L’opposition à l’Empire dans l’Hérault (1852-1870)
p. 265-276
Texte intégral
1Dans les années qui suivent la répression de la résistance au Coup d’Etat du 2 décembre 1851, l’opposition au gouvernement impérial est le fait dans l’Hérault des deux courants extrêmes, légitimistes à droite, républicains à gauche. Des orléanistes, il ne subsiste que quelques personnalités issues souvent du catholicisme libéral. Elles n’ont aucune influence en matière électorale. Sous la Monarchie de Juillet, les orléanistes étaient surtout des notables protestants. En 1858, le procureur-général affirme qu’ils sont devenus en général « républicains ou libérâtres », et que d’autres viennent à l’Empereur. Le ralliement le plus marquant a été, dès 1852, celui de David-Jules Pagézy, le maire de Montpellier durant tout l’Empire1. Les grands manufacturiers et autres fabricants, conservateurs sous Louis-Philippe, se sont ralliés sans peine au nouvel ordre des choses. Quant aux républicains, les plus modérés d’entre eux se sont eux aussi ralliés. L’espèce est donc devenue « excessivement rare », et, en 1857, le préfet Gavini affirme que les adhérents de ce pari ont « les opinions les plus avancées »2. C’est à une opposition vigoureuse, tant à droite qu’à gauche que le régime impérial doit faire face. Quelle est son implantation selon les régions et les milieux sociaux ? Quels sont ses moyens d’action ?
2Les légitimistes sont pratiquement absents de l’arrondissement de Lodève3 où ils n’ont aucune influence. Le peu d’adhérents qu’ils y comptent est, de plus, fort tiède. À Clermont, où les démocrates sont nombreux, les quelques notables légitimistes marchent avec le gouvernement par un réflexe de défense sociale que l’on rencontre partout où le parti n’a pas de profondes racines populaires. Si l’on met à part le canton de La Salvetat, où la population est d’ailleurs plus conservatrice et amie de l’administration que réellement légitimiste, il n’existe dans l’arrondissement de St-Pons, en fait de légitimistes que « des chefs sans soldats »4. La situation est différente dans les deux autres arrondissements. Dans celui de Béziers, les légitimistes ont quelque influence dans le canton de Servian5, à Bédarieux, à Pézenas, à Capestang et à Montagnac. Le canton de Roujan n’aurait compté en 1858 que trois familles légitimistes. À Béziers, les racines populaires manquent6, de même que dans le canton de Murviel. Aux élections législatives de 1863, dans la seconde circonscription (Biterrois et Basse Vallée de l’Hérault), M. de Margon n’obtient que 1 684 voix contre 4 997 au démocrate et 20 408 au candidat de l’administration. C’est dire que, dans l’arrondissement, l’influence légitimiste, limitée à un petit nombre de communes, ne représente, sur le plan électoral, qu’une force d’appoint. Le bastion du légitimisme, comme sous les régimes précédents, demeure l’arrondissement de Montpellier. Pourtant, le recul est net dès 1858 dans le canton de Castries où les adhérents sont peu nombreux et dont le conseiller général n’est autre que David-Jules Pagézy. Mais la présence des protestants maintient les catholiques dans l’obédience légitimiste dans les cantons de Lunel et de Ganges où le parti est encore fort dans la ville, et dominant à St-Bauzille de Putois, Brissac et Laroque. L’opinion légitimiste est dominante ou forte dans les cantons des Matelles, St-Martin-de-Londres, et même Claret. C’est le second canton de Montpellier – où se trouve Pignan – qui est la place forte du parti. Il ne fait cependant pas de doute que son influence ait décliné dans la ville de Montpellier où le baron de Larcy, en 1869, ne rassemble que 30 % des votants. Dans les cantons de Frontignan et d’Aniane, l’impact électoral des légitimistes est encore plus faible.
3Ce qui caractérise l’évolution du recrutement social des légitimistes, entre 1850 et 1870, c’est l’affaiblissement de son influence dans les milieux populaires, tout particulièrement à Montpellier. En 1854, le préfet reconnaît que le parti « possède à Montpellier une force considérable tant dans les classes inférieures, dont le fanatisme est sans cesse entretenu par une propagande sourde, que dans les rangs élevés de la société où il compte quelques grandes fortunes et des chefs militants »7. Plusieurs cantons comptent quelques familles propriétaires de grands domaines ce qui leur assure une influence sociale, amoindrie souvent cependant par la non-résidence. Ainsi, à Olonzac, le conseiller général De Laur a 700 000 F de revenus mais il réside à Carcassonne. C’est Montpellier, puis Béziers qui sont cependant les lieux de rendez-vous de la plupart des propriétaires absentéistes. On compte parmi eux des aristocrates mais aussi plusieurs représentants de la bourgeoisie. Dans la partie occidentale du département les principaux de ces notables, outre De Laur, sont Ernest du Lac, conseiller général et maire de Cazouls-lès-Béziers8 ; le comte de Margon à Margon, le vicomte de Raynaud à La Salvetat, les de Bonne et de Bêne à St-Pons ; à Servian, les de Rascas et de Barrès ; à Pézenas autour du marquis de Grasset, ancien député, se trouvent les de Juvenel et de Vignamont, ce dernier président d’une société de Secours Mutuel ; à Montagnac, les d’Alzon et de Puységur ; à Bédarieux le riche fabricant de draps Alexandre Vemazobre-Lavit, conseiller général et son neveu Bernadou dont les frères sont, l’un évêque de Gap, l’autre colonel du génie ; à Capestang, le vicomte de Rodez-Bénavent, propriétaire à Montouliers et frère du conseiller général de Ganges ; à Cruzy Alexandre Andoque, résidant au domaine de Sérièges ; à Béziers enfin, deux grands propriétaires, de Rigaud et de Montai – celui-ci très considéré –, le président de la société de St Vincent-de-Paul, de Portalon, influent sur le clergé, Eugène Coste, négociant en draps à Bédarieux. On compte encore l’abbé Augustin Reboul, le curé de La Madeleine, riche et influent. Quant au maire, Hippolyte Lognos, un filateur de soie, il n’est rallié à l’Empire qu’en apparence.
4Dans l’arrondissement de Montpellier, le canton de Ganges est sous l’influence du comte Léon de Rodez-Bénavent, celui de St-Martin-de-Londres du comte Amédée de Ginestous et de son fils, le très entreprenant vicomte Fernand. Ce dernier, comme le comte de Rodez, est une autorité reconnue dans tout le département. Les de Girard conservent de l’influence dans le canton des Matelles. Le conseiller général de St-Martin-de-Londres, François-Achille-Joseph Duffour, résidant à La Vernède, est un ancien magistrat ; à Lunel et dans le canton, Théophile de Brignac et le négociant Pierre Chevalier sont les chefs du parti. C’est à Montpellier que résident la plupart de ces notables. On y trouve encore les de Saint Juery, les conseillers à la Cour, Gilbert de Massillian – d’une vieille famille de la ville – Henri de Froment, de Robernier, les avocats Rouch, Amédée Poujol et Félix Dupin, le juge Fulcrand-Raymond Caizergues ; d’autres magistrats, les deux Esperonnier, le président Auguste Duffour ; Antoine Duportal, le directeur de l’École de Pharmacie. À Sète, les chefs du parti sont les négociants Bencher, Bresson et Fournaire. Propriétaires sur le Larzac, les Pégairolles de Saint-Maurice vivent aussi à Montpellier.
5Les familles de l’aristocratie sont légitimistes par tradition mais ne sont pas toujours les plus ardentes. Avant que n’éclate la Question romaine, les préfets de l’Empire, Costa et Gavini réussirent à provoquer des ralliements, au moins à entretenir des « rapports convenables »9. Le maire de Lunel, Charles Bézard, se rallie, I’archiprêtre Durand de Béziers, les professeurs J.-Louis Estor et Étienne Bouisson, le conseiller général de Montagnac, François Rey de La Croix -50 000 F de revenus – « surtout partisan de l’ordre », font de même. En janvier 1858, le préfet se félicite de ce qu’on ait remarqué, au bal de la Préfecture, la présence des principales familles légitimistes, jusqu’aux de Ginestous et de Rodez-Bénavent10. En 1853, sur les 48 légitimistes jugés « dangereux » à Montpellier, 7 seulement appartiennent à l’aristocratie, contre 17 à la bourgeoisie11. En 1866, le procureur-général restreint la place des légitimistes, dans la ville de Montpellier, à celle d’une « coterie, se composant de quelques grands propriétaires vivants entre eux, mais dont l’opinion est moins souvent une conviction héréditaire qu’une sorte de vernis aristocratique destiné à vieillir des parchemins trop récents. L’hostilité de ce petit groupe est d’ailleurs fort inoffensive ; à peine quelques familles prenant prétexte des affaires de Rome, s’abstiennent-elles les jours de bal officiel, de paraître dans les salons de la Préfecture, tandis qu’elles vont aux fêtes de la division militaire. Rien n’est donc sérieux dans ces petites manifestations d’un parti impuissant et fort restreint »12. Ces remarques témoignent, une fois de plus, du déclin du parti durant l’Empire, malgré l’aliment politique fourni par les affaires italiennes. Le recul serait important dans les milieux populaires et parmi les jeunes générations. Dès 1857, le procureur-général note qu’à Montpellier « la plèbe légitimiste est en grande partie passée au camp de la démagogie »13. En juin 1870, la police signale que les légitimistes cherchent à faire des recrues parmi « les ouvriers influents »14. En fait toute audience populaire n’est pas perdue. La campagne électorale menée par MM. de Larcy et de La Prunarède en 1869 l’atteste. Les ouvriers représentent souvent la moitié de l’assistance lors des réunions. Surtout à Montpellier et dans les villages environnants, ainsi qu’au contact des protestants – comme à Ganges ou Lunel – le légitimisme conserve de nombreux adhérents dans le petit peuple, mais plus encore peut-être parmi les femmes que parmi les hommes. Cependant dans les campagnes, comme dans les villes, les jeunes ont tendance à s’éloigner. Fils de « blancs », devenus, grâce à la prospérité et à la vigne, petits propriétaires, bien des jeunes sont maintenant opposés aux « Messieurs »15.
6De quels moyens d’action disposent les légitimistes ? Il faut noter tout d’abord leur manque d’organisation. À proprement parler, il n’existe pas de « parti » mais des personnalités qui ont leur clientèle. Depuis décembre 1851 et jusqu’en 1868, il n’existe aucun journal local défendant le principe monarchique. C’est à partir de mai 1868, que commencent les collectes pour la fondation d’un nouveau journal, L’Union Libérale16. C’est là le sursaut des extrémistes du parti qui n’hésitent pas à préconiser l’entente électorale avec les républicains pour abattre l’Empire ; qui considèrent que la royauté est d’essence populaire, fondée sur le consentement de nombreuses générations plus que sur le droit divin. Mais cette orientation qui rappelle les tentatives de la « Montagne Blanche » sous la Seconde République, suscite des divergences. Finalement, le journal ne sera que L’Union Nationale (juillet 1868) dont le préfet – mauvais prophète en l’occurrence – prédit qu’il ne survivra pas à la période électorale en raison de ses difficultés financières17. Entre 1852 et 1868, l’action des légitimistes a connu deux étapes. Jusqu’en 1858, elle est languissante18. Influents jusqu’au 2 décembre 1852 dans les conseils municipaux et les assemblées départementales, les légitimistes se sont retirés en grand nombre au moment de la proclamation de l’Empire. Puis, pour conserver leur influence, on les voit chercher à se rapprocher de l’administration. Le préfet, en octobre 1858, les accuse de « manœuvrer surtout pour dominer dans les commissions charitables »19. Incontestablement ils exercent par ce moyen une certaine action sur les plus pauvres. Les conférences de St Vincent-de-Paul auraient été pour eux, ici comme ailleurs en France, un moyen de propagande politique. De là, la réaction des autorités et l’accent mis sur l’organisation de sociétés de secours mutuel. De fait, on trouve comme membres des Conférences des de Ginestous, de La Prunarède, de Massillian, Duffour, Vernhettes, Grollier. De même, les confréries des Pénitents, dont les officiers sont souvent des nobles mais qui recrutent essentiellement parmi les ouvriers et les cultivateurs, sont suspectes de cacher des arrière-pensées politiques20. Plus importante est sûrement la pression sociale, l’influence de la fortune et de la position. En 1869, le maire de Mauguio dénonce l’action menée dans les campagnes et le village par les grands propriétaires forains – les de Lorton, de La Prunarède, de Saint-Maurice, de Roquefeuil, etc. – en faveur de M. de Larcy. « Ils occupent à eux seuls, écrit-il, plus de cent domestiques. »21 Mais il convient de noter que la grosse majorité des travailleurs de la terre est soustraite à l’influence directe des propriétaires du fait qu’il s’agit d’ouvriers ne vivant pas sur l’exploitation et travaillant à la journée. Importante est, sans nul doute, l’adhésion librement donnée qui est le fruit de traditions familiales. Mais la venue en masse de travailleurs immigrés affaiblit sans cesse le poids de ce comportement. Reste l’aide que les légitimistes ont trouvé dans l’appui du clergé en se présentant comme les défenseurs de la religion et, à partir de 1860, du pouvoir temporel du Pape. Cette politique ne pouvait avoir de résultat que là où les populations acceptaient d’être guidées par leurs prêtres. Les élections de 1863, et surtout de 1869, montrèrent que l’audience du parti était fort limitée. Mises à part quelques communes de l’arrondissement de Montpellier, la vraie lutte se passa entre les républicains et les partisans du régime impérial.
7En 1870, l’opinion publique héraultaise dans sa grande majorité considère le légitimisme comme une force désuète. Le courant vers les idées libérales profite avant tout aux républicains.
8L’opposition républicaine et socialiste – les socialistes sont républicains mais tous les républicains sont loin d’être socialistes – n’a cessé de se manifester dans les premières années de l’Empire. Elle s’est affirmée de nouveau avec virulence à partir de 1865 et surtout 1866. La « gauche » est présente dans toutes les villes à des degrés divers, mais dans les campagnes, elle n’a d’importance que dans la plaine littorale de Marsillargues à Marseillan ; dans certaines localités de la Vallée de l’Hérault, comme Paulhan ; dans les centres manufacturiers des Vallées du Jaur et de l’Orb et, surtout, dans le Biterrois. La carte de la résistance au Coup d’Etat demeure le reflet fidèle de l’opposition avancée. À cela, rien d’étonnant, étant donné les rancœurs qui subsistent partout où la répression a frappé. Pourtant de 1855 à 1865, pendant une dizaine d’années au moins, les manifestations de cette opposition sont rares, ce qu’il faut attribuer à la désorganisation qui a suivi l’insurrection ; à la fermeté de l’autorité ; à la désaffection partielle provoquée par la prospérité économique et peut-être aussi à l’arrivée de « gavachs » qui n’étaient pas porteurs des mêmes ressentiments contre le pouvoir impérial. Le préfet signale bien une « effervescence socialiste » dans quelques localités en 185 622 ; suspend en 1858 un maire coupable d’avoir délivré un certificat de complaisance23. Le parquet prononce bien quelques condamnations pour cris séditieux la même année24. Ces incidents sont de peu d’importance. Il est toutefois remarquable de constater que, mis à part Montpellier et Sète, ils concernent tous les régions occidentales. C’est pour les élections municipales de 1865 qu’on voit reparaître dans quelques communes de l’arrondissement de Béziers, à Narbonne et dans plusieurs points du département des Pyrénées-Orientales les « hommes de la démocratie socialiste ». Ils entrent même en majorité dans quelques conseils25. En septembre 1865, Floquet, déjà candidat à Béziers en 1863, était venu visiter la région, « allant d’une commune à l’autre » durant six jours. Le mouvement républicain se réorganisait. L’année suivante le procureur-général montrait le contraste qui existait entre l’impuissance du parti légitimiste et les progrès de la « démocratie avancée » dans l’arrondissement de Béziers26. En novembre 1866. on signalait le grand nombre des adhérents républicains dans le canton de Clermont-1’Hérault. En février 1867, on arrêtait à Capestang deux jeunes gens qui chantaient la Marseillaise. Les élections pour les conseils généraux étaient l’objet d’une lutte serrée dans le canton de Mauguio où le républicain Bonnet s’opposait au candidat officiel Espéronnier27. En décembre 1867, le préfet note que « le parti démagogique lève la tête dans l’arrondissement de Béziers : c’est là qu’il est le plus actif et le plus audacieux »28. Les élections de 1869 montrèrent que les républicains étendaient leur influence bien au-delà du seul arrondissement de Béziers. Dans un grand nombre de communes le candidat de l’opposition de gauche devança le candidat du gouvernement ou le suivit de près.
Partie orientale du département | Voix républicaines | Voix Gouvernement |
Lunel | 579 | 472 |
Marsillargues | 695 | 88 |
Lansargues | 358 | 96 |
Sète | 4 183 | 879 |
Ganges | 429 | 462 |
Lodévois et Montagne Noire | ||
Lodève | 1 829 | 709 |
Clermont | 552 | 581 |
Bédarieux | 739 | 357 |
Graissessac | 132 | 47 |
Basse Vallée de l’Hérault et Biterrois | ||
Caux | 282 | 215 |
Alignan | 220 | 120 |
Pézenas | 856 | 179 |
Marseillan | 860 | 252 |
Montblanc | 304 | 83 |
Capestang | 439 | 351 |
À Marseillan pour la collecte du procès Baudin il y eut 800 souscripteurs.
9La grande force du parti républicain, en même temps d’ailleurs que le danger qu’elle représentait pour sa cohésion interne, tient dans les progrès réalisés dans les milieux populaires. Les états-majors bourgeois – les médecins, tels Vernhes et Perréal de Béziers, Ronzier-Joly de Clermont, les avocats, etc. – vont disposer de troupes de plus en plus nombreuses. Depuis longtemps des tonneliers figurent parmi les militants les plus actifs. Ceux de Sète évoluent rapidement vers la gauche dans les dernières années de l’Empire. À Béziers, en 1863, le sous-préfet écrit « Le parti socialiste se met en mouvement. Les tonneliers, cordonniers, tanneurs, casseurs, voteront ensemble pour le candidat de l’opposition »29. Les progrès furent plus lents à Lodève mais la situation est claire en 1869 : « Les populations ouvrières subissent complètement l’influence du parti républicain »30. Un renfort puissant lui est venu avec les employés de chemins de fer dont « les principes politiques sont détestables », quel que soit le grade. Le préfet explique ce fait par le recrutement de jeunes gens qui sont, soit des anciens sous-officiers mécontents, soit des déclassés, sans parler de ceux qui ont des antécédents politiques31. Aux élections de 1869 à Sète, parmi les ouvriers du chemin de fer, sur près de 600 électeurs, 50 au plus auraient voté pour Coste-Floret32. Au début de l’année 1870, ces progrès paraissent irrésistibles. Pour le procureur-général « les aspirations les plus générales, au sein des jeunes générations et de la population ouvrière, ne s’arrêtent assurément pas aux bornes de l’Empire parlementaire. On ne les accepte qu’à titre provisoire, comme une transition pouvant préparer une transformation plus radicale... Le parti révolutionnaire a fait depuis quelques années de si manifestes progrès que pour lui résister ce n’est pas trop du concert de toutes les forces saines du pays »33. Et le commissaire de police de Mauguio de manifester son étonnement : « La situation des ouvriers est très satisfaisante, mais malgré ce, leurs opinions tendent vers le socialisme »34. C’est l’accession à la petite propriété qui renforce les idées égalitaires, démocratiques35. C’est bien là, dans les campagnes, l’une des raisons fondamentales du progrès de l’idée républicaine. On ne peut oublier non plus l’influence du déracinement : les milliers d’immigrants, descendus dans la plaine et astreints à un rude labeur pour s’élever dans l’échelle sociale, rompaient avec les traditions de leur terroir originel et devenaient réceptifs à d’autres idéologies. De quels moyens disposaient les républicains pour propager la leur ? De presse il ne fut pas question avant février 1869 avec les débuts de La Liberté. Auparavant, républicains et socialistes – qui se confondent alors, et ici plus qu’ailleurs, dans la mesure où les républicains modérés sont fort rares – disposent tout d’abord d’un capital de traditions révolutionnaires, périodiquement renouvelé depuis 1789. Il existe des familles de traditions « rouges » comme il existe une tradition « blanche ». Et la répression de décembre 1851 a fortement accentué les différences, a accru ce capital de nouveaux et précieux souvenirs, a ravivé une mystique que l’idéalisme des proscrits, tous hommes de 1848, renforce encore. La République est déjà une religion pour bien des hommes en Biterrois sous le Second Empire. Pour entretenir cet idéalisme républicain, il faut peu compter sur les sociétés secrètes, dissoutes en 1851 et dont on pourchasse depuis les survivants. Cependant elles paraissent s’être reconstituées peu à peu lorsque l’autorité s’est faite plus clémente36. Reste l’action des colporteurs, de quelques instituteurs – très souvent protestants37 – des commissionnaires en vins, et plus encore des déportés rentrés. Au 16 août 1859, 800 grâces avaient été accordées, dont celles de 319 déportés. Leur retour va donner une vigueur nouvelle au mouvement en lui rendant des chefs et plus encore en donnant des modèles, qui seront entourés de l’estime publique38. Le théâtre de la propagande républicaine, c’est avant tout le cabaret, « rendez-vous des socialistes » et méritant une surveillance stricte39. Avec la prospérité viticole, les débits de boisson se multiplient. Les hommes de tout âge y affluent et, l’habitude prise, continuent de les fréquenter, même lorsque la situation économique et sociale se dégrade. On y passe sa soirée et il est « hors de toute contestation » que du point de vue social, ces réunions favorisent le « progrès des passions socialistes anti-religieuses et anti-gouvernementales »40. Comment se manifeste, en dehors des élections, l’existence de l’opposition de gauche ? Républicains et socialistes saisissent l’occasion des obsèques d’un des leurs pour se rassembler. C’est la forme la plus habituelle du culte rendu aux devanciers. Il en est d’autres. Ainsi, en 1860, l’autorité refuse l’érection d’une statue sur la tombe du républicain Aristide Ollivier, tué en duel à Montpellier en 1851 par Fernand de Ginestous41. Il est périlleux, avant les dernières années, de fronder ouvertement. Pourtant le 23 avril 1863, au théâtre à Béziers, où le 4e Hussard, qui occupait la ville en 1851, vient d’être assigné en garnison, un officier est hué durant l’entracte : on crie « À bas le lorgnon »42. Il y a encore les faux bruits mis en circulation, ou les écrits destinés à frapper l’imagination populaire.
10Ainsi ce document cabalistique, saisi à Montpellier en mars 186643.

11Chez les socialistes, l’appui est donné aux grèves ouvrières qui éclatent au sein des corporations où l’action politique est la plus développée. En 1869, paraît enfin un journal républicain La Liberté44. C’est alors qu’éclatent les contradictions internes qui existaient dans le parti45. À La Liberté de plus en plus hostile aux socialistes, s’opposent, à partir de juin 1870, Les Droits de l’Homme de A. Ballu et Jules Guesde. La tendance est « radicale » et socialement avancée46. En novembre 1869, lorsque sont connus les résultats des élections à Paris, « le parti démagogique n’a pas déguisé sa joie. Il espère le bouleversement et la République. »47
12Incontestablement, en 1870, l’opinion publique dans l’Hérault a évolué vers le libéralisme et la démocratie. La jeunesse et les milieux ouvriers des villes, mais aussi de nombreuses communes viticoles, aspirent à de profondes transformations qui sont contenues dans le programme des républicains : liberté, instruction – que l’on veut laïque, gratuite et obligatoire, avec le protestant Th. Serres, fondateur de la section de la Ligue de l’Enseignement48 –, décentralisation. L’anticléricalisme et l’antimilitarisme sont aussi des thèmes largement répandus par les jeunes républicains. Leur audience s’étend largement au-delà des villes. Quant aux légitimistes, ils défendent « la religion, la famille, la propriété ». Ce sont des hommes d’ordre mais il existe parmi eux une tendance favorable à la liberté : libertés communales par la décentralisation – thème cher aux légitimistes que celui des droits des provinces en face de Paris – ; liberté individuelle, liberté de presse, liberté religieuse et de l’enseignement ; droits des familles, amélioration progressive du sort des classes laborieuses – les légitimistes n’offrent rien de bien nouveau par rapport à 1848. En 1870, ils paraissent en position de défense et non de conquête. L’évolution générale des esprits dans le département ne favorise pas une influence que le défaut d’organisation du « parti » ne permettrait guère au surplus d’exploiter. Il n’était pas très difficile, dans ces conditions, de prévoir qui allait profiter de la décomposition des forces qui appuyaient l’Empire.
Notes de bas de page
1 Juillet 1858, AN BB 30.380.
2 Avril 1857, AN Fl CIII 9.
3 AD Hérault, 39 M 225, rapport de janvier 1859.
4 Rapport du sous-préfet, 1859, AD Hérault, 39 M 228.
5 « Par une exception fort rare dans l’Hérault, le parti légitimiste a une certaine prédominance à Servian, où les dernières élections municipales se sont faites sous son influence » écrit le préfet le 6 nov. 1865, AN Fl CII 15. En 1858, aux élections cantonales, De Crozals obtient environ 28 % des voix, AN BB 30-380.
6 Aux élections municipales de 1863, les légitimistes n’obtiennent que 563 voix contre 1 400 aux démocrates et 2 700 aux conservateurs.
7 Mars 1854, AN Fl CIII 9.
8 Bien que possédant 350 000 F de revenus, son influence est jugée médiocre, cf. AD Hérault, 39 M 220, notices individuelles (1854).
9 Gavini, avril 1857, AN Fl CII 9.
10 « Je recevrai trois fois par an en hiver » ajoute-t-il, espérant favoriser par là les ralliements, « autant que le petit commerce ». AN Fl CIII 15.
11 A D. Hérault, 39 M 227.
12 14 avril 1866, 1N BB 30-380.
13 Juillet 1857, rapport sur les élections, AN BB 30-380 (3).
14 AN Fl CIII 9.
15 « Il y a de moins en moins de légitimistes dans le peuple : les jeunes veulent être de leur temps... encore quelques années et le légitimisme ne sera plus qu’un souvenir ! » Le procureur-général, juillet 1858, AN BB 30-380.
16 AN Fl CIII 9.
17 Octobre 1868, AN Fl CIII 9.
18 « Les légitimistes sont peu entreprenants », Rapport du sous-préfet de Béziers, nov. 1854, AN Fl CIO 15.
19 15 octobre 1858, AN Fl CIII 9.
20 Rapport du 15 octobre 1858, AN Fl CIII 9.
21 AD Hérault, 15 M 24.
22 Juillet 1856, à Capestang, Nissan, Nézignan-l’Évêque, St-Thibéry et Pézenas, AN Fl CIII 9.
23 En mars 1858, le maire de Vailhan (Haut-Biterrois).
24 Juillet 1858, à Montpellier, Sète, Béziers, Villeneuve-lès-Béziers, Vailhan et Cébazan, AN BB 30-380.
25 Le procureur-général, 11 oct. 1865, AN BB 30-380.
26 Rapport du 14 avril 1866, AN BB 30-380.
27 « Les hommes d’opinions avancées sont nombreux à Mauguio et Lansargues ». 3 juillet 1867, AN BB 30-380.
28 AN Fl CIII 15.
29 A.D. Hérault. 15 M 18.
30 Juillet 1869, le sous-préfet. A.D. Hérault, 39 M 244.
31 Janvier 1859, AN Fl CIII 15.
32 A.D. Hérault, 39 M 244.
33 Rapport du 22 janvier 1870, AN BB 30-390.
34 Février 1870, A.D. Hérault, 39 M 247. Il nous paraît donc absolument erroné de fonder sur la thèse de la paupérisation, les progrès de la République, et du socialisme sous l’Empire, cf. D. Cauquil et S. Reneau, Le Mouvement Républicain dans l’Hérault, DES d’Histoire, Montpellier, 1969.
35 De là à un socialisme véritable il y a un abîme à franchir : c’est toute l’ambiguïté du socialisme méridional sous la IIIe République.
36 En juillet 1858, le préfet affirme qu’il existe « de nombreux affiliés aux sociétés secrètes ». AN Fl CIII 9.
37 Ce qui n’a pas toujours été assez remarqué.
38 Un exemple de cette importance du souvenir : le 29 décembre 1862, madame Moulinier, veuve d’un ancien déporté politique, illumine brillamment la façade de sa maison pour célébrer le dixième anniversaire de l’arrestation de son époux. Rapport du commissaire de police de St-Gervais, AN Fl CIII 15.
39 Le préfet, juillet 1858, AN Fl CIII 9.
40 Comme le note, le 12 octobre 1866, le procureur-général, AN BB 30-380. Incontestablement il faut citer aussi l’influence de certaines loges maçonniques. Ainsi à Béziers.
41 Le ministre autorise l’érection d’un buste, à condition qu’il n’y ait pas de manifestation politique, sept. 1860, AN Fl CIII 15.
42 Le sous-préfet demande qu’une autre garnison soit assignée au régiment. Le Ministère de la Guerre répond sèchement que si le régiment part, aucun autre ne le remplacera, avril 1863, AN Fl CIII 15.
43 Transmis par le préfet au Ministre de l’Intérieur, AN Fl CIII 15.
44 Il est question du journal lors de la venue de J. Simon en septembre 1868. Le premier numéro sort le 1er mai 1869. C’est une création de la bourgeoisie de gauche : les avocats Bourrely et Charamaule, le protestant Pomier-Layrargues, le docteur Toussaint Bertrand.
45 Jules Guesde, âgé de 24 ans, entre comme rédacteur au journal en juillet 1869, mais il passe aux Droits de l’Homme en janvier 1870, cf. Arzalier, Trois ans de journalisme d’opposition dans l’Hérault (1869-1871) : Jules Guesde à Montpellier, DES Montpellier, 1962.
46 Le journal paraît sous la caution de Delescluze, Barbès et Cluseret.
47 Le préfet, novembre 1869, AN Fl CIII 9.
48 L’idée de Ligue est lancée par Oustrin de Pézenas et le Dr. Caisso de Clermont. Serre a fondé une « Caisse de l’enseignement démocratique » chargée de répandre les journaux démocrates. Il y eut des sections à Baillargues, Lansargues, Loupian, Poussan, St-Just, Alignan, Lodève.
Auteur
-
Gérard Cholvy
Université Paul Valéry Montpellier III.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les monarchies espagnole et française au temps de leur affrontement
Milieu XVIe siècle - 1714. Synthèse et documents
Jean-Pierre Dedieu, Gilbert Larguier et Jean-Paul Le Flem
2001
La désorganisation
Contribution à l’élaboration d’une théorie de la désorganisation en droit de l’entreprise
Muriel Texier
2006
Le Livre Vert de Pierre de la Jugie
Une image de la fortune des archevêques de Narbonne au XIVe siècle. Étude d’une seigneurie
Marie-Laure Jalabert
2009