1Celui qui s’intéresse à la société du Haut-Vallespir au XVII^e siècle est très vite frappé par un phénomène qui peut paraître exceptionnel : la place que les armes occupent dans cette société25. Ces armes, on les porte, on en possède même si on ne les porte pas, et puis l’on s’en sert, légalement, dans le cadre de la défense du territoire, mais aussi de façon moins licite : beaucoup de crimes de sang sont commis au moyen d’armes, le plus souvent à feu.

2Cette réalité, si elle est difficile à mesurer de façon précise, n’a pourtant pas de quoi surprendre. Tout d’abord parce qu’au XVII^e siècle elle n’est pas nouvelle : on pourrait dire qu’elle est structurelle. Le XVII^e siècle joue son propre rôle dans ce domaine, et, pour des raisons que nous allons évoquer, développe l’armement des civils.

3Quel type d’informations avons-nous à ce sujet ?

4Tout d’abord un document pour lequel je n’ai pas trouvé d’équivalent, même si je dois m’empresser de dire que je n’ai pas beaucoup cherché. Il s’agit de la liste des hommes du sometent, c’est-à-dire la milice, de Prats-de-Mollo en 1661, avec pour chacun des noms la mention d’un type d’arme à feu, ou l’absence d’arme. Elle montre que les 276 participants au sometent -vraisemblablement les hommes qui sont chefs de famille- sont presque tous armés : ils sont 206 à posséder une arme à feu ou -c’est le cas de 21 d’entre eux- à devoir bientôt en posséder une, soit au total 74,6 % des participants. À la première lecture du document, on peut penser que chaque individu possède l’arme correspondante. Il semble qu’il puisse simplement en disposer, ce qui n’est déjà pas si mal.

5Nous trouvons ensuite des informations plus ponctuelles concernant l’armement des participants au sometent de différentes communautés. Enfin, nous l’avons évoqué, les archives judiciaires, qu’il s’agisse de celles du Conseil souverain du Roussillon, ou de documents émanant des justices seigneuriales, qui nous laissent la trace de multiples crimes de sang commis par des armes, presque toujours à feu.

6Il faut sans doute hasarder quelques chiffres pour justifier l’intérêt que peut représenter un examen de la place de ces armes dans la société. Il me paraît raisonnable de dire qu’au cours des années 1660-1670, près de 50 % des hommes du Haut-Vallespir possèdent une arme à feu, et qu’une bonne partie de ceux qui restent peuvent disposer d’armes qui leur seront prêtées par la communauté dans le cadre de la défense du territoire, ou par des particuliers, et tout d’abord les propriétaires terriens, lesquels doivent être en mesure de défendre leurs biens, avec l’aide de tous les hommes attachés à leur exploitation. Il ne faut pas prendre ces chiffres comme le résultat d’une recherche approfondie sur la question. Un tel travail reste à faire. Néanmoins, ils me semblent suffisamment proches de la réalité pour tenter de les analyser.

Le sometent

7L’abondance des armes s’explique en premier lieu par l’existence du sometent. En effet, la Catalogne utilise encore fréquemment au XVII^e siècle le système médiéval de participation généralisée à la défense du territoire. Ainsi, la défense du territoire communal est assurée par les hommes du village qui se réunissent au son du tocsin, après que l’alerte ait été donnée par des cris de Viafora (littéralement : « dehors ! »), et constituent le sometent. Celui-ci n’est tenu de servir que sur le territoire de la communauté. Néanmoins, devant un danger plus important, tous les villages d’une viguerie, et même de l’ensemble de la Catalogne en cas de proclamation du Princeps Namque, font marcher leur sometent qui peut arriver à regrouper une force de plusieurs milliers d’hommes. Au cours du XVII^e siècle, la défense de la Catalogne face aux Français est assurée en grande partie par le sometent, qui, souvent, réunit davantage d’hommes que les troupes royales espagnoles stationnées dans le Principat. Ainsi, chaque Catalan est un combattant en puissance, toujours en alerte, préparé à lutter contre un quelconque danger.

8Pour pouvoir participer efficacement à la défense du territoire, il fallait que les hommes fussent armés. Ils l’étaient, comme nous le montre la liste des hommes du sometent de Prats en 1661. Comme je l’ai déjà indiqué, elle ne précise pas si les armes appartiennent en propre à leurs utilisateurs ou si elles appartiennent à la communauté, qui les distribue en cas de besoin. Nous avons des exemples de distribution d’armes par les consuls, mais nous ne pouvons pas écarter l’hypothèse qu’elles aient appartenu à ces consuls eux-mêmes. Presque toujours elles semblent appartenir à leurs utilisateurs, ne serait-ce que parce que les nombreux mas se devaient d’avoir la capacité de se défendre eux-mêmes, surtout lorsqu’ils étaient très isolés. Aussi, certains inventaires après-décès montrent-ils que les gros mas pouvaient cacher de véritables arsenaux destinés à armer l’ensemble des hommes attachés à l’exploitation agricole26.

9Qu’en est-il dans le reste du Vallespir ? Le 4 janvier 1668, s’assemble le sometent de Montalba. Il est constitué de dix ou onze hommes, tous armés d’armes à feu sauf un qui a une épée27. Le 4 mars suivant le sometent d’Arles-sur-Tech est réuni : il représente plus de 200 hommes, dont 50 ou 60 sont armés. Mais ces hommes ne connaissant pas le pourquoi de la mobilisation, nous pouvons imaginer qu’ils n’ont pas eu le temps d’aller chercher leur arme ou n’ont pas jugé utile de le faire28.

10Cet armement des civils est-il obligatoire ? En 1668, semble-t-il, le sous-viguier du Vallespir oblige les habitants de Fontanills à acheter une arme à feu29. Je n’ai pas trouvé d’autre exemple pour le Vallespir. En revanche, en 1666, Carles de Banyuls, seigneur -entre autres- de Nyer, en Confient, ordonne à tous les hommes valides de sa juridiction de posséder une pessa llarga30. En 1667, il est demandé à chaque chef de famille de la vicomté d’Evol, également en Confient, de posséder une arme à feu, ou à défaut, pour ceux qui n’auront pas la possibilité d’en acheter, de se munir de hallebardes, de pertuisanes ou de piques, de façon à pouvoir servir le roi dans le cadre du sometent31.

11Nous comprenons donc mieux pourquoi, comme nous le montre la documentation, l’arme est presque un élément vestimentaire du Catalan. Au moins ne sort-on pas sans sa dague. Se promener muni d’armes à feu, même pour aller travailler son champ, ne semble surprendre personne. Il est vrai que les chemins étaient peu sûrs. Mais quels sont donc les multiples dangers qui menacent les communautés en dehors des périodes de guerre ?

12Commençons par dire que la guerre est quasi permanente au XVII^e siècle (1635-1659, 1667-1668, 1672-1678, 1684, 1689-1697), et que lorsqu’on vit à quelques pas de la frontière avec l’ennemi, on peut à tout moment rencontrer des soldats. Les soldats « ennemis » ne sont d’ailleurs pas toujours les plus dangereux, et la paix n’est donc pas forcément meilleure que la guerre. Lorsque la trêve est signée, les soldats réformés se transforment souvent en pillards. Et Dieu sait si les Catalans n’ont pas besoin de pillards « étrangers ». Ils ont les leurs, depuis longtemps, bien intégrés dans le paysage et les mentalités.

« Bandolers » et miquelets

13Même en période de paix entre souverains, le Catalan de l’époque moderne vit dans une société particulièrement violente au sein de laquelle l’utilisation des armes « à titre privé », pourrions-nous dire, est fréquente, à l’occasion de querelles individuelles ou collectives, pouvant donner lieu à de véritables guerres. Ces guerres privées ont été pendant longtemps essentiellement celles des différents bàndols (bandes), que nous connaissons très bien depuis peu grâce aux remarquables travaux de Xavier Terres, qui donnent une vision assez surprenante de la société catalane du début de la période moderne, du moins dans certaines régions32. Jusqu’au XVII^e siècle, au moins, survit dans les Comtés -ne parlons pas du Principal- le système médiéval des clientèles, très vivace, avec des chefs locaux, le plus souvent des nobles, qui règnent -au sens propre, nous l’avons dit- sur un territoire plus ou moins vaste, assistés d’hommes en armes. Ces bàndols sont constitués par des professionnels des armes, qui sont, comme leurs chefs et suivant les occasions, « bandolers » ou contrebandiers, et peuvent représenter des effectifs prodigieux : en 1580 Tomàs de Banyuls est à la tête de 700 hommes33.

14Ce phénomène disparaît au début du XVII^e siècle, sous les coups de boutoir de la monarchie espagnole, mais surtout, à notre sens, par un processus d’assimilation : les professionnels des armes que sont les bandolers vont entrer au service du souverain espagnol en constituant les compagnies de miquelets. La fin du bandolérisme coïncide en effet avec le développement des compagnies de miquelets.

15Le pouvoir royal espagnol, puis français -dès avant 1659- faisait d’une pierre deux coups : il vidait les montagnes de bandits et renforçait les rangs de ses armées.

16Ces miquelets étaient donc des combattants plus « officiels ». Ils étaient recrutés en cas de guerre et constituaient des troupes d’élite particulièrement habiles dans le combat en montagne, puisque -outre l’expérience des premières recrues- la plupart d’entre eux étaient originaires de ces régions. La quasi-totalité des miquelets qui constituent les compagnies « françaises »-60 en Catalogne au début du XVIII^e siècle, sans compter celles qui combattent dans les Cévennes contre les Camisards- sont recrutés dans les zones de montagne du Vallespir et du Confient, et ceux qui viennent du Principat sont d’Olot, Vie, la vall de Ribes, etc. En 1707, on trouve 1 900 miquelets dans les rangs de l’armée française. Il s’agit de mercenaires qui se vendent au plus offrant, et qui s’adaptent aux circonstances : le XVII^e siècle est riche en exemples d’individus ou de compagnies entières qui passent et repassent au service de la France ou de l’Espagne. Ces hommes sont souvent attachés à leur chef, et, alors que les compagnies « françaises » sont très hétérogènes34, le recrutement des miquelets est très localisé. Les capitaines de compagnies, qui le plus souvent sont des notables locaux -puisqu’ils ont la charge de toutes les dépenses que suppose le recrutement d’une troupe armée-, choisissaient leurs hommes dans le ou les villages sur lesquels s’étendait leur influence.

17Ainsi, qu’il s’agisse de bandolers, de miquelets ou d’hommes engagés dans les régiments « classiques », la profession des armes représentait « traditionnellement » pour le Vallespir et le Conflent une activité non négligeable35 et l’on peut affirmer sans trop se risquer que les hommes qui pratiquaient le banditisme ou la contrebande se retrouvaient lors des conflits parmi les miquelets, et que cette dernière activité ne les faisait pas pour autant renoncer aux deux autres.

18En définitive, que l’on soit miquelet ou soldat, en activité ou au repos, contrebandier, bandoler, ou tout simplement citoyen tenu de participer à la défense du territoire, les bonnes raisons de posséder des armes ne manquent pas. En outre, celles-ci ne sont pas difficiles à se procurer. Ripoll, en Catalogne, à deux pas du Vallespir, est un centre important de fabrication d’armes, et ses ateliers sont d’ailleurs alimentés en grande partie par du fer du massif du Canigou. La présence quasi permanente de soldats qui peuvent perdre, vendre ou se faire voler leur arme comble certainement aussi une partie de la demande.

19Alors s’arme-t-on parce que la société est violente, ou la société est-elle violente parce qu’elle est armée ? À l’évidence, un phénomène nourrit l’autre. D’une nécessité défensive les armes sont devenues un gagne-pain pour bon nombre de Vallespiriens. Il n’en reste pas moins que la possession d’armes fait de la moindre querelle un homicide potentiel, comme en témoignent les archives. Nous comprenons mieux pourquoi les Français contemporains de nos Vallespiriens du XVII^e siècle parlaient des montagnes catalanes comme d’une jungle sanguinaire36. Mais cette jungle fournissait aux souverains des soldats aux indiscutables qualités de combattants, au moins tant qu’ils ne désertaient pas. Les conflits des XIX^e et le XX^e siècles apprendront aux Vallespiriens que la violence est désormais le monopole des États. Que les chercheurs de champignons se rassurent. Tout en restant prudents...