquait des renseignements aux carlistes perdrait ses droits et serait exilé. En gros, les libéraux rendaient la monnaie de leur pièce aux absolutistes. Ces derniers ne tardèrent pas à réagir. Le 20 juillet 1835, Bartolomeu Porredon, dit Ros d’Eroles, chef carliste, menaçait le Syndic, Josep Picart, de représailles si les autorités continuaient de tolérer que les troupes isabellistes aillent molester les familles carlistes réfugiées en Andorre, notamment à Ordino où l’un des refuges attitrés était la maison Areny. Dans sa lettre, Eroles mentionne l’assassinat de carlistes à Ordino quelques jours avant qu’il n’écrive au Syndic. Le voyageur écossais, James Erskine, qui passait alors aux Escaldes, écrivit que la population se trouvait dans un grand émoi car, après l’assassinat de quatre officiers carlistes qui avaient trouvé refuge à Ordino, une bande de carlistes était entrée dans la principauté et avait brûlé l’un des villages les plus reculés des vallées200. Côté andorran, le gouvernement français fut sollicité par le Syndic en janvier 1836201. Josep Picart employait les arguments coutumiers, la tradition de la protection française afin de garantir la neutralité, la loyauté qui avait caractérisé les relations avec le gouvernement espagnol dès qu’Isabelle régna. Il en voulait pour preuve que les Andorrans avaient poursuivi les habitants qui avaient fait parvenir des munitions aux bandes carlistes, qu’ils avaient accepté la présence du commissaire spécial, que ce dernier avait eu accès libre à toute la principauté et qu’ils avaient approuvé l’accord de 1834. Contrairement aux dires du gouverneur d’Urgell, les carlistes ayant participé ou participant au mouvement ne bénéficiaient pas de l’hospitalité des vallées, seules les familles pacifiques, femmes, enfants possédant les papiers officiels, étaient admises en Andorre. Le Syndic ne pouvait les faire renvoyer au risque de devoir essuyer les représailles des bandes carlistes. L’autorité française s’opposa aux mesures de rétorsion dont les autorités espagnoles menaçaient les Andorrans (fermeture de la frontière, entrée des troupes, etc.) et insista sur la neutralité que devait respecter le pays. Il ne fallait accepter que des réfugiés pacifiques, c’est-à-dire non militants202.

78Au sujet de cette convention, le colonel Ulrich écrivait que l’amende prévue ne fut jamais réclamée car les habitants pris sur le fait répondaient systématiquement qu’ils n’en avaient pas eu connaissance. De plus, les magistrats ne pouvaient punir leurs administrés puisqu’ils étaient les principaux protecteurs de la faction carliste. Selon lui, cette aide aux carlistes était motivée par des raisons économiques. De cette manière, les muletiers andorrans n’étaient pas molestés sur les routes catalanes et les troupeaux en transhumance étaient plus en sûreté dans la plaine d’Urgell que les troupeaux espagnols. Sur ce point, il est à noter que, dans l’ensemble, l’activité des forges réussit à tirer son épingle du jeu. Bien évidemment, la production se réduisait lorsque la tension était trop forte et que les régions que traversaient les muletiers étaient directement affectées. Cela tenait essentiellement à la versatilité de la position des autorités. Par exemple, en janvier 1840, alors que la victoire des troupes isabellistes semblait inéluctable, un sursaut des hommes de Don Carlos les conduisit à reprendre Ripoll en mai 1839 et Moià en octobre. Le 17 janvier 1840, Josep Picart s’empressait de demander le respect des privilèges aux autorités carlistes au vu « ... des amicales relations entretenues avec le gouvernement de Don Carlos, preuve en est le respect de la neutralité en faveur des réfugiés royalistes auxquels ils procurèrent toute leur protection... ». Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi la forge du Serrat ne chôma pas une seule année entre 1801 et 1845.

79À partir de 1837, la reprise en main des troupes d’Isabelle par le baron de Meer, capitaine général des armées, fit reculer les carlistes ; les villes de Solsona, Ager et Ripoll furent reprises. Les Pyrénées constituant l’un des principaux bastions des troupes carlistes, la tension resta forte jusqu’au mois de juillet 1840 lorsque les troupes de Don Carlos repassèrent la frontière203. Au lendemain de la guerre, le capitaine général de Catalogne, Antonio Van-Halen204, imposa la présence d’un nouveau commissaire, le colonel Bonifacio Ulrich205, et la signature d’une nouvelle convention le 31 mai 1841. Celle-ci donnait davantage de pouvoir au commissaire espagnol. Dorénavant, il pouvait demander l’exécution de perquisitions chez les habitants. Elle fut modifiée le 17 juin, le Conseil dut accepter l’entrée libre des troupes espagnoles. Malgré l’intervention véhémente du député de l’Ariège devant la chambre le 3 février 1843, qui fustigeait « ... le traité imposé par le sabre au Syndic de l’Andorre... »206, car il réduisait à néant la neutralité de ce pays que même l’empereur avait respectée, les autorités françaises restèrent insensibles. La diplomatie andorrane fut tenue en échec. Le 7 janvier 1847, les troupes carlistes de Borges et de Ros d’Eroles, venant d’Ariège, passaient par l’Andorre pour se diriger sur Cervera, et les Syndics furent accusés d’avoir collaboré. Le retour de bâton fut sévère. Le gouvernement espagnol bloqua la frontière et, en décembre, le Conseil, afin de faire lever l’embargo, dut accepter les conditions imposées par le gouverneur de la place forte d’Urgell. Le Syndic et le sous-syndic, ainsi que les deux consuls de Sant Julià sur lesquels pesait la suspicion de collaboration avec les carlistes, furent démis. Cependant, on refusa catégoriquement de payer une amende de 5 000 pesettes (1 875 livres) car cela était contraire à l’indépendance du pays. Les coprinces avaient en effet interdit, à diverses reprises, aux Andorrans de payer une rétribution à une autre autorité que la leur207.

80La brièveté du conflit des Matiners mit assez rapidement fin à cet épisode. Jusque-là, la position andorrane s’était essentiellement contentée de chercher à perpétuer le statut des franchises en s’adaptant aux divers pouvoirs en place, même si, fondamentalement, la position des dirigeants inclinait en faveur des absolutistes. Mais pouvait-il en être autrement dans un pays où la tradition était l’essence même de la pensée politique ? Cependant, les idées de réforme ne pouvaient que progresser. L’un des premiers pas fut celui de l’abolition partielle de la dîme. Cet impôt, qui n’existait plus en France, fut aboli en 1837 en Espagne, sous la pression populaire. Le Conseil décréta la suppression de la dîme payée en espèces et son remplacement par un impôt de 1 870 livres annuelles qui se répartissait en 1 140 livres à l’évêque et 120 livres à chaque recteur de paroisse208. L’évêque, Simó de Guardiola, fut mis devant le fait accompli lorsqu’il reçut une commission du Conseil à Montpellier où il se trouvait en exil pendant la guerre carliste209. Il obtint que la dîme ne disparût pas, mais que ce changement soit considéré comme une commutation de l’impôt. Il en accepta le montant fixé par le Conseil, mais cet accord, obtenu de mauvaise grâce, fut la source de nombreuses querelles jusqu’au règlement complet du différend à la fin du siècle. L’ouverture de cette polémique sur les dîmes inaugura une nouvelle phase dans la politique andorrane. En posant la question de la dîme, c’est la seigneurie de l’évêque qui était, indirectement, mise sur la sellette210. L’opposition qui avait eu jusque-là essentiellement un caractère de politique extérieure devint un conflit interne. C’est à ce moment-là que surgit la polémique des casinos.

V.c.4.2. Casinos, contrebande et réformes politiques. La fin d’un système ?

81À partir du milieu du XIX^e siècle, la crise se fit sentir en Andorre, notamment sur le marché pastoral, alors que la population se sentait de moins en moins représentée par le groupe des prohoms, ces caciques qui contrôlaient tous les rouages du pouvoir. La controverse hispano-andorrane, qui jusque-là tournait fondamentalement autour de la poursuite des réfugiés carlistes, prit un tour économique. Le principal sujet de préoccupation devint la contrebande. Une description de celle-ci est fournie par le colonel Ulrich211. Le tabac, de mauvaise qualité, était vendu directement par les cultivateurs en brisures pour la pipe, en cigarettes et en poudre à priser. Les acheteurs chargeaient des paquets de deux à quatre arroves212 qu’ils prenaient à deux réaux la livre et revendaient de trois à huit réaux après l’avoir passé en fraude par la haute Cerdagne213. Les produits manufacturés importés de France se vendaient essentiellement à Sant Julià où neuf boutiques étaient tenues par des Espagnols et des Français. L’essentiel des acquéreurs au détail provenait de Catalogne. Ils venaient à Sant Julià lors des jours fériés et passaient les produits en les portant sur eux. Certains contrebandiers passaient des paquets, d’où le surnom de paquetaires qu’on leur donnait214. Pour la contrebande du bétail, les Andorrans l’achetaient en France et le déclaraient sous la dénomination de bêtes d’Andorre. Ulrich estimait qu’il y avait au plus 400 juments en principauté215. Le nombre de mules andorranes déclarées annuellement à la frontière impliquait que les juments engendraient systématiquement plusieurs poulains à la fois ou qu’elles mettaient bas plusieurs fois dans l’année. Le colonel ajoutait que la hausse de la fécondité des juments correspondait toujours à des périodes de prix élevés sur les marchés catalans et que les foires les plus fréquentées étaient celles de l’Ait Urgell (Organyà). La région où l’on vendait les bêtes se serait, par conséquent, contractée puisque, au XVIII^e siècle, l’espace de vente des mules était le grand sud catalan, au-delà de l’Urgell. Il notait également que cette « ... fécondité merveilleuse... » était également observable pour les ovins et les porcins.

82En Andorre, comme dans tous les villages limitrophes de la frontière, les bêtes délictueuses étaient agrégées aux animaux qui allaient hiverner. La description d’Ulrich montre, mais ce n’est pas une surprise, que la contrebande n’était pas une spécificité andorrane216 et que la principauté n’emportait pas la plus grosse part du marché. Ce point de vue peut être comparé à celui de Pascual Madoz qui écrivait à propos de la contrebande : « ... El contrabando que desde esta república se hace con las dos naciones vecinas, es grande, solo en la v. De Sant Julian de Loria hay ocho tiendas, en las que se vende géneros y artefactos de Francia, desde donde, como es de suponer ; se introducen fácilmente en España. También pasan de este reino al vecino fraudulentamente vinos generosos, aceite, sal, géneros ultramarinos y seda, pero en muy poca cantidad por la exquisita vigilancia y buena organización de los aduaneros franceses... »217. Cependant, ces auteurs ne livrent aucun chiffre permettant d’évaluer le volume que pouvait atteindre ce trafic. Notamment, pour le tabac, lorsque Ulrich décrit la production agricole des diverses paroisses, il mentionne cette culture à Sant Julià, à Andorre (sur les terres les plus basses) et « ... un peu... » à Encamp ; mais ni à la Massana, ni à Ordino, ni à Canillo218. Pour le bétail, il dénonçait la pratique de certains marchands français qui conduisaient des bêtes dans les vallées pour les remettre à des Andorrans qui, à leur tour, les conduisaient aux foires sous sauf-conduit andorran. Les maquignons accompagnaient les animaux à distance afin de ne pas être découverts et suivaient par signes les transactions qui se déroulaient à la foire. Ulrich mentionnait également quelques Andorrans ne possédant qu’une seule jument pour leurs déplacements, qui vendaient 30, 50, voire plus de bêtes par an. Il précisait aussi que tous les éleveurs n’étaient pas favorables à cette fraude. Selon lui, certains étaient prêts à admettre la mise en place d’un quota douanier de manière à faire disparaître la contrebande qui était essentiellement le fait d’étrangers219 et de « ... mauvais compatriotes... ». De fait, pour lui, c’était la meilleure solution pour endiguer cette fraude. Il est probable que dans ce but il avait noirci le tableau. A cette tendance à l’exagération, s’ajoutait le type de sources qu’il avait utilisées. Les méthodes employées lui avaient été décrites par les contrebandiers eux-mêmes. A ce sujet, la correspondance du Syndic Joaquim de Riba, livre certains détails intéressants. Ainsi, le 1^er avril 1864, il écrivait à sa femme que les contrebandiers étaient des fanfarons qui exagéraient les chiffres. Les quatre principaux contrebandiers, Seferino, Babot, Molines et Areny, homonyme de Guillem Areny, affirmaient qu’ils avaient gagné 4 500 livres, ce qui représentait le passage de 960 mules, chiffre auquel il ne croyait pas220. Le 18 mai, il écrivait que Joan Antoni possédait 25 ou 30 mules, ce qui représentait 18 ou 20 poulains par an et équivalait à ce que Molines et Babot exportaient221. Ulrich aurait par conséquent doublé le nombre de bêtes. De plus, il citait le chiffre maximum puisque ce volume correspondait aux plus gros fraudeurs222. Il faut également différencier ce type de contrebande, qui nécessitait une certaine infrastructure et des contacts solvables, de celle du tabac qui, comme le décrit Ulrich, se fondait essentiellement sur un mécanisme de vente locale, une production vraisemblablement réduite et une qualité médiocre. Cela est confirmé par Joan Avilés en 1892 : « ... Este producto, mas parecido al azafrán que al tabaco, exhale un olor pestilente y horrible, de todo punto insufrible y apestoso ; es imposible, a uno que haya probado otro tabaco, no ya fumarlo, sino mantenerse a algunos metros de distancia de alguien que lo fume, por los gases corrompidos y acres que despide... ». Si cette description est exacte, le marché potentiel pour cette production ne pouvait être que restreint223.

83Les propos de Bonifacio Ulrich durent obtenir des échos favorables puisque, le 15 novembre 1850, une nouvelle convention était établie lors d’une réunion tenue à la Maison des Vallées, qui rassemblait le Syndic, le sous-syndic, les douze consuls et onze conseillers, à la demande de Esteban León y Medina, gouverneur de la province de Lleida224. L’objectif de la réunion était de limiter la contrebande du bétail, du tabac – cultivé dans les vallées – et des produits importés, qui portait préjudice au trésor espagnol. Le quota qui fut fixé permettait l’introduction en Espagne de 400 mules ou chevaux, 60 ânes, 340 bovins, 3 100 ovins, 550 caprins, 100 porcins sans payer de droits car seuls étaient considérés les animaux élevés en Andorre225. Les bêtes devaient être présentées à la douane de la Seu afin de recevoir un passeport autorisant la vente sur les marchés et foires226. Tous les autres animaux étaient astreints au paiement des droits. Pour le tabac, le Conseil se portait garant que toute la production serait vendue au gouvernement espagnol. Il s’engageait également à imposer une forte taxe aux boutiquiers pour éliminer l’écart entre les prix andorrans et espagnols. Seul le fer andorran portant la marque de la forge entrait en Espagne libre de droits.

84Dès son établissement, cette convention suscita une opposition au sein même de l’administration espagnole. Le 21 novembre 1850, Juan M. Sanchez de la Campa rédigea un rapport qui dénonçait cet accord. Il s’agit d’un réquisitoire contre les Andorrans, ce « ... peuple qui haït toute classe d’innovation [...] parce qu’il n’a aucune instruction, qu’il est ignorant, égoïste... ». Cette vision y est « ... largement enracinée et soutenue par le modèle de gouvernement... » qui y est établi, le commerce de la principauté n’est pas autre chose « ... que de la contrebande de mauvaise loi, réalisée à l’ombre de ce que l’on nomme privilèges... »227. Tout au long d’une soixantaine de pages, il dénonce les droits andorrans, la contrebande, et conclut que l’accord des quotas signé deux semaines plus tôt était irréalisable car si la principauté était indépendante, chose dont il doutait, le gouvernement espagnol ne pouvait pas faire établir une statistique pour actualiser ces quotas228. Ceux-ci ne pouvaient être fixés que par le Syndic, et les résultats ne pouvaient être contestés si la principauté était une république indépendante. En conclusion, cet état féodal faisait partie de l’état espagnol. Juan de la Campa étayait son raisonnement sur des idées simples : l’évêque ne possédait plus que des droits ecclésiastiques sur la principauté puisque les pouvoirs avaient été séparés dans le royaume d’Espagne ; la Révolution française ayant aboli les droits féodaux, les prérogatives du gouvernement de Paris étaient annulées puisqu’elles lui venaient des comtes de Foix. Il affirmait aussi que le système du double lien de vassalité ne servait aux Andorrans qu’à éviter d’appartenir à une autre nation et, pour finir, que la formule de « république indépendante », que l’on employait au sujet de l’Andorre, ne correspondait à aucune réalité. Par conséquent, il fallait que la Couronne annexe la principauté229. Ce rapport eut comme première conséquence que la convention du 15 novembre 1850, établie par le gouverneur de Lleida et le Conseil Général, ne fut pas ratifiée par le gouvernement espagnol. En second lieu, il fixait les fondements d’un courant de pensée qui s’exprima en avril 1864 au Conseil d’État espagnol : soit l’Andorre était un pays indépendant et elle n’avait droit à aucun privilège douanier, soit elle renonçait à ce statut, elle intégrait alors le royaume et la frontière disparaissait. D’un différend à propos des réfugiés, la polémique avait glissé sur le terrain économique par la contrebande pour revenir dans celui de la politique. Mais, cette fois, c’était l’existence même de la principauté qui était en jeu.

85Au niveau interne, cette crise avec les autorités espagnoles se produisait au moment d’un épisode critique. Au cours de cette dizaine d’années, l’aggravation de la situation économique avait affecté les mécanismes de gestion des communaux qui avaient servi jusque-là à contrebalancer les déséquilibres. La crise politique couvait notamment parce que, contrairement à ce que l’on peut observer jusqu’au XVIII^e siècle, l’admission au sein des anfochs de maisons casalères ne se faisait plus. Une frange croissante de la population ne se reconnaissait plus dans la classe dirigeante230, alors même que le rôle de plus en plus prééminent du Conseil Général augmentait constamment le montant des Ilots qui, contrairement à la questia, étaient répartis de manière égalitaire sur toutes les maisons231. C’est à ce moment-là, en 1861, à Sant Julià, qu’une délégation élue par les voisins de la paroisse présenta une proposition au Conseil Général dans laquelle elle demandait qu’une représentation du peuple pût participer à l’administration des finances communales232. Les divergences qui se faisaient jour n’affectaient pas uniquement les rapports entre les conseillers et la population. Elles se manifestèrent également au sein du Conseil.

86En 1860, le préfet de l’Ariège avait envoyé un agent afin de suivre l’évolution de l’élection du Syndic et tenter de contrebalancer l’influence espagnole que pouvaient y exercer les agents de l’évêque. Le rapport qu’envoya le préfet permet de se faire une idée des tendances qui existaient à ce moment-là dans la principauté233. Dans ce pays où « la population est stationnaire depuis des siècles »234, il distinguait trois partis principaux. Le premier, proche sympathisant de Madrid, « ... est formé des débris de l’ancien parti carliste et [il est] dirigé par deux des familles les plus anciennes de l’Andorre : les familles Guillem et Russeil Riba... »235. Celles-ci exerçaient une certaine influence sur les résolutions du Conseil Général grâce au vote de leurs fermiers. Ce parti « ... n’a d’autre puissance que celle des grands souvenirs, ni d’autre crédit que celui de la fortune... ». Le second parti, encore peu nombreux, se « ... distingue par des tendances qui paraissent étranges et très nouvelles dans ce pays arriéré. Les hommes qui le composent, comme Molines et son beau-frère Buenaventura Moles d’Andorre-la-Vieille, sont les membres les plus jeunes de l’Assemblée Générale. Ils réclament l’extension des relations commerciales et l’amélioration des voies de communication, toutes choses repoussées systématiquement en Andorre... ». Cette faction généralement « ... favorablement disposée pour la France n’a pas acquis une autorité morale suffisante pour faire arriver un de ses membres à la première magistrature. C’est que la majorité reste encore sous l’emprise des idées patriarcales et subit, même à son insu, l’ascendant des habitudes générales [...] C’est le parti de l’avenir... ». Le troisième parti, « ... composé d’ailleurs d’hommes très estimables est, à proprement parler, sans aucune espèce de valeur politique. Il n’a d’autre mérite que de représenter la majorité... »236. Le préfet ajoutait une nuance qui a son intérêt : Guillem Areny Plandolit et Joaquim de Riba Rossell, bien qu’étant du même parti, ne s’entendaient pas. Cela est confirmé par la correspondance échangée entre Joaquim de Riba et sa femme. Le premier était l’homme de l’évêque alors que le second était le candidat par excellence des grands propriétaires terriens et pastoraux. Au début de la décade 1850-1860, le modèle du gouvernement des vallées était, par conséquent, remis en question aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays.

87En 1863, Joaquim de Riba était élu comme Syndic. Le parti le plus traditionaliste accédait à la tête du Conseil. En 1866, Anton Maestre Molines d’Andorre convoqua une réunion des délégués de toutes les communes afin de fixer les bases d’une réforme de système de gouvernement237. La proposition portait sur divers points : octroi du droit de vote à tous les caps de casa, incompatibilité entre la charge de consul et celle de conseiller des vallées, allongement de la durée du mandat à quatre ans, renouvellement bisannuel des conseillers communaux et généraux, création d’une charge de commissaire du peuple destinée à contrôler les finances publiques. Des délégués furent envoyés récolter des signatures favorables au projet à travers le pays. Ils en réunirent 523 sur les 931 maisons que comptait la principauté238. Le 14 avril 1866, les bases de cette réforme étaient présentées à l’évêque, Josep Caixal Estradé. Le projet définitif donnait le droit de vote aux Andorrans majeurs, chefs de maisons qui habitaient la paroisse et n’étaient pas poursuivis en justice, aux étrangers mariés avec une héritière andorrane (pubilla) qui résidaient depuis au moins trois ans dans la commune239. Les deux commissaires du peuple seraient les deux personnes qui auraient obtenu le plus grand nombre de voix. Pour pouvoir être conseiller, il fallait être un homme de « ... bonne vie et coutume... » et avoir les capacités financières nécessaires pour assumer les responsabilités de sa charge240. Étaient exclus ceux qui avaient des dettes envers la commune et qui ne pouvaient démontrer que cette dette avait été investie dans une activité au bénéfice de la commune. Pour nommer les commissaires aux comptes, seul votait le peuple, et était élu celui qui obtenait la majorité absolue des voix241 ou, le cas échéant, les deux personnes ayant obtenu le plus de suffrages. L’année consulaire prenait fin le 31 décembre et les consuls étaient obligés de présenter l’état des comptes entre le 31 janvier et le 10 février. Les conseillers votaient pour choisir les deux consuls, les quatre Conseillers Généraux étaient choisis par la population. La base électorale était élargie mais, simultanément, l’accès aux assemblées était restreint sur la base des possibilités financières des candidats. Ce mécanisme ne modifiait pas radicalement la composition des conseils. Au plus, les casalers les mieux établis obtinrent leur droit d’entrée. Cette réforme fut acceptée par l’évêque qui exposait ainsi les raisons qui l’avaient conduit à cette décision au nonce épiscopal de Madrid, Lorenzo Barilli : « ... Andorre n’a de république que la manie de nos temps de vouloir l’appeler ainsi. C’est la principauté des évêques d’Urgell et des rois de France, ses coprinces. Il y a eu un effort afin d’éliminer les abus scandaleux qui existaient. Au cours de ma dernière visite dans les vallées, je vis les germes du mouvement, je tentais de les diriger et jusqu’à ce jour cela s’est beaucoup amélioré et cela continuera ainsi si l’esprit révolutionnaire, qui est partout présent, ne le stoppe pas [...] La seule modification a été que les deux consuls et les conseillers communaux ne sont plus membres du Conseil Général, puisque ceux-ci sont nommés directement. Cela se fit pour éviter qu’ils soient juges dans les procédures entre le peuple et la commune dont ils faisaient partie. Une autre petite modification [...]fut que le peuple puisse intervenir par le biais de ses commissaires. Tout cela visait à éviter qu’un petit nombre n’exerce, comme ils le faisaient, le monopole de dévorer le pays [...] Anciennement, les chefs de maisons élisaient les fonctionnaires publics et le Conseil Général. Ceux qui commandaient, avaient supprimé [ce système] et se nommaient eux-mêmes et choisissaient des hommes qui devaient les couvrir... »242. L’évêque n’avait accepté la réforme que parce que les abus étaient trop flagrants et parce qu’elle était suffisamment modeste pour ne pas choquer ses vues traditionalistes totalement opposées « ... aux principes de paganisation moderne que l’on appelle civilisation... ». Sur ce point, il pouvait être tranquille puisque les deux principaux promoteurs de la réforme, Antoni Maestre Molines et Guillem Areny Plandolit, ne pouvaient à ses yeux être suspectés d’être des révolutionnaires.

88Au niveau douanier, la période de la réforme est caractérisée par l’une des crises les plus sérieuses que connurent les relations entre Andorre et Madrid. A partir du 28 août 1863, les Andorrans durent payer les droits de douane. Les effets de la crise, combinés à cette nouvelle difficulté, avaient des conséquences funestes. Il suffit de voir la réponse que fit Joachim de Riba à sa femme à qui on avait proposé d’acheter un champ à Ordino. Il refusait catégoriquement d’acheter cette terre car il croyait que la seule solution pour la famille était d’implanter un nouveau patrimoine à la Seu243. Le Syndic, Joaquim de Riba, passa la majeure partie de l’année 1864 à Madrid afin de débloquer les choses. Sous l’influence du pamphlet de J.M. Sanchéz de la Campa, la polémique, née de la contrebande, avait glissé sur le terrain de la reconnaissance de l’état andorran. Le dossier était passé du bureau du ministre des finances à celui du ministre d’État, et la question économique était passée au second plan. Le 16 décembre 1863, il obtint une suspension temporaire de quatre mois, mais celle-ci tardait à être communiquée aux gardes-frontières de la Seu. Les troupeaux transhumants étaient retenus dans la principauté. Un mois plus tard, le 12 janvier, deux envois de fer étaient bloqués à la frontière. Le stock de la forge était inférieur à une tonne. Cependant Joaquim ne savait pas s’il devait faire fonctionner la fabrique cette année-là244. En août 1864, il écrivait à sa femme que le problème politique allait être résolu245, mais que, en contrepartie, il donnait pour perdu le retour aux franchises douanières. La situation ne se débloquant pas, ne pouvant obtenir de sursis, il considérait que la sidérurgie andorrane était condamnée246. La politique suivie par le Syndic se fondait d’une part sur la tentative d’obtenir un appui du gouvernement français, notamment en essayant de montrer tout l’intérêt que pouvait avoir l’État français à disposer d’un « ... petit Gibraltar... » dans les Pyrénées qui lui permettait d’écouler des marchandises sur le marché espagnol247. D’autre part, il cherchait à faire prendre conscience aux Espagnols que cette décision ne pouvait qu’encourager la population à passer dans le camp des partisans de la France, ce qui ne manquerait pas de réduire à néant l’influence espagnole. Pendant cette période, la position de l’épiscopat était simple. En ne prenant pas parti, il laissait les choses suivre leur cours. Son attentisme était le meilleur moyen de faire pression sur les mouvements réformistes qui se développaient dans les vallées. De cette manière, l’évêque évita que les changements, qu’il croyait inévitables, n’affectent son statut de coprince. Ce n’est qu’après avoir ratifié la réforme que sa position se modifia. Les premières élections avaient changé le Syndic, Guillem Areny Plandolit remplaça Joaquim de Riba. Le 10 mai 1867, le nouveau Syndic rappelait au ministre des finances espagnol que lui et son Excellence l’évêque d’Urgell avaient constitué un volumineux dossier où étaient inclus les « ... fondements de huit siècles de jurisprudence... »248. Il ajoutait que la nouvelle constitution rendait impossible la contrebande du bétail, car elle avait mis un terme aux abus existants. Pour les autres produits, le trafic sur les marchandises manufacturées n’était pas réel, preuve en est le développement du commerce à la Seu, alors que celui de Sant Julià était ruiné. La production de tabac était si réduite et si mauvaise qu’elle ne servait qu’aux besoins du pays249. Cette fois, les arguments furent écoutés. Le ministre d’État espagnol fit officiellement savoir au Syndic que le gouvernement d’Isabelle II rétablissait le statut des franchises douanières car le but du gouvernement de sa majesté n’avait jamais été de ruiner les habitants des vallées et que cela était imminent250.

89Le rôle que joua Guillem Maria Areny Plandolit au cours des années 1865-1866 fut caractérisé par le double jeu. Pour une part, il était l’homme de l’évêché. Sa vision de la politique était ancrée dans le plus profond carlisme et dans la tradition. De l’autre, il appuya la réforme promue par le « groupe des jeunes » du Conseil. Au premier abord, cela peut sembler contradictoire. Deux raisons principales motivèrent cette conduite : participer au mouvement était le meilleur moyen de le diriger dans le sens qu’attendait l’évêque Josep Caixal ; c’était également un moyen de porter atteinte au parti traditionaliste conduit par Joaquim de Riba. Ils étaient tous les deux opposés à des changements trop importants. Cependant, Guillem Areny Plandolit cherchait également une voie de reconversion économique. Dans cette optique, un projet avait ses faveurs : la création de thermes et, surtout, d’un casino251, que voyaient d’un mauvais œil les membres de l’oligarchie pastorale.

90Pour le compte du Conseil Général, les négociations étaient conduites par Guillem Areny Plandolit. La concession fut octroyée à un homme d’affaires, Henri Duvivier, et à Etienne Hector, comte de Béarn252. Grosso modo, ces derniers recevaient, pour 90 ans, la concession d’exploitation des eaux thermales des Escaldes ou de toute autre source qui serait découverte dans la principauté. Ils avaient le droit de créer une infrastructure touristique (théâtres, cafés, casinos et salons) comme celles que l’on trouvait à Baden, Spa ou Monaco253. En contrepartie, la compagnie s’engageait à faire construire une route de la frontière aux Escaldes. Les travaux routiers devaient commencer immédiatement254 et durer cinq ans255. Cette compagnie s’engageait à s’acquitter d’une rente annuelle de 4 000 francs à partir de la cinquième année et de 20 000 francs à partir de la onzième. Les difficultés que présentait la réalisation de ce projet firent qu’il fut progressivement abandonné pour une version édulcorée moins onéreuse256. Le casino devait s’implanter à la frontière, sur la Solana du Pas. Cette modification faisait que la construction de la route était ajournée alors que c’était le point principal grâce auquel le Syndic avait obtenu l’adhésion de la majorité du Conseil. Ces changements créèrent une scission au Conseil. Le sous-syndic, Antoni Maestre Molines, père de la réforme et soutien de la politique de Guillem, chercha à se dissocier de ce dernier et l’opposition au projet s’en trouva confortée. Le nouveau projet fut refusé. Au cours de l’année 1867, les membres de la compagnie, toujours avec l’aide de Guillem Areny Plandolit, tentèrent sans succès de faire changer la position du Conseil. Ils commirent l’erreur d’essayer de s’appuyer sur le baix poble257 afin de faire pression sur la classe politique. Au niveau financier, la compagnie était au bord de la banqueroute258. La crise éclata en 1868. Le 13 juillet, le Syndic Areny convoqua une réunion afin de débattre du projet de la Solana en présence des responsables de la compagnie. Tous les conseillers, sauf quatre, refusèrent de s’y rendre, car on leur avait laissé entendre qu’il y aurait une tentative de forcer le vote. Le Syndic menaça de démissionner et renouvela l’ordre de réunion pour le lendemain. Comme la première fois, seul le Syndic et 4 conseillers sur 24 se présentèrent à la Maison des Vallées. Au même moment, des hommes armés, partisans de Guillem Areny Plandolit, étaient assemblés sur la place d’Andorre. L’objectif était clair : il voulait utiliser le peuple pour forcer le vote. Les craintes des conseillers étaient confirmées259. Le viguier épiscopal, Manuel Arnalot, demanda alors à Guillem de dissoudre le groupe armé. Celui-ci démit le viguier et en nomma un nouveau, Pere Dalleres. Après un moment de flottement260, l’évêque finit par confirmer la nomination de ce dernier contre l’opinion générale du Conseil qui l’accusait d’avoir été l’un des chefs des insurgés. L’Assemblée contrecarra la décision épiscopale en interdisant à Dalleres d’exercer sa fonction. D’un désaccord entre partisans et opposants au projet du casino, on était passé à un conflit ouvert avec l’évêché. Guillem Areny Plandolit quitta l’Andorre de peur de représailles, mais il continua sur sa lancée. L’évêque, pour sa part, considérait que c’était sa souveraineté qui était en cause et il rappelait à qui voulait l’entendre que celle-ci avait déjà été mise à mal lors de l’affaire des dîmes. Le 21 août, il dissolvait le Conseil et appelait à de nouvelles élections. De nouveau, ses membres refusèrent d’obéir aux ordres de l’évêque.

91En septembre 1868, Josep Caixal décrivait la situation au nonce épiscopal de Madrid de la manière suivante : « ... Le Conseil Général a une propension à usurper des facultés souveraines [... et...] le Syndic se donne le ton d’un président de la république... ». Il avait accepté « ... un premier projet de maison thermale par lequel on allait couvrir le pays de routes [...] Par la suite ils le transformèrent en une maison de jeu et une banque [...] je m’y opposais... ». La suite du texte peut être résumée ainsi : malgré ses protestations, ils continuèrent dans cette voie. A la suite de quoi, certains des dirigeants s’opposèrent au projet, chose qu’il avait applaudie. Au cours du conflit qui s’ensuivit, ils refusèrent de reconnaître le viguier intérimaire. Trois délégués, qu’il savait faire partie des insurgés, lui furent envoyés. Il les fit emprisonner. Les Andorrans en appelèrent au gouvernement français, qui en référa au gouvernement espagnol, mais il semble que ce dernier ait défendu le prélat261. En fait, la position du gouvernement de Madrid devint de moins en moins favorable à l’évêque. Le cas andorran ne méritait pas le risque d’une opposition à Napoléon III. Moins d’un an plus tard, le 28 mars 1869, le Syndic choisi par l’Assemblée, Nicolau Duedra, écrivait lui aussi au nonce de Madrid. Dans ce courrier, il affirmait que c’était l’intransigeance épiscopale, caractérisée notamment par l’emprisonnement des trois envoyés du Conseil262 et par la demande répétée d’une aide militaire au gouvernement espagnol, qui avait conduit la situation à son paroxysme. La position du Conseil était d’autant plus légitime que le gouvernement espagnol, qui avait d’autres chats à fouetter, ne concéda pas la force armée à l’évêque263 et que le gouvernement français reconnut le Conseil dissous par l’évêque.

92À partir de ce moment, l’évêque, qui ne possédait pas de moyens temporels264 pour faire pression sur le pays, utilisa les armes que lui fournissait la religion. La liste est dressée dans la correspondance de Nicolau Duedra : il refusa les étudiants andorrans au séminaire d’Urgell, fit publier dans le bulletin ecclésiastique et lire dans les églises des lettres pastorales dans lesquelles il prenait sévèrement à partie les autorités, ordonna le retrait de la « sainte réserve » de toutes les églises et commanda que le clergé quitte les vallées. Cet ordre, finalement, fut suspendu265. Cependant, il continua dans cette voie. Progressivement, il fit retirer les prêtres les uns après les autres, et ne pourvut pas les places vacantes. De sorte que, selon le Syndic, de 18 ou 20 prêtres nécessaires au service, il n’en resta que 7 ou 8 en place266. Pour le Carême de 1869, il défendit que les autorités et les habitants qui leur avaient donné appui soient entendus en confession. Selon le Syndic cela représentait les quatre cinquièmes de la population.

93En Espagne, le pronunciamiento de Cádiz, conduit par les généraux Serrano et Prim, précipita la chute d’Isabelle II qui s’exila en France en septembre 1868. L’année suivante, les Cortes votèrent une constitution qui alliait libéralisme et monarchisme. La couronne passa sur la tête d’Amédée de Savoie qui accepta la charge en 1871. Au cours de cette période, les plaintes réitérées de l’évêque à propos de la question andorrane n’eurent aucun écho auprès des membres des divers gouvernements. Ce fut même pire puisque, le 30 octobre, le général Prim répondit à l’évêque que « ... l’Espagne ne peut introduire des troupes en Andorre que si elles poursuivent des malfaiteurs ou des conspirateurs et toujours avec l’accord français... ». Il assurait les Andorrans de sa sympathie et du libre exercice de leurs droits267. Au niveau interne, l’opposition entre le comte de Foix, le nouveau viguier français qui appuyait le Conseil révolutionnaire, et le primat d’Urgell ne fit que s’amplifier. Josep Caixal et Pere Dalleres, le viguier épiscopal, refusaient tout compromis. Pour débloquer la situation, l’assemblée envoya alors 400 hommes en armes aux Escaldes268 pour capturer le viguier épiscopal. Celui-ci fut démis de ses fonctions et exilé269. Le 28 mai 1869, à la demande du Conseil et avec l’appui du viguier français, le tribunal des corts fut ouvert afin de juger l’affaire de 1868. Josep Caixal refusa de reconnaître ce tribunal convoqué par un Conseil qu’il considérait illégal et menaça de céder ses droits sur la principauté au gouvernement espagnol « ... afin de se décharger des vallées qui étaient sa couronne d’épines... »270. Le jugement eut quand même lieu. Guillem Areny Plandolit et Pere Dalleres, absents durant le procès, furent condamnés à six ans d’exil271. La situation institutionnelle ne s’améliora pas pour autant. En 1870, divers plans de conciliation furent proposés soit par le Conseil, soit par l’évêque, mais les positions étaient trop divergentes pour que l’on parvint à un accord entre les deux parties. En octobre 1871, Josep Caixal décréta unilatéralement la fermeture des tribunaux, stoppant ainsi les procédures en cours272, et demanda au Saint-Siège de pouvoir renoncer à la souveraineté sur la principauté au profit de l’Espagne ou de la France273.

94Sa politique radicale et l’absence de soutien extérieur conduisaient l’évêque à user de l’arme religieuse contre la population, tout en tenant un discours populiste grâce auquel il cherchait à obtenir le soutien du peuple contre l’assemblée. Au sujet de son viguier, il écrivait que son seul tort avait été « ... de ne pas se laisser commander par les caciques et [affirmait que s’il avait pu] il aurait employé la même justice contre les grands et les petits. Alors que jusqu’ici, la justice [aux mains des caciques] ne sévissait que contre les petits, sauf s’ils étaient du côté des ambitieux rebelles, pour eux et pour les riches la justice ne s’appliquait pas... »274. Afin d’obtenir des adhésions à ses thèses, Josep Caixal reprenait les thèmes principaux de la réforme de 1866. Cette position prit un autre tour en 1870, lorsqu’il accepta que le noviciat de la Compagnie de Jésus d’Aragon, qui avait fui une première fois de Balaguer à Toulouse lors de la révolte espagnole de 1868, puisse venir en Andorre lorsque la révolution du 4 septembre 1870 le contraignit à quitter Toulouse. Selon le frère Lluís Fiter, rédacteur d’un opuscule à la gloire de sainte Meritxell en 1874275, la permission d’installation avait été octroyée par le Syndic Nicolau Duedra, l’opposant à l’évêque, et le Conseil Général. Ce dernier ne pouvait voir que d’un œil complaisant l’arrivée de ces religieux au moment où le prélat d’Urgell vidait les églises d’Andorre. La position politique des frères devait également être du goût de Josep Caixal. Lorsque Lluís Fiter écrivait : « ... Qu’adviendra-t-il d’Andorre, si tu permets l’entrée dans tes régions aux perverses, impies et calomnieuses idées du moderne libéralisme, si clairement et définitivement condamnées par le pontife romain276, tête visible de l’église de Jésus ! » Il allait dans le sens de l’évêque et il semble peu probable que les frères soient venus sans l’assentiment épiscopal.

95Les jésuites s’installèrent chez Guillem Areny Plandolit à Andorre le 24 octobre et, deux mois plus tard, Josep Caixal, qui se trouvait en concile à Rome277, exprimait sa joie au père supérieur de les voir établis dans sa juridiction. Les jésuites entreprirent un travail de fond en revitalisant le culte voué au sanctuaire de Meritxell278. Le premier pèlerinage eut lieu le 3 décembre. Le 29 octobre 1871, ils proposaient une grande procession qui avait les faveurs du clergé local et que l’évêque approuva. Le 28 mai 1872, un prêche eut lieu dans chaque commune et, le dimanche suivant, au départ de chaque église paroissiale, une procession se dirigea vers Meritxell. Par la suite, divers sermons et prédications furent faits au sanctuaire où étaient installés des membres de la communauté. Plusieurs retraites, auxquelles participaient des prêtres des vallées, s’y déroulèrent. Le 8 septembre, un dernier sermon à la gloire de « ... Notre dame de Meritxell qui, depuis qu’elle a été découverte, veille sur les vallées comme patronne bienfaitrice... » fut prononcé par le père supérieur des jésuites279. Le 16 septembre 1873, après un peu moins de trois ans de présence, les jésuites quittaient la principauté. Leur influence est difficile à apprécier280, mais l’impact fut profond puisque, le 24 octobre, le Conseil Général proclamait officiellement le statut de patronne des vallées de Notre Dame de Meritxell, la nation andorrane émergeait sous l’égide de la Vierge. La politique de l’évêque, combinant tout à la fois le bâton et la diplomatie religieuse, grâce au prosélytisme de la mission, avait obtenu un renforcement de son rôle religieux. Il avait également réussi à bâillonner l’anticléricalisme qui s’était manifesté au cours des événements précédents : désormais la modernisation de l’état pouvait se faire sous le manteau de l’Église281.

96Cependant, au niveau temporel, les problèmes n’étaient pas résolus et la situation politique espagnole n’y aidait pas. Au niveau général, la Troisième Guerre Carliste avait éclaté en 1872. En 1873, Amédée de Savoie renonça à la couronne et la première République fut proclamée au mois de février. L’année suivante, le coup d’état du général Pavía avait ouvert la porte à la restauration des Bourbons : le 31 septembre 1874, Alphonse XII – en faveur duquel Isabelle avait abdiqué en 1870 – fut proclamé roi par le général Campos. En 1876, était mise en place une nouvelle constitution qui instaurait le système du bipartisme prôné par Antonio Casanovas del Castillo. Au niveau local, la Seu était tombée aux mains des carlistes en août 1874. Josep Caixal leur ouvrit grands les bras, ce qui lui valut l’emprisonnement un an plus tard, lorsque les troupes d’Alphonse XII reprirent la ville. En mars 1876, il fut contraint à l’exil et partit à Montpellier. En Andorre, le projet de route et de casino n’avait pas été abandonné. La concession fut reprise par M. Fleury-Robert en février 187 3282. Mais cette fois, les autorités françaises s’y opposèrent fermement car ce projet allait à l’encontre de la législation française qui interdisait de tels établissements283. Dans le contexte de profonde crise économique que vivait la principauté, ce projet amenait un espoir d’ouverture économique. Il constituait un moyen de trouver du travail. Cette idée se développa au sein du baix poble. En 1880, un nouveau projet vit le jour sous l’égide d’Antonin Roger et de Louis Boisset. Le Conseil Général s’y opposa afin de ne pas contrarier les autorités françaises. Les promoteurs du projet engagèrent alors une campagne d’information pour informer la population du bien qu’elle pouvait retirer de ce type d’établissement. Le 8 décembre 1881, un groupe d’une centaine d’hommes attaquait la maison du Syndic et le forçait à lui donner les clefs et le sceau de la Maison des Vallées. Les insurgés créèrent un Conseil révolutionnaire284. À la tête du mouvement, il y avait des habitants favorables à l’évêque, et l’une des principales inspiratrices du mouvement fut Carolina Areny Plandolit, la veuve de Guillem Maria Areny. Le but recherché n’était pas le même. Pour la population, il s’agissait de forcer l’assemblée à accepter le casino. Pour les agents de l’évêque, c’était enfin le moyen de destituer un Conseil que l’on n’avait jamais admis et qui bloquait le règlement de dîmes tant qu’un compromis n’était pas trouvé. Pour Carolina Areny, il s’agissait de faire lever les sanctions pécuniaires qui grevaient son patrimoine. La branche la plus réactionnaire de la principauté, associée au peuple contre le Conseil, le travail de fond réalisé par les agents de l’évêque et la nécessité avaient bien fait les choses. Un mouvement contre-révolutionnaire, fondé sur l’ancienne assemblée, vit le jour. L’affaire fut stoppée par l’accord dit du pont des Escalls285 et un décret interdisant le jeu dans la principauté qui, pour la première fois, fut signé par les deux représentants des coprinces. Ce décret réaffirmait la souveraineté partagée des deux coprinces. Le Conseil n’avait plus aucun appui à l’extérieur286. Pour finir, le 13 juillet 1881, les élections portèrent au pouvoir un Conseil Général qui s’inscrivait dans la plus parfaite tradition. L’esprit libéral qui avait traversé la principauté avait vécu.

97Le XIX^e siècle andorran fut un siècle mouvementé. Les raisons de cette effervescence furent certes inhérentes à la principauté elle-même, mais les vallées furent entraînées dans la conjoncture de ses deux puissants voisins et dans les évolutions de leurs relations croisées. Le Conseil Général jouant de l’un contre l’autre parvint à préserver le statut et l’autonomie de la principauté. La sidérurgie offre une belle illustration de la situation andorrane. Totalement orientée vers des marchés extérieurs, elle resta, malgré quelques à-coups conjoncturels, un véritable moyen d’enrichissement pour ses promoteurs et une grande dispensatrice de pluri-activité et de numéraire pour le baix poble. Pourtant, dans la seconde partie du siècle, elle est emportée par une crise économique et une évolution technique qui la dépasse largement, entraînant sa disparition définitive.

98Le tableau que nous avons dressé pour la sidérurgie se vérifie aussi pour les autres secteurs de l’économie, sources traditionnelles de richesses pour la principauté et ses habitants. Dans le temps même où l’économie andorrane bouge, parfois de façon positive, parfois de façon négative, l’ascenseur social ne fonctionne plus ou fonctionne mal et le système représentatif se sclérose alors que la population augmente. Du secteur économique, nous passons alors à la crise sociale et politique. Cette crise politique est non seulement intérieure, mais prend une dimension internationale lorsque se pose la question de l’Andorre et de son statut. Le problème de la contrebande et de l’exonération des droits est une parfaite illustration du passage de l’économie à la politique et à la question institutionnelle.

99Ainsi, à la fin du siècle, la conjonction d’une crise économique et d’une crise sociale et politique montre que le régime de l’Andorre, tel qu’il s’était mis en place du XVII^e au XIX^e siècle, avait désormais vécu.