Spécificité du village pyrénéen au Moyen Âge
p. 105-118
Texte intégral
1Plusieurs travaux récents consacrés à l’histoire de l’occupation du sol et de l’habitat corroborent les traits spécifiques biens connus du réseau villageois et du village pyrénéens au Moyen Âge. Ces recherches révèlent avant tout que les permanences observées de l’An Mil au XXe siècle l’emportent sur les transformations. C’est là le trait caractéristique le plus neuf. Mais elles confortent aussi le constat fait depuis longtemps par les historiens et les géographes sur la spécificité des formes elles-mêmes du village.
2Les Pyrénées ont pour l’essentiel échappé au processus de nucléarisation de l’habitat observé de l’An Mil au début du XIVe siècle au nord et au sud de la chaîne. À l’instar de tant d’autres régions de l’Occident chrétien, les secteurs péri-pyrénéens de la Gascogne, du Languedoc, de la Catalogne, de l’Aragon et de la Navarre ont tous connu durant les siècles du Moyen Âge central une « floculation des unités d’habitat, jusqu’alors généralement éparses ou semi-éparses, autour de noyaux de condensation que sont l’église et le cimetière, le moûtier et le château »1
3En Gascogne et dans le Languedoc occidental, la grille élaborée récemment par Benoît Cursente a permis de corriger ou de nuancer le triptyque sauvetés, castelnaux, bastides consacrées par l’œuvre de Charles Higounet2. Le nouveau canevas historique général propose la classification suivante :
le bourg ecclésial (origine) a pour sous-ensemble la sauveté (statut, moment) ;
le bourg castral (origine) a pour sous-ensemble le castelnau (forme) ;
le castelnau est à l’intersection du bourg castral et du castrum (qui prend couramment au XIIIe siècle (moment) le sens général d’habitat villageois enclos) ; cependant le castrum peut alors également résulter de la mise en fortification d’une sauveté ou d’un bourg ecclésial ;
la bastide est une catégorie de bourg qui se différencie à un moment du castrum, pour devenir un phénomène spécifique par l’origine, le statut, la forme (et également l’ampleur)3.
4Le Languedoc méditerranéen, la Catalogne, l’Aragon et la Navarre ne bénéficient pas pour l’instant de grilles de classification d’une précision comparable à celle que nous devons à l’historien des pays gascons. Les formes et la chronologie de la « congregatio hominum » y sont de toute évidence moins complexes, puisque disparaissent de la classification la sauveté, le castelnau et la bastide. En Languedoc méditerranéen et en Catalogne, les historiens organisent leur analyse des faits de peuplement médiévaux en fonction du diptyque village ecclésial – village castrai, le castrum pouvant plus souvent encore qu’en Gascogne résulter de la mise en fortification d’un village ecclésial4. L’Aragon et la Navarre péri-pyrénéens semblent n’avoir connu qu’une forme unique de nucléarisation, le castrum, même si quelques rares créations de villes neuves observées en Navarre au XIVe siècle sont assez proches des bastides du sud-ouest5.
5Les divers processus de nucléarisation de l’habitat des régions qui entourent les Pyrénées laissent pour l’essentiel inexpliquée la formation du réseau des villages et hameaux des vallées pyrénéennes et de quelques secteurs du piémont de la chaîne. Bourgs ecclésiaux et sauvetés, bourgs castraux et castelnaux, bastides, ne se sont jamais implantés dans les vallées des Pyrénées, sauf exceptions. Tout atteste pourtant la présence de la féodalité dans le monde des vallées. Les sociétés pyrénéennes ont bien été féodalisées à partir du XIe siècle. La densité des tours et des châteaux comme l’avènement de la seigneurie foncière et banale en sont les meilleurs témoins. Ce que l’on peut nier, c’est la capacité de la féodalité à y modeler ou remodeler les formes d’habitat, à l’opposé de ce qui s’est produit en dehors de la chaîne. Tours et châteaux sont venus se greffer à la trame existante sans la remodeler. La solidité du tissu villageois pyrénéen n’a pas seulement freiné l’implantation des villages castraux6. Elle a suffi aussi à endiguer à la lisière des Pyrénées les flux successifs des villages ecclésiaux, des sauvetés et des bastides. Pour quelle raison les villages ecclésiaux et castraux, si nombreux au pied des Pyrénées catalanes, n’ont-ils pas dépassé les confins du Confient ?7 On ne connaît pas d’exemple de fondation de sauveté et de bastide dans les vallées pyrénéennes. Le front des bastides, de Labastide-Clairence en Béarn à Labastide-sur-l’Hers en Ariège, n’a jamais dépassé aux XIIIe et XIVe siècles les limites du piémont.
6Les comtes et vicomtes de Béarn, Bigorre, Comminges et Foix, dont les domaines couvraient à la fois la chaîne et son piémont, ont tous été des promoteurs de bastides. Aucun n’a tenté d’en implanter dans le monde des vallées. On pourrait faire remarquer que l’absence de terroirs disponibles était un obstacle à leur diffusion. Or nous savons que les fondations des bastides comme celles des castra, résultaient plus souvent d’opérations de réorganisation et d’agglomération des habitats préexistants que d’entreprises de colonisation.
7L’observation de l’habitat actuel et la lecture des ouvrages des XIXe et XXe siècles qui traitent du village pyrénéen, révèlent sur l’ensemble de la chaîne l’existence d’un réseau fait d’un dense chapelet de petits villages ouverts, à l’habitat serré, qui tapisse les fonds des vallées et les versants bien exposés et faciles d’accès. Relisons les quelques lignes proposées par Benoît Cursente : « l’historien comme le géographe ne peuvent rester indifférents à la massive prédominance des formes d’habitat semi-groupé qui caractérise les vallées pyrénéennes. L’habitat présente un pullulement de petits groupements de maisons. Et même là où la déclivité du terrain est quasiment nulle, ces minuscules noyaux agglomérés se caractérisent par un lacis confus qui exclut tout alignement et laisse souvent en marge l’église »8. La description du réseau des villages et du village qu’il nous propose pour les Pyrénées gasconnes peut s’appliquer à l’ensemble de la chaîne. Côté français, de la Basse Navarre et de la Soule à la Cerdagne, en passant par la Bigorre, la vallée d’Aure, le val d’Aran, le Couserans et le Sabarthès, on remarque partout le même foisonnement de petits villages et hameaux et la même absence d’un habitat dispersé. Le constat est le même sur le versant sud de la chaîne, de la Vieille Navarre aux Pyrénées catalanes. Le Davantaygue bigourdan, la Soule béarnaise et la vallée de Louron offrent les exemples les plus significatifs. Dans la vallée de Louron, petit bassin de quatre kilomètres de long et deux kilomètres de large, s’égrènent de part et d’autre de la rivière deux chapelets de villages. Sur ce rectangle qui couvre moins de dix kilomètres carrés se pressent quinze agglomérations distantes les unes des autres de cinq cents à six cents mètres9.
8Le semis est tout aussi dense dans le bassin de Davantaygue à l’est de la portion du Gave de Pau qui longe la commune d'Argelès-Gazost. Dans un secteur de huit kilomètres de long et deux kilomètres de large, on ne dénombre pas moins de quinze village10. Le secteur de la Haute-Soule, formé de trois vallées qui confluent près de Tardets-Sorholus, au sud de Mauléon, juxtapose vingt localités11 sur huit kilomètres de long et quatre kilomètres de large.
9Sur les traits qui caractérisent la morphologie actuelle du village pyrénéen – petite agglomération ouverte, aux maisons assez resserrées, avec église en position excentrée, généralement une église romane –, les villages des Valls d’Aneu, dans l’ancien comté de Pallars, sont d’une parfaite lisibilité. Paquet informe de maisons agglomérées, le village, quelle que soit sa taille, est doté d’une église qui est toujours située à la lisière ou en marge du tissu des habitations, par exemple Gavas, Unarre, Cerbi, Dorbe, Berros Jussà, Estaés, Son, Alos, Boréu, Isavarre12.
10Les formes d’habitat qui caractérisent le monde actuel des vallées pyrénéennes semblent exister, comme fossilisées, depuis un millénaire. Schématiquement, on peut en effet formuler comme hypothèse que la configuration interne des habitats de l’An Mil s’est perpétuée généralement jusqu’à nos jours.
11Dans les secteurs des Pyrénées où ont été conservés des sources écrites et des vestiges archéologiques d’habitat rural contemporains ou antérieurs aux premières décennies du XIe siècle, tout atteste l’existence d’un réseau et de formes villageoises assez proches des structures actuelles. La densité du semis villageois quand on peut la mesurer y est la même, parfois même plus élevée. Le premier témoignage est celui de la Vieille Navarre pyrénéenne étudiée récemment par Juan José Larrea dans une thèse soutenue en 1994 à Toulouse et en cours de publication, Peuplement et société en Navarre de la fin du monde romain à l’âge féodal IVe-XIIe siècles. Le monde des vallées pyrénéennes et pré-pyrénéennes s’y caractérise par la présence d’un semis de multiples villages de petite taille, très proches les uns des autres et disposant de terroirs de quelques centaines d’hectares. Les densités y atteignent fréquemment 30 ou 40 agglomérations aux 100 km2 et dépassent partout 20 localités aux 100 km2. C’est incontestablement la Catalogne qui, grâce à la précocité et à l’abondance de ses fonds documentaires, offre les exemples les plus précis de fourmilières de petits villages. Dès 1975, la thèse de Pierre Bonnassie, La Catalogne du milieu du Xe à la fin du XIe siècle, révélait que dans le diocèse d'Urgel, la densité de l’habitat avait atteint, dès l’An 900 environ, des « limites qu’elle ne devait plus et qu’elle ne pouvait plus dépasser »13 L’acte de consécration de la cathédrale d'Urgel livre un relevé nominatif des paroisses du diocèse à la date de 839. Le territoire de ce diocèse couvrait au IXe siècle les quatre comtés pyrénéens de Pallars, Urgel, Cerdagne et Berga et débordait sur celui de Ribagorça. Le document y recense 278 paroisses, 123 pour le comté d'Urgel, 84 pour la Cerdagne, 31 pour le comté de Berga, 38 pour le Pallars et 2 sur le secteur de la Ribagorça. Le censier de l’église d'Urgel, rédigé quelques jours après l’acte de consécration, corrobore ses informations, même s’il ne couvre pas l’ensemble du diocèse et ne cite que 197 paroisses. C’est dans la vallée du Sègre supérieur et de ses affluents, éclairée à la fois par l’acte de consécration, par le censier et divers documents des IXe-Xe siècles, que les données sont les plus complètes. On y dénombre 123 lieux habités avant l’An Mil14.
12Depuis la parution de la thèse de Pierre Bonnassie, deux recherches conduites sous sa direction ont apporté des précisions sur le réseau villageois de ces secteurs des Pyrénées catalanes, notamment sur la Cerdagne. Jean Pascal Illy a étudié en 1988 Les églises et paroisses rurales de l’évêché d’Urgel du début du IXe siècle aux alentours de 104015. La même année Corinne Chayé, dans son mémoire de maîtrise L'Occupation du sol et le peuplement en Cerdagne VIIIe-XIe siècle, menait une recherche centrée sur le réseau des « villae »16. Ces deux enquêtes nous apprennent que la Cerdagne, sur une longueur de 30 km et une largeur de 7 km environ, comptait de 68 à 88 paroisses et quelque 73 « villae ». Sans aborder le problème complexe des rapports entre paroisse et villa – le territoire d’une paroisse peut correspondre à celui d’une villa, mais il peut aussi regrouper les territoires de deux ou plusieurs villae –, il convient d’insister sur le fait que la paroisse comme la villa pouvaient englober parfois plusieurs foyers de peuplement. Ce qui conduit à considérer que le nombre d’agglomérations qui existaient alors était supérieur à celui des paroisses et à celui de villae mentionnées dans les textes.
13Dans le diocèse de Vic, l’acte de reconnaissance de propriété de San Juan de las Abadeses de 913, donne les noms des 20 « villae » et « villare » qui occupaient la vallée où était établi le monastère17. Dans ce secteur aussi, comme dans le diocèse d’urgel, la carte des agglomérations qui existaient avant l’An Mil n’est guère éloignée de la carte actuelle. Les Valls d’Aneu, dans le comté de Pallars, fournissent sur la Catalogne un dernier témoignage. Dans leur édition du capbreu des vallées d’Aneu de 1669, i. Alonso, M. Miquel et J. L. Padilla insistent sur la pérennité du réseau des villages du XIe au XXe siècle : « la structure du peuplement des valls d’Aneu que reflète le capbreu de 1669 ne diffère pas extérieurement de l’organisation de l’habitat actuel. Le maintien des 21 agglomérations jusqu’au début du XXe siècle donne son aval à la permanence d’un même modèle d’habitat dans les vallées depuis au moins le XIe siècle »18.
14Le capbreu nous apprend aussi que l’habitat concentré ouvert en petits villages était non seulement la forme prédominante mais presque unique sur l’ensemble de la vallée. Les seuls établissements humains dispersés consignés dans le registre sont le monastère de Santa Maria, à Escalarre, la Bonaigua à Sorpe, une borde à Jou et deux bordes à Espot, d’occupation temporaire. Les 21 villages comptaient en 1669 de 78 à 3 feux, avec une majorité de villages compris entre 7 et 29 feux :
Population en feux | Nombre de villages |
moins de 10 feux | 8 |
de 11 à 30 feux | 9 |
de 31 à 50 feux | 2 |
de 51 à 70 feux | 1 |
de 71 à 80 feux | 1 |
15Moyenne : 21,61 feux
16Hors de la Catalogne et de la Navarre, plusieurs indices corroborent l’existence à l’époque pré-féodale de semis villageois aussi denses. Ces indices peuvent être trouvés dans les actes antérieurs à l’An Mil. Le cartulaire de l’abbaye de Saint-Savin, dans le Lavedan bigourdan, pourtant peu prolixe sur le Xe siècle, prouve l’existence sous la forme de « villae » de plusieurs agglomérations du Davantaygue. En l’absence de sources écrites, la toponymie donne pour plusieurs vallées un éclairage moins précis mais tout aussi probant. Parmi les quinze villages de la vallée de Louron, cinq ont un toponyme en « vielle » (Ertarvielle, Loudervielle, Loudenvielle, Adervielle, Vielle Louron) dérivé de « villa » et deux portent le toponyme « cazaux » (Cazaux-Dessus et Cazaux-Frechet) dans le sens ici d’habitat groupé secondaire (hameau et village) qu’il a aux Xe et XIe siècles en Gascogne19.
17Sur la morphologie du village autour de l’An Mil, le meilleur éclairage est donné par l’agglomération navarraise d’Apardués, dans la vallée d’Urraul Bajo. Le cartulaire de l’abbaye bénédictine de Leire renferme une charte datée de 991 dans laquelle le roi Sancho Garcés Abarca donne à l’abbé Jimeno et au monastère la « villa » d’Apardués et toutes ses dépendances20. Cet acte mentionne tous les chefs de famille, y compris les chefs de foyers féminins, et les prêtres « qui habitant in hanc villam ». Ce village, déserté aux XIVe et XVe siècles, a fait l’objet d’une fouille conduite par Carmen Jusué Simonena et publiée dans Poblamiento rural de Navarra en la Edad Media. Bases arqueológicas21. La charte de 991 et les données fournies par l’archéologie se combinent harmonieusement. La fouille a permis de dégager un nombre de maisons équivalent à celui des chefs de famille figurant dans la charte, confirmant ainsi la taille du village. Elle a permis surtout de connaître sa morphologie. Aux alentours de l’An Mil le village navarrais est aggloméré et peut compter une trentaine de maisons, bien qu’un nombre moins élevé paraisse plus habituel. Chaque village possède son église en position excentrée. Celle-ci est un édifice à nef unique et chevet plat, long de 11 à 14 m et large de 3,5 à 5 m. Les habitations répondent au modèle de la maison élémentaire, avec un plan rectangulaire et une cloison séparant deux pièces, des murs en pierre, une couverture de pierres plates ou de clayonnage et un foyer intérieur adossé au mur. Sa superficie se situe entre 30 et 60 m2.
18Cette morphologie villageoise est celle du village de la Vieille Navarre actuelle. Les seules modifications portent sur les habitations et sur l’église ; une église romane a partout remplacé l’édifice préroman.
19Le village navarrais de l’An Mil, de petite taille et à l’habitat resserré, semble avoir constitué le prototype du village pyrénéen au début du second millénaire. C’est aussi un village de petite taille que suggère l’acte de 913 qui énumère les 20 « villae » et « villare ». Ce document indique pour chaque localité les noms des « abitatores »22. Faute d’avoir fait l’objet d’une critique serrée, qui permettrait de dire si ces listes de noms désignent les seuls chefs de famille – ce que semble infirmer un pourcentage de noms féminins trop élevé pour correspondre éventuellement à des feux féminins – ou les individus adultes des deux sexes, ce texte ne permet pas de préciser le nombre de foyers. Mais les chiffres, quoi qu’ils désignent, décrivent des localités de petite taille. La répartition des noms par « villa » ou « villare » est la suivante :
6 à 10 noms : | 3 |
11 à 15 noms : | 2 |
16 à 20 noms : | 2 |
21 à 25 noms : | 5 |
26 à 30 noms : | 2 |
31 à 35 noms | 3 |
36 à 40 noms | 1 |
41 à 45 noms : | 2 |
20Le nombre moyen de noms cités est de 23,65 (22,8 pour les « villae » ; 25,2 pour les « villare »).
21Étudiant le peuplement de la Catalogne au début du XIe siècle Pierre Bonnassie cite quelques documents dont les dates s’échelonnent de l’An 900 à 1019 et qui tous décrivent de petits villages23. L’acte par lequel les habitants de Baén, localité du haut Pallars, font donation de leurs alleux au comte, est souscrit par 18 chefs de familles dont 12 sont accompagnés de leurs épouses et 6 sont veufs ou célibataires. En 1019 à Sainte-Colombe, dans les aspres du haut Roussillon, « tous les hommes habitant la paroisse » cités à comparaître devant la cour comtale, se présentent au nombre de 25. A Estiula, au-dessus de Ripoll, un plaid de 900 indique 14 chefs de famille. Un autre document en date de 959 et aujourd’hui perdu, livrait plus de deux cents souscriptions d’habitants des cinq villages d’Armancies, Saltor, Vidabona, Balbs et Muiols à l’est de Ripoll, soit une moyenne de 40 souscriptions par village.
22Les formes d’habitat de l’An Mil semblent s’être pour l’essentiel mises en place aux IXe et Xe siècles, aux temps carolingiens. Elles sont le fruit du démarrage démographique et économique de ces deux siècles, fruit aussi de la mise en place du réseau des paroisses et d’une réorganisation de l’habitat et de l’espace24.
23La densité des centres de peuplement et le nombre d’habitants – souvent plus élevé qu’aux XIXe et XXe siècles dans les Pyrénées catalanes- qui composent chaque communauté, sont presque partout les indices d’une situation proche de la saturation25.
24Mais cet état des lieux de l’habitat pyrénéen à l’orée du second millénaire pose plusieurs problèmes. Le premier est celui des liens qui ont pu exister entre les structures de l’habitat des IXe-Xe siècles et celles de l’Antiquité et des siècles tardo-romains (IVe-VIIIe siècle) ? La question se pose en termes de continuité ou de hiatus. On trouve encore des partisans d’une continuité, par exemple chez les historiens « nationalistes » et « militants » basques qui s’appuyant sur la fréquence des toponymes « ibéro-basques » conservés des provinces basques à la Catalogne, insistent sur l’archaïsme et la permanence des structures sociales et spatiales. Cette idée est reprise par nombre d’historiens sérieux. Les historiens qui ont édité en 1995 le capbreu des Valls d’Aneu de 1669 écrivent par exemple que « les études faites jusqu’ici semblent indiquer qu’initialement, on se trouve en présence de formes d’occupation de l’espace d’origine antique, antérieures à la féodalisation »26.
25Certains auteurs n’hésitent pas à faire remonter ces formes d’occupation du sol et de l’habitat à l’époque protohistorique. C’est le cas des archéologues catalans Albert Roig i Deulofeu et Jordi Roig i Buxo, qui à partir d’enquêtes de terrain et de fouilles conduites depuis plusieurs années sur les « despoblados » de montagne du Pallars et de la Ribagorça, étudient le peuplement et l’organisation de l’habitat du Moyen Âge des Pyrénées centrales espagnoles27. Leur hypothèse de recherche est que dans ces secteurs, l’habitat groupé en villages et l’organisation des vallées, sont antérieurs à la christianisation et à la mise en place du réseau des paroisses et remontent aux VIIIe-VIIe siècles avant notre ère. Le « modèle typologique » d’habitat groupé de montagne qu’ils décrivent, aurait perduré sans modifications notables « des VIIIe-VIIe siècles avant J.-C. jusqu’au moment de leur abandon aux XIIIe et XIVe siècles »28
26La thèse de l’archaïsme et de la pérennité des formes d’habitat a été récemment contredite par l’historien de la Navarre Juan José Larrea. Dans sa thèse, il révèle un hiatus à peu près total entre le réseau des « villae » romaines et celui des « villae » des IXe et Xe siècles, notamment dans le secteur de l’Urraul Bajo éclairé par des fouilles et des enquêtes archéologiques qui portent à la fois sur les siècles romains et le haut Moyen Âge29. Il faut espérer que se mettent en place, dans d’autres secteurs des Pyrénées des enquêtes de longue durée qui permettraient d’apporter une réponse scientifique à cette question.
27Le deuxième problème concerne l’absence de nucléarisation ou de floculation de l’habitat -ou leur rareté- et la survie des formes de peuplement de l’an Mil tout au long du Moyen Âge central (XIe-XIVe siècle). Comment expliquer que la diffusion de la féodalité dans les vallées pyrénéennes, n’ait pas été suivie d’un remodelage de l’habitat ? Pour répondre à cette question, Juan José Larrea, qui observe dans le royaume de Navarre le contraste existant entre les zones originelles du royaume (Vieille Navarre) où le peuplement pré-féodal s’est fossilisé sous la forme d’une multitudes de minuscules villages et la Nouvelle Navarre où, au contraire, un puissant mouvement d’incastellamento a donné naissance à de grosses agglomérations murées et subordonnées à des châteaux, invoque « la fragmentation, la mobilité, l’enchevêtrement des seigneuries et la prolifération des droits sur de très petites communautés paysannes », c’est-à-dire l’absence dans les vallées de montagne d’un pouvoir seigneurial suffisamment fort pour mettre en œuvre la réorganisation de l’habitat30 .
28On peut rétorquer que plusieurs autres secteurs des Pyrénées qui offrent des exemples de fossilisation de l’habitat comparable – Cerdagne, Davantaygue- disposaient de la puissance seigneuriale (comtale ou vicomtale) qui aurait pu leur permettre de créer des bourgs castraux et des bastides. La pérennité du réseau villageois aux XIe-XIIe et XIIIe siècles demeure pour l’instant inexpliquée.
29Un troisième problème reste aussi sans réponse. C’est celui des dommages causés au semis villageois pyrénéen par le phénomène des désertions de villages qui accompagne la crise des XIVe et XVe siècles. Les difficultés du bas Moyen Âge sont responsables en Occident, on le sait, de la désertion de pans entiers du tissu villageois. Les Pyrénées n’ont pas échappé aux désertions, mais de façon très contrastée. La cartographie des villages désertés reste encore à faire, aussi bien sur le versant français que sur le versant espagnol. Mais les quelques monographies régionales qui abordent ce phénomène, permettent d’ores et déjà, et sous réserve de confirmations ou infirmations futures, de percevoir deux cas de figure. D’une part des secteurs où le taux d’abandon est très élevé et où les désertions sont définitives. Les Pyrénées navarraises figurent dans ce lot avec des taux de « despoblados » très élevés, 33 % pour l’ensemble du royaume et jusqu’à 50 % dans plusieurs vallées31. D’autre part, des secteurs qui ont généralement échappé aux désertions et où le semis villageois a traversé les difficultés des XIVe et XVe siècles sans dommages. Les Pyrénées gasconnes (Bigorre-Soule) et la Cerdagne semblent avoir été presque totalement épargnées32. Or l’acuité de la crise fut à peu près la même partout et le réseau villageois structurellement identique sur toute la chaîne. L’explication n’est donc pas à chercher dans l’impact des coups portés par les calamités ou dans la solidité du tissu villageois, mais peut-être dans les structures sociales de la paysannerie pyrénéenne. C’est ce que suggère le récent essai historique de Benoît Cursente sur la Gascogne médiévale33. Les traits spécifiques de la société du monde des vallées pyrénéennes qu’il lit dans les sources écrites et dans les vestiges matériels du Moyen Âge, peuvent aider à comprendre la solidité du semis villageois. Il constate l’existence, à la tête de la société paysanne, d’une couche sociale dominante constituant la strate supérieure de la paysannerie, identifiable aux maîtres des maisons et héritière, à l’époque féodale, de l’élite paysanne qui était en place avant l’An Mil. Dans ces hautes vallées, les « casalers », propriétaires des « maisons casalères » d’Ossau ou de la vallée d’Aure et maîtres de l’espace pastoral, sont les interlocuteurs privilégiés du prince et constituent une force militaire redoutable. Cette strate paysanne est solidement arrimée au système féodal. Au sein du village, cette oligarchie de maisons « casalères », seules propriétaires du sol, domine largement la communauté villageoise et contrôle les maisons tributaires et subalternes, celles des « botoys ». Ces maisons « casalères » structurent socialement et matériellement le village que Benoît Cursente désigne par l’expression de « bourg casalier ». Les maisons « casalères », grâce à la richesse relative de leurs occupants et à l’étendue des terres qui leurs sont rattachées, grâce aussi à la taille et à la qualité des édifices, semblent, face aux coups répétés portés par les calamités, indestructibles. Elles assurent la survie du village en temps de crise, car elles tiennent bon. Et si leurs occupants sont emportés par les épidémies, elles trouvent toujours des familles ou des individus pour les réoccuper et y faire souche. Les phases d’expansion ou de rétraction du village ne les affectent guère, mais elles touchent par contre toutes les maisons dépendantes, cibles privilégiées en temps de crise et germes de croissance lorsque s’inverse la conjoncture.
30Il va de soi que si les structures sociales suffisaient à expliquer la survie des villages dans les zones peu affectées par les désertions, cela signifierait a contrario que là où les abandons ont été nombreux, les facteurs de fragilité seraient à chercher dans l’organisation interne des communautés paysannes. L’étude de l’habitat villageois nous renvoie une fois de plus à la nécessité de mieux comprendre les sociétés paysannes médiévales.
Notes de bas de page
1 Benoît Cursente, Des maisons et des hommes. Essai sur la Gascogne médiévale, Toulouse, 1998.
2 Charles Higounet, Paysans et villages neufs du Moyen Âge, recueil d’articles, Bordeaux, 1975.
3 Benoît Cursente, ouvrage cité, pp. 186-187
4 Aymat Catafau, Les celleres et la naissance du village en Roussillon Xe-XVe siècles, Perpignan, 1998.
5 Juan José Larrea, Peuplement et société en Navarre de la fin du monde romain à l’âge féodal IVe-XIIe siècle, thèse inédite soutenue à Toulouse en 1994 et conservée par la bibliothèque du Laboratoire France méridionale et Espagne, 56 rue du Taur à Toulouse. Edition en cours.
6 Exception faite dans quelques points forts comme Saint-Béat, Campan, Mauléon-Barousse, Castet d’Ossau...
7 Aymat Catafau, ouv. cité.
8 Benoît Cursente, ouv. cité.
9 Cazaux-Dessus, Anèran, Cazaux-Fréchet, Camors, Estarvielle, Mont, Loudervielle, Germ, Loudenvielle, Génos, Armenteule, Adervielle, Pouchergues, Vielle Louron, Avajan.
10 Boô-Silhen, Asmets, Saint-Pastous, Silhen, Ayros, Vier, Bordes, Arbouix, Préchac, Gézat, Souin, Beaucens, Artalens, Villelongue, Ortiac.
11 Licq, Athérey, Etchebar, Lichaus, Sunhar, Laguinge, Restoue, Sibas, abense-de-Haut, Alos, Trois-villes, Lacarry, Charrite-de-Haut, Arhau, Alçay, Altzabehety, Sunharette, Camon, Cihigue, Tardets-Sorholus.
12 I. Alonso, M. Miquel, J. I. Padilla, Aneu a Pams, « El Capbreu de les Valls d’Aneu de 1669 », Quadems del conseil cultural de les Valls d’Aneu, n° l, 1995.
13 P. Bonnassie, La Catalogne du milieu du Xe à la fin du XIe siècle, croissance et mutation d’une société, Toulouse, 1975, pp. 86-91.
14 P. Bonnassie, ouvrage cité, p. 88.
15 Mémoire de maîtrise inédit, conservé dans la bibliothèque du Laboratoire France méridionale et Espagne, 56 rue du Taur, Toulouse.
16 Idem.
17 Publié par F. Udina Martorell, El archiva condal de Barcelona en los siglos IX-X. Estudio critico de sus fondas, Barcelona, 1951, n° 38.
18 Ouvrage cité, p. 14.
19 Benoît Cursente, ouvrage cité.
20 Angel J. Martin Duque, Documentation médiéval de Leire (siglos IX a XII), Pamplona, 1983, doct. n° 11, pp. 25-27.
21 Ouvrage édité à Pamplona en 1988.
22 Le document donne à la suite des noms de chacune des agglomérations, les noms de tous ceux qui ont souscrit le document. Les noms qui figurent dans les souscriptions sont les mêmes que ceux que donnent les listes d’habitants.
23 P. Bonnassie, ouvrage cité, pp. 90-91.
24 Flaran 10, La croissance agricole du Haut Moyen Âge, chronologie, modalités, géographie, 1988. Consulter notamment le rapport de P. Bonnassie, La croissance agricole du Haut Moyen Âge dans la Gaule du Midi et le Nord-Est de la Péninsule Ibérique : chronologie, modalités, limites, pp. 13-35.
25 P. Bonnassie, ouvrage cité, pp. 90-91.
26 Ouvrage cité, p. 14.
27 Albert Roig i Deulofeu et Jordi Roig i Buxo, « L’ocupacio del territori de muntanya : l’urbanisme i els despoblats al Pallars (Pirineu Central) », dans IV CAME, Tome II, 1993, pp. 325-330.
28 Ouvrage cité, p. 326.
29 Ouvrage cité, première partie, chapitre 2.
30 Ibidem, p. 350.
31 Maurice Berthe, Famines et épidémies dans les campagnes navarraises à la fin du Moyen Âge, S.F.I. E.D., Paris, 1984, pp. 489-521.
32 Benoît Cursente, ouvrage cité passim et Maurice Berthe, Le comté de Bigorre au Bas Moyen Âge, S.E.V.P.E.N., coll. Les hommes et la terre, Paris, 1976, pp. 56-59.
33 Ouvrage cité, annexe du chapitre 8, pp. 472-477.
Auteur
Professeur d’histoire médiévale, Université de Toulouse II Le Mirail.
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