Le retour de la grève dans le cinéma des années 1990
p. 385-395
Texte intégral
1Si les réalisateurs de films français n’ont guère été sensibles, depuis plus d’un siècle que le 7ème art existe, à la figure ouvrière, ceux qui s’y sont intéressés ont par contre souvent accordé une place importante dans leurs films à la grève. Un film à sujet ouvrier sur trois a celle-ci pour sujet. Cette fréquence considérable, loin d’être le résultat d’une distribution régulière, est le fait de moments paroxystiques où le cinéma suit, avec plus ou moins de décalage, le mouvement social, ainsi entre 1905 et 1913 ou pendant les années post-soixante-huit1. L’exceptionnelle saison que constitue, pour les films français à sujet ouvrier, les années 1990, en fait les sept années 1993-1999 – avec 33 films celles-ci fournissent le cinquième du corpus élaboré à partir des films où la figure ouvrière joue un rôle central-, n’a pas été chiche d’œuvres dont la dramaturgie s’organise autour de la thématique de la grève, ou l’évoque avec précision, treize, une proportion somme toute attendue car conforme à celle donnée plus haut pour l’ensemble du corpus. Une analyse plus attentive montre que cette apparente conformité n’est que relative.
Une chronologie sous influence
2De 1993 à 1996, sur dix films à sujet ouvrier diffusés, trois seulement évoquent la grève. Le premier. Germinal de Claude Berri, est une œuvre commémorative, sans guère d’impact sur le présent, un « voyage scolaire au musée de la mine » pour reprendre le mot juste de Laurent Marie dans l’article qu’il consacre à ce film dans Excavatio2 ; les deux autres, Le bonheur est dans le pré d’Étienne Chatiliez (1993) et Golden boy de Jean-Pierre Vergne (1995), malgré des lignes narratives quelques peu différentes ont en commun de présenter la grève d’un point de vue patronal qui, mutatis mutandis, n’est guère éloigné de celui, tout empreint de bonne conscience paternaliste, que véhiculaient les films Pathé du début du siècle. Au cinéma le début des années quatre-vingt-dix paraît, malgré quelques œuvres fortes, Faut-il aimer Mathilde ? d’Edwin Bailly, États des lieux de Jean-François Richet, En avoir (ou pas) de Laetitia Masson, plus mettre en scène un requiem pour une classe ouvrière défunte, de ce décès les prophètes n’ont pas manqué même si l’affaire est loin d’être entendue3, que la capacité ouvrière à transformer, à tout le moins à rêver autrement, le monde.
3Et voilà qu’en novembre-décembre 1995 les classes réapparaissent4, avec le vaste mouvement de grève déclenché par les cheminots et suivi, avec plus ou moins de persévérance, par les postiers, les agents des transports urbains et les enseignants. Le gouvernement Juppé doit reculer et renoncer à mettre en cause les retraites des fonctionnaires et les régimes spéciaux du secteur public. Le coup d’arrêt est net et, pour être limitée, la victoire des grévistes redonne au mouvement social des perspectives. Sur les neuf films à sujet ouvrier qui sont produits et distribués en 1996 et 1997, trois mettent au centre de leur scénario la grève, un, Marins et Jeannette de Robert Guediguian, l’évoque, un autre, Reprise d’Hervé le Roux, la place au départ de son enquête, tandis que globalement l’ensemble des œuvres, à l’exception de La Vie de Jésus de Bruno Dumont, présente une tonalité optimiste. Ainsi, le contraste est net entre l’opus sombre et admirablement maîtrisé de Robert Guediguian, À la vie, à la mort, de 1994 et le lumineux, mais plus facile, Marius et Jeannette (1996), qui devait séduire un public plus large et accumuler récompense sur récompense. Sans doute, l’écho du mouvement de 1995 n’était chez Guediguian que limité, au projet collectif son œuvre préférait privilégier l’accomplissement d’un groupe réduit, famille élargie ou tribu élective, résistant aux idées dominantes en s’appuyant sur les traces de l’idéologie ouvrière mais incapable d’en tirer des conséquences à long terme. Mais, en passant d’un pessimisme noir à un optimisme en demi-teinte, Guediguian captait, peut-être sans le vouloir, l’air du temps et de cinéaste maudit devenait auteur à succès.
4Dans les trois films qui traitent alors de la grève, un changement de ton est visible, désormais ce n’est plus le point de vue patronal qui l’emporte mais le point de vue ouvrier. Dans Fred de Pierre Jolivet, certes la grève est renvoyée dans le passé du film, et a été un échec, mais la visite à l’usine des deux ex-ouvriers, loin de montrer l’inanité des luttes, développe, sur le mode de la nostalgie, leur nécessité. Les travellings qui décrivent les ateliers vides justifient le mouvement, même défait, tandis que le drame qui s’y noue renchérit sur la tragédie du chômage sans mettre en cause le bien fondé de l’action ouvrière. De même, la solidarité ouvrière finit par triompher des contradictions entre ouvriers émigrés et ouvriers français dans Les sables mouvants de Paul Carpita, film il est vrai, situé dans le passé, les années cinquante, contrairement à l’ensemble des films ici considérés qui tous se déroulent au présent. Mais, c’est dans Grève party, dont le titre est déjà tout un programme, que Fabien Oteniente donne à la grève sa dimension constructive. Le film s’organise en deux volets parallèles : la vie d’un groupe de voisins gravitant autour d’un libraire non conformiste, un jour de grève générale des services publics ; la négociation, au sein d’une entreprise en grève, entre patron et ouvriers, ceux-ci conseillés par téléphone par le libraire, ex-leader syndical soixante-huitard. Le ton, résolument à la comédie, n’empêche pas une certaine gravité dans un film qui développe moins une double théorie qu’une double vision de la grève : grève utopiste, avec en fond le renversement de la société par le moyen de la grève générale5, vieille posture anarcho-syndicaliste réactivée par le mouvement de mai 1968 et dans une moindre mesure par celui de 1995, qui pour avoir la préférence du héros de Grève party ne paraît dans le film n’avoir d’autre valeur que symbolique ; grève conjoncturelle, pour améliorer la condition ouvrière, maintenir l’emploi, diminuer le temps de travail. La réalité de l’une ici se nourrit de l’espoir que suscite l’autre et la lutte trouve en elle-même sa satisfaction : « C’est vivant, la lutte. Au boulot, l’homme, il est rien, dans la lutte, il existe, il retrouve de sa dignité, il arrête de courber le dos, il prend des risques » constate avec gourmandise, même si les conditions dans lesquelles le conflit prend fin ne le satisfont pas, l’ex-syndicaliste devenu libraire. Avec Grève party, la mise en scène de la grève retrouve, de façon souriante, le style militant qui avait caractérisé le cinéma des années post-soixante-huit.
5L’élection en mai-juin 1997 d’une nouvelle majorité de gauche plurielle dirigée par le premier secrétaire du Parti socialiste, Lionel Jospin, paraît influer quelque peu sur le cinéma et la télévision qui, dans le court espace de deux ans, 1998-1999, produisent et diffusent 15 films à sujet ouvrier, dont six mettant en scène une grève. Jamais, dans l’histoire du cinéma et de la télévision française, le nombre de films à héros ouvrier n’a été si grand ni la proportion parmi eux de films évoquant la grève si importante. La coïncidence entre le retour de la gauche aux affaires résultant, au moins pour partie, du mouvement social de l’hiver 1995 et cette soudaine efflorescence de films à sujets ouvriers ne peut qu’être constatée, on verra, ultérieurement, qu’existe, pour certaines œuvres, un clair rapport de cause à effets.
6Le lecteur s’étonnera peut-être de voir ici pris en compte des films produits pour la télévision, téléfilms ou films sortis d’abord sur le petit écran, en une version quelquefois un peu différente, comme le film Nadia et les hippopotames de Dominique Cabrera, diffusé dans une version courte, avant sa sortie en salle, sur Arte sous le titre Retiens la nuit. Depuis les années quatre-vingts, mais le phénomène s’est accentué dans les années quatre-vingt-dix, la part prise par les chaînes de télévision dans la production cinématographique n’a cessé de grandir : ainsi en 1995 la part des chaînes de télévision dans le financement des films français dépassait le tiers (36,9 %), quand en 1987 elle n’était guère que du cinquième (21 %)6. Si bien qu’aujourd’hui certains films non seulement ont, c’est la norme, une double carrière en salle et sur le petit écran mais commencent par celui-ci, outre le cas vu plus haut, ce fut aussi dans le corpus qui nous intéresse celui de Ressources humaines de Laurent Cantet.
7Phénomène remarquable, cette sortie, le 14 janvier 2000, n’empêcha pas le film d’avoir un certain succès en salle (90 000 spectateurs en six semaines) d’autant plus, paradoxe, qu’il bénéficia d’une diffusion militante7. Par ailleurs, les fictions proprement télévisuelles, qualifiées de téléfilm, bénéficient de plus en plus de moyens considérables, que l’on pense aux feuilletons tirés de grands classiques, mis en scène par Josée Daillan, Le Comte de Monte-Cristo ou Les Misérables, et sont souvent réalisées par des metteurs en scène venus du cinéma comme Yves Boisset, Edwin Baily ou Dominique Cabrera8.
Une insertion dans l’actualité
8Le premier point commun à cet ensemble de films est d’être non seulement tourné au présent mais très fortement inséré dans le mouvement social de la fin des années quatre-vingt-dix.
9Le mouvement de décembre 1995 est le sujet central de Nadia et les hippopotames de Dominique Cabrera, les principaux protagonistes du film étant des cheminots en grève, mais le souvenir du mouvement se retrouve dans le titre même du téléfilm de Bertrand Arthuys, Tous ensemble, une affiche reprenant ce slogan caractéristique de la grève de 1995 était d’ailleurs visible dans Grève party, et son actualité est brûlante, véhiculée par le biais d’une ambiance radio sur la bande-son, dans Une minute de silence de Florent Emilio Siri qui porte à l’écran, sous forme de fiction, la grève des mineurs de Merlebach dans le bassin lorrain, pendant le même mois de décembre 1995. Ressources humaines, de Laurent Cantet, est construit sur le thème des problèmes posés par l’application concrète des 35 heures. Si De père en fils de Jérôme Foulon, Tous ensemble, hormis son titre, L’Humanité de Bruno Dumont, très partiellement, et L’Amour sur un fil de Michaëla Watteaux paraissent moins enracinés dans une actualité précise, les compressions de personnels dans le cadre de la mondialisation qui servent de base à leur trame dramatique renvoient à l’évolution contemporaine de l’industrie française dans les secteurs, le textile ou l’alimentation, les plus menacés de délocalisation.
La reprise de schémas anciens
10Dans cet ensemble de films, la représentation de la grève emprunte souvent ses traits marquants à la période post-soixante-huit, privilégiant l’occupation d’usine avec ou sans séquestration du patron, voire, Tous ensemble et L’Amour sur un fil, avec reprise ouvrière de la production, mais ces schémas scénaristiques et de mise en scène, harangues des meneurs du mouvement, discussions des protagonistes, filmées comme le faisait Marin Karmitz dans Coup pour coup (1971), ne sont, sauf dans le cas d’Une minute de silence, plus porteurs de la violence qui caractérisait le cinéma militant des années soixante-dix. Dans Tous ensemble les relations entre CRS et occupants de l’usine passent par l’intime, le patron séquestré et le vieil ouvrier qui le garde communient à l’image dans leur humanité assumée ; dans L’Amour sur un fil, les ouvrières finissent par racheter l’usine, dans une atmosphère où la romance l’emporte sur la lutte des classes et où les banques ont le beau rôle9 ; dans De père en fils la rationalisation « nécessaire » finit par être acceptée par tous, et le fils licencie le père sans que celui-ci, préoccupé de résoudre ses problèmes familiaux, lui en veuille vraiment, même Ressources humaines, plus radical, n’échappe pas, c’est au cœur de son scénario, à cette tendance générale à un certain confusionnisme. Seuls, s’écartent de cette ambiance consensuelle, Nadia et les hippopotames, enraciné dans la réalité du mouvement de décembre 1995, mais privilégiant pourtant l’imbrication de la grève et de l’intime, et Une minute de silence, chronique ouvrière d’un abandon de classe. J’ai ailleurs étudié ce choix de l’intime10, j’aimerais ici insister sur ce qui me semble caractériser cette courte série de films : le retour du personnage du syndicaliste dans une perspective non hostile ; la complexification de la classe ouvrière, plus ou moins entraînée dans la spirale de l’indifférenciation des classes moyennes.
Le retour du syndicaliste
11Le cinéma de fiction gauchisant avait, au début des années soixante-dix, marginalisé le syndicaliste qu’exaltaient dans l’après-guerre un Louis Daquin ou un Paul Carpita, le renvoyant à une sorte de condition de chien de garde du patronat, chargé de canaliser la violence ouvrière, ainsi dans Camarades (1969) et Coup pour coup de Marin Karmitz ou Tout va bien de Jean-Luc Godard, tandis qu’il n’était guère mieux traité, pour d’autres raisons, par Michel Drach dans Élise ou la vraie vie (1969) ou par Jean Yanne dans Moi y en a vouloir des sous (1972). Si Bernard Paul lui redonnait dans Beau Masque (1972) le beau rôle, il se fit, à l’exception de quelques rares films évoquant la grève, Vues d’ici de Claude Zarifian et Vincent Pinel (1978), Une chambre en ville de Jacques Demy (1982), Le Voyage à Paimpol de John Berry (1984), de plus en plus rare sur les écrans pour renouer, au seuil de la dernière décennie du siècle, dans Le Brasier d’Éric Barbier (1990), avec la légende noire développée vingt ans plus tôt.
12Au début de la décennie, Le Bonheur est dans le pré et Golden boy qui tous deux visent, à travers la mise en scène de la grève, anecdotique dans le premier, centrale dans le second, à distraire le grand public, avec un succès contrasté11, donnent aux mouvements qu’ils portent à l’écran une dimension syndicale, leurs leaders appartenant à la C.G.T. et n’étant pas, dans ces œuvres qui développent un point de vue patronal, exagérément caricaturés. À partir de Fred la représentation du syndicaliste s’affine singulièrement, désormais très présent, outre le film de Pierre Jolivet, sa figure se retrouve dans Grève party, De père en fils, Une minute de silence, Ressources humaines, Nadia et les hippopotames, et même mais de façon anecdotique – il n’y a qu’un syndiqué aux poupées Pernelle – dans Tous ensemble. Ces syndicalistes appartiennent à la C.G.T., Grève party, Une minute de silence, Ressources humaines, Nadia et les hippopotames aussi bien qu’à la C.F.D.T., De père en fils, Nadia et les hippopotames, voire à F.O., Une minute de silence, ainsi se trouve à l’écran balayé tout le champ syndical français sans qu’une approche particulière s’attache à l’une ou l’autre de ses composantes. Ancien gauchiste, Fred, Grève party, De père en fils, ou militant C.G.T. au bord de la caricature mais finalement lucide, Ressources humaines, le dirigeant syndical est un homme ou une femme complexe, capable de remettre en cause non ses engagements mais l’aveuglement militant, ainsi dans Nadia et les hippopotames, ou le conformisme bureaucratique, ainsi dans Une minute de silence. C’est dans ce film, qui eut une très maigre audience en salle, qu’est peut-être dressé le portrait le plus nuancé de dirigeant syndical. L’oncle de Marek, secrétaire du syndicat, ou de l’intersyndicale, est donné pour un dirigeant modéré qui ne souhaite l’affrontement brutal ni avec les dirigeants des charbonnages ni avec les forces de l’ordre. Pourtant, devant l’attitude d’une fermeté sans faille de la direction de l’entreprise, il résume son action militante, faite de concessions dans l’espoir de sauver l’outil de travail : « Depuis vingt ans on a accepté toutes les décisions de la direction... Vous avez voulu mécaniser, on a mécanisé ; vous avez voulu arrêter les embauches, on les a arrêtées ; vous avez voulu fermer les puits et on les a fermés un par un... Regardez-vous, regardez-les, on a tous un père, un grand-père silicosé, accidenté ou mort au fond, est-ce qu’on s’est plaint, les gars ? On a tout donné à la mine et on a tout perdu, excepté une chose, notre dignité, c’est pourquoi je demande une dernière fois à la direction de revenir sur sa décision [de fermer les derniers puits] ». Ce discours qui s’inscrit à l’image dans une série de plans d’ensemble, avec au premier plan les silhouettes des CRS et en fond la ligne des grévistes, et de plans rapprochés de l’orateur et des mineurs qui l’entourent, se termine dans la violence, le dirigeant syndical se trouvant en tête des manifestants.
13Quand, dans le cinéma militant des années 1970, le secrétaire syndical, bureaucrate ouvrier, eût sous les huées des travailleurs rejoint le camp patronal, dans le cinéma de la fin du XXe siècle il reprend sa place en tête du cortège qui affronte les C.R.S. et inscrit son action, fut-elle réformiste, dans la logique de la lutte des classes. Mais, ce retour des dirigeants syndicaux à la lutte des classes nue, dans la violence des éclats de grenade et des gaz lacrymogènes, n’est pas un retour triomphal. Marek et Mimmo, les deux jeunes héros du film, après avoir participé à l’émeute quittent Merlebach et la mine, comme dans Tous ensemble deux des grévistes les plus déterminées finissent par accepter la prime patronale pour réaliser leur rêve, ouvrir un salon de coiffure, pour ne rien dire de L’Amour sur un fil, où l’héroïne Sandrine, interprétée par Cristiana Reali, improbable ouvrière, découvre les joies de la direction d’entreprise. À l’exception de Nadia et les hippopotames, chronique intimiste d’une grève victorieuse, le retour de la lutte des classes à l’écran n’emprunte ni le schéma désespéré du « réalisme poétique », illustré par Julien Duvivier dans La Belle équipe ou Marcel Camé dans Le jour se lève, ni celui du militantisme triomphant véhiculé par Karmitz ou Godard, dans les années soixante-dix, mais celui de la nuance voire de l’ambiguïté, car si la lutte demeure, les classes voient leurs frontières devenir perméables et les barrières se faire fluctuantes.
Des frontières de classe en évolution
14Le changement de statut social a été parfois l’argument des films mettant en scène le personnage de l’ouvrier. Du Gamin de Paris de Louis Feuillade (1923) au Voyage à Paimpol de John Berry (1984), avec quelques nuances, en passant par Si j’étais le patron de Richard Pottier (1934), La Belle équipe de Julien Duvivier (1936) ou Antoine et Antoinette de Jacques Becker (1947), les exemples ne manquent pas, même si ceux exposant, au contraire, l’enracinement des protagonistes des films dans leur être de classe dominent, il n’est que de citer Le Temps des cerises de Jean-Paul Dreyfus-Le Chanois (1937), Le Jour se lève de Marcel Carné (1939) ou plus près de nous Les Tricheurs du même Carné (1958), Rue des Prairies de Denys de la Patellière (1959), Le Chat de Pierre Granier-Deferre (1971), Coup pour coup de Marin Karmitz (1971), Beau Masque de Bernard Paul (1972) ou Le Brasier d’Éric Barbier (1990). Mais ce glissement d’une classe à une autre n’était jamais donné d’emblée, il était le résultat d’un processus où la part du hasard, la fiction du billet de loterie dans La Belle équipe et Antoine et Antoinette, était en général déterminante.
15Dans le petit corpus dont il est ici question, la porosité des frontières de classe est toute autre. Si la reconversion dans la librairie d’un dirigeant syndical gauchiste, qui ne peut s’habituer au manque de perspectives des années 1980, peut déjà paraître surprenante dans Grève party, que dire des scénarios homothétiques de De père en fils, Tous ensemble et L’Amour sur un fil ? Dans ces trois œuvres, même si le propos en est divers, quoique faiblement, le scénario repose sur le même postulat, un fils d’ouvrier revient dans l’entreprise qui emploie ses proches comme cadre, en stage pour Tous ensemble, comme directeur du site pour les deux autres. Dans Tous ensemble, face à l’aveuglement d’un père qui vit par procuration une sorte de revanche sur sa propre condition, le héros retrouvera les chemins de sa classe, sans cependant la réintégrer. Dans les deux autres films, les fils relanceront la production, quitte à affronter leur hiérarchie mais là encore sans abandonner leur nouvelle condition. Ni retour à la classe ouvrière, ni trahison : pour les héros ambigus de ces trois films s’ouvre un nouvel espace social. Ils y trouvent leur place en assumant, avec plus ou moins de bonheur, des fonctions médiatrices, moins au sein de l’entreprise, c’est l’apparence, qu’entre la machine mondialisée de l’industrie et les hommes qui s’efforcent de la faire tourner sans interlocuteur réellement responsable. D’une certaine façon, ces jeunes cadres à l’écran différenciés d’abord des ouvriers par leur vêtement, costume, cravate, leurs sont, parce que salariés, de plus en plus proches.
16Les repères de classe se diluent à mesure que s’opacifie le pouvoir patronal. Tous ensemble, De père en fils, L’Amour sur un fil, évoquent des restructurations menant à des licenciements ou à des fermetures de sites qui échappent aux « décideurs » locaux et sont la conséquence de choix de groupe, la chose est évoquée aussi par Robert Guediguian dans À la place du cœur (1998) et À l’attaque (1999)12. Le cinéma enregistre ainsi, à sa façon, moins le passage de la classe ouvrière à une immense classe indifférenciée de salariés, que celui des cadres d’entreprise à la conscience d’une déresponsabilisation qui les renvoie à la condition de prolétaires de luxe et suscite, du moins à l’écran, leur révolte.
Un discours exemplaire ?
17Le retour de la grève à l’écran depuis 1997 coïncide à la fois avec des changements politiques mais aussi avec une embellie économique qui rend les salariés plus combatifs, ainsi à Givet où les salariés de Cellatex ont menacé en juillet 2000 de faire sauter leur usine ou chez l’équipementier automobile Bertrand Faure à Nogent-sur-Seine. Dans les deux cas les ouvriers ont obtenu l’application de plans sociaux bien meilleurs que ceux prévus mais n’ont pas pu empêcher leur licenciement. Radicalisation ouvrière d’un côté, stratégie de délocalisation des groupes de l’autre, la situation sociale est au début du 3e millénaire peut-être plus tendue que ne le croient nombre d’analystes. En enregistrant le phénomène en temps réel, le cinéma de fiction fait preuve d’une capacité de réaction aux événements sociaux qui est nouvelle. La raison s’en trouve pour partie dans l’importance de la part prise par la télévision dans ces productions.
18Pourtant le cinéma n’est pas le miroir de la société mais l’un de ses acteurs, et le discours qu’il véhicule est loin d’être autonome. Aucun doute que la production TF1, L’Amour sur un fil, n’ait un contenu social qui développe l’idée qu’à la lutte des classes peut s’opposer une pratique intelligente du marché, qui permette à tous les acteurs sociaux de se réconcilier ; ici la ligne conte de fée social l’emporte. Nul doute aussi que Laurent Cantet n’inscrive Ressources humaines, grâce à un producteur, Arte, qui vise un large public dit intellectuel et plutôt classé à gauche, dans un projet militant, tout comme Emilio Siri avec Une minute de silence, qui malgré une critique favorable ne dépassa pas en exclusivité les 2000 spectateurs et n’atteignit le public que grâce à sa diffusion sur Canal +. Pourtant, par-delà ces constatations de bon sens, on peut en faire une autre : la grève est de retour sur nos écrans avec une fréquence en rapport avec les autres films du corpus bien supérieure à celle qu’elle a dans la réalité, et, si elle est loin d’être toujours victorieuse, c’est que les metteurs en scène la réinscrivent dans un espace de négociations, qui n’exige ni le triomphe ni la défaite d’un des protagonistes. La grève avortée mise en scène par Bruno Dumont dans L ’Humanité est curieusement l’un des rares passages du film où s’exerce un certain humour, l’échec des grévistes de Tous ensemble est annulé par leur dignité retrouvée, la réussite du mouvement de décembre 1995 dans Nadia et les hippopotames n’a rien de triomphaliste, révélateur qu’il est de la complexité des êtres.
19L’abandon du manichéisme est une des caractéristiques de la vie politique et sociale française depuis une vingtaine d’années, particulièrement pendant les périodes de cohabitation, les réalisateurs suivent ici le mouvement social sans temps mort ; lorsqu’ils voient dans une mobilité sociale, qu’ils supposent une réalité, le moyen de maîtriser les conflits ou du moins d’atténuer les effets de la logique mondialiste de l’industrie française, ils anticipent et donnent a leurs créations une valeur exemplaire. Ce faisant ils permettent aux spectateurs de se faire une représentation de ce qu’ils vivent, c’est a côté de son caractère ludique aussi cela la fonction du film dans nos sociétés.
Notes de bas de page
1 Voir le chapitre que je consacre au sujet dans L’écran bleu. La représentation des ouvriers dans le cinéma français, Perpignan, P.U.P., 2000, chapitre 6, pp. 167-204.
2 Laurent Marie, « La nostalgie est toujours ce qu’elle était : Germinal de Claude Berri et le Parti Communiste Français », Excavatio, vol. XI, The University Press Weslof, Nevada, USA, Spring 1998, p. 154.
3 On lira avec profit sur le sujet le numéro 454, mars-avril 1994, de Masses ouvrières intitulé Adieu la classe ouvrière ? ainsi que Michel Verret, La culture ouvrière, Paris, L’Harmattan, 1996.
4 « Le mouvement vu par Madeleine Réberioux », POUR l’éducation, l’enseignement, la recherche, la culture, Revue de la Fédération Syndicale Unitaire, n° 23 – Janvier 1996, p. 9.
5 Robert Brecy, La grève générale en France, Paris EDI, 1969, particulièrement pp. 73-78.
6 René Bonnell, La vingt-cinquième image. Une économie de l’audiovisuel, Paris, Gallimard, 1996, p. 82.
7 Libération, 9 mars 2000, « L’Usine à l’écran, réactions à la chaîne », article de François Devinat p. 36. Soulignons par ailleurs que Ressources humaines bénéficia pour son lancement d’un site : internet http://ressourceshumaines.lefilm.net/entretienbas.html
8 L’auteur de Dupont la joie ou du Juge Fayard dit le Shérif a donné, entre autres, à la télévision (France 2) une solide Affaire Dreyfus et un film remarquable sur les fusillés pour l’exemple pendant la Grande Guerre, Le pantalon rouge (1997). Edwin Baily, auteur d’un film remarqué sur la vie d’une ouvrière, Faut-il aimer Mathilde ? (1993), a tourné pour la télévision (France 3, la Sept/Arte) un autre film à sujet ouvrier, Le record (1998, diffusé en octobre 1999 sur France 3 et en janvier 2000 sur Arte), qui appartient au même cycle télévision-cinéma Au travail, rassemblé par le responsable de l’unité de fiction d’Arte GEIE Andreas Schreitnauller, que Ressources humaines (Le Monde Télévision 9-10 janvier 2000, Article « Cinq fictions, un thème : le monde du travail » de Thérèse Marie Deffontaines).
9 Libération, 19 juin 2000, Muriel Gremillet dans « Top modèle à l’usine » fait une critique rapide mais fort juste d’un film qui exploite le filon ouvrier dans une perspective de consensus.
10 « À la poursuite du bonheur : les ouvriers dans le cinéma français des années 1990 », Les Cahiers de la Cinémathèque, n° 71, janvier 2001, pp. 70-72.
11 Le bonheur est dans le pré approcha les 5 millions de spectateurs en salle, Golden boy n’atteignit pas les 100 000.
12 Cette absence d’interlocuteur, génératrice de nouveaux mouvements sociaux, est bien évoquée dans le cahier Emploi de Libération n° 6021, 28 septembre 2000.
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