De révoltes en « années admirables » : les Comtés pendant la période moderne
p. 215-229
Texte intégral
1Trois révoltes, deux « années admirables », un traité, scandent l’histoire des Comtés entre 1462 et 1789, déterminent les bornes et forment les saillies d’une modernité au cours de laquelle leur destin bascula. Il ne s’agit pas ici de revenir sur ces événements, suffisamment connus ; simplement, en reprenant leur enchaînement, de rappeler leur signification exemplaire dans l’Europe moderne.
2Rien ne laissait soupçonner l’ampleur ni le caractère irréversible de la fracture qu’ouvrait le traité de Bayonne signé le 9 mai 1462 par Louis XI et le roi d’Aragon. Leur accord pouvait paraître comme de pure circonstance, n’être qu’un engagement monnayé d’assistance militaire. Les maladresses de Jean II, comme les artifices de Louis XI, révèlent plus qu’ils ne les déterminent la conjonction entre la vigilance sourcilleuse du pays catalan fort de ses Usatges, l’incertaine agrégation des royaumes d’Espagne, et les visées françaises qui n’ont pas cessé de se manifester au cours de la première moitié du XVe siècle en dépit de la guerre anglaise. L’événement-origine à partir duquel tout s’enchaîne est la mort sans héritier du roi Martin Ier l’Humain, plus encore le Compromis de Caspe de 1412 où un cadet de la maison de Castille fut préféré à d’autres candidats, notamment au comte Jean d’Urgel d’une branche cadette de la maison comtale de Barcelone à qui aurait dû revenir la couronne. Un collège de commissaires désignés attribua le pouvoir, fait unique en son temps qu’explique l’ancienneté des Corts, le fonctionnement régulier de cette assemblée représentative, les constitutions conquises, et qui rend compte de l’extrême sensibilité à toute atteinte aux droits acquis ainsi qu’au contrat qui liait le comte-roi à ses sujets. Le Compromis de Caspe représente l’instant de gloire ainsi que le dernier acte pleinement souverain des Corts et de ce que l’on a appelé ultérieurement, non sans raison, l’État catalan.
3Opter pour les Trastamare revenait à choisir une autre culture du pouvoir. Ceux-ci épousèrent malgré tout dans un premier temps la politique méditerranéenne de leurs prédécesseurs. Au creux de la dépression du XVe siècle, Alphonse IV fut un autre Conquérant qui raviva et porta à son sommet la dynamique de l’expansion territoriale catalano-aragonaise. Politique traditionnelle, coûteuse, ignorante des puissants mouvements qui entraînaient la péninsule ibérique du nord vers le sud et la Méditerranée de l’est vers l’ouest, et décalée par rapport à eux. La crise se noue à la mort du Magnanime. Jean II son frère lui succède. Il n’avait pas manifesté jusque-là un grand respect à l’égard des constitutions, des Corts et de la Généralité. Son conflit avec son fils aîné, la violation des constitutions qui défendaient de séparer les Comtés de la principauté de Catalogne, le non-respect de la promesse faite de n’entrer dans le pays qu’avec l’accord de ses sujets, suscitèrent de vives protestations et des actes immédiats. La Généralité le proclama ennemi de la nation, décréta sa déchéance, lui chercha un successeur. La « Révolution de 1462 » est une réaction de défense des libertés catalanes, conservatrice au sens littéral du terme. Le souverain ne respectait pas les usages ? Les Corts rappelaient avec éclat où était la source du pouvoir et les conditions de son exercice. Le différend entre ses sujets et le comte-roi s’apaisera seulement lorsqu’il jurera de respecter les privilèges de la Catalogne. Perpignan occupée par les Français ouvrira ses portes au cri de « Arago, Arago », mais devra en payer le prix en subissant un siège douloureux où elle gagnera le titre de « fidélissime ville ».
4La seconde révolte, « la Révolution de 1640 », près de deux siècles plus tard, eut une tout autre ampleur, survint au plus fort de la guerre de Trente Ans, le plus ample conflit que connut l’Europe moderne. Elle ne fut pas un événement isolé puisque l’Espagne dut bientôt faire face à d’autres soulèvements, au Portugal, dans le royaume de Naples ensuite. La guerre a une responsabilité directe dans le déclenchement des troubles, révèle surtout des tensions et des frustrations accumulées de longue date. Était en cause principalement la politique du tout puissant ministre Olivarès, hostile aux particularismes, qui voulait que d’autres provinces supportassent les charges de la Castille. Par-delà les circonstances, le ressort profond de la révolte était le même qu’en 1462. Il s’agissait de refuser les violations des constitutions.
5Les cris des émeutiers « Viafora » (dehors) et « Visca la Terra » (vive le pays ; ou mieux, vive la patrie), s’adressaient tout autant aux autorités madrilènes qu’à la soldatesque. Ils expriment un rejet en même temps qu’une communion, au sens religieux du terme, dans ce qui est l’être du pays : moins un territoire qu’une communauté d’hommes qui entendait être reconnue ; moins une addition d’individus qu’une identité incarnée par les constitutions – textes et ensemble de règles qui s’imposaient à tous et fondaient les relations avec les autres pouvoirs – ; moins un corps aux intentions autonomisantes ou séparatistes qu’une entité souveraine à laquelle un monarque ne pouvait dicter sa loi, fut-il ceint de plusieurs couronnes. Sentiment puissant, d’évidence, bien qu’inexprimable, simple et complexe à la fois, viscéral et incorporel, qui relevait de l’immédiateté comme de l’absolu. Aussi, les négociations engagées par les représentants de la Généralité avec l’adversaire principal de l’Espagne, l’accord conclu à Péronne le 19 septembre 1641 où Louis XIII devenait comte de Barcelone, furent-ils considérés comme des actes de traîtrise. C’est regarder les choses de l’extérieur, oublier les débats sur la nature et l’exercice du pouvoir qui agitaient l’Europe alors, les malaises et les conflits ouverts qu’ils suscitaient à peu près partout, ne pas saisir la constance de l’attitude des représentants catalans prêts à se ressaisir de la souveraineté lorsqu’elle était bafouée par son dépositaire – en ce sens la Généralité précède le parlement anglais. Il ne s’agissait pas d’une trahison ni d’un opportunisme léger, mais d’un acte de libre arbitre, assumé, pour sauver son intégrité et son être. Décision difficile à endosser et à faire comprendre dans une Europe profondément divisée, où la victoire n’avait pas encore choisi son camp. Encore fallait-il être en position de faire respecter les termes de l’accord. On voit ici l’abîme qui sépare 1640 de 1462. Au milieu du XVe siècle, le souverain était prestement déclaré ennemi de la nation, puis déchu. Deux siècles plus tard, la Généralité s’offrait, pensant avoir obtenu des garanties suffisantes. Mais les monarchies étaient autrement plus puissantes et les intérêts dictaient leur loi ; d’autant que la mort prématurée de Pau Claris, au moment le plus décisif qui nécessitait clarté d’esprit et main ferme, créa un vide irrémédiable. L’issue vint de la guerre et de la négociation entre Etats où les compétences historiques de Pierre de Marca firent autant sinon davantage que les armes sur le champ de bataille. Le pays catalan fut réduit au rang de spectateur impuissant de sa partition. La Révolution de 1640 se solda ainsi par un échec douloureux.
6La troisième révolte intervint au moment de la guerre de Succession. Une politique matrimoniale habile avait fait accéder les Habsbourg au trône d’Espagne et à l’imperium mundi ; des unions consanguines répétées les épuisèrent. On sait les hésitations de Charles II qui n’avait pas de descendance mâle, l’attente de l’Europe, les tractations secrètes auxquelles avait donné lieu la Succession depuis près d’un quart de siècle, le testament tardif du souverain en faveur des Bourbons, l’acceptation de Louis XIV, ses initiatives qui furent reçues comme autant de provocations, la mise sur pied des coalitions et la déclaration de la guerre. L’Espagne, spectatrice, subit largement les événements. C’est pourquoi, contrairement aux deux premières révoltes qui avaient éclaté brutalement, la troisième mit du temps à prendre corps. Elle se produisit en effet plus de quatre ans après la publication du testament, trois ans après la déclaration de guerre, deux ans après la proclamation de l’archiduc Charles comme roi d’Espagne à Vienne sous le nom de Charles III. Surtout, peut-être – la différence est totale avec la révolte de 1640 –, elle ne se déclencha vraiment qu’après la signature au mois de juin 1705 du Pacte de Gênes. L’Angleterre qui affirmait vouloir lutter « pour la défense de la liberté de l’Europe contre la puissance exorbitante de la France »– les termes sont de la reine Anne –, promettait le respect des privilèges et des constitutions contre la reconnaissance de Charles III et un soutien militaire substantiel.
7Les premiers actes de Philippe V aiguillonné par son aïeul avaient été pourtant de bon augure. Les recommandations de ce dernier dans le Mémoire donné au roi d’Espagne en partant qu’il écrivit de sa main l’engageaient à traiter ses sujets avec tous les égards possibles. Le duc d’Anjou n’était-il pas venu sans attendre à Barcelone jurer les constitutions et réunir les Corts, démarche hautement symbolique puisque aucunes n’avaient pu se tenir sereinement et se conclure depuis 1599 ? Louis XIV justifia : « Il fallait faire voir à des peuples naturellement inquiets et jaloux de leurs privilèges que vous n’aviez pas dessein de les supprimer ». L’imprimé relaiera aussitôt ces bonnes dispositions : Les Constitucions, capitols, y actes de Cort,... del rey... Don Felip IV y V de Castilla, comte de Barcelona, & c à la primera Cort, celebrada als Cathalans... seront publiés dès 1702, Les Constitucions y altres drets del Principat de Cathalunya deux ans plus tard. Les constitutions furent donc au cœur des relations avec les prétendants à la couronne d’Espagne. Cette fois, c’est eux qui faisaient assaut de prévenance, promettaient et donnaient des gages.
8Les Catalans, rendus prudents par l’échec de leurs précédents soulèvements – des segadors, des barretines en 1688-1689 –, ne s’engagèrent qu’après avoir obtenu de solides garanties. La guerre de Succession s’achèvera pourtant par un échec encore plus cuisant que les précédents en dépit d’un rapport de force qui semblait au départ autrement plus favorable. Charles III se fit battre à Almansa, quitta l’Espagne pour devenir empereur ; la Grande Alliance cessa de le soutenir de peur que la puissance des Habsbourg ne se reconstitue ; les Tory’s au pouvoir lorsque les négociations de paix débutèrent ne firent pas une priorité des engagements pris envers les Catalans. La sanction fut la même que celle qu’avaient déjà subie les royaumes de Valence et d’Aragon : le Principat perdit ses libertés – malgré les conseils de modération que donnait Louis XIV à son petit-fils.
9Événement capital pour le Principat, comme pour les Comtés. La montée des Bourbons sur le trône d’Espagne fut, toutes proportions gardées, aussi décisive que le Traité des Pyrénées. Elle mettait un terme à l’épreuve de force séculaire entre la France et l’Espagne, effaçait le pays catalan des zones de frictions guerrières tout en pérennisant la frontière pyrénéenne, mais changeait radicalement la posture des Comtés puisque s’évanouissait pour ceux qui l’avaient encore conservé l’espoir de revenir dans le giron de « la nostra Terra ».
10Les causes, la forme et le déroulement de ces révoltes présentent des points similaires, des différences aussi qui ne tiennent pas seulement au contexte où elles éclatèrent. Elles ont en commun un refus du prince régnant ou promis, une volonté farouche de maintenir les Usatges et les institutions qui sont le grand œuvre, l’expression et le vécu d’une conception et d’une culture du pouvoir qui firent qualifier les Catalans, avec une inintelligence satisfaite, de « républicains » – comme l’écrit encore le subdélégué de l’intendance Poeydavent aux trois quarts du XVIIIe siècle-, ce qu’ils étaient effectivement si l’on entend par là qu’ils tenaient à des droits, entendaient participer à leurs affaires, refusaient d’obéir « sans discernement », pour reprendre la formule employée par Louis XIV dans ses Mémoires. Elles sont le fruit de solutions de continuité dynastiques et de la guerre ; davantage peut-être d’une organisation institutionnelle qu’elle partageait avec la périphérie des terres pyrénéennes, affrontée à deux États rivaux qui cherchaient à se renforcer et rêvaient pour cela de réduire la diversité chez eux. L’alternative possible laissait peu d’échappatoires. Les Catalans ne pouvaient qu’entrer en conflit avec les souverains et leurs ministres, offrir ou s’offrir à la Castille ou à la France, sans enthousiasme. Il faut avoir en mémoire les termes de la Fi del comte d’Urgell, un pamphlet écrit au XVe siècle, qui visait les Castillans : « Du jour où les étrangers ont été introduits dans la présente seigneurie [...] ils s’efforcèrent de nous rendre semblables à leur peuple, pauvres et sans aucune liberté ».
11Propos prémonitoires qui percevaient avec acuité les enjeux des luttes auxquelles allait se trouver confronté le pays catalan. Son destin fut en effet d’être doué d’une sensibilité sans égale aux tensions des pouvoirs. Pour deux raisons : à cause de la précoce maturité de son droit public et de ses institutions d’une part, en raison aussi de sa position géographique, à la jointure des États qui se formèrent le plus tôt et dominèrent la scène européenne jusqu’au début du XVIIIe siècle. Les limites qui les bornaient du côté des Pyrénées étaient anciennes, éloignées des lieux d’où les souverains exerçaient leur pouvoir et où ils portaient leurs regards. Ainsi, le contraste fut total du côté français entre les bases territoriales à partir desquelles se constitua le royaume, l’étendue des territoires saisis au sud, et la proximité de la frontière au nord et à l’est où se décidaient le sort des rencontres militaires décisives et l’issue des guerres. Il suffit de penser à Saint-Quentin et au vœu qu’y aurait fait Philippe II – construire au désert le sévère Escorial –, à Corbie si proche de Paris dont Louis XIII dut parcourir les rues pour calmer les alarmes des habitants, à Rocroi, aux campagnes de Louis XIV, « roi de guerre », toutes effectuées du côté des frontières septentrionales et orientales du royaume, aux batailles qui emportèrent la décision lors de la guerre de Succession.
12La rigidité de cette frontière n’en rend que plus significatives ses modifications, même temporaires. La première révolte concerna exclusivement les Comtés, au moins pour les opérations militaires qui s’en suivirent. La seconde engagea l’ensemble de la Catalogne, la troisième uniquement le Principat. De l’une à l’autre, un glissement territorial qui marque vers où la frontière fut reportée, mais aussi, comme en un raccourci, un début, le paroxysme, le terme de relations conflictuelles entre des États qui se cherchaient encore, vivaient le degré le plus fort des tensions qui les opposaient, tendaient à l’apaisement... en ayant une bonne partie de l’Europe liguée contre eux.
13La « révolution de 1462 » ne serait restée qu’un événement mineur à caractère intérieur et n’aurait eu qu’un écho régional sans l’exploitation qu’en fit Louis XI qui inaugurait ainsi son règne. Les moyens employés par le souverain ne se signalent pas par leur originalité. Il fit occuper, s’appuya sur un retournement de fidélité qu’il crut durable d’une partie de la noblesse et des élites urbaines, suscita des institutions qui reproduisaient en les édulcorant celles qui existaient précédemment. Deux siècles et demi plus tard, la guerre de Succession paraît être une occasion inespérée de revenir sur un siècle d’empiétements, de consacrer les droits et les privilèges. Chance gâchée ? Louis XIV avait parfaitement compris les attentes des Catalans, mais son long règne plaidait contre lui. La haine que se vouaient les Catalans et les Castillans – les conseillers français de Philippe V s’en étonnent –, le souvenir très frais des invasions françaises, le prestige dont jouissaient auprès de nombreux Catalans les institutions anglaises et hollandaises, firent le reste.
14Il serait quelque peu exagéré d’affirmer que le choix et le sort des Catalans fut suspendu alors à la lutte que se livraient des modèles d’États et de pouvoirs. Les déclarations de la reine Anne pour décider les Catalans à embrasser la cause de Charles III, puis de Philippe V lorsqu’il supprima les fueros du royaume de Valence, n’en raisonnent pas moins tout à fait différemment. Dans sa déclaration du 29 juin 1707 Philippe V n’affirme-t-il pas : « Mi deseo de reducir mi reynos de España a la uniformidad de unas mimas leyes, usos, costumbres y tribunales, gobernando se igualmente todos per la leyes de Castilla, tan loables y plausibles en todo el universo » ? Le « cas des Catalans » et le maintien de leurs institutions sera débattu lors des pourparlers de paix qui se déroulent entre 1712 et 1714. Les Catalans pourront s’estimer abandonnés. La Deplorable Historia dels Catalans parue à Londres en 1714 exprimera leur sentiment. À la question « Quina importancia té la vida quan no hi ha llibertat » La Deplorable Historia répond lapidairement : « o la mort, o la llibertat » ; les Catalans n’étaient pas en effet « una raça d’esclaus » qui pourrait vivre sans ses privilèges. La Deplorable Historia pourra développer avec efficacité le thème de la Catalogne captive. Ces thèmes, la vigueur des expressions, renvoient aux cris de ralliement de toutes les émeutes ou des révoltes dressées contre les atteintes aux fueros dans le pays valencien, en Aragon, comme en Catalogne – Vive la liberté – ainsi qu’aux tractations qui avaient précédé et entouré la signature du Pacte de Gênes. Ils sont d’usage assez répandu ailleurs aussi ; on pourrait en trouver l’équivalent, à peine différent, en France pendant la Fronde.
15Des discussions sur les institutions, il n’y en eut cependant pas véritablement alors. Les Catalans n’avaient pas l’initiative. Leur préoccupation se bornait à conserver, autant qu’il était possible. Le Pacte de Gênes ne peut d’ailleurs se comparer au Traité de Péronne conclu au nom de la Généralité. Les débats les plus nourris eurent lieu lorsque les représentants de la Généralité tinrent le premier rôle. Sans entrer dans le détail et les difficultés d’interprétation de la révolte des segadors, réelles, on ne peut que remarquer combien la période qui s’écoula entre 1640 et le Traité des Pyrénées fut celle où les clivages à l’intérieur de la société catalane furent les plus profonds, et où les réflexions d’ordre idéologique allèrent le plus loin. Le Pacte de Germanor signé le 30 octobre 1640, le Traité de Péronne plus encore, n’auraient pas pu être signés sans la présence d’un important parti francophile. De nombreux Roussillonnais le composaient, mais aussi des juristes originaires du sud des Pyrénées dont la fidélité se révélera à toute épreuve. Dans quelle mesure furent-ils sensibles aux ouvrages de propagande écrits par Charles Sorel, Pierre de Caseneuve ou Francisco Marty y Viladamor qui exaltaient la maison de France, exposaient les raisons pour lesquelles les Catalans devaient « se sortir de la domination du Roy d’Espagne » (Charles Sorel) et à la thèse de la « réunion » fondée sur le droit du sol, sur la foi, sur la libération de l’infidèle et la race que reprendra Pierre de Marca dans sa Marca Hispanica ? La « guerra dels papers » fait rage entre 1640 et 1643. Des centaines de libelles manuscrits ou de textes imprimés, développés jusqu’à la taille de véritables traités, circulent en tous sens en Catalogne et font l’objet de traductions destinées à faire connaître le plus largement possible les droits des Catalans. L’antériorité catalane sur la Castille concernant la terre, l’établissement de la foi chrétienne, le rejet des Infidèles, et donc la force et la vertu des institutions du pays, seront unanimement reçus et considérés comme un patrimoine originel indélébile.
16Plus profondément, car la Catalogne refusait un type d’exercice du pouvoir de la part de Madrid attentatoire aux constitutions, comment s’exerça la séduction d’un pouvoir souverain plus absolu qu’en Espagne, qui n’hésitait pas à mettre au pas les organes représentatifs des provinces, comme les États du Languedoc voisin, tolérait de plus en plus mal les marques d’indépendance des grands sous la forme collective du « droit de révolte » ou plus individuelle et provocante du duel, imposait un prélèvement fiscal sans précédent pour mener la guerre ? Faut-il faire une place, sans que l’on établisse un parallèle trop étroit qui serait anachronique, au charisme de la monarchie française, un peu comme celui-ci s’exerçait auprès des Italiens au XVIe siècle ?
17La manière dont se développe le débat sur les institutions, ses thèmes et ses termes, épousent la position où se trouvaient les Catalans par rapport aux souverains d’Aragon, d’Espagne, à la coalition européenne, et comme en négatif le renforcement des pouvoirs monarchiques en Espagne et en France ainsi que les réactions qu’elles suscitèrent.
18Les Comtés vivent aussi deux « années admirables » : 1493 et 1789. Toutes deux associent la liberté retrouvée ou conquise, la réunion ou l’union, entraînent les Comtés dans un élan conquérant qui métamorphose et fait accéder à l’universel les ensembles auxquels ils appartiennent successivement. Les Comtés reviennent à l’Espagne en 1493. Retour triomphal, rendu plus éclatant encore par la venue des Rois Catholiques à Perpignan le 13 septembre. La liesse populaire marque le rejet de la tentative de captation perpétrée par Louis XI, se donne d’autant plus libre cours que le retour s’effectue dans un royaume en pleine gloire qui vient de clore un effort de reconquête vieux de plus d’un demi millénaire et de se lancer à la conquête de nouveaux mondes.
191789, l’an I de la liberté. La province du Roussillon participe à l’égal des autres circonscriptions du royaume à la préparation des États Généraux, aux événements qui jettent bas la société à ordres et donnent à la Nation le pouvoir souverain. Les effusions de la Nuit du 4 août où l’on proclama l’abolition des droits seigneuriaux mais aussi la dissolution des privilèges des personnes, des corps, et des provinces, eurent le plus de conséquences pour les Catalans, car elles ouvraient la voie à la fusion dans le « Grand Tout National » où se dissoudraient les particularismes. 1789, naissance d’un ordre nouveau, clôt un processus pour le pays catalan qui le ramène à une vie souterraine. Le Traité des Pyrénées avait disjoint territorialement les Comtés ; c’est avec la Nuit du 4 août qu’ils entrèrent véritablement dans la communauté française.
20Ces moments de gloire et d’intense excitation, où les forces de cohésion l’emportent, rejettent les Comtés et la Catalogne dans une position excentrée, les marginalisent autant sinon davantage que ne l’avaient fait les révoltes. L’hypothèque anglaise levée, c’est du côté du continent que Louis XI dirigea principalement ses efforts. Charles VIII ne fit pas autre chose en se lançant à la conquête de l’Italie. Les visées françaises seront durablement tournées vers le nord et vers l’est qui recelaient de plus grandes possibilités d’expansion. La frontière méridionale fut surtout un moyen de saisir le rival Habsbourg, un point de fixation, où jamais une guerre trouva sa décision ; les Comtés, les terres les plus lentes à être conquises par le royaume de France... qu’on garda faute de pouvoir les échanger contre un territoire au nord. Quant à la Castille, la principale bénéficiaire de la première « année admirable », sa dynamique profonde l’entraînait à l’opposé du pays catalan : une fois le verrou de Grenade écarté, vers l’Atlantique et la conquête du monde.
21Ses structures institutionnelles hétérogènes à l’esprit de celles que s’efforçaient d’imposer la plupart des monarchies furent-elles un handicap sérieux pour le pays catalan ? Un courant historiographique qui s’est intéressé à l’essor des grandes monarchies l’a affirmé. On en discute et on commence à nuancer cette affirmation. Derrière le pouvoir il y a la société en effet. La monarchie espagnole n’était pas parvenue au début du XVIIe siècle à s’imposer à la grande noblesse. Olivarès conscient du monopole qu’exerçaient les Castillans sur les charges de la cour aurait voulu que l’égalité de sacrifice et de contribution s’accompagnât de l’égalité des récompenses. Le comte-duc a peut-être échoué à éviter que l’on assimilât l’unité qu’il appelait de ses vœux à la centralisation. Il n’en est pas moins vrai que de centre actif qui produisait sa propre énergétique, la Catalogne fut rejetée au rang de périphérie. À cet égard, les conquêtes du Magnanime furent bien les derniers feux de la geste catalano-aragonaise ; un héritage, alors que les impulsions créatrices se dirigeaient non plus vers l’est et vers la Méditerranée, mais vers le sud et du côté de l’Atlantique.
22Pourrait-on, en condensant le propos, résumer ainsi l’histoire des Comtés : 1462-1789, un affaiblissement, puis un évanouissement ; chaque révolte, chaque « année admirable », le Traité des Pyrénées intermédiaire, se traduisant par un recul, jamais récupéré, jamais compensé. Histoire singulière, entièrement placée sous le signe du politique, des rapports entretenus avec les pouvoirs et les États, ce qui lui donne son retentissement, sa signification, et explique pourquoi elle est exemplaire de la période moderne et révèle si bien les pulsions d’une histoire du monde.
23C’est peut-être ne retenir que la sanction des faits, comme des résultats inéluctables, et la surface. Le souvenir des pratiques institutionnelles ne s’efface pas complètement, le Roussillon le montre au XVIIIe siècle. L’historiographie classique présente l’histoire de la province entre 1659 et 1789 comme celle d’un déclin irrémédiable, met en avant le rôle de l’Intendant, du Conseil souverain, et un moment, le printemps de 1789 où les Roussillonnais purent pour la première et la dernière fois s’exprimer dans des cahiers de doléances. L’absence d’institutions représentatives qui caractériserait cette période serait d’autant plus mal vécue que les dispositions du Traité des Pyrénées et les promesses faites dans les mois qui suivirent n’auraient pas été respectées. Province étrangère, c’est-à-dire nouvelle venue dans le royaume à laquelle les accords conclus plus tôt avec les provinces, les corps ou les ordres ne s’appliquaient pas, le Roussillon aurait supporté la chape de l’absolutisme sans qu’aucun organe représentatif ait pu en atténuer la rigueur. La quasi disparition de la noblesse, consommée avec les confiscations prononcées à la suite des révoltes ou des guerres, aurait contribué à réduire les possibilités de réaction de la société.
24Cette vision est réductrice à beaucoup d’égards. Comment accorder avec elle par exemple les effectifs de la noblesse rassemblée pour rédiger son cahier de doléances, l’augmentation de la population, l’extension des superficies cultivées ou l’essor de l’université de Perpignan au XVIIIe siècle ? Les relations avec le pouvoir furent également plus complexes qu’on ne le présente et le changement de souveraineté n’effaça pas complètement des mémoires l’esprit des anciennes institutions malgré les suites fâcheuses de la guerre de Succession.
25L’espoir suscité par les lettres patentes du mois de juillet 1661 qui annonçaient la réunion d’États des comtés de Roussillon, Confient et Pays adjacents, avait été déçu – la noblesse rappelle cette promesse dans son cahier de doléances. Est-ce à dire pour autant que les ordres et les corps n’eurent plus jamais de représentation et que le pouvoir royal agit sans précaution ? Le subdélégué général de l’Intendant, Poeydavent, a résumé d’une phrase en 1778 l’attitude de l’administration à l’égard des Catalans : « ces peuples ont besoin de ménagement [...], on doit (les) traiter avec bonté et égalité [...], il ne faut pas introduire des changements de vive force ». Et encore : « cela pourrait (les) engager à une résistance qui pourrait avoir des suites funestes ». Le subdélégué général n’emploie pas le terme résistance par inadvertance, mais il pensait probablement moins aux révoltes arrivées après le rattachement, même si elles avaient laissé un vif souvenir – elles sont vieilles de plus d’un siècle lorsqu’il écrit –, qu’à la résistance passive dont faisaient preuve les habitants de la province.
26La fiscalité est particulièrement symptomatique à cet égard. Les Comtés relevaient d’une autre culture fiscale que le royaume en effet ; les vues d’Olivarès en la matière avaient beaucoup contribué à la dégradation des relations avec Madrid et servi de ferment à la révolte de 1640. Effet de la difficulté à établir la gabelle du sel, de la révolte des Angelets, peut-être aussi de l’échange que l’on avait cru possible contre d’autres possessions ? Il n’y eut pas ou fort peu d’impositions directes avant l’instauration de la capitation. Le Roussillon ne connut jamais la taille personnelle ou réelle, seulement la fiscalité nouvelle qui visait à faire contribuer tous les ordres. La province, la correspondance échangée par les intendants avec le contrôle général en témoigne, fut traitée avec mesure : on craignit toujours, c’est ce dont se fait l’écho Poeydavent, des mouvements d’humeur et le déguerpissement des habitants de l’autre côté de la frontière. On n’eut que rarement recours à la coercition pour faire rentrer l’impôt. Pendant longtemps, les sommes recouvrées furent inférieures à ce que l’on avait escompté. Le clergé dont le don gratuit ne fut qu’un substitut à la capitation réussit à limiter ses versements aux deux tiers voire à la moitié de ce que Versailles eut souhaité, paya mal, laissa s’accumuler des arriérés de manière à négocier des allégements. La résistance à l’impôt, moins spectaculaire qu’au temps des révoltes des années 1660-1670, ne fut pas sans efficacité dans une province qui ne possédait pas d’appareil d’Etat ni de moyen pour estimer les biens, comme les cadastres.
27Les intendants s’affligèrent d’ailleurs longtemps du mauvais rendement de l’impôt. Jallais n’écrivait-il pas au contrôleur général en 1730 : « j’ai pressé les receveurs, j’ai menacé, j’ai décerné des contraintes, j’ai même prié » ! On ne saurait mieux exprimer l’impuissance de l’État. Mais était-il possible d’agir efficacement sans disposer de relais auprès des corps et des communautés ? C’est pourquoi, sans qu’il y ait eu de création réglée, on aperçoit la reconstitution progressive au cours du XVIIIe siècle d’instances de représentation dans la province. Les viguiers convoquaient les paroisses. À partir de l’abonnement au second dixième de 1734, les trois viguiers de la province se concertèrent avec les consuls de Perpignan. Le clergé disposait d’une assemblée qui se réunissait régulièrement et tenait un registre de ses délibérations. La noblesse, quant à elle, possédait un syndic qui se faisait l’interprète de ses positions. La liberté d’action de ces organismes fut réduite, certes, comme le champ des sujets dont ils s’occupaient. Ils ne furent pas éphémères, devinrent des interlocuteurs réguliers de l’intendant. L’assemblée des trois viguiers et des consuls de Perpignan adressa ainsi des mémoires au Contrôle général, ce qui valait reconnaissance de la part du pouvoir central. Dire que l’assemblée provinciale créée en 1787 prit la suite de ces embryons de représentation serait exagéré, bien que la continuité s’effectuât par le biais de l’impôt sur quoi la nouvelle assemblée commença ses travaux. Elle ne venait cependant pas sur une table totalement rase.
28Les questions institutionnelles occupent une place importante au cours des années et des mois qui précèdent la convocation des États généraux. Les cahiers de doléances s’en font l’écho. À peine plus d'un cahier de communauté sur cinq fait allusion aux privilèges particuliers du Roussillon. Les cahiers du tiers état des vigueries et de la province, celui de la noblesse également, accordent par contre une large place au sujet. Un clivage net sépare les cahiers des vigueries et du tiers état de la province de ceux de la noblesse et de Perpignan. La ville mise à part, le tiers état percevait les privilèges du Roussillon à l’instar des droits que possédaient de grandes provinces du royaume comme le Languedoc et la Provence. Son idéal : des États provinciaux qui seraient reconstitués selon l’exemple du Dauphiné. Le royaume se couvrirait d’États provinciaux puisque chaque province aurait son assemblée des trois ordres. À l’intérieur du Roussillon les vigueries disposeraient de leur assemblée. L’écho des événements du Dauphiné, puissant en Languedoc, a atteint le Roussillon. Le Tiers penche pour un système analogue à celui de la province voisine qu’il voyait fonctionner dans les assiettes diocésaines.
29Les vues de la noblesse et du tiers état de la ville de Perpignan sont tout à fait différentes. Leurs cahiers rappellent explicitement les traités de Péronne et des Pyrénées pour en revendiquer l’esprit et en exiger une exécution rigoureuse. La noblesse se place dans la perspective de l’Assemblée nationale, se prononce pour des États provinciaux organisés sur la même base que les États généraux et qui tiendraient séance chaque année, mais se pose en même temps en gardienne du temple. Son cahier ne s’intitule-t-il pas Cahier des instructions que l’Ordre de la noblesse des Comtés de Roussillon, Confient et Cerdagne donné à ses députés des Etats Généraux ? Ce titre avait valeur de programme. Raviver le souvenir des Comtés revenait à inscrire ses doléances dans une continuité historique que n’avait pas rompu le Traité des Pyrénées. La noblesse insistait par ailleurs fortement sur la « constitution du Roussillon toute différente des provinces voisines », tenait à ce que les États provinciaux aient le droit de s’opposer aux lois qui pourraient « blesser la constitution particulière des provinces ». Ceci n’était pas incompatible avec les articles qui réclamaient le consentement des lois et des impôts par la nation. On est très proche de l’esprit et de la lettre des anciennes institutions aragonaises et catalanes qui voulaient que le montant de l’impôt fut fixé par les Corts et que les lois votées en assemblée constituassent la source du droit. Les tensions qui se firent jour entre Perpignan et les autres communautés de la province, l’alliance nouée entre la ville et la noblesse, eurent des raisons plus profondes que des susceptibilités froissées ou des questions de rang auxquelles on a voulu parfois les réduire. Il est dommage que l’on ignore la position du clergé, son cahier n’ayant pas été conservé. Le seul indice dont on dispose sur lui, fragmentaire, vient de la communauté des prêtres de l’église Saint-Mathieu de Perpignan. L’article 23 de son cahier demande la « suppression des assemblées provinciales, et à leur place l’établissement des États provinciaux ». Il n’est pas suffisamment explicite malgré la clarté de son énoncé pour qu’on sache vers où penchait le reste du clergé : la noblesse ou le Tiers.
30Le plébiscite en faveur d’États provinciaux, le très large accord pour que les gens du Roussillon administrent leurs affaires, jouissent des places, des fonctions et des bénéfices de la province, dissimulent une grave divergence qui peut paraître surprenante au premier abord. Les élites urbaines, la noblesse restée en Roussillon, considérées comme étant favorables à l’annexion dont elles auraient tiré bénéfice, fortement « francisées », sensibles aux courants d’idées et aux formes de sociabilité venues du royaume comme la franc-maçonnerie dont le succès fut grand à Perpignan, conservaient le mieux la mémoire des pratiques institutionnelles du passé. Les campagnes, par contre, restées davantage fidèles à la langue du pays, moins pénétrées par la culture française et qui peuvent paraître comme le conservatoire de la tradition, montrent moins d’attachement aux privilèges de la province. Le Tiers de la viguerie du Roussillon et Vallespir ne déclare-t-il pas dans l’article 38 de son cahier qu’il est prêt à déposer « au pied du thrône tous les droits qui luy sont particuliers à moins que quelque autre province ne voulût conserver ses droits et privilèges particuliers, dans lesquels cas il se réserve la conservation de touts ses droits, privilèges, usages et coutumes » ?
31De manière atténuée, mais significative, la question des institutions qui parcourt toute l’histoire des Comtés et des pays catalans au cours de la période moderne refait surface en 1789. Le Traité des Pyrénées, les décrets de la Nova Planta ne les avaient pas définitivement vidées de leur sens. Les plus sensibles aux institutions traditionnelles se révèlent être les milieux qui y avaient le plus activement participé avant 1659. Est-ce une surprise ? On pourrait rappeler des précédents et faire des parallèles. Ainsi : lorsqu’à la suite de la crise provoquée par l’affaire Antonio Pérez la portée des fueros d’Aragon fut réduite, seules les élites locales manifestèrent leur attachement aux libertés politiques. L’accélération des événements à Versailles enlèvera son actualité aux divergences de perspectives – continuité ou rupture – où se placent les cahiers de doléances. Mais on saisit mieux l’acceptation de la « Nova Planta » radicale que fut la Révolution en Roussillon, au moins sur le plan institutionnel, pourquoi, comment, et dans quels milieux, resurgit au XIXe siècle l’évocation des institutions catalanes traditionnelles.
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Auteur
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Gilbert Larguier
Université de Perpignan.
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