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Le paysage rural et ses acteurs

 | 
Aline Rousselle
, 
Marie-Claude Marandet

Anthropologie rurale (sous la présidence du Professeur Maurice Berthe)

Le paysage rural sur la colonne Trajane

Le paysage rural sur les reliefs romains

Martin Galinier

Texte intégral

  • 1 Nous renvoyons à la bibliographie de ces auteurs : M. Assénât pour les cadastres de Narbonnaise, et (...)
  • 2 Sur la porticus Vipsana, consulter Coarelli 1994, pp. 171 et 184. Voir les travaux récents de Claud (...)
  • 3 Coarelli 1992, pp. 644-645, à propos des archives conservées dans le Templum Pacis à proximité de l (...)

1Les documents iconographiques, ici romains, sont intéressants en ce qu’ils montrent – mais aussi en ce qu’ils ne montrent pas. Et pour préciser notre propos, partons des contributions précédentes. M. Assénat et J.-M. Lassère ont bien mis en évidence l’importance du cadastre rural réalisé par les Romains1. Ce cadastre couvrait l’ensemble de l’Empire et servait de base, avec les recensements, à la mainmise juridique de Rome sur les territoires de son imperium. L’espace était donc défini par le droit, mais sa représentation obéissait non seulement à des impératifs pratiques comme en témoignent les fragments de cadastres préservés, mais aussi à la volonté politique d’affirmer le contrôle de Rome -et des cités relayant son autorité- sur l’Orbis terrarum. La carte d’Agrippa, installée dans la porticus Vipsana et connue uniquement par des descriptions2, ou la Forma Urbis sévérienne qui a conservé, gravé dans le marbre, le plan des bâtiments de Rome, servaient autant de support visuel à des archives administratives3 que de signes spectaculaires de la maîtrise et de la gestion de l’espace. Ces relevés précis et utiles comportaient en outre une dimension politique. Ils étaient la projection moins d’une réalité physique rendue avec exactitude, que de la perception de cette dernière par les Romains.

  • 4 Nous avons soutenu en 1995 un doctorat nouveau régime sur « la colonne Trajane et les Forums impéri (...)

2C’est dans ce cadre que, dans un premier temps, nous souhaitons intégrer un ensemble important de reliefs romains, à savoir la frise de la colonne Trajane4. Sculptée sur le fût de la colonne, elle est longue de deux cents mètres et fut inaugurée le 12 mai 113 au cœur de l’Urbs. Elle décrit la conquête d’un nouveau territoire, la Dacie, réalisée par Trajan au début du IIe siècle de notre ère. Cette extension de l’Empire se conclut par la création d’une province ayant pour capitale la colonia Ulpia Traiana Sarmizegetusa.

  • 5 Consulter par exemple Koeppel 1980, p. 306. Sur les itineraria, voir de manière plus générale Levi  (...)
  • 6 À propos des « filtres de sélection » sur la colonne Trajane, voir Settis 1985 et 1988. Des remarqu (...)

3L’élaboration de ces reliefs a fait l’objet de nombreuses hypothèses. Divers auteurs ont avancé l’idée que, parmi d’autres sources, la frise avait été réalisée à partir d’itineraria5. Quelle que soit la réalité de cette proposition, il est certain que la matière qui compose les reliefs a été sélectionnée et réélaborée en fonction du discours voulu par Trajan et son maître d’œuvre6.

  • 7 Nous reprenons ici l’analyse de Prieur 1982, 451-460.

4Les vingt-trois spires de la frise auraient pu présenter l’organisation de la Dacie en province, soit les opérations de cadastration, de recensement et de colonisation qui succédèrent à la victoire. Telles sont les scènes qui figurent sur l’arc de Suse érigé vers 9-8 avant J.-C. en l’honneur d’Auguste et de Cottius. On y voit entre autres deux suovetaurilia, dont l’un marque la soumission des tribus des Alpes (face nord ; la face est, très lacunaire, montre la soumission des tribus) tandis que le second clôt une opération de recensement (face sud ; la face ouest montre l’opération de recensement en elle-même dirigée par deux personnages interprétés comme figurant Cottius et Auguste)7.

  • 8 Pour une opinion différente et des analyses en ce sens, voir Cichorius 1896-1900 ; Gauer 1977 ; et (...)
  • 9 Nous n’avançons ici rien de nouveau : outre les contributions de Salvatore Settis citées note 6 et (...)

5Rien de tel sur la colonne Trajane. Ce monument montre la conquête militaire par Rome et la défaite des Daces. Son objectif n’est pas de proposer un compte-rendu historiquement exact des opérations militaires8 ou du recensement qui suivit, mais une composition iconographique dont la vraisemblance vise à dresser un portrait favorable de Trajan, conquérant et responsable de la conquête9. Dans ce cadre, l’un des aspects de l’antagonisme avec les Daces passe précisément par la représentation de l’espace et sa lente modification.

  • 10 Florus, Œuvres, II, 27 : « Daci montibus inhaerent » ; et I, 39 : « Curio Dacia tenus venit, sed te (...)

6Sur la frise, la Dacie romaine est caractérisée par deux éléments : un relief montagneux [fig.1] figuré au moyen de plissements irréguliers ; et les arbres, qui matérialisent un couvert forestier important dans lequel les Daces cherchent refuge ou dont ils émergent pour affronter les Romains. La concordance avec les textes latins qui décrivent la contrée est remarquable : « Les Daces sont collés à leurs montagnes », écrit Florus, et ailleurs : « Curion vint jusqu’en Dacie, mais il fut effrayé par les ténèbres des forêts »10.

  • 11 César, Guerre des Gaules II, 17 : « Adjuvabat etiam eorum consilium, qui rem deferebant, quod Nervi (...)
  • 12 Pour une analyse de cette association chez Tacite, voir Dupont 1995.

7Plus largement, ce portrait rejoint celui des Barbares et de leur milieu naturel tels que, à toute époque, les décrivent les Romains. Il n’est que de lire certains passages de la Guerre des Gaules pour s’en convaincre : « Le plan des informateurs était d’autant mieux conçu que les Nerviens, faibles en cavalerie (...), ont l’habitude antique, pour empêcher plus facilement les incursions de leurs voisins, de tailler et de courber de jeunes arbres, dont les nombreuses branches poussées en largeur et les ronces et buissons croissant aux intervalles forment des haies impénétrables à l’œil même »11. La Germanie de Tacite propose un type similaire d’association entre le milieu naturel et l’usage que le Barbare en fait12. Pour résumer cette opposition entre Romain et Barbare, on peut écrire que le second agit dans le paysage alors que le premier, on va le voir, agit sur le paysage.

8Un des aspects de la conquête romaine, montré à l’envi par la colonne Trajane, consiste à abattre les forêts et à brûler les villages daces – ce qui est aisé, car ils sont de bois à l’exception de la capitale Sarmizegetusa ceinte de murs de pierre, et de quelques fortins. Dans le même temps, les soldats romains élèvent des camps et construisent des routes : deux scènes de la frise les montrent construisant une voie, l’une dans une forêt, l’autre dans un marais franchi au moyen de plateformes de bois.

  • 13 Voir Procope, De Aedificiis, IV, 11-13. [Traduction anglaise de H.B. Dewing (tome 4), Londres 1954]
  • 14 L’inscription dédicatoire est conservée : ILS 5863. Pour un commentaire et une présentation de ce t (...)

9Ces scènes correspondent certes à une pratique avérée des armées romaines : au cours des guerres daciques, outre le pont sur le Danube dû à Apollodore de Damas13, les armées de Trajan creusèrent une falaise pour aménager une voie le long du Danube14. Le réalisme de la frise est cependant le produit d’un choix thématique. Certaines scènes se situent en effet dans F Empire et on pourrait voir s’opposer, de manière rhétorique, l’informe des espaces daces à la vision de campagnes cadastrées, ordonnées et cultivées par les populations de l’Empire. Il n’en est rien.

Document 1 :

sc. 72 (d’après REINACH 1909, p. 349 n° 56-57).

Document 2 :

sc. 111 (d’après REINACH 1909, p. 359 n° 87-88).

  • 15 Les cavaliers sarmates, reconnaissables à leur lorica squamata, apparaissent à deux reprises aux cô (...)
  • 16 Voir les scènes 25 (fortification dace en pierre), 32 (utilisation d’un bélier), 66 (artillerie dac (...)

10L’unique scène ayant trait à une moisson sur la colonne Trajane [fig.2] montre les récoltes daces -des céréales- coupées par des soldats romains. Comme l’indique le contexte -la désespérance des Daces scène suivante-, il s’agit d’un épisode militaire à l’avantage des Romains, de même que le massacre des troupeaux [fig.3], C’est d’ailleurs l’élevage qui semble constituer la richesse première des Daces : lors de la paix provisoire passée en 102 après J.-C. entre Trajan et le roi Décébale [fig.4], le portrait des Daces « pacifiques » associe des femmes et des enfants à deux bovins, deux béliers et deux chèvres. D’où la lecture que nous proposons : l’unique activité de subsistance des familles daces -la plus importante du moins dans le portrait des Barbares que dressent les concepteurs de la frise- est l’élevage. Le monde dace, aux confins des steppes sarmates15, serait donc vu depuis Rome comme un monde hybride, semi-nomade par les villages de bois et l’activité première des populations -l’élevage-, et comme liminaire au monde civilisé par les murailles de pierre de Sarmizegetusa et les diverses techniques militaires romaines utilisées par les Daces16. Tout le mérite de Trajan est de transformer ce royaume hybride en une province intégrée à l’Empire.

  • 17 Tacite, Agricola, XXI : « Jam vero principum filios liberalibus artibus erudire, ut (...) eloquenti (...)

11En dépit de l’accent porté sur l’activité d’éleveur des Daces et de la dimension rhétorique de la frise, le monde romain n’est pas caractérisé par la vision de scènes agricoles. L’espace civilisé se définit par le paysage urbain. Cités et citadins constituent la qualité première de la romanité, comme l’indique Tacite qui, décrivant les progrès de la romanisation de la Bretagne, n’omet aucun critère : « De plus, [Agricola] faisait instruire les enfants des chefs dans les arts libéraux (...), de sorte que ces peuples, qui naguère dédaignaient la langue des Romains, se passionnèrent bientôt pour leur éloquence. Notre habit même fut mis en honneur, et la toge devint à la mode. Peu à peu on se laissa tenter aux séductions de nos vices : on connut les portiques, les bains, le raffinement des repas ; et ces hommes sans expérience appelaient humanitas ce qui était une partie de leur servitude »17.

Document 3 :

sc. 30 (d’après REINACH 1909, p. 338 n 25).

Document 4 :

sc. 72 (d’après REINACH 1909, p. 350 n° 61).

Document 5 :

sc. 72 (d’après REINACH 1909, p. 351 n° 63).

12La colonne Trajane reprend ces « critères de civilisation », critères parmi lesquels le monde rural n’intervient pas. L’humanitas décrite par Tacite, vices compris, pourrait par ses éléments être synonyme d’urbanitas : les arcs et les temples entourés de portiques [fig.5 : Ancône ?], le théâtre [fig.6 : cité sur la côte adriatique ?] ou l’amphithéâtre [fig.7 : cité de Mésie ?] – sans oublier le signe par excellence de la romanité, la toge [fig.8] : souhaitant montrer les Daces en cours de romanisation [fig.9], les sculpteurs de la frise les présentent, non pas en toge encore -ils restent vêtus de pantalons-, mais attenants à un espace construit (l’arc) et à un sacrifice réalisé par l’empereur, cérémonie civique par excellence.

13On le voit, l’espace rural ne définit en rien la « civilisation » sur la colonne Trajane. S’opposent, du côté barbare, un espace sauvage, forestier et montagneux à peine transformé par la présence dace, et du côté romain un espace construit. Le rattachement définitif de la province de Dacie à l’Empire est d’ailleurs figuré par le pont de pierre [fig.10] reliant la rive romaine du Danube à la rive est. On ne pouvait mieux traduire le rôle accordé à la maîtrise d’un élément naturel (le Danube) par les techniques et les superstructures de transport romaines.

14Nous évoluons cependant ici dans le domaine de la représentation que les Romains avaient de leur propre culture, de ce qu’ils considéraient comme propre à leur civilisation en regard du monde ‘barbare’. Or, force est de constater que, lorsqu’ils ne considèrent que l’espace interne de l’Empire, les Romains usent d’autres critères.

  • 18 Voir les commentaires de : Wheeler 1992, 186 figure 169 (« On pourrait citer encore la sculpture re (...)

15Commençons par un document qui confirme le constat dressé à partir de la colonne Trajane [fig. 11]. Trouvé dans le lac Fucino et conservé à la Villa Torlonia à Avezzano, ce relief de marbre est décrit par les commentateurs contemporains comme une ville fortifiée italienne dans la montagne18.

Document 6 :

sc. 86 (d’après REINACH 1909, p. 353 n° 68).

Document 7 :

sc. 100 (d’après REINACH 1909, p. 356 n° 79).

Document 8 :

sc. 81 (d’après REINACH 1909, p. 352 n° 65).

16Il associe en effet ville et campagne. Mais s’il distingue le plan régulier de la cité, quelques bâtiments importants et la porte urbaine, la campagne n’est figurée que par une végétation désordonnée d’où émergent quelques édifices, sans doute des villae. On ne peut repérer de champs : l’espace rural n’est pas détaillé, à la différence du fleuve courbe (?) et de la route rectiligne (?), parallèle au quadrillage de la cité, qui sont reconnaissables. Bien que nous disposions ici d’un relief dont plus de la moitié est occupée par l’espace extérieur à la ville, c’est la cité qui a reçu le plus d’attention, c’est elle qui a charge de porter les signes de la civilisation romaine : rues à angle droit formant des insulae, enceinte en grand appareil, arc d’entrée, portiques... et c’est à la voie rectiligne -et aux villae isolées- qu’échoit la fonction de marquer le caractère maîtrisé de l’espace rural adjacent. Nous retrouvons ici le même intérêt pour les signes urbains et les routes que manifestait la colonne Trajane.

  • 19 Pour quelques œuvres présentant divers aspects du monde rural, nous renvoyons à des ouvrages facile (...)

17Ce relatif mépris de l’espace rural est cependant à tempérer. D’autres reliefs insistent sur des aspects différents. Nous avons choisi d’en présenter brièvement deux, mais la série court dans l’art romain19.

Document 9 :

sc. 89-90 (d’après REINACH 1909, p. 354 n° 71-72).

Document 10 :

sc. 99 (d’après REINACH 1909, p. 356 n° 78).

Document 11 : relief de marbre trouve dans le lac Fucino (conserve a la Villa Torlonia ;

dessin de l’A. d’après ZANKER 1989, 351.

  • 20 Koch-Sistermann 1982, 258-259, le datent de 250-275 $$$. Pour une reproduction de ce sarcophage, se (...)

18Le premier est le sarcophage de Julius Achilleus, qui date de la seconde moitié du IIIe siècle de notre ère et est conservé à Rome20. La cuve montre trois bergers prenant soin de troupeaux de chèvres et de chevaux dans un paysage rocheux et planté d’arbres, marqué en fond par une double porte ; dans les deux angles, un lion dépèce une chèvre ; le fronton porte l’inscription de dédicace au défunt Julius Achilleus ainsi qu’une course de quatre Amours sur des chars tirés en alternance par des chevaux et par des lions.

  • 21 La mise en valeur du labor de l’éleveur dans cette scène nous paraît acquise. Le rapprochement esqu (...)

19Sur la scène principale -celle de la cuve-, l’objectif pour le sculpteur n’est pas de présenter une vision réaliste des activités d’un éleveur, mais de souligner les difficultés qu’il peut rencontrer dans son activité (les lions dévorant le bétail en sont l’épitomé). Le sarcophage insiste sur les vertus qui furent nécessaires à Julius Achilleus tout au long de sa vie. Lorsque l’on se souvient que l’une des activités légendaires d’Hercule traversant le Latium consista à convoyer le troupeau de Geryon d’Espagne vers la Grèce, on mesure la difficulté du labor que constitua la vie du défunt. Le choix de cette iconographie en lieu et place des travaux effectués par Hercule lui-même, fréquents sur les sarcophages, établit à notre sens un parallèle entre les exploits du dieu, la vie du défunt et le quotidien « magnifié » de l’éleveur – nous ne pensons pas qu’il y eut des lions en Italie : c’est précisément le choix de cet animal et de cette activité qui amène à comparer Julius Achilleus à Hercule sur un mode non pas mythique (représentation d’un des exploits du dieu) mais « réaliste » (une scène « pastorale »)21. Le résultat est identique : on se souvient de Julius Achilleus et l’on honore sa mémoire – ce qui signifie que les activités rurales étaient, dans la pensée romaine, honorables par définition : on le sait, les propriétés agricoles constituaient l’activité par excellence des sénateurs.

  • 22 Nous reprenons le commentaire de Zanker 1989, 306-308, et renvoyons à son illustration (figure 226  (...)
  • 23 Ibid., 303-309.

20Le second document conservé à la Glyptothek de Munich date de l’époque augustéenne. Il montre un vieux paysan qui mène un veau et porte divers produits agricoles. Il passe devant un sanctuaire rustique, comme le prouve l’arbre mais aussi le fond rocheux sur lequel est installé une chapelle du dieu Priape22. La scène est bucolique, proche par l’atmosphère de nombreux poèmes écrits sous le règne d’Auguste23. Comme ceux-ci, il exalte les origines modestes de Rome et les vertus des citoyens paysans de la République. On peut le comparer au sacrifice d’Enée sur l’Ara Pacis qui, bien que lacunaire, présente un identique fond rocheux sur lequel s’appuie l’édicule consacré aux Pénates du Troyen.

  • 24 Juvenal, Satires III, 21-26 : « Quando artibus (...) honestis nullus in Urbe locus, (...) proponimu (...)

21En définitive, le monde rural paraît avoir été perçu de manière paradoxale par les Romains. Ignoré lorsqu’ils se définissent et définissent leur espace par rapport à celui des Barbares, moqué lorsque l’on évoque la bêtise des ruraux, il conserve un certain crédit. Des vertus demeurent attachées à la ruralité, et si la ville incarne la civilisation face aux Barbares, elle est aussi pour Tacite le lieu des « vices ». Juvénal fait ainsi dire à umbricius : « Puisqu’il n’y a plus de place à Rome (...) pour les métiers honnêtes (...), j’ai pris le parti de me rendre en ces lieux où Dédale se dépouilla de ses ailes fatiguées [Cumes]. (...) Si tu as la force de t’arracher aux jeux du cirque, tu te procureras à Sora, à Fabrateria, à Frusino [trois petites villes du Latium], une très agréable maison pour le prix que te coûte à Rome la location annuelle d’un obscur taudis. Tu auras là-bas un jardinet, avec un puits peu profond, d’où sans avoir besoin de corde, tu puiseras l’eau aisément pour la distribuer à tes légumes naissants. Vis amoureux de ta bêche, soigne toi-même ton jardin et sache en tirer de quoi régaler cent pythagoriciens »24.

22Loin de Rome, les Romains recherchent dans le Latium la vertu de leurs légendaires ancêtres. Si bien qu’au terme de cette rapide enquête, le constat se nuance. L’espace urbain est, à l’intérieur de l’Empire, le lieu des vices que fuient les « Vieux Romains » pour retrouver à la campagne la vie simple et vertueuse des origines. Par contre, face aux Barbares, la ville demeure, comme en témoigne la colonne Trajane, le critère principal de la romanité : nouvelle preuve, s’il en est, du caractère construit et orienté de la frise.

23Toutes ces visions sont arbitraires, mais toutes possèdent une certaine veritas : car elles renseignent davantage sur les catégories mentales des Romains que sur les réalités économiques ou géographiques de l’époque. Tout comme les cadastres et les sources épigraphiques et archéologiques permettent d’appréhender une certaine réalité juridique, les témoignages iconographiques et littéraires complètent cette documentation et dévoilent, à travers les codes et filtres de sélection utilisés, les conceptions culturelles des Romains à l’endroit des espaces interne, liminaire ou externe de l’Empire.

Bibliographie

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Tudor 1979 : D. Tudor, « Ouverture ‘officielle’ de la dernière guerre entre Trajan et Décébal », Dacia 23, pp. 93-114.

Vulpe 1964 : Radu Vulpe, « Dion Cassius et la campagne de Trajan en Mésie inférieure », Studii Clasice 6, pp. 205-232.

Wheeler 1992 : Mortimer Wheeler, L’art romain, Paris.

Zanker 1989 : Paul Zanker, Augusto e il potere delle immagini, Turin (éd. allemande 1987).

Notes

1 Nous renvoyons à la bibliographie de ces auteurs : M. Assénât pour les cadastres de Narbonnaise, et J.-M. Lassère pour les sources épigraphiques sur les paysages ruraux en Afrique du Nord.

2 Sur la porticus Vipsana, consulter Coarelli 1994, pp. 171 et 184. Voir les travaux récents de Claude Nicolet sur les cartes à Rome (Nicolet 1988 et Nicolet 1991 par exemple, pp. 103-131 sur la carte d’Agrippa), et Trousset 1993 pour une mise en espace différente et pertinente de la carte d’Agrippa.

3 Coarelli 1992, pp. 644-645, à propos des archives conservées dans le Templum Pacis à proximité de la Forma Urbis.

4 Nous avons soutenu en 1995 un doctorat nouveau régime sur « la colonne Trajane et les Forums impériaux : iconographie, parcours d’espace, parcours de sens », sous la direction de Madame A.-F. Laurens. L’étude des reliefs et des problèmes de vision y a été menée. Nous nous contenterons ici d’observer la frise dans une optique limitée qui est la représentation de l’espace rural sur la colonne.

5 Consulter par exemple Koeppel 1980, p. 306. Sur les itineraria, voir de manière plus générale Levi 1967, et Levi 1981.

6 À propos des « filtres de sélection » sur la colonne Trajane, voir Settis 1985 et 1988. Des remarques similaires, concernant non des images mais les Annales de Tacite (œuvre contemporaine à peu d’années près de la frise historiée), sont disponibles dans Devillers 1994, pp. 23, 185 et 194-195 par exemple.

7 Nous reprenons ici l’analyse de Prieur 1982, 451-460.

8 Pour une opinion différente et des analyses en ce sens, voir Cichorius 1896-1900 ; Gauer 1977 ; et d’autres encore, parmi lesquels on peut citer Degrassi 1946-1947 ; Stucchi 1957 ; Vulpe 1964 ; Stucchi 1965 ; Tudor 1979.

9 Nous n’avançons ici rien de nouveau : outre les contributions de Salvatore Settis citées note 6 et nos propres travaux (Galinier 1995 et 1996), on peut encore arguer des travaux de Lehmann-Hartleben 1926, plus récemment des travaux de Bode 1992 sur la colonne et de Hölscher 1993 et 1994 sur la valeur épidictique des images romaines.

10 Florus, Œuvres, II, 27 : « Daci montibus inhaerent » ; et I, 39 : « Curio Dacia tenus venit, sed tenebras saltuum expauit », [Texte établi et traduit par P. Jal, Paris 1967],

11 César, Guerre des Gaules II, 17 : « Adjuvabat etiam eorum consilium, qui rem deferebant, quod Nervii antiquitus, cum equitatu nihil passent (...) quo facilius finitimorum equitatum, si praedandi causa ad eos venissent, impedirent, teneris arboribus incisis atque inflexis, crebris in latitudinemramis enatis et rubis sentibusque interjectis effecerant, ut instar muri hae saepes munimenta praeberent, quo non modo intrari, sed ne perspici quidem posset » ; [Texte traduit par M. Rat, Paris 1944].

12 Pour une analyse de cette association chez Tacite, voir Dupont 1995.

13 Voir Procope, De Aedificiis, IV, 11-13. [Traduction anglaise de H.B. Dewing (tome 4), Londres 1954],

14 L’inscription dédicatoire est conservée : ILS 5863. Pour un commentaire et une présentation de ce tronçon de voie, consulter Rossi 1968, et Rossi 1971, 24-25 et 49.

15 Les cavaliers sarmates, reconnaissables à leur lorica squamata, apparaissent à deux reprises aux côtés des Daces (voir Gamber 1964). Divers auteurs grecs et latins marquent la proximité de la Dacie avec le monde des nomades : par exemple Strabon Géographie, VII, 3, 14-17 ; Flores, I, 39.

16 Voir les scènes 25 (fortification dace en pierre), 32 (utilisation d’un bélier), 66 (artillerie dace), 75 (ville dace pourvue d’une enceinte de pierre), 93 (fort dace en pierre), 91-92, 93-94 et 96 (ville dace pourvue d’une enceinte de pierre), 95 (machines de guerre : dace ?), 119-123 (ville dace pourvue d’une enceinte de pierre).

17 Tacite, Agricola, XXI : « Jam vero principum filios liberalibus artibus erudire, ut (...) eloquentiam concupiscerent. Inde etiam habitus nostri honor et frequent toga ; paulatimque discessum ad delenimenta vitiorum, porticus et balineas et conviviorum elegantiam ; idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum pars servitutis esset ». [Traduction A. Cordier, Paris 1934],

18 Voir les commentaires de : Wheeler 1992, 186 figure 169 (« On pourrait citer encore la sculpture remarquable représentant une ville dans les collines italiennes, avec de vastes maisons de campagne en dehors des murs (...) ») et 241 ; et Zanker 1989, 351 et figure 260 : « Mais les implications éthico-esthétiques du panorama urbain se trouvent aussi illustrées, par exemple, par un relief conservé à Avezzano : le mur est formé de blocs de pierre réguliers, la porte puissante, le plan des rues et des édifices régulier, les temples en position dominante, les maisons de campagnes prospères » (« Ma le implicazioni etico-estetiche del panorama urbano si trovano anche raffigurate, per esempio, in un rilievo conservato ad Avezzano : le mura formate da regolari blocchi di pietra, le porte poderose, la pianta regolare delle strade e dgli edifici, i templi in posizione dominante, la richezza delle case di campagna » ; la légende de sa figure 260 est la suivante : « Veduta délia città con sistema stradale ad angoli retti. La porta è aperta, delle mura in primo piano viene evidenziata la qualità estetica »).

19 Pour quelques œuvres présentant divers aspects du monde rural, nous renvoyons à des ouvrages faciles d’accès : Hôlscher 1993, figures 11 (autel de l’époque d’Auguste conservé à Arezzo, Museo Archeologico, et portant la louve allaitant les jumeaux et deux pasteurs dans un paysage marqué par un arbre et un sol irrégulier) et 12 (relief de l’époque flavienne conservé à Rome, Villa Albani, et portant Polyphème sur un rocher, sous un arbre, avec un bélier (?)) ; Zanker 1989, p. 190 figure 138 (trois reliefs d’une fontaine de Palestrina du début de l’Empire, que Paul Zanker décrit comme évoquant un cadre de paix et de fécondité. Il s’agit : a) d’une hure allaitant ses marcassins dans un décor rocheux avec végétation, dont des épis ; b) d’une lionne et ses lionceaux dans un bourrelet rocheux ; au-dessus, un arbre et un autel ; c) d’une brebis et un agneau entourés d’un arbre et de rocs, avec en arrière-plan une construction) ; 300-304 figures 224a-c (peinture pariétale d’une villa de la famille d’Agrippa à Boscoreale, vers 10 avant J.-C., que Paul Zanker décrit ainsi : « Veduta di paesaggio bucolico-sacrale. Davanti a une dea assisa in trono vengono offerti sacrifici. Si vedono edifici e monumenti sacri, ma anche un pastore con le sue czpre. Sullo sfondo, un tempio e il parco di una villa »).

20 Koch-Sistermann 1982, 258-259, le datent de 250-275 $$$. Pour une reproduction de ce sarcophage, se reporter à Strong 1961, 126.

21 La mise en valeur du labor de l’éleveur dans cette scène nous paraît acquise. Le rapprochement esquissé ici avec la légende latine d’Hercule (pour les sources et un commentaire, voir Liou-Gille 1980, 15-83) n’implique pas forcément que ce sarcophage ait été élaboré avec pour modèle la geste d’Hercule : rien ne permet de l’affirmer de manière définitive, mais l’on connaît le succès du culte d’Hercule au IIIe siècle, succès dont l’iconographie impériale garde trace (nous pensons entre autres au buste de Commode en Hercule conservé aux Musées Capitolins à Rome).

22 Nous reprenons le commentaire de Zanker 1989, 306-308, et renvoyons à son illustration (figure 226 p. 307).

23 Ibid., 303-309.

24 Juvenal, Satires III, 21-26 : « Quando artibus (...) honestis nullus in Urbe locus, (...) proponimus illuc ire, fatigatas ubi Daedalus exuit alas » ; et III, 223-229 : « Si potes auelli circensibus, optima Sorae aut Fabrateriae domus aut Frusinone paratur quanti nunc tenebras unum conducis in annum. Hortulus hic puteusque breuis nec reste mouendus in tenuis plantas facili diffunditur haustu. Viue bidentis amans et culti uilicus horti, unde epulum possis centum dare Pythagoreis » [traduction P. De Labriolle et F. Villeneuve].

Table des illustrations

Légende Document 1 :
Crédits sc. 72 (d’après REINACH 1909, p. 349 n° 56-57).
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/28982/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 94k
Légende Document 2 :
Crédits sc. 111 (d’après REINACH 1909, p. 359 n° 87-88).
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/28982/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 92k
Légende Document 3 :
Crédits sc. 30 (d’après REINACH 1909, p. 338 n 25).
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/28982/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 48k
Légende Document 4 :
Crédits sc. 72 (d’après REINACH 1909, p. 350 n° 61).
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/28982/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 45k
Légende Document 5 :
Crédits sc. 72 (d’après REINACH 1909, p. 351 n° 63).
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/28982/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 46k
Légende Document 6 :
Crédits sc. 86 (d’après REINACH 1909, p. 353 n° 68).
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/28982/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 50k
Légende Document 7 :
Crédits sc. 100 (d’après REINACH 1909, p. 356 n° 79).
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/28982/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 48k
Légende Document 8 :
Crédits sc. 81 (d’après REINACH 1909, p. 352 n° 65).
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/28982/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 45k
Légende Document 9 :
Crédits sc. 89-90 (d’après REINACH 1909, p. 354 n° 71-72).
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/28982/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 91k
Légende Document 10 :
Crédits sc. 99 (d’après REINACH 1909, p. 356 n° 78).
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/28982/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 49k
Légende Document 11 : relief de marbre trouve dans le lac Fucino (conserve a la Villa Torlonia ;
Crédits dessin de l’A. d’après ZANKER 1989, 351.
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/28982/img-11.jpg
Fichier image/jpeg, 47k

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