1La familiarisation avec les biographies de grandes figures charismatiques fait apparaître le voyage (ou le parcours), qu’il soit intérieur, psychologique, ou bien physique et concret, réel ou bien mythique, comme un élément d’importance, dans un processus de sacralisation qui place la personne charismatique au sommet d’une hiérarchie de pouvoirs ou de significations. C’est à la suite d’un long cheminement personnel, d’un voyage extraordinaire ou bien d’une rencontre avec un Autre, témoin d’un ailleurs géographique, mythique ou conceptuel, que le porteur de charisme a la révélation de sa mission. On pense à Mao Tsé Tung et la Longue Marche, à Gandhi sur les routes de l’Inde, et, pourquoi pas, dansune autre perspective, à Jésus au désert et à Moïse lors de la traversée de l’Égypte.

2 Les récits des épreuves, des tâtonnements, des retours en arrière, des rencontres, des découvertes, du jamais vu et de ce qui reste à voir, tissent la légende de celui qui deviendra un guide pour les hommes. Si le voyage et la rencontre sont formateurs pour celui qui est sur le chemin de l’« immortalité », et constituent les étapes d’une transformation personnelle, d’une initiation à un nouveau statut social, d’un passage à une nouvelle existence, le récit du voyage (ou du parcours) qui finit par devenir mythique, représente pour les autres (ceux qui restent au port, ou ceux des générations à venir) une référence, un garant de la légitimité de son pouvoir et de l’authenticité de son savoir. À la limite il importe peu au lecteur ou à l’auditeur convaincu que le voyage soit réel ou imaginaire, pourvu qu’il puisse en parler comme du moment privilégié, merveilleux où s’est opérée la sortie hors du commun de celui qu’il vénère, qu’il puisse y lire le passage de l’ordinaire à l’extraordinaire justifiant la subordination de son existence personnelle à celle de son guide. Rappelons avec Max Weber1, que la légitimité d’un leader charismatique repose d’abord sur la foi de ses partisans ou de ses disciples en sa valeur personnelle, sur la foi en sa parole, point de départ de toutes les conjectures. Enracinée dans une tradition mythologique, enjolivée, nourrie par les interprétations actuelles, cette parole approuvée fonde la situation privilégiée qui confine au sacré, de la personne charismatique.

3L’exemple de Raël, guide spirituel du Mouvement Raëlien2, que nous suivons sur le terrain, dans le cadre d’une recherche sur le charisme3, va nous permettre d’éclairer la manière dont le récit de voyage contribue à fonder le charisme du leader. Présentant son récit comme le témoignage véridique d’une rencontre avec des extraterrestres et d’un voyage sur leur planète, il élabore, à partir de ce récit, une doctrine à l’attention d’un public athée ou en recherche d’une spiritualité nouvelle plus en accord avec la science actuelle. L’apparente cohérence générale de la doctrine adressée à un public bien ciblé, alliée à des pratiques de vie collective attractives, vont faire de lui un leader incontesté qui saura tirer un profit personnel de cette position, tout en faisant passer une idéologie politique à coloration totalitaire, à travers un discours religieux inspiré de la Bible. S’autoproclamant prophète et fils du chef suprême des extraterrestres censés être les créateurs de l’humanité, il doit cependant son pouvoir, autant à l’approbation de ses fidèles qui trouvent dans sa doctrine des réponses à une quête spirituelle s’enracinant au plus profond de leur être, qu’à des procédés de manipulation et de mystification. Durant notre séjour nous avons pu mesurer la différence d’aspiration et de comportement entre Raël et ses collaborateurs d’une part, tous formés aux techniques de vente, de développement personnel et de psychologie, et les adeptes de base, d’autre part, engagés dans une démarche authentique de recherche spirituelle sans laquelle ces techniques utilisées à des fins manipulatoires seraient inefficaces.

I. les récits de Raël : le récit de voyage comme témoignage

4Le premier récit, intitulé « Le livre qui dit la vérité4 », raconte comment des extraterrestres, venus d’un autre système solaire ont rencontré le 13 décembre 1973, au milieu des volcans d’Auvergne, un journaliste sportif qu’ils ont choisi comme leur prophète, pour adresser un message aux humains. Le deuxième récit, intitulé « Les extraterrestres m’ont emmené sur leur planète5 », rend compte du voyage de celui-ci sur la planète des extraterrestres, d’où il ramène un témoignage destiné à préciser et vérifier les affirmations exprimées lors de la première rencontre : ces êtres venus d’ailleurs se présentent comme les créateurs de l’humanité et proposent une nouvelle interprétation de la Bible et une nouvelle explication de la Genèse et de notre destinée.

5Les témoignages de Raël, ou du moins ce qu’il présente comme des témoignages, sont construits selon deux axes :

Premier récit : ils sont venus et ils ont dit.

6Le voyage des Elohim (nom donné par Raël aux extraterrestres qu’ il a rencontrés) sur la terre et leur rencontre en Auvergne ont pour but d’annoncer à Raël sa mission . Il a été choisi comme ambassadeur et prophète, et pour cela un nom de « scène » lui est attribué : Raël, « Lumière des Elohim ». Son rôle est de donner aux hommes une nouvelle version de la Genèse, d’annoncer et de préparer la venue des Elohim sur la terre par la création d’une ambassade, de promouvoir une nouvelle morale sociale, de « recruter » des élus, futurs candidats à l’immortalité (qui auront le privilège d’être recréés par clonage, si leurs actions en ce monde sont exemplaires). Cette première rencontre va bouleverser la vie de ce journaliste sportif, chanteur de charme à ses heures, qui doit trouver des adeptes et des fonds pour pouvoir transmettre la parole des Elohims, organiser des conférences, écrire livres et articles. La première rencontre est fondamentale : c’est une expérience de révélation dans laquelle Raël est passif, il écoute, il reçoit les messages, il est choisi et désigné. L’Autre (l’extraterrestre) est actif, il est venu, il apporte le message, il choisit son prophète ; il apparaît à l’homme sous un aspect « acceptable » : il a le corps et le visage d’un personnage de science fiction qui parle notre langue. On ne sait rien du voyage lui-même ; tout est dans la rencontre qui, pour Raël, représente une véritable initiation qui bouleverse sa vie.

Deuxième récit : je suis allé et j’ai vu.

7Raël dit s’être déplacé sur la planète des Elohim, en octobre 1975 et il en ramène des informations qui viendront corroborer ce que les Elohim ont dit lors de la première rencontre. C’est un voyage de vérification qui doit apporter toutes les précisions nécessaires pour répondre aux questions des nouveaux adeptes. Il s’agit avant tout de ramener un témoignage visuel, comme si voir était une preuve. Raël a vu comment ces êtres vivent, quelles sont leurs performances scientifiques et techniques. Il a vu des êtres humains recréés pour l’éternité (les « Éternels ») et des « robots biologiques » (sorte de sous-hommes créés artificiellement et au service des Elohim et des Éternels) ; il a mangé à la table de Jésus, Bouddha et Mahomet ; il rapporte des idées pour la construction de l’ambassade destinée à accueillir les extraterrestres, des idées politiques sur un nouveau mode de gouvernement.

8Il est à noter que ces deux récits seront suivis d’un ouvrage de mise au point6, dans lequel Raël répond aux questions des journalistes et des adeptes qui avaient mis l’accent sur certaines contradictions entre les deux premiers messages, et dans lequel il apporte quelques modifications à des affirmations qui s’avéraient aberrantes au regard des découvertes de la science actuelle.

aller voir et croire :

9Sur le voyage vérificateur de Raël on sait peu de choses, si ce n’est qu’il s’est passé en quelques secondes. Il y a eu, dit-il, déplacement dans l’espace avec des moyens sophistiqués, inconnus de la science terrestre : « je ressentis une sensation de froid intense, comme si tout mon corps se transformait en un bloc de glace... cela dura très peu de temps, quelques secondes peut-être, et je ne sentis plus rien. Alors mon interlocuteur se leva et dit : – vous pouvez venir, nous sommes arrivés. » Ici le voyage en lui-même ne compte pas, il est guère différent d’une communication télépathique que le gourou dit avoir reçue en 1978, juste avant la publication de son troisième message de mise au point. La rapidité du voyage et l’état d’inconscience dans laquelle il se trouvait à ce moment là, lui permettent d’esquiver les questions gênantes sur les détails techniques de ce déplacement et de son arrivée. Ce qui compte pour lui c’est le fait d’être allé sur place pour voir. Il y a en apparence, chez le voyageur et chez ceux qui l’écoutent l’idée qu’on ne peut croire que ce que l’on a vu de ses yeux. Raël ne pouvait ouvertement demander aux futurs adeptes de le croire sur parole. Pour mettre ceux-ci en confiance, il dit : « je suis allé là-bas et j’ai vu », avec comme sous-entendu « ce que je vous dis est vrai parce que je l’ai vu », assertion à laquelle les adeptes semblent adhérer : personne ne se pose la question de savoir si celui qui affirme « je suis allé et j’ai vu » est vraiment allé sur place pour voir, on ne retient que « j’ai vu ». « J’ai vu » tient lieu de preuve.

10On assiste ici à un « habillage » rationnel d’un comportement irrationnel : en apparence il y a primauté du « voir » sur le « dire » et sur le « croire » puisque Raël dit aux adeptes « vous pouvez raisonnablement croire ce que je dis puisque je l’ai vu de mes yeux ». En réalité, dans ce type de relation charismatique, la foi est première. Lorsqu’on les interroge sur leurs croyances, les adeptes convaincus répondent qu’ils ont eu le sentiment d’une révélation à la lecture des messages, qu’ils ont enfin trouvé la réponse à leur questions ou bien l’expression claire d’idées confuses qu’ils portaient déjà en eux. Ils sont prêts à croire sur parole ce que dira le maître à penser. Pour les autres, ceux qui doutent encore, « voir » peut être une preuve. Il n’en reste pas moins vrai que ne croire que ce que l’on voit, est aussi un acte de foi : la confiance irrationnelle dans ce que le regard montre, fait oublier que le regard est biaisé, qu’il est soumis à des conditionnements culturels, à des pressions psychologiques, qu’il est pris dans une trame de circonstances, dans un contexte social, qu’il renvoie à des intentions conscientes et à des mécanismes inconscients.

11Ceci pose le problème du récit de voyage comme témoignage. On peut dire que tout voyage, hormis le voyage effectué soi-même et analysé soi-même pour soi, n’est connu qu’à travers le récit verbal ou écrit, éventuellement mis en image, du voyageur et qu’on ne sait du voyage que ce qu’il veut ou peut bien nous en dire et nous en montrer. Ceci ne signifie pas qu’on mette sur le même plan, voyage réel et voyage imaginaire, mais la connaissance d’un voyage qu’on n’a pas effectué soi-même passe par le prisme du regard de l’autre, celui qui a voyagé et qui raconte, et repose sur la confiance dans l’affirmation qu’il est bien parti, qu’il est bien arrivé là où il dit être allé. Celui-ci fait des choix conscients ou inconscients de ce qu’il va dire et montrer, et seule la confrontation de plusieurs témoignages sur un voyage effectué dans des conditions semblables, l’apport de preuves matérielles, l’analyse de contenu du récit et du contexte de sa production, peut permettre une approche de la réalité et à la limite, séparer le réel de l’imaginaire, ou plus précisément ce qui a été concrètement vécu, de ce qui est produit par l’imagination.

Voyage réel, voyage imaginaire, voyage vécu : (problèmes posés par le témoignage)

12À travers un témoignage de voyage vécu, se pose la question de distinguer ce qui tient à la réalité sociologique extérieure rencontrée sur le parcours et ce qui tient à la psychologie de celui qui raconte et de celui qui écoute, à leurs attentes conscientes et inconscientes, à leurs imaginaires personnels et aux imaginaires collectifs qu’ils véhiculent. Il faudra distinguer des a priori ethnocentriques, la capacité d’empathie ou, au contraire, de mise à distance de celui qui voyage et qui témoigne. Il faudra s’interroger pour savoir comment s’est effectuée la récolte des faits, comment apparaît l’Autre, celui qui est rencontré lors du voyage, pourquoi et à quelles fins le voyageur témoigne.

13Il sera nécessaire, dans certains cas, de repérer d’éventuelles manipulations de l’image (filmée, photographiée, dessinée) et du discours. La question de savoir si un voyage que quelqu’un dit avoir vécu, est réel ou imaginaire, celle de savoir si on a affaire à une fiction cinématographique ou littéraire, à un document scientifique ou à un reportage journalistique, risque de se poser de manière de plus en plus cruciale lorsqu’on connaît les possibilités techniques actuelles sophistiquées de fabrication d’images de synthèse, le recours au images d’archives retirées de leur contexte et leur montage cinématographique. Tout récit de voyage pose le problème général de la validité et de la fiabilité du témoignage. Dans le contexte d’un mouvement sectaire ou totalitaire, où le but à atteindre justifie tous les moyens, il n’est pas interdit de penser que ces techniques seront employées de manière de plus en plus courante, pour faire croire à leurs membres les histoires les plus invraisemblables.

14Dans le cas du Mouvement Raëlien, que nous continuons, pour l’instant, dans l’état actuel de notre recherche, à classer parmi les nouveaux mouvements religieux7, les moyens de convaincre restent élémentaires : Raël utilise essentiellement la description verbale ou écrite et quelques dessins illustrant les textes. Si dans un premier temps, nous abordons le récit de sa rencontre et de son voyage, comme un témoignage, nous pouvons dire que les preuves qu’il ramène sont peu convaincantes, aux yeux du profane. Il s’agit principalement :

• de dessins de la soucoupe volante portant un symbole peint sur sa « carrosserie » (une étoile de David avec à l’intérieur un svastika).
• du dessin d’une marque imprimée sur son bras, après le passage d’une soucoupe au dessus de sa maison, le 10 août 1975.
• de descriptions très succinctes de l’extraterrestre (« Ce n’était pas un enfant, malgré sa taille voisine d’un mètre vingt. Il avait les yeux légèrement bridés, les cheveux noirs et longs et une petite barbe noire... il portait une combinaison verte recouvrant tout son corps d’une seule pièce, et si sa tête avait l’air d’être à l’air libre, un étrange halo l’entourait.. »), des bâtiments dans lesquels ceux-ci l’ont accueilli sur leur planète, et de leur engin volant (« Elle (la soucoupe) avait environ sept mètres de diamètre, plate au-dessous et conique au-dessus, haute d’environ deux mètres cinquante. À sa base une violente lumière rouge clignotait et à son sommet une lumière blanche intermittente rappelant le flash d’un appareil photo. Cette lumière était tellement intense que je ne pouvait la regarder sans cligner des yeux. »)

15Ce qui frappe d’emblée, c’est la ressemblance entre ces personnages décrits, les soucoupes volantes dessinées, et les personnages et engins volants tels qu’ils apparaissent dans les romans de science-fiction. On pourrait aussi faire un parallèle entre l’aspect physique des Elohim, représentés sur la couverture de la nouvelle édition des message (intitulée « le vrai visage de Dieu ») et l’apparence physique d’un embryon humain photographié in-utero, hormis leurs grands yeux de biche bien ouverts. La description que Raël fait de l’accueil que lui ont réservé les Elohim sur leur planète, nous informe d’abord sur son imaginaire personnel : son passage obligé par des chambres successives silencieuses et calfeutrées, dans des bains parfumés, entre les bras de créatures toutes plus belles les unes que les autres, donne à réfléchir sur ce que cela peut laisser transparaître de la « nostalgie du sein maternel » éprouvée par son auteur. Sa rencontre avec les grands prophètes auxquels il s’assimile, révèle une tendance à la mythomanie, qu’une existence difficile d’enfant sans père, en échec scolaire et plus tard en échec professionnel, pourrait expliquer. Quant aux marques apparues sur les bras de Raël, après passage de la soucoupe volante, si elles ont toute l’apparence de cicatrices de vaccin antivariolique, il semblerait qu’elles reproduisent un mandala utilisé dans l’ésotérisme tibétain.

16En tout état de cause, les descriptions et dessins du maître sont ses propres créations, fruits de son imagination ou de ses lectures, et bien qu’il construise et présente son récit comme un témoignage, celui-ci reste invérifiable, faute de détails techniques, de descriptions précises. Il ne ramène pas de « pièces à conviction » de son voyage, mais des arguments logiques qui préservent la cohérence du récit et lui permettent d’avoir réponse à tout (par exemple le voyage instantané est justifié par le très haut niveau technologique des Elohim, niveau inaccessible actuellement à nos cerveaux humains, étant donné l’état de nos connaissances scientifiques) et même s’il s’en défend, il invite, de fait, ses adeptes à croire sur parole qu’il a bien vu ce qu’il dit avoir vu. Personne ne cherche à vérifier la véracité de ses dires, et n’a d’ailleurs ni l’intention ni les moyens de le faire. C’est que ce type de « témoignage » correspond à des attentes qui ne sont pas celles d’un juge d’instruction ni celles d’un inspecteur de police, à savoir vérifier si le témoin était bien sur place pour voir. Il ne s’agit pas tant de prouver que ce que Raël dit est plausible, que de croire à une doctrine caractérisée par une apparente cohérence logique, qui permettra à chaque adepte de retrouver une cohérence intérieure personnelle. Peu importe si cette cohérence repose sur des dires en contradiction ou en décalage avec les connaissances scientifiques actuelles qui ne font pas encore état de formes de vie sur des planètes appartenant à d’autres systèmes solaires. L’important c’est d’entrer dans un système de croyances, l’important c’est de croire. L’idée de base selon laquelle des extraterrestres nous auraient créés à leur image et auraient atteint un niveau de connaissance inaccessible pour nous, permet de justifier tout le reste de la doctrine. La communication télépathique ou le voyage interplanétaire instantané permettront de faire des ajustements au fur et à mesure, en cas de nécessité, lorsque les aberrations scientifiques sont trop voyantes et les questions des adversaires ou des sympathisants pas tout à fait convaincus, se font trop pressantes et trop gênantes. Si la description du voyage et de la rencontre avec des êtres venus d’ailleurs, occupe peu de place dans les ouvrages du prophète, elle reste un élément clé dans la construction du système charismatique, puisqu’elle désigne Raël comme un « contacté », un être élu investi d’une mission extraordinaire.

II. le récit de voyage allégorique : (la mystification du discours)

17Plus qu’un témoignage, les récits de Raël apparaissent en fin de compte comme une profession de foi qui répond à l’attente d’un public en recherche de spiritualité. Si l’on ne sait rien de la psychologie des Elohim, très peu de choses de leur aspect physique, des détails de la rencontre et du voyage, à peu près rien de la planète sur laquelle ils vivent, on apprend d’eux l’explication de notre arrivée sur terre et le sens de notre destinée, mais on est surtout informé sur les conceptions morales et politiques du maître à penser.

18Les détails sur l’Autre (l’extraterrestre) pourraient provenir on l’a vu, d’un roman de science-fiction (les petits hommes verts, le scaphandre, la soucoupe et ces « robots biologiques » tout droit sortis du « Meilleur des mondes » d’Huxley). Pour préserver la cohérence interne de l’histoire, l’auteur dira clairement que ces extraterrestres se sont donnés volontairement une forme connue, pour ne pas effrayer leur interlocuteur. L’étrangeté totale d’un être qui n’aurait rien eu d’humain ou qui se serait montré dans des conditions trop inexplicables, aurait effrayé le futur prophète et aurait rendu la communication impossible. Pour que la rencontre ait lieu, il fallait un minimum de terrain commun, un langage, un objectif, une apparence, quelque chose de l’Autre qui lui ressemble. Ces précisions (qui dénotent d’une réflexion sur la communication de la part de Raël, plus qu’elles ne renseignent sur la psychologie de l’extraterrestre), une fois données, le décor planté, l’Autre n’apparaît plus que comme un prétexte à faire passer des messages. Ceux-ci, s’ils se présentent d’abord comme une réinterprétation de morceaux choisis de la Bible, comme une nouvelle doctrine religieuse, sont chargés d’injonctions morales et diffusent par la même occasion des directives politiques. Les grandes lignes en sont les suivantes :

• proposer une conception du monde (de sa création, de sa fin, du sens de la vie) en accord avec la science et avec l’idée-clef que Dieu n’existe pas mais que nous avons été créés par des êtres venus d’une autre planète ;
• instituer la géniocratie (le pouvoir aux génies, que des tests de quotient intellectuel permettront de détecter) ; redéfinir les institutions telles que l’armée et la police et les devoirs envers ces institutions ;
• faire l’éloge d’Israël, (peuple élu des Elohim, le plus réussi de la création), de la France (pays exemplaire, investi d’une mission par l’intermédiaire du prophète de nationalité française), des États-Unis et du Japon (avenir de l’Humanité par leur puissance économique et leur haut niveau technologique) ;
• apporter une critique de la morale chrétienne et de la notion de péché (aimer son corps, revendiquer une sexualité libre) ;
• apporter de nouvelles règles de vie (une conception de la famille, de l’éducation des enfants, de la place du travail dans la société, de la place de l’art et de la recherche scientifique, une manière de s’alimenter et de se comporter en société).

19Les deux récits de Raël pourrait être envisagés comme ce que T. Todorov appelle des « récits allégoriques8 ». Il s’agit de récits imaginaires qui visent à justifier une idéologie. Ils se placent aussi dans ce qu’il nomme la tradition « exotiste » où la description de l’ Autre le valorise, tout en étant de fait, un prétexte à une critique de soi : « il s’agit moins d’une valorisation de l’Autre que d’une critique de soi, et moins de la description d’un réel que de la formulation d’un idéal ». En présentant un étranger à l’opposé de ce que nous sommes, ces récits permettent d’avoir un autre regard sur soi-même. Quelques exemples tirés des textes de Raël nous permettront d’illustrer ce point de vue :

20Sur la planète des Elohim, la vie est facile, le travail est effectué par des « robots biologiques » fabriqués par clonage selon les besoins et affectés à des tâches uniques. Ce sont des espèces de sous-hommes entièrement à la disposition de leurs maîtres qui eux, n’ont aucun souci matériel et n’ont à se préoccuper que de s’épanouir dans le plaisir et la créativité. Comparés aux Elohim, les pauvres terriens avec leurs préoccupations utilitaires et leur morale basée sur le péché et la culpabilité ont figure bien triste et mesquine. Cette comparaison est pour Raël, l’occasion de présenter, au nom des Elohim, de nouvelles méthodes d’éducation (éducation de la sensualité, culte du corps et du sport, adopter de nouveaux préceptes : « il ne faut plus élever vos enfants selon ces trois vieux préceptes primitifs : travail, famille, patrie, mais au contraire selon les suivants : épanouissement, liberté, fraternité universelle »). C’est aussi l’opportunité d’affirmer sa confiance dans l’avenir de la technologie qui libérera l’homme du travail : « les machines peuvent très bien faire les corvées et se charger de tous les travaux, permettant à l’homme de se consacrer à la seule chose pour laquelle il est fait : penser, créer, s’épanouir9. »

21Parfois les extraterrestres ne prennent pas la peine de donner des détails sur leur mode de vie ou de gouvernement. Ils vont droit au but, critiquent ce qui se passe sur terre et font des propositions : « la démocratie totale n ’est pas bonne. Un corps dont toutes les cellules commandent ne peut pas survivre. Seuls les gens intelligents doivent pouvoir prendre des décisions engageant l’humanité... seuls les gens dont le niveau d’intelligence à l’état brut est supérieur de 50 % à la moyenne doivent être éligibles et seuls ceux dont le niveau d’intelligence à l’état brut est supérieur de 10 % à la moyenne peuvent être électeurs10. »

22En s’inspirant de la méthode de Jean Pierre Faye11, qu’il n’est pas possible de développer ici, une analyse du contexte de la production de ces discours et de leur circulation, une recherche des mots-clefs et des mots qui leur sont associés de manière redondante, feraient apparaître une superposition de plusieurs discours contradictoires, superposition qui est à l’origine d’une mystification de fait, concernant les objectifs du maître à penser et de ses acolytes.

23On est d’abord frappé par la simplicité de l’écriture (pas de figures de style, peu de descriptions, peu de métaphores, des phrases courtes, les concepts philosophiques ou politiques sont pris dans leur acception courante et ne sont jamais redéfinis) et par la légèreté des analyses politiques ou économiques (peu d’argumentation, des affirmations sans démonstration). C’est que dans sa démarche de prosélytisme le Guide doit toucher le plus grand nombre de gens. Un premier travail de terrain montre que le public concerné est très varié. Il s’agit, pour la plupart :

• de déçus du christianisme surtout, mais aussi d’autres religions (musulmans et juifs), appartenant à toutes les couches de la société, avec toutefois semble-t-il, une majorité de cadres. Toutes ces personnes sont en recherche d’une nouvelle spiritualité, de réponses à leurs questions sur le sens de la vie, en recherche de rapport humains plus fraternels et plus chaleureux.
• de passionnés d’OVNI et de science-fiction
• de passionnés de nouvelles technologies (informatique, clonage)
• d’adeptes de naturisme, de sexualité libre et d’écologie.

24Les trois dernières catégories recoupent d’ailleurs souvent la première et la coloration générale de leurs convictions est athée et matérialiste.

25Il est à noter que les centres d’intérêt de ce public sont très différents les uns des autres mais que sa démarche spontanée d’une manière générale fait plus appel à la foi, à la passion, à l’affectif qu’à la réflexion. Beaucoup parlent de « révélation » à la lecture des textes de Raël et semblent se contenter de la cohérence interne globale de la cosmogonie proposée, même si, par ailleurs ces textes sont porteurs d’affirmations invérifiables et d’absurdités dans les justifications scientifiques sur lesquelles ils s’appuient et de contradictions dans les directives politiques et morales qui en découlent. Il semblerait qu’au départ chacun a intégré le mouvement pour des raisons différentes, attiré par un aspect ou par un autre de la doctrine, mais que tous finissent au bout d’un certain temps passé au sein du groupe par se réunir autour du concept central de « religion athée ». Pour les adeptes, la doctrine apparaît comme un cadre de pensée moderne qui permet de se situer dans l’univers et de donner un sens à sa vie, à partir d’une argumentation à la fois religieuse et scientifique, où Raël a le génie de réunir paradoxalement deux ordres incommensurables. Le mystère, l’invisible, l’inaccessible n’est plus attribué à des êtres surnaturels, mais à des êtres largement plus avancés que nous sur le plan scientifique et technologique. Le cri du cœur des adeptes est : « enfin une religion expliquée scientifiquement ». Même si l’existence réelle des extraterrestres n’est jamais démontrée, si la confusion est entretenue sur les concepts d’âme, d’esprit, de conscience et d’inconscient, chacun trouve matière à une réflexion satisfaisante dans les écrits du maître12.

26Pour répondre aux attentes d’un public aussi hétérogène, Raël construit un récit qui réunit un grand nombre d’idées hétéroclites dont le seul lien parfois, est le fait qu’elles sont censées avoir été émises par les Elohim. Il va par exemple, puiser dans des traditions religieuses diverses. Les références sont avant tout bibliques et chrétiennes, mais il cite aussi Le Livre des Morts tibétain : le Bouddhisme est très présent dans les textes, à travers les conseils pratiques pour atteindre l’état de conscience éveillée (relaxation, méditation), les conseils alimentaires et le choix du logo qui comportait au début du mouvement, un svastika remplacé plus tard par une spirale, suite aux critiques très vives adressées par l’opinion publique et par certains adeptes eux-mêmes (ce symbole, rapporté aux passages des messages sur la géniocratie, renvoyait de manière trop visible à l’idéal nazi).

27Par ailleurs, certains passages des deux livres peuvent être lus comme un roman de science-fiction, où les extraterrestres avec leur ordinateur central chargé de surveiller les humains sur terre, n’ont rien à envier au Big Brother d’Orwell13.

28Celui qui voudrait y trouver des conseils pour l’éducation de ses enfants, la conduite de sa vie de couple ou l’épanouissement de sa sexualité pourra se référer aux chapitres intitulés « la naissance », « l’éducation », « les arts », « la méditation sensuelle » etc.

29Plus subtilement, l’utilisation alternée et contradictoire du vocabulaire humaniste, de la défense des droits de l’homme, de la non-violence et de la fraternité, avec le vocabulaire de l’élitisme, de l’eugénisme, du mépris de l’autre, qui pourrait semer le trouble dans les esprits, est habilement intégrée dans l’appréciation globale des Elohim sur notre société, assortie de conseils moraux et politiques. La même remarque pourrait être faite à propos de l’utilisation alternée de la phraséologie « soixante-huitarde » du plaisir, de l’amour libre, de l’égalité des sexes et du discours ultra-libéral de la compétitivité, de l’efficacité, de l’argent. Les Elohim parlent et ils peuvent tout dire, et même se contredire.

30Un travail plus approfondi qui ferait intervenir le contexte des années 1973 à 1975, dans lequel les textes ont été produits et le contexte actuel de leur diffusion, permettrait de mettre en évidence, à travers ces discours ambigus, des imaginaires sociaux superposés et contradictoires.

31Bien qu’il ne soit pas possible, dans le cadre de cet article d’étudier ce contexte, un bref rappel de quelques faits marquants, nous permettra d’illustrer combien les écrits de Raël sont dans l’air du temps. Au niveau international, on assiste entre 1973 et 1975, au retrait des Américains hors du Vietnam et au plein développement de la recherche spatiale. Une partie de l’opinion publique se mobilise contre la guerre et ses ravages et pour la compétition scientifique entre bloc de l’Est et bloc de l’Ouest. En France, comme en Europe, l’après-mai 1968 se traduit par une transformation des mœurs et des valeurs au sein de la famille et de l’entreprise, avec en principe, une plus grande place accordée aux femmes, un partage des responsabilités et la parité des salaires.

32Toutes ces préoccupations sont présentes dans les recommandations politiques et morales que Raël fait à ses adeptes : refus du service militaire, condamnation de la guerre, valorisation de la recherche scientifique, surtout la recherche spatiale, rejet du mariage, approbation de l’avortement, image positive de la femme libre, active, maîtresse de son corps, image négative de la femme mère, etc.

33Cependant, la nécessité de définir la future élite des adeptes destinés à accueillir les extraterrestres, implique un autre discours de sinistre mémoire, qui n’a plus rien à voir avec l’idéal des droits de l’homme et de la fraternité universelle. L’intérêt particulier du prophète et de la communauté charismatique qui l’entoure (les fidèles de la première heure et quelques personnalités de référence dans le domaine scientifique), pour le clonage et la sélection des surdoués, devrait amener le lecteur un peu critique à se poser des questions sur les véritables intentions de l’auteur des récits. Si l’on ajoute à cette observation le fait que les messages de Raël, ses récits de voyage ou de communication télépathique, imprimés et édités par le mouvement raëlien, sont actuellement vendus, lors de rencontres internationales, où ils sont très peu commentés (il y est fait allusion, mais les questions orales, concernant les contradictions internes aux textes sont soigneusement éludées14), nous renforce dans la conviction que nous avons à faire à une mystification de fait : la confusion des idées, au sujet desquelles les adeptes n’ont jamais l’opportunité d’obtenir des éclaircissements, les contraint à ne retenir que ce qui leur parle et à faire l’impasse sur ce qu’ils ne comprennent pas ou qui pourrait leur paraître illogique. S’il ne nous est pas permis, dans l’état actuel de la recherche, d’affirmer qu’il existe, de la part de la hiérarchie du mouvement, une volonté délibérée et calculée de diffuser une idéologie politique totalitaire, sous couvert d’une doctrine religieuse et d’une idéologie humaniste, il est néanmoins possible de désigner succinctement les imaginaires auxquels renvoient ces textes :

• un imaginaire des années 70, qui pourrait être caractérisé par le slogan « Peace and love », porteur des valeurs du féminisme, de l’écologie, de la non-violence et de la tolérance ;
• un imaginaire du progrès technique et scientifique (intérêt pour les mondes virtuels, l’informatique, le clonage, images de la suprématie des nations techniquement avancées, image du cadre dynamique et sportif, théorie de la pensée « positive ») ;
• un imaginaire « totalitaire15 » (eugénisme, notion de race supérieure et de peuple élu, projet de sélection des plus doués, mépris d’une humanité inférieure, utilisation du symbole du svastika dans le logo, etc.).

34Pour conclure il faudrait dire cependant, que la dimension idéologique des messages ne doit pas conduire à négliger la dimension mythique du discours religieux. Si à un certain niveau de lecture, les voyage des Elohim sur notre terre et celui de Raël sur leur planète, racontés comme un témoignage porteur d’enseignements politiques et moraux, et prétexte à une critique de notre société, peut être envisagé comme un instmment de manipulation au service d’un maître à penser charismatique à des fins de pouvoir personnel, il faut néanmoins prendre en considération le fait que, pour les adeptes, il s’agit d’abord d’une doctrine religieuse à laquelle ils croient en toute sincérité. Présenter les adeptes uniquement comme des personnes fragiles psychologiquement et manipulées, nous semble trop réducteur et nous conduit à nous interroger sur l’efficacité du récit mythique qui va bien au delà de l’efficacité politique.

III. le voyage mythique

35Lorsque Raël raconte qu’il mange à la table de Jésus, Mahomet, Moïse et Bouddha, on peut bien sûr y voir un symptôme de mythomanie caractérisée, il n’en est pas moins vrai que cette image « parle » à ses adeptes. La présence invisible des Elohim à leur côté, a pour certains d’entre eux autant de réalité que les anges-gardiens pour un chrétien. Les messages de Raël qui pourraient apparaître de l’extérieur, comme un vulgaire plagiat de la Bible, sont perçus par ceux qui le suivent comme une réinterprétation moderne de ces textes, plus en accord avec la science actuelle.

36Sans nier l’éventuelle fragilité psychologique du gourou et de ses adeptes, ni la possible utilisation concertée et rationnelle d’un discours mystificateur, il serait bon de réfléchir à cette nécessité présente en chacun, de donner un sens à sa vie, de se situer dans l’univers, de s’intégrer dans un système de croyances, nécessité qui paraît être une constante du comportement humain en général. L’idée est que, si manipulation il y a, celle-ci tire son efficacité non pas tant de techniques éprouvées et de la fragilité des personnes auxquelles elle s’adresse, que de ce qu’elle met à profit les mécanismes profonds et instinctifs qui président à l’individuation psychologique et sociologique de chacun . Tout être humain, au même titre que tout être vivant, doit résoudre le problème vital et paradoxal de vivre à la fois pour lui-même et avec les autres, de se construire intérieurement soi-même et de se situer par rapport à l’extérieur, l’autre, le groupe, l’espèce. Cette vaste question demanderait à être approfondie. Cependant on pourrait dire succinctement que la religiosité, prise au sens large de recherche d’un lien avec l’univers, et la référence aux mythes qui expriment à la fois l’angoisse de cette quête et les réponses qui lui sont données, s’inscrivent au nombre de ces processus organisateurs.

37Les récits de Raël qui reprennent de manière simplifiée les grandes lignes de la Bible, doivent être considérés, à un niveau de lecture qu’on pourrait dire anthropologique, comme participant de cette démarche. On y retrouve les grands thèmes des mythes d’origine et des mythes eschatologiques. Par exemple, le voyage de Raël sur la planète des extraterrestres est une incursion au Paradis : là-bas tout est merveilleux et parfait : cet endroit ne connaît pas la violence, les Elohim et les humains recréés pour l’éternité, y vivent dans l’Amour et la Créativité ; les paysages sont magnifiques, les habitations confortables et il fait toujours beau ; tout le monde est nu car la nudité est pureté . Raël en refaisant à l’envers le voyage des Elohim sur la terre, en retournant à la planète d’origine, celle de nos créateurs, en traversant les bâtiments d’accueil où il s’abandonne entre des mains expertes, accède à une nouvelle existence, celle de l’Éveillé, celui qui connaît la Création et le devenir du Monde. Un autre aspect de son voyage est l’instantanéité : les Elohim qui emmènent Raël dans leur vaisseau spatial, ont atteint la maîtrise du temps par la force de la pensée qui leur permet de se déplacer uniquement en émettant le souhait d’être ailleurs.

38Les thèmes des récits sont repris lors des rencontres internationales du Mouvement Raëlien : pendant les exercices de méditation le port d’une djellaba blanche, symbole de pureté ou bien la nudité sont recommandés et une méditation sur la mort invite les adeptes à se préparer à ce retour au Paradis et à ce passage qui est une renaissance. Les livres du prophète sont la référence fondamentale d’une pratique communautaire qui vise à recréer une fraternité originelle.

39Ces différents thèmes s’inscrivent dans une thématique plus générale qui est celle de la victoire de l’Homme sur la Mort. Si on considère avec Gilbert Durand que la fabulation est une « sauvegarde essentielle », « négation spirituelle, refus total du néant existentiel qu’ est le temps16 », et que toutes les créations de l’imaginaire sont une manière de lutter contre la dégradation et la mort, alors les histoires de Raël, malgré leur apparence de plagiat de la Bible, doivent être envisagées aussi dans leur fonction cathartique. Pour des fidèles athées, le mythe de la création du monde par des extraterrestres leur permet de maintenir la cohérence générale de leur système de croyances parce que l’explication reste matérialiste, cependant la possibilité de se recréer soi-même un jour par clonage préserve pour eux le mythe de l’immortalité, ce qui les rassure dans la conduite de leur existence quotidienne.

40S’inspirant vraisemblablement de textes précurseurs de la Bible, d’origine mésopotamienne et porteurs d’une vision polythéiste de la création17, ou bien interprétant de manière très personnelle, le mot Elohim que les exégètes comprennent comme « la descente du principe créateur dans la pluralité des mondes et des formes »18, Raël affirme péremptoirement que ce mot est un pluriel : ceci lui permet de construire sa théorie des extraterrestres créateurs qu’il justifiera à l’aide de morceaux soigneusement choisis dans la Bible et pouvant se prêter à une interprétation moderne, pour ne pas dire technique (par exemple, l’arche de Noé devient un vaisseau spatial et le déluge est une explosion atomique...). Le fil conducteur de sa doctrine, qui constitue la logique interne de l’ensemble, est celui de l’Homme prenant la place de Dieu. L’image de l’Homme-Dieu et l’idée de la toute puissance de l’Homme, sont présentes tout au long des textes, et par conséquent imprègnent aussi toutes les pratiques. L’idée de base selon laquelle les Elohim ont créé les êtres humains, s’articule autour d’une autre idée-clef, celle selon laquelle la Création est un cycle sans fin où les Elohim ont eux-mêmes été créés et où les hommes créeront à leur tour, de manière scientifique, d’autres êtres à leur image. Cette logique s’exprime de manière symbolique, par exemple dans le choix même du nom de Raël où le suffixe « el » désigne la divinité dans les langues sémitiques. El est le principe de création et de vivification. « Placé, à la fin des noms propres (ange ou homme), El indique la participation au mouvement créateur19 ». Si Raël s’attribue des origines mythiques où il s’égale à ses créateurs (les messages expliquent en effet qu’il est fils d’une femme humaine et de Yahve, président du conseil des Étemels, et cette double naissance le fonde à servir d’intermédiaire entre les hommes et leurs créateurs), ses évêques20 qui détiennent leur pouvoir de Raël et de leur participation active au mouvement, n’hésitent pas à changer de nom et à se donner des noms d’archanges reconnus ou non par la tradition hébraïque, tels que Uriel21 ou Esaël. Outre qu’en inventant des noms propres en leur adjoignant le suffixe « el », ils adoptent un procédé considéré par la Tradition du haut Moyen Áge comme blasphématoire et hérétique, ils rejoignent ainsi Raël dans le Panthéon des Anges et des figures « divines ». On pourrait ajouter que précisément, en retrouvant des pratiques utilisées dans les temps anciens, ils participent d’une certaine manière de cette Tradition et font que la doctrine de Raël n’est pas simplement œuvre de science-fiction ou canular. Cet exemple laisse à penser que les dirigeants du mouvement ont une certaine connaissance de l’ésotérisme chrétien primitif qu’ils savent utiliser habilement pour mobiliser le respect du groupe à leur égard : même s’ils détournent le langage sacré à des fins autres que religieuses, pour les adeptes l’évocation des archanges dont certains noms ne leur sont pas étrangers, ajoutée aux citations de la Bible et des Évangiles ne les font pas douter des objectifs religieux de leur prophète, ce qui rend d’autant plus efficace l’emprise de Raël sur eux.

41On retrouve ce complexe symbolique de l’homme-Dieu, dans la manière dont les lieux de réunion, lors des rencontres internationales, sont renommés : les cours et les méditations se passent à « l’Olympe » et l’on prend ses repas à « l’espace Prométhée ». Il ne se passe pas une intervention des dirigeants sans que l’on entende des propos dans ce style : « un jour nous serons des Dieux », « nous sommes les Elohim du futur » (Uriel), « il faut être humble entre nous, mais il faut être plein d’orgueil à l’extérieur car nous avons la Vérité » (Raël). Il n’est pas jusqu’au système de vidéo-transmission, installé lors d’une rencontre pour permettre une communication directe entre le Guide suprême installé au Canada et les adeptes en France, qui ne soit qualifié « d’arme des Dieux ». Ces pratiques et ces propos sont induits par les deux récits de Raël, qui représentent pour les croyants, la Parole Sacrée à laquelle il faut se référer au quotidien. L’édition actuelle des textes, en un seul volume et en grand format (si elle témoigne de la maîtrise, par les dirigeants, des techniques de marketing), est pour le croyant, à la mesure de l’importance de leur contenu. Ils l’ont souvent à portée de main, pour le consulter ou en parler aux autres et citer à l’occasion les préceptes du maître. Le nom de Raël et son image, présents sur la couverture des ouvrages, tirent leur efficace de ce qu’ils résument symboliquement à eux seuls, la croyance unificatrice qui permet aux adeptes d’être en concordance avec eux-mêmes et avec le monde. Ils trouvent à travers la lecture du Livre et dans la participation aux réunions et aux rituels, la confirmation de leur appartenance au Peuple Élu, celui qui est informé des révélations sur les origines et le devenir de l’Univers et celui qui, grâce à des exercices appropriés, atteindra un niveau de conscience suffisant pour rentrer en contact avec les Elohim lorsqu’ils arriveront sur la terre.

42C’est aussi dans le Livre de Raël que l’on trouve le dessin symbolique qui sera à l’origine du logo attribué au groupe : il s’agit, nous l’avons vu précédemment, d’une étoile de David avec en son sein une croix gammée, observée sur la carlingue de la soucoupe volante. L’interprétation qu’en donne Raël est la suivante : « il en est en haut comme il en est en bas et tout est cyclique », l’étoile étant le symbole de l’ infiniment grand et de l’infiniment petit, la croix représentant l’éternel recommencement de toutes choses. Ce symbole, où la croix gammée sera plus tard remplacée par une spirale, apparaît sur tous les objets mis à la vente (vêtements, affiches, et surtout médailles) pour récupérer de l’argent auprès des adeptes. Selon le prophète, la médaille « joue le rôle de catalyseur psychique lors des tentatives de communication télépathique avec les Elohim et contribue à l’éveil de l’esprit ». La médaille est tout à la fois un signe de reconnaissance pour les adeptes entre eux et un moyen de se relier de manière magique aux créateurs. Le logo reproduit en grande dimension sur des tentures murales d’un jaune éclatant, accompagne les interventions du Guide et de ses acolytes, lors des conférences privées adressées exclusivement aux adeptes. La contemplation pendant des heures de ce dessin acquiert l’efficacité redoutable d’un mandala22 : outre qu’il est un signe de ralliement et qu’il invite à la communion de tous autour d’une même croyance (la présence de cet emblème est d’ailleurs extrêmement dérangeante et même angoissante pour celui qui ne partage pas l’idéal qu’il représente), il parle à l’inconscient de chacun en s’adressant à la part de lui-même qui préside à la construction de la personnalité, ce que K.G. Jung appelle l’archétype de la totalité. Nous partageons cette conception de K.G. Jung : « comme le mandala décrit et symbolise la totalité psychique, la protège, la défend contre l’extérieur et cherche à concilier les oppositions intérieures, il constitue aussi un véritable symbole de l’individuation »23. L’idée est que la contemplation de ces symboles de totalité peut avoir un effet structurant de la personnalité, tout au moins pour ceux qui ne les perçoivent pas comme symboles sectaires ou totalitaires. Il faut préciser en effet, que « les symboles, quel que soit l’angle sous lequel on les considère ou les aborde, ne sont jamais univoques : le sens à leur assigner dépend toujours de facteurs nombreux et très divers »24. Si l’enfermement à l’intérieur du groupe ne permet pas à l’adepte de développer l’esprit critique nécessaire à l’interprétation multiple du logo et d’y reconnaître aussi le symbole nazi, la contemplation de ce symbole, de même que la référence à la figure mythique du maître, contribue pour lui à la construction de soi et de sa relation à l’autre. D’une manière générale, cet aspect positif pour lui de l’appartenance au groupe lui interdit précisément tout regard critique sur le fonctionnement trouble et les agissements à double sens de la hiérarchie.

43En conclusion on pourrait dire que la lecture à plusieurs niveaux, des récits de la rencontre de Raël avec des extraterrestres et de son voyage interplanétaire, en dévoile un usage à la fois mystificateur (témoignage invérifiable, superposition de discours incompatibles, utilisation ambiguë d’un discours religieux porteur d’une idéologie politique) et équilibrant, quasiment thérapeutique (effet de la religiosité). Ce double usage contradictoire s’inscrit parmi les processus qui font que le mouvement raëlien continue d’exister, guidé par un personnage considéré comme un escroc et un mythomane, aux yeux de ses détracteurs, et comme un saint par ses adeptes.

44Il faudrait préciser cependant d’un point de vue méthodologique que cette lecture multiple ne consiste pas seulement à opposer le point de vue de l’adepte et celui de l’observateur extérieur voire même des opposants au mouvement et à son guide . Il s’agit plutôt de travailler à des échelles de temps et de perception différentes : ce qui est « visible » directement et immédiatement (ce qui est dit et montré, ici et maintenant : le témoignage), d’autre part, le non-dit, l’informel, les imaginaires sociaux (dans l’exemple : le double langage, la mystification idéologique spécifique au cas étudié), et pour finir, des constantes de comportements qui renvoient à des préoccupations d’ordre existentiel, conscientes ou inconscientes et à des mécanismes vitaux (le besoin de croire, la nécessité de se situer dans l’univers, les processus d’individuation). Il est clair que ces trois niveaux de lecture sont liés : s’agissant par exemple de la religiosité des adeptes et de la sacralisation du leader, si elles peuvent être considérées à certains égards, comme structurantes pour la personne et pour le groupe, elles sont aussi à la source de la manipulation sectaire et la rendent d’autant plus efficace qu’elles mettent en jeu des mécanismes vitaux et cela bien plus que les techniques de manipulation proprement dites ou la faiblesse supposée des adeptes. Cela amène à reconnaître que ceux-ci sont partie prenante dans leur propre manipulation. Les récits de voyage de Raël sont tout à la fois une justification de la « supériorité » du prophète (celui qui a pris le risque de passer dans « l’autre » monde appartient déjà à un autre ordre, l’ordre du surhomme), un instrument de manipulation, une référence morale (ils proposent des règles de vie), un moyen pour le croyant de se situer dans l’univers et de trouver une cohérence personnelle intérieure. Pour les adeptes les messages sont les textes fondateurs d’une nouvelle religion qui propose des pratiques nouvelles et apporte une réponse à une quête de sens, que les grandes religions traditionnelles n’ont pas su leur donner. Les organisations de défense contre les sectes percevront avant tout la mystification et l’escroquerie. Quant au « prophète » et à la communauté charismatique qui l’entoure et le soutient, ils sauront jouer du vide spirituel de ceux qui les suivent, pour s’assurer richesse et pouvoir, tout en se prenant parfois eux-mêmes à leur propre jeu jusqu’à finir par croire en leur mission.