1Nous nous proposons de montrer toute l’ambiguïté du regard qu’un mouvement sectaire pose sur le monde extérieur, monde contre lequel il doit se protéger tout en y recherchant des adeptes potentiels. En parallèle, nous verrons comment les non-adeptes portent, en retour, sur le mouvement, un regard, fait à la fois de méfiance et de crainte, d’une part, mais aussi de fascination et d’intérêt, d’autre part. Les discours et les pratiques à sens multiple, utilisées par les uns et les autres, rendent compte d’une problématique commune à l’intérieur du groupe, comme à l’extérieur (extérieur qui se présente comme un ensemble hétérogène où se recrutent les sympathisants comme les plus virulents détracteurs). Cette problématique pose la question de comment vivre à la fois pour soi-même et avec les autres. Elle renvoie à la question de la construction de soi (en tant que personne et en tant que groupe), construction qui passe à la fois par la définition de valeurs et d’un mode de conformité communs à ceux qui se réclament d’une même appartenance – la reconnaissance de l’Autre comme son semblable –, et par la mise à distance de l’Autre considéré comme différent quand il n’est pas considéré comme ennemi à maîtriser ou à dominer. Nous verrons à ce propos que les frontières entre un dedans (ici la secte1), et un dehors (son environnement extérieur), sont parfois beaucoup plus floues qu’il n’y paraît au premier abord, et que les procédés utilisés par chacun pour se définir et se démarquer sont plus proches que le « sens commun » ne veut bien l’admettre...

2Le Mouvement Raëlien, compté au nombre des sectes par la Commission d’Enquête Parlementaire sur les sectes en France, et au sein duquel nous avons eu l’occasion de mener un travail de recherche, nous servira d’exemple dans cette réflexion. Ce groupe, d’envergure internationale, bien que ne comportant pas plus de 20 000 membres, existe depuis 1975. Il a été créé en France par un ancien journaliste sportif qui prétend avoir rencontré par deux fois, des extraterrestres, à qui il attribue le nom d’Elohim. Ces derniers l’auraient choisi pour porter à l’humanité la Révélation selon laquelle ils nous auraient créés en laboratoire par clonage. Désigné comme prophète par ces êtres venus d’ailleurs, sous le nom de Raël, celui-ci se prétend le dernier Messie, celui qui annonce au monde le début d’une ère nouvelle, la fin de l’ignorance et des illusions sur nos origines. Raël a publié ses révélations dans deux ouvrages dont le premier prend la forme d’une réinterprétation de la Bible. Le Mouvement regroupe actuellement des membres de tous âges et de tous les milieux sociaux, persuadés d’avoir enfin trouvé la Vraie Religion, religion dite « athée » par le prophète, puisqu’elle donne, selon lui, une explication scientifique et matérialiste de la création du monde. Organisé sur le modèle de l’Église catholique, ce groupe réunit les fidèles qui ne vivent pas ensemble au quotidien, lors de rencontres internationales qui ont lieu plusieurs fois par an, rencontres qui se déroulent comme des stages où sont dispensés des cours de psychologie et de biologie et où se pratiquent des séances de méditation et des exercices de développement personnel.

3Pour une question de facilité méthodologique, nous partirons du point de vue du groupe sur lui-même et sur les autres (point de vue que nous avons pu appréhender de l’intérieur en participant aux stages), pour aller vers celui du monde extérieur. Afin de mieux saisir les incompréhensions et les incompatibilités de conceptions et de sensibilité qui règnent entre adeptes et non-adeptes, et en même temps le fait que les actions de prosélytisme du groupe portent parfois malgré tout leurs fruits, nous ferons une incursion dans ce que proclame la doctrine de Raël, aussi bien en ce qui concerne les idées que la mission concrète à accomplir. Une mise en parallèle de la doctrine, des représentations que les adeptes ont d’eux-mêmes et des autres, des imaginaires qu’ils véhiculent, d’une part, avec la représentation que les non-adeptes ont du mouvement et de ses croyances, et les imaginaires qu’ils partagent à leur insu avec le groupe, d’autre part, permettra d’approcher la réalité dans sa complexité.

I- L’autre, mon semblable, mon frère

4Pour quelqu’un qui n’aurait pas lu l’intégralité des textes de Raël et qui aurait pris connaissance de sa doctrine uniquement à travers la participation aux stages et la lecture des documents distribués à cette occasion ou à l’occasion de conférences publiques, les objectifs du Mouvement Raëlien se résument de manière assez simple. Il s’agit de révéler à l’humanité le secret de sa création et de sa destinée et de recruter, pour accomplir cette mission, le plus grand nombre d’adeptes possibles, chargés de porter la bonne parole. Cette parole se présente comme un message d’amour et de fraternité, et Raël n’hésite pas à reprendre à son compte les mots prêtés au Christ dans les Évangiles et à en jouer le rôle auprès de ses fidèles chaque fois que l’occasion se présente. Le slogan du groupe qui en résume les valeurs est « Amour et humour ». L’accent est mis sur la joie de vivre, sur la tolérance, la non-violence, le respect de l’autre et l’expression libre de la sexualité, en réaction contre la morale chrétienne et la notion de péché (« si les Elohim nous ont donné un corps, c’est pour s’en servir », dixit le maître à penser). Créé en 1975, le Mouvement Raëlien, s’il se prétend avant tout organisation religieuse, énonce officiellement une morale humaniste où il se réclame des valeurs chères aux étudiants de mai 1968. Il sait aussi avec opportunité se référer à l’idéal républicain hérité de la Révolution française. Ainsi le cinquantième anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme a été pour les Raëliens une occasion de s’exprimer sur la défense de la liberté religieuse. Ils se sont associés à l’Église de Scientologie pour accueillir à Paris, une marche européenne organisée par cette dernière pour la circonstance, et sont intervenus à Lyon les 16 et 17 octobre 1998, lors de colloques sur les Droits de l’Homme, à la demande de Raël. Les responsables des publications du mouvement en ont profité pour distribuer aux passants une « Charte Planétaire des Droits de l’Être Humain », rédigée spécialement pour la circonstance.

5Hormis leur combat pour la liberté d’expression et la défense des minorités religieuses, le Mouvement Raëlien et son prophète se prononcent à la fois sur des questions d’actualité et sur des problèmes plus généraux de société. Si les Raëliens s’investissent dans les collectes de nourriture et de vêtements pour les défavorisés nationaux ou pour, tout récemment, les réfugiés du Kosovo, le grand « cheval de bataille » de Raël, reste la réconciliation d’Israël et de la Palestine. C’est que, aux dires de Raël, les Elohim ont fait d’Israël une terre d’élection pour le Peuple chargé de porter la Révélation à l’Humanité. C’est là que ce dernier devrait pouvoir construire son ambassade pour les accueillir, lorsqu’ils descendront sur terre. Il importe donc que la paix y règne et les Raëliens ont le devoir d’aider à la réconciliation. D’une manière générale, Raël et son équipe dirigeante prennent officiellement position pour condamner toute forme d’oppression et d’exploitation, à travers un discours aux accents humanistes teintés de libéralisme. Leurs prises de position politiques et sociales s’inscrivent dans une stratégie globale de recrutement de nouveaux membres qui nécessite d’énoncer des objectifs et des idéaux attractifs pour le plus grand nombre. Ils profitent de journées « portes ouvertes » et de manifestations de rue organisées sur le mode humoristique, avec musique, sketches et costumes de clown, pour réitérer leur foi dans la démocratie et dans le respect des droits de l’homme.

6Ils se gardent bien par contre d’énoncer ouvertement les aspects de la doctrine susceptibles d’inquiéter un public non prévenu : dans ses ouvrages, Raël prône, en effet la géniocratie, ou le pouvoir confié aux génies sélectionnés sur leur quotient intellectuel : « Le principe de base de la géniocratie consiste à faire passer des tests scientifiques de mesure de l’intelligence à toute la population, et à donner le droit de vote seulement à ceux dont l’intelligence à l’état brut (et non le nombre de diplômes passés) est supérieure de 10 % à la moyenne, et à permettre seulement aux hommes dont l’intelligence à l’état brut est supérieure de 50 % à la moyenne (les génies) d’être éligibles. Quoi de plus naturel que de souhaiter que ceux qui gouvernent soient effectivement les plus intelligents ! »2. Il préconise aussi le port, pour chacun, d’une carte génétique qui indiquerait les tares de sa famille sur plusieurs générations, en vue d’éviter les mariages à risque et d’opérer ainsi progressivement une sélection de l’être humain, sélection qui est inscrite dans son projet de société, à long terme. Les textes porteurs de cette idéologie à coloration totalitaire ne sont jamais commentés lors des rencontres internationales, mais chacun a la possibilité de les lire et d’y réfléchir, seul avec lui-même, car ils sont vendus sur place, à usage interne au groupe. Ils ne sont pas exposés lors des journées « portes ouvertes » et des cycles de conférences qui s’adressent à un plus large public, le prophète préférant aborder les thèmes des ovnis ou des extraterrestres, et plus récemment du clonage, thèmes d’accroche plus efficaces pour le recrutement.

7Il convient à ce propos de distinguer l’attitude de Raël et de la haute hiérarchie du mouvement, de celle des adeptes de base. Si ces derniers sont convaincus sincèrement d’œuvrer pour le bien de l’humanité et de remplir une mission sacrée, les objectifs des premiers sont plus obscurs. S’il ne nous a pas été possible de réunir suffisamment d’éléments pour savoir si la démarche de persuasion entreprise par Raël et ses acolytes, obéit surtout à des objectifs d’intérêts personnels ou plutôt à des objectifs politiques (ce qui supposerait des accointances avec des organisations politiques, dont nous n’avons pas eu connaissance), il apparaît, en tous cas, que cette démarche n’est pas celle d’un prophète désintéressé, portant gratuitement la bonne parole. Elle est minutieusement orchestrée en vue d’attirer un maximum de membres pour le mouvement, recrutés dans des milieux disparates et néanmoins soigneusement ciblés, parmi les déçus des grandes religions traditionnelles ou parmi un public athée en recherche de sens. Il s’agit de recueillir des fonds dont une partie sera affectée à l’entretien généreux de celui qui se nomme lui-même le Guide des guides et de ses collaborateurs directs, et dont le reste sera investi dans la diffusion d’une idéologie totalitaire, sous couvert d’une doctrine religieuse officiellement humaniste et respectueuse des droits de l’Homme.

8Cette entreprise de mystification, qui trompe le regard sur la doctrine et sur les objectifs du groupe, fondée d’abord sur une manipulation subtile du langage et des images utilisées lors des actions de prosélytisme et pendant les rencontres internationales à l’adresse des nouvelles recrues, s’accompagne d’autres méthodes de pression telles que la culpabilisation et la persécution, sur lesquelles nous reviendrons. Un exemple de ces pratiques manipulatoires est ce que J.-P. Faye, dans son analyse des langages totalitaires3, appelle la confusion des langages : celui-ci montre comment le fait pour les nazis, d’accoler, dans le discours politique, les deux mots « national » et « social », introduit la confusion dans les esprits et contribue à faire du nazisme une entreprise sociale et révolutionnaire, de même que le fait de se réapproprier en parole le programme économique des grands travaux d’utilité publique imaginé par les socialistes pour résorber le chômage (travaux qui dans la réalité, ne seront que partiellement effectués, tout l’effort économique portant sur le réarmement de l’Allemagne). Ce procédé est systématiquement utilisé par Raël, dans ses textes fondateurs et ses conférences, et par ses collaborateurs4 lors de leurs interventions orales. Cela peut être la réappropriation par Raël des paroles de Jésus (« Laissez les morts enterrer les mort », pour inciter les adeptes à le suivre et à quitter leur famille, ou bien « Pardonnez leur, ils ne savent pas ce qu’il font », en parlant des journalistes qui calomnient le Mouvement). Cet amalgame entre Jésus et Raël sera bien-entendu renforcé par l’image : durant les stages internationaux, les adeptes assistent à plusieurs reprises à la projection d’un film vidéo ou les images de Moïse dans sa traversée de l’Égypte se superposent en fondu-enchaîné, aux images de la naissance de Jésus, de son baptême, de Jésus prêchant et de Raël prêchant. Ce sera d’une manière plus subtile, l’utilisation alternée et contradictoire du vocabulaire humaniste de la défense des droits de l’homme, de la non-violence et de la fraternité, et du vocabulaire de l’élitisme, de l’eugénisme, du mépris de l’autre, caractéristique du langage totalitaire, d’une part, et d’autre part, l’utilisation alternée de la phraséologie « soixante-huitarde » du plaisir, de l’amour libre, de l’égalité des sexes, et du discours ultra-libéral de la compétitivité, de l’efficacité, de l’argent. Pour compliquer encore les choses, le discours mêle le ton et l’argumentation de la profession de foi religieuse et ceux de la démonstration scientifique. Cette confusion du langage introduit le trouble chez les adeptes et chez les sympathisants qui finissent par considérer la géniocratie comme un aspect secondaire de la doctrine et à n’en retenir que ce qui leur convient.

9On observe la même ambiguïté dans les pratiques internes au groupe qui se présente comme une famille d’amour. Le port, pendant les stages, par les adeptes et les membres de la hiérarchie, d’une djellaba blanche susceptible d’effacer les différences sociales, la multiplication des séances de méditations collectives pendant lesquelles chacun est censé se mettre en harmonie avec l’univers et rejoindre son prochain dans l’amour des Elohim, la sexualité libre qui se veut exempte de jalousie, où l’échange de partenaire est recommandé comme un enrichissement, tout cela contribue à mettre l’adepte en condition de retrouver la commune humanité5 dont il se serait éloigné dans la vie « civile ». La multiplication des actes et des situations symboliques faisant référence au Paradis, à la pureté originelle, à la reconnaissance de l’Autre comme un semblable et un frère, laisse dans l’ombre l’organisation élitiste du mouvement qui fait bénéficier la hiérarchie de privilèges matériels et sexuels. Si on ajoute à ces moments de fusion affective et de communion collective, le fait que le groupe s’est donné des rituels communs (rituel de baptême, de mariage) et des signes de reconnaissance (logo, médaille), et qu’il obéit à des règles de vie communes (concernant l’alimentation, l’éducation des enfants, les relations entre hommes et femmes, etc.), on pourrait mettre en évidence un embryon de culture raëlienne qui pourrait faire oublier la dimension d’embrigadement auquel sont soumis les adeptes. Eux-mêmes se sentent entourés et en sécurité, du moins, tant qu’ils ne sont pas confrontés au monde extérieur ou aux épreuves imposées par la hiérarchie.

10La contrainte est subtile puisqu’elle fonctionne sur le mode d’une culpabilisation positive et discrète. Il ne s’agit pas de dénoncer ce qu’est « être un mauvais Raëlien », mais toujours d’affirmer ce qu’est un « bon Raëlien ». Par exemple l’injonction « un bon Raëlien n’est pas jaloux » finit par devenir pour certains, une véritable source d’angoisse et représenter une mise en question de soi, de tous les instants, quand on sait les conditions de liberté sexuelle totale qui ont cours pendant les rencontres internationales. Nous avons vu plus d’une personne se désespérer de voir son compagnon ou sa compagne passer la nuit avec quelqu’un d’autre, et de ne pas être capable de surmonter sa jalousie pour atteindre au détachement. Une grande partie des cours de psychologie dispensés pendant les stages décortique le phénomène de jalousie pour montrer qu’il s’agit d’un conditionnement auquel on peut échapper si on le veut vraiment, puisque les Elohim nous ont doté de conscience et de volonté : en conséquence le malheureux qui n’y parvient pas, se trouve en situation d’échec personnel, pire il n’est pas à la hauteur des capacités que les Elohim ont déposées en lui.

11Le même procédé est utilisé pour motiver les fidèles à participer financièrement ou à s’investir dans le quotidien. La clef du procédé est : « si vous voulez, vous pouvez ». Vous pouvez trouver la somme nécessaire à vos cotisations même si vous êtes au chômage ou au RMI, il suffit que vous fassiez des choix, que vous appreniez à gérer votre argent ; mettez par exemple une somme de côté toutes les semaines. Si vous voulez passer tous vos samedis à vendre des livres, vous pouvez prévoir et gérer votre temps, etc. C’est aussi simple que cela. Gérer son temps, son argent, ses amours et ses amitiés en vue du seul but final qui vaille la peine qu’on y consacre sa vie – diffuser les messages des Elohim – telle est la ligne de conduite, par excellence, à laquelle chacun doit en définitive se conformer. Cette orientation vers un seul but, qui ne laisse de place ni aux loisirs, ni à la vie de famille, ni à la formation autre que le « développement personnel », telle est la nouvelle conformité que Raël propose à ceux qui le suivent. L’injonction « si vous voulez, vous pouvez », qui sous-entend « si vous ne pouvez pas, vous n’êtes pas digne des Elohim », s’avère extrêmement culpabilisante et efficace pour motiver les adeptes, et en contradiction de fait avec les principes officiellement énoncés par le prophète, qui font appel à la responsabilité personnelle et à la liberté d’action de chacun. L’adepte vit dans l’inquiétude de ne pas être à la hauteur et de ne pas faire partie du Peuple Élu par les Elohim pour porter la Révélation au monde. En définitive, la référence constante à la parole des Elohim, par la bouche de Raël, constitue le ciment d’un groupe constitué d’éléments hétérogènes par l’âge, le sexe et la condition sociale aussi bien que par leur approche initiale du mouvement6.

12D’une manière générale cependant, pour les adeptes de base, la doctrine de Raël est la révélation qu’ils attendaient : la plupart disent avoir été saisis, bouleversés par ses mots simples qui exprimaient clairement des idées qu’ils portaient déjà en eux, depuis toujours. Ils racontent leur révolte contre leur religion d’origine et la morale familiale, qui leur semblent complètement dépassées. Ils se disent séduits par les explications, pour eux tout à fait rationnelles, concernant la création du monde par des extraterrestres. La doctrine de Raël leur apparaît révolutionnaire, dans sa dimension religieuse, mais aussi par sa morale non conformiste : la levée des tabous en matière de sexualité et de clonage leur semble particulièrement d’avant-garde et ils se vivent eux-mêmes comme des révolutionnaires luttant pour l’épanouissement de l’être humain total et pour les droits de l’homme. Ils se voient comme les pratiquants d’une religion incomprise qui fera son chemin dans l’esprit des hommes à l’avenir. Ils ne vivent pas leur engagement comme un sacrifice, mais comme le but même de leur existence. Il leur paraît normal de consacrer du temps et de l’argent pour défendre des convictions qui, pour eux, sont capitales pour l’humanité et vitales pour leur équilibre personnel. Une adepte nous a avoué un jour : « même si tout ce que dit Raël était une invention, je le suivrai et je le remercierai, parce qu’il m’a aidé à vivre ; grâce à lui j’ai changé ». Les rencontres internationales sont pour eux, disent-ils, une bouffée d’oxygène et ils viennent là pour trouver l’énergie qui leur est nécessaire pour vivre le reste de l’année, dans un monde qui ne leur convient pas et où ils se sentent mal. L’extérieur leur semble hostile : ils sont touchés par l’intolérance de leur entourage en matière de croyances et de culture, l’incivisme des pollueurs, le manque de spiritualité de la société de consommation.

13Les adeptes se comportent en croyants et entendent bien être considérés comme tels. Leur besoin permanent d’être reconnus, d’être acceptés les pousse à adopter les mots de l’Autre (celui de l’extérieur) : ils aimeraient que leur mouvement soit reconnu comme une religion à part entière, ils évoquent leur foi et les rites qu’ils pratiquent. Ils aspirent paradoxalement à une plus grande intégration au sein de la société dans laquelle ils vivent et en même temps ils se perçoivent comme des révolutionnaires qui contestent l’ordre en place. Ils invoquent la liberté d’expression pour affirmer des valeurs qui viennent en contradiction avec les normes en cours. On observe la même ambiguïté chez le leader, mais là où il y a engagement sincère chez l’un (l’adepte), il y a stratégie et calcul chez l’autre. Si le regard que l’adepte, victime d’une mystification, pose sur le monde est faussé, il faut ajouter que la mise en place d’un système de mystification n’aurait pas été possible sans cette aspiration à croire, sans cette recherche de sens, préexistantes à l’entrée dans l’organisation et dont le maître à penser et ses proches collaborateurs ont su habilement profiter.

14La discrétion, la civilité, la connaissance et le respect des lois que le gourou recommande dans la mesure du possible, sont pour les Raëliens un moyen efficace de se protéger des attaques extérieures, car ces qualités introduisent le doute chez l’adversaire, surtout lorsque ce dernier, trouvant quelqu’intérêt à leur fréquentation est prédisposé à l’indulgence. L’objectif essentiel étant pour le groupe de continuer d’exister, officiellement pour porter au monde la parole des Elohim, et de préserver la réputation et l’image de son prophète, tout sera fait pour ménager l’opinion publique à l’extérieur, et convaincre chacun, à l’intérieur, qu’il fait partie d’une élite investie d’une mission très noble et très spéciale. Ceci donne lieu à des directives contradictoires de la part de la hiérarchie qui hésite entre l’injonction « soyez vrais, montrez votre vrai visage, allez de l’avant comme des révolutionnaires » et « avancez masqués, soyez prudents, ne choquez pas, car la seule chose qui compte est notre mission et notre prophète ».

15Nous allons voir qu’une semblable ambivalence est présente chez les non-adeptes, vis-à-vis du mouvement et de son leader, selon qu’ils tirent profit de leur rencontre avec eux ou qu’ils craignent pour leurs valeurs. Les pratiques du monde extérieur sont très instructives à cet égard et nous avons pu observer que l’indulgence est de mise, lorsque sont en jeu des intérêts économiques où les Raëliens représentent des clients potentiels. À l’inverse lorsque ces derniers ont à exprimer leur doctrine et leur morale de vie, ils sont confrontés à une critique intransigeante.

16Durant nos séjours au sein du groupe, de 1997 à 1999, nous avons eu par deux fois l’occasion de nous rendre compte comment les Français généralement défavorables aux sectes, peuvent devenir soudain très tolérants dans certaines circonstances. La première expérience en a été faite dans une petite ville de l’Aveyron située non loin du lieu d’implantation de la propriété du Mouvement Raëlien où ont lieu les rencontres internationales. Hormis un petit bar servant des repas et un étal de légumes et de pain installé tous les jours à midi par un commerçant de l’extérieur, la propriété n’offrait pas de possibilité de s’approvisionner. Les adeptes allaient donc faire leurs courses à la ville qui bénéficie d’un supermarché. Nous nous sommes vite aperçus que, en dehors de quelques rares clients locaux qui faisaient des réflexions désobligeantes du type « ça pue la secte », les Raëliens étaient les seuls clients et cela durant quinze jours du mois d’août. Pendant les quelques moments de liberté laissés entre les cours ou bien le soir, ces derniers reconnaissables à la médaille qu’ils portent autour du cou, fréquentaient restaurants et cafés et là aussi les touristes semblaient rares. Le groupe n’a jamais eu à se plaindre du service qui était partout accueillant et chaleureux et nous avons pu observer que partout les Raëliens ont été traités d’abord en clients. Une deuxième expérience a été riche d’enseignement : lors de la Convention du 13 décembre 1998, les guides du Mouvement avaient loué le Casino de B. pour les conférences et les repas en communs, et retenu des chambres dans tous les hôtels de la ville pour environ quatre cents personnes, avec l’aide d’un responsable du syndicat d’initiative. Les représentants de la commune, réticents au début à l’idée de louer des salles à une secte, se sont finalement laissés convaincre. Pendant les trois jours d’hiver qu’a duré la Convention, les Raëliens étaient là aussi les seuls clients. Au début nous avons pu ressentir une certaine méfiance et un embarras de la part des hôteliers et du personnel chargé de servir les repas. Mais, face à la gentillesse et au naturel des adeptes, ils ont été vite désarmés. Le dernier jour, une ovation de tout le groupe a salué le travail des cuisiniers et serveurs qui avaient assuré le service, et qui n’étaient pas loin de se joindre au groupe pour danser. L’office du tourisme a même distribué un questionnaire pour connaître le point de vue des adeptes, considérés très professionnellement comme des clients, sur l’accueil offert par la ville. Le mot de la fin reste au responsable raëlien de l’intendance et des relations extérieures : « Les gens de B. porteront un autre regard sur nous, ils ont rencontré des gens qui ne correspondent pas à ce qui se dit dans les médias ».

17La tolérance du monde extérieur s’arrêtera là. Elle concerne avant tout les personnes ou les organismes qui ont un avantage quelconque à tirer des relations avec le mouvement. Ainsi Raël est-il passé plusieurs fois à la télévision, à une heure de grande écoute : avec son panache charismatique et ses histoires d’extraterrestre, il faisait incontestablement monter « l’audimat ». Le groupe connaît aussi chaque année l’inscription au stage d’un nombre non négligeable de ce qu’on pourrait appeler des « touristes sexuels » : attirés par la réputation de grande liberté sexuelle des Raëliens (à tel point que les organisateurs des rencontres internationales sont obligés de pointer tous les matins la présence des participants, pour repérer ceux qui préfèrent rester au lit plutôt que de venir en cours), ces adeptes occasionnels payent leur cotisation mais ne partagent pas vraiment l’engagement des adeptes convaincus. D’une manière générale, les Raëliens sont connus et jugés essentiellement pour leurs croyances aux extraterrestres et leur morale en matière de sexualité, paradoxalement au nom à la fois de la rationalité scientifique et de croyances issues du christianisme. Par là, la dangerosité du mouvement qui tient plus à l’escroquerie financière des adeptes et à la diffusion d’une idéologie discrètement néo-nazie, risque de passer au second plan. Ce point de vue sur les Raëliens, éclaire sur des prises de positions plus générales en matière de secte, en usage non seulement dans les médias et dans l’opinion publique, mais aussi chez des personnes directement engagées dans la lutte contre les sectes, où la défense des valeurs occidentales prend parfois le pas sur la recherche concrète des éléments de dangerosité et la compréhension profonde de la quête spirituelle et morale des adeptes. Ceci contribue indirectement à conforter le Mouvement Raëlien dans sa conviction que sa démarche est révolutionnaire, et que son prophète a une mission non seulement religieuse, mais civilisatrice.

18Les Pouvoirs Publics en France et les associations de lutte contre les sectes, qui travaillent sur le sujet depuis longtemps, ont pris conscience de cette difficulté et ont adopté une attitude plus pragmatique. La perception que ces organismes ont de l’adepte a évolué au fur et à mesure de l’avancée des recherches : celui-ci n’est plus considéré uniquement comme une personne fragile et manipulable, mais comme une personne en quête de sens, et il est admis que le phénomène sectaire peut être lié à un besoin non satisfait par la société, à une carence morale ou spirituelle. Le rapport de la Commission d’Enquête Parlementaire cite quelques témoignages, où il est clairement dit que « nos contemporains ne sont pas des imbéciles. S’ils se ruent par centaines de milliers dans ces mouvements, c’est qu’ils ont des raisons et surtout qu’ils y trouvent des réponses. » Le rapport conclut ainsi sur la question : « Il est certain que la contestation du productivisme, l’effondrement des idéologies politiques, les remises en cause du scientisme, du matérialisme, le déclin continu des religions « traditionnelles » ont fortement remis en cause le modèle sur lequel les sociétés occidentales s’étaient développées depuis le XIX siècle. Cet ébranlement des croyances traditionnelles et des grands principes d’organisation sociale a suscité nombre de déceptions, de frustrations, de tentatives de redéfinition. L’incertitude de l’avenir a dès lors contribué à la multiplication des groupes proposant une explication globale de l’Homme, de nouvelles religiosités. »7 Plus clairement encore, plusieurs interlocuteurs de la Commission affirment : « L’originalité des groupes sectaires réside dans le fait que, notamment lors du processus aboutissant à l’adhésion, la victime est acteur. »8 L’idée que l’adepte puisse être partie prenante dans sa propre manipulation et n’être pas simplement une victime passive, est énoncée là, pour la première fois, par des instances officielles. Il en est de même pour l’hypothèse selon laquelle la société globale pourrait avoir quelque responsabilité dans l’apparition des mouvements sectaires.

19On retrouve un point de vue du même ordre à propos des adeptes et de leurs gourous, dans les documents de l’ADF19. Cette association, contrairement à l’opinion de « l’homme de la rue » et de certains journalistes, se prononce pour une définition de la secte qui ne prenne pas en considération les croyances, mais repose sur des critères de dangerosité touchant aux comportements. Au nom de la liberté d’expression, la lutte contre les sectes ne saurait s’en prendre aux croyances, les plus absurdes soient-elles, car elles sont laissées à l’appréciation personnelle de chacun : « nos critères de jugement ne sont pas au niveau idéologique des croyances, mais au niveau des agissements et des comportements qui portent atteinte aux droits de l’homme, à la dignité et à la liberté de la personne humaine. »10 En tout état de cause, cette évolution dans la perception des adeptes et de leur appartenance à un mouvement sectaire, orientée vers plus d’ouverture et de compréhension, ne dissimule pas la difficulté, pour tous ceux qui se penchent sur la question, de concilier la tolérance et le respect de la liberté de conscience, avec la vigilance concernant le respect de l’ordre public. C’est que tout groupe sectaire, en proposant à ses fidèles un autre système de pensée, un autre système de valeurs, se construit une légitimité propre qui, dans bien des cas se pose, de fait, en marge de la légalité ou même en opposition.

II- L’autre, mon ennemi

20Si l’échange et le dialogue sont parfois possible entre adeptes et non-adeptes, la règle générale reste cependant la fermeture réciproque, fermeture à laquelle la peur de l’autre n’est pas étrangère. Nous avons pu mettre en évidence des processus de persécution et de victimisation qui sont à l’œuvre aussi bien chez les Raëliens qu’à l’extérieur, bien que de manière plus flagrante chez les premiers. Il faut préciser d’abord que le regard porté par l’opinion publique11 sur les sectes et plus particulièrement sur le Mouvement Raëlien n’échappe pas à une forme de manipulation provenant aussi bien des médias que de groupes de pression qui ont intérêt à ne pas voir s’installer de nouvelles manières de vivre ou de se comporter susceptible de mettre en cause leur pouvoir. Loin de nous l’idée de nier la dangerosité de certaines sectes et de banaliser le phénomène, mais nous voulons attirer l’attention d’une part, sur les pressions venant de l’extérieur, subies par l’adepte, qui le confirment dans sa conviction d’appartenir à un monde d’élus et le poussent à s’enfermer davantage auprès de son maître à penser ; il faut rappeler, d’autre part, que nous sommes tous l’objet d’un conditionnement social que nous n’avons pas choisi : la socialisation peut faire appel à des méthodes pas toujours respectueuses de l’individu, méthodes qui ne sont pas seulement l’apanage des sectes. Il ne s’agit pas ici d’aborder le sujet en profondeur, car il pourrait constituer à lui seul le thème de recherche d’une thèse, mais d’amener quelques éléments de réflexion sur la manière dont la fermeture d’un groupe sectaire sur lui-même se construit aussi grâce à la diabolisation des adeptes et de leur maître à penser.

21Nous avons été frappés, dès le début de notre recherche, par l’attitude d’intolérance absolue de la plupart de nos interlocuteurs non-raëliens et non-spécialistes des questions sectaires, interrogés lors de rencontres informelles et appartenant à tous les milieux sociaux et à différentes confessions religieuses ou organisations politiques. Il s’est avéré quasiment impossible d’énoncer la moindre remarque positive à l’égard des Raëliens et nous nous sommes immédiatement sentis soupçonnés de vouloir les défendre, donc de faire partie des défenseurs des sectes en général, ou même d’être embrigadés par le mouvement et d’en être des adeptes dissimulés. Après avoir complété ces observations par des lectures de presse ainsi que l’écoute d’émission de télévision sur le sujet, il nous est apparu que la seule attitude orthodoxe, ou autrement dit « politiquement correcte », admise par l’opinion publique française, et même pourrait-on dire européenne12, est le rejet inconditionnel de tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à une secte. Il faut noter que la plupart du temps les intéressés n’ont pas de définition précise de ce qu’est une secte et qu’ils n’ont eux-mêmes pas conscience d’appartenir parfois à des groupes religieux faisant partie de la mouvance sectaire, au sens où la définissent les différentes Commissions Parlementaires Européennes sur les sectes.

22Toute secte ne peut être que mauvaise et tout est mauvais dans une secte. Toute personne qui essaye d’avoir un regard distancié sur le phénomène est automatiquement classée parmi les défenseurs des sectes ou pire parmi les adeptes embrigadés. Qui n’est pas contre, est pour. Telle semble être l’attitude la plus couramment observée ; il se met en place une procédure perverse d’enfermement de tout regard critique dans un système dogmatique auquel il est difficile d’échapper. Cette attitude, en réalité caractéristique du fonctionnement sectaire, qui consiste à dénier au déviant ou contestataire toute capacité à voir et à construire autrement, pour l’enfermer dans le seul regard contre ou le seul regard délirant, est en fait adoptée plus souvent qu’on ne croit dans la vie de tous les jours. R. Caillois dénonçait déjà cette attitude chez certains psychanalystes et chez certains marxistes par exemple : en quelques mots, toute personne qui conteste l’explication psychanalytique faisant intervenir l’inconscient, d’un oubli ou d’un acte dit « manqué », est envoyée se faire psychanalyser ; toute personne qui critique le marxisme est considéré comme un ennemi idéologique. « La raison ici ne compte pas, mais l’autorité indivisible de la communauté à laquelle on adhéra » [...] « Pour lui (le partisan), acquiescer ou demeurer inébranlable n’est pas affaire d’erreur ou de vérité, mais de loyauté ou de trahison. »13 La prise de position globale, systématique et spontanée, contre les sectes en général et contre tous ceux qui pourraient donner l’impression, à tort ou à raison, de les soutenir, procède de la même logique.

23Cette prise de position ne surprend pas de la part des membres de groupes confessionnels pour qui les sectes sont l’émanation du Diable ou de l’Antéchrist : elle fait figure de credo. Nous avons pu ainsi rencontrer des Anthroposophes et des Évangélistes fanatiquement opposés à Raël qu’ils considèrent comme une incarnation de Satan. Dans ces deux cas, le rejet vis-à-vis de Raël et de ses fidèles, est passionné et irrationnel, il repose sur des croyances et non sur des preuves de la nocivité du groupe. Le rejet systématique et viscéral est plus surprenant chez les personnes qui se réclament de l’analyse rationnelle. Ainsi la plupart ne tiennent pas compte de l’hétérogénéité des mouvements sectaires qu’elles classent tous dans une même catégorie, ni de la diversité dans le degré et la nature de la dangerosité. Tous ces groupes sont stigmatisés à partir d’accusations souvent vagues qui peuvent porter aussi bien sur les croyances que sur l’éthique ou sur les conduites illégales. Les Raëliens sont ridiculisés pour leurs croyances aux extraterrestres, considérées comme irrationnelles et débiles ; on oublie qu’il s’agit précisément, pour la plupart des adeptes, d’une croyance, donc par nature, irrationnelle au même titre d’ailleurs que la croyance en Dieu ou la croyance dans les grands mythes modernes du Progrès, de la Raison ou de la Science. On les accuse de pédophilie sans preuve véritable, sur la base de quelques lignes extraites d’un des ouvrages du « gourou ». Par contre la géniocratie et l’escroquerie intellectuelle et financière qui l’accompagnent sont le plus souvent ignorées.

24D’une manière générale, les adeptes de sectes sont considérées comme des personnes fragiles, faibles et manipulables, à la limite des demeurés, et on leur dénie toute capacité à choisir leur croyance et leur mode de vie. C’est oublier que ces personnes sont, pour la plupart, en recherche de sens et qu’elles ont parfois, pour ne pas dire souvent, adopté une orientation philosophique ou spirituelle, avant même d’être « captées » par une secte qui les a soigneusement ciblées précisément sur cette orientation. Il ne s’agit pas de nier l’éventuelle fragilité des adeptes mais de dire que cette fragilité n’est pas le seul élément de recrutement. De la même manière réduire l’efficacité des actions de prosélytisme diligentées par les sectes à la seule efficacité de leurs techniques de propagande et de manipulation, c’est refuser de prendre en considération le fait que ces mouvements, outre de nouvelles croyances religieuses, proposent aussi à leurs adhérents une nouvelle manière de vivre. Entrer dans une secte, c’est entrer dans un autre système de pensée, un autre système de référence, se conformer à des pratiques autres, adopter une nouvelle légitimité qui s’exerce, il est vrai, souvent en marge de la légalité et même en opposition, mais pas toujours de manière systématique. Il y a chez l’adepte une volonté de créer de nouveau liens sociaux car la société dans laquelle il vit ne lui convient pas. On trouve implicitement ou explicitement exprimées, dans la plupart des idéologies sectaires, une contestation du nouvel ordre mondial et de la société de consommation matérialiste, une revendication de nouveaux rapports sociaux plus humains, une aspiration à plus de communication, pour ne pas dire à une communion entre les hommes. Ceci est particulièrement sensible chez les adeptes du Mouvement Raëlien. Même si Raël et ses proches collaborateurs utilisent de manière mystificatrice ces revendications dans leur stratégie de recrutement, si la structure et le fonctionnement quotidien du groupe viennent en contradiction avec l’idéal énoncé, on ne peut pas ne pas prendre en compte cette aspiration des adeptes à vivre autrement. Les réduire à n’être que de pauvres pantins manipulés c’est oublier qu’ils portent en eux « le sens du possible »14 qui permet d’échapper à la résignation face à la réalité actuelle de la mondialisation.

25Cette aspiration à changer la vie porte en elle une critique de l’ordre en place et c’est aussi ce qui dérange. Dans le rejet global, viscéral et systématique de l’homme de la rue pour tout ce qui a l’apparence d’une secte, se glisse parfois, derrière sa critique du totalitarisme sectaire, de la manipulation mentale et de l’escroquerie, un refus de voir les limites et les failles de la société dans laquelle il vit, et la crainte de devoir perdre ses repères habituels. Il ne faut pas oublier, par exemple, qu’à l’époque où s’est constitué le Mouvement Raëlien (dans les années 1973-1975), les associations féministes avaient du mal à faire accepter leurs revendications sur l’avortement ; la contraception et le concubinage n’étaient pas encore passés complètement dans les mœurs, l’agriculture biologique apparaissait comme un phénomène marginal et les médecines dites « douces » ou « parallèles » comme l’homéopathie et l’acupuncture n’étaient pas encore véritablement reconnues par la médecine officielle. La transformation des mœurs est un processus lent et progressif qui rencontre parfois de fortes résistances de la part des défenseurs des normes en cours. Au bout d’un parcours chaotique, ce qui apparaissait hier comme escroquerie, charlatanisme ou perversion finira par être considéré comme normal aujourd’hui, mais cela n’ira pas sans lutte. L’actuelle focalisation sur la sexualité, des attaques contre le Mouvement Raëlien, n’est pas liée uniquement au fait que Raël a fait de la liberté sexuelle un combat et un moyen de manipulation, mais elle tient aussi aux tentatives discrètes de retour d’un certain ordre moral dans le contexte d’épidémie de sida, d’affaires de pédophilie qui ont défrayé la chronique, et de débats sur l’homosexualité et sur les nouvelles structures familiales. Nos sociétés occidentales modernes restent profondément imprégnées de morale chrétienne et les lobbies de l’agro-alimentaire, de la pharmacie et de la médecine orientent fortement les comportements en matière d’alimentation et de santé, de même que l’encadrement administratif en matière d’éducation (en ce qui concerne la France du moins). Tout groupe social qui cherche des alternatives possibles à des modes de comportements devenus des habitudes, court le risque de passer pour suspect.

26En ce qui concerne les opposants individuels au Mouvement, nous avons pu constater, chez les détracteurs les plus virulents et les moins critiques, un sentiment de toute-puissance que nous retrouverons, du reste, de manière identique chez les adeptes, et qui se traduit, lorsqu’il s’agit d’évoquer la maladie mentale, par des réactions de ce style : « il faut être idiot pour se faire avoir », « à moi ça n’arriverait pas, c’est impossible, c’est impensable ». Tous se posent la question de la guidance : « moi, je n’ai pas besoin d’un maître à penser ou d’un gourou », « je pense par moi-même ». Ils se perçoivent comme des êtres détachés de toute emprise idéologique. Ils affirment leur libre-arbitre et leur force de caractère qui les rendraient, disent-ils, hermétiques à toute manipulation ; contradictoirement, ils manifestent en même temps une peur viscérale des sectes qu’ils perçoivent comme un ogre dévoreur d’enfants ou un monstre tentaculaire qui s’infiltre partout, qui travaille dans l’ombre et auquel il est difficile de résister. Nous avons essayé d’évoquer avec précaution, l’aspiration des adeptes à vivre autrement et leur capacité à proposer de nouvelles normes. La réaction a été immédiate : nous sommes d’abord devenus suspects à leurs yeux, puis ils ont dénié à l’adepte toute capacité à choisir sa croyance et son style de vie, pour manifester de manière violente ou méprisante leur peur de l’Autre, leur rejet du Différent et surtout le rejet de tout ce qui pourrait remettre en cause leurs propres convictions. En ce qui concerne Raël, son degré de dangerosité est évalué différemment selon l’appartenance idéologique : il est considéré comme très dangereux, à compter au nombre des faux prophètes, par les membres de confessions religieuses. Il est ridiculisé comme un « doux-dingue » ou considéré comme un escroc habile par ceux qui n’ont pas affiché de croyances religieuses précises ; son degré de dangerosité est moindre dans ce cas, et le Mouvement Raëlien est compté au nombre des sectes relativement inoffensives puisqu’il ne saurait toucher que des pauvres d’esprit, habités par l’irrationnel. Nous avons pu observer chez les plus virulents de cette catégorie de détracteurs une survalorisation, pour ne pas dire une fétichisation de la raison et du libre-Arbitre.

27Une autre dimension du Mouvement Raëlien est mise en avant dans les critiques et très surinvestie affectivement, il s’agit de la sexualité considérée comme perverse : les stages sont imaginés par certains comme des orgies, des lieux de débauche où règnent la pédophilie, l’échangisme et l’homosexualité, et le rejet méprisant est mêlé d’une grande curiosité et d’attirance dissimulée, mais perceptible, à travers le grand nombre de questions qui nous ont été posées sur le sujet par des personnes à l’affût de détails « croustillants ».

28Il ne s’agit pas bien-entendu de tirer des conclusions générales de ces observations. Il s’agit tout au plus de dégager une coloration de l’opposition faite au Mouvement Raëlien, qui va de l’analyse informée et critique jusqu’au rejet le plus irrationnel, tout cela pour dire que le public concerné n’a souvent pas vraiment conscience de sa propre intolérance et que la frontière entre comportements sectaires et non-sectaires est parfois plus floue qu’on veut bien le reconnaître. Ce qu’on peut dire, par contre de manière plus générale, c’est que l’intolérance entraîne l’intolérance et va se traduire à l’intérieur du groupe sectaire comme à l’extérieur, par des comportements soit d’attaque, soit de fuite, et beaucoup plus rarement par des comportements d’échange et de critiques constructives entre personnes.

29Pour ce qui est des adeptes, l’enfermement dans un système de persécution diligenté par la hiérarchie du Mouvement, va contribuer fortement à les couper du monde extérieur. Les Raëliens mettent en avant des cas de persécutions réelles dont ils ont été les victimes, et cela contribue à resserrer les liens autour du leader en faisant de celui-ci et de tous les membres du groupe, des martyrs de la foi. Nous avons pu observer comment des Raëliens ont perdu leur travail suite à des dénonciations par des voisins ou par la police, auprès des employeurs. Nous avons vu comment leur a été parfois retirée la garde de leurs enfants, suite à des accusations de pédophilie sans véritable fondement ou comment l’utilisation de petites phrases tirées des ouvrages de Raël et sorties de leur contexte, ont pu être utilisées par la presse pour leur nuire. Ceci dit, force est de constater que ces difficultés réelles ont été le point de départ d’un système de persécution fictif, en partie construit au jour le jour par les professionnels de la propagande, membres du Mouvement Raëlien et en partie produit par l’autosuggestion, enracinée de longue date dans des réflexes de sauvegarde inconscients.

30Les rumeurs d’agressions physiques sur leurs proches et de menaces de mort sur les personnes de Raël et de son plus proche collaborateur, circulent en permanence parmi les fidèles. La conviction chez chacun, d’un danger réel est renforcée par la présence active d’un service d’ordre attaché au déplacement des membres de la hiérarchie et au bon déroulement des stages, par l’organisation de tours de garde pendant la nuit et la définition de périmètres de sécurité autour du prophète. Paradoxalement l’installation du camping privé de l’organisation au fond d’un vallon fermé, difficile d’accès et bien gardé, ne réussit pas à dissiper le sentiment d’insécurité, car ce lieu apparaît la nuit comme un coupe-gorge. Au retour de leurs actions de prosélytisme, qui consistent essentiellement à vendre les ouvrages de Raël dans la rue, le compte-rendu des insultes et parfois même des agressions physiques subies à cette occasion, ajoute à l’impression ressentie par les membres du groupe d’être victimes de persécutions organisées.

31Cette impression va tourner à la paranoïa collective, orchestrée par les guides de la hiérarchie qui diabolisent leurs persécuteurs d’une façon sans commune mesure avec la réalité. Ainsi le Vatican devient un ennemi mythique responsable de tous les maux. L’association ADFI est pour eux sous le contrôle du Vatican et nous avons même entendu un guide de troisième niveau15 dire que le meurtre des adeptes de l’Ordre du Temple Solaire, perpétré en Suisse en décembre 1996, était commandité par le Vatican. D’une manière générale les mouvements « anti-secte » et la police sont les cibles privilégiées des attaques raëliennes. Un communiqué de presse de Raël, relevé dans un journal suisse, venant en réponse à une accusation de pédophilie, est significatif à cet égard : « À la fin des années trente, les nazis répandaient une rumeur voulant que les juifs pratiquent des sacrifices d’enfants, cela afin d’amplifier l’antisémitisme latent qui a débouché sur l’épouvantable holocauste que l’on connaît. Aujourd’hui certains mouvements néo-nazis dits « anti-sectes » répandent ces odieuses rumeurs sur le Mouvement Raëlien et des médias qui ne font pas leur travail et ne respectent pas leur éthique professionnelle voulant qu’ils vérifient leurs informations, reprennent ces rumeurs de manière ignoble. »16 Les actions de la police et des associations de lutte contre les sectes sont ainsi régulièrement assimilées aux exactions nazies. Lors des manifestations à Paris pour l’anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme, quelques Raëliens portant une étoile jaune et qui tentaient de s’approcher d’une tribune officielle, ont été encerclés par des gardes mobiles. Un adepte les traite de SS et entreprend alors de les persuader qu’ils sont en train « de faire comme pendant la guerre avec les juifs ». Cet amalgame permet au groupe de se réunir autour d’un ennemi commun dont le visage monstrueux incite au combat enthousiaste pour la défense des valeurs raëliennes incarnées par le prophète. En réalité, il permet d’une part de faire oublier les aspects totalitaires de sa propre doctrine (le Nazi, c’est l’autre) et d’autre part, d’attirer l’attention sur sa condition de victime émissaire. Comme les Juifs, les Raëliens et leur prophète auront à souffrir pour que résonne la parole de Dieu (ou plutôt des Elohim). On assiste ainsi à un glissement sémantique du pôle négatif de la persécution au pôle positif du sacrifice.

32Les Raëliens s’assimilent eux-mêmes au Peuple poursuivi par la malédiction divine mais néanmoins élu de Dieu, et Raël apparaît comme le nouveau Messie venu sur terre pour sauver ceux qui le suivront : « Lorsque le cataclysme aura lieu, ... il y aura deux sortes d’hommes, ceux qui n’ont pas reconnus leurs créateurs et qui n’ont pas suivi le dernier des prophètes, et ceux qui ont ouvert leurs oreilles et leurs yeux et qui ont reconnu ce qui était annoncé depuis longtemps. Les premiers subiront les souffrances de la destruction dans la fournaise finale et les autres seront préservés et seront amenés avec le Guide des guides sur la planète des éternels... »17 Les souffrances endurées sur terre justifient le bonheur futur et le privilège d’être accueilli par les Elohim. Dans ce texte, Raël prend le ton de la prédication, et la persuasion par la peur laisse place à la persuasion par la valorisation. Il est nécessaire de convaincre l’adepte de sa supériorité, de lui démontrer qu’il fait partie d’une élite. La pureté, l’amour et la voie vers la Vérité se trouvent à l’intérieur du groupe et cela vaut bien tous les sacrifices. Au-dehors, sont l’impureté, la bassesse, la cruauté et la bêtise.

33Raël offre à ses fidèles en recherche de sens et de références, une nouvelle identité non pas individuelle, mais collective, celle de Peuple Élu, de soldats des Elohim, de Conscience Planétaire. Il attend d’eux qu’ils visent l’excellence, qu’ils se dévouent corps et âme à la cause, qu’ils laissent de côté leurs plaisirs égoïstes : « Aidons nos leaders et nos guides à nous faire grandir, en acceptant qu’ils nous stimulent toujours vers la réalisation de nos objectifs, acceptons de leur part de l’exigence, voir de l’intransigeance, mieux encore, recherchons-la. »18 L’objectif ultime n’est rien moins que de devenir des dieux, et ce but glorieux vaut bien qu’on laisse de côté ses petites ambitions et ses convictions personnelles. Ici le danger est grand de tomber dans un fanatisme collectif d’identification avec le Mouvement, danger dénoncé en ces termes par H. Arendt : « Dans le succès du totalitarisme, le facteur inquiétant est plutôt l’authentique désintéressement de ses adhérents. »19 Toute la démarche des guides, coordonnée par le prophète, est d’amener les adeptes au désintéressement et au détachement par rapport au monde extérieur, et de canaliser leur énergie sur la seule chose qui vaille la peine d’être vécue, leur mission qui prend un caractère sacré. Si Raël dit parfois à ses fidèles, « sans vous je ne suis rien », il transmet aussi régulièrement le message subliminal « Vous n’êtes rien, votre Mission et le Mouvement sont tout », paraphrasant ainsi Hitler disant « Tu n’es rien, ton peuple est tout. »20

III- De soi à l’autre, les enjeux de la relation

34Pour ce qui est des ambiguïtés dans les relations entre le monde intérieur et le monde extérieur, celles-ci nous sont apparues du même ordre et communes aux deux « mondes ». Le Mouvement Raëlien balance entre le besoin d’affirmer sa différence, de se protéger de l’extérieur, et la nécessité de s’agrandir et de se faire connaître et même reconnaître. Le monde extérieur (envisagé comme l’ensemble constitué par les institutions et organisations officielles, d’une part et l’environnement informel qu’on pourrait appeler l’opinion publique, où se recrutent aussi bien les sympathisants que les détracteurs, d’autre part, ensemble auquel sont confrontés les Raëliens en tant que groupe) est déchiré entre le rejet inconditionnel de tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à une secte, sans en préciser même la définition, et la tolérance au nom d’intérêts économiques ou de principes philosophiques et politiques.

35Il nous paraît indispensable de distinguer les enjeux de Raël et de la haute hiérarchie, d’une part, et ceux des adeptes de base, d’autre part, bien que l’implication des uns et des autres au sein du groupe soit liée. Si les premiers bercent le rêve mythomaniaque et totalitaire de dominer, un jour, le monde, et plus concrètement s’attachent à faire durer une entreprise qui leur apporte le bien-être matériel et le pouvoir, les fidèles eux, croient sincèrement à leur mission prophétique. Ils sont convaincus d’entreprendre une grande œuvre humanitaire et ils ont construit leur existence autour de ce projet qui lui donne cohérence. « Conscientiser l’univers », transmettre les messages des Elohim à l’humanité, voici la mission sacrée de l’adepte de Raël. Pour motiver leur base, les guides (collaborateurs de Raël et membres de la hiérarchie) doivent les convaincre que leur tâche est grandiose et bénéfique pour l’humanité, mais aussi qu’en l’accomplissant ils occupent une place à part, privilégiée, dans la Création des Elohim. Un guide dit « Nous sommes leur équipe terrestre » et un autre « Soyez des témoins biologiques, vous qui avez connu le prophète. » Tous les arguments sont bons pour pousser à l’unique tâche à laquelle un bon Raëlien doit consacrer l’essentiel de son temps et de son argent, et doit être prêt à risquer sa vie professionnelle et sa vie de famille, je veux parler de la diffusion des livres dans la rue. « Diffuser est le seul rôle que nous avons ». L’argumentation des guides qui forment les fidèles à la vente, s’applique à démontrer que dans les villes les gens sont seuls et que beaucoup sont désespérés : leur apporter les Messages, c’est redonner un sens à leur vie. » Soyez conscient que vous sauvez quelqu’un du suicide » Il s’agit là de l’aspect quotidien de la mission.

36Mais à long terme elle revêt un caractère plus exaltant encore : « Ici on est en train de construire l’Homme Nouveau. » Ces exhortations sublimes conduisent à accepter tous les sacrifices et bien entendu à devoir respect et obéissance aux guides, car eux seuls connaissent les exigences et les projets de Raël qui est, disent-ils, en contact permanent avec les Elohim : « N’oubliez jamais qui est Raël », « on est dans l’équipe des Elohim et il n’y a qu’un seul chef, c’est Raël », « il n’y a qu’une direction dans la structure », « nous sommes tous au service de la structure, mais la structure n’est au service de personne ». Il est recommandé d’écouter le chef, car il sait ce qui est légal ou non, parfois certaines actions entreprises sont illégales, mais c’est un choix de la part du responsable. Raël en personne commande du reste à chacun, de « pousser dans le sens d’une idée contraire à la sienne du moment que c’est une idée des structures ». « Les structures », c’est le mot énigmatique qui désigne cette organisation pyramidale construite autour du prophète, toute entière tournée vers un seul but officiel : faire connaître les messages des extraterrestres. « Les structures », c’est l’ensemble des guides qui supervisent concrètement sur le terrain le bon déroulement des ventes, qui veillent en réalité à ce que s’exécute une mission officieuse, mais néanmoins indispensable : la collecte de fonds, pour l’auto-entretien du groupe bien sûr, mais aussi pour le superflu, le confort et le luxe de la haute hiérarchie. Il faut reconnaître que ceux-ci ont une lourde tâche puisqu’ils doivent pour la plupart concilier une vie professionnelle à l’extérieur et la responsabilité de l’organisation à l’intérieur. Seuls quelques membres de la haute hiérarchie se consacrent entièrement au mouvement : l’un est retraité, une autre a été licenciée de son travail pour appartenance à une secte ; le collaborateur direct de Raël qui fait figure d’éminence grise, a choisi de démissionner. La complexité de la situation apparaît bien ici. Lorsqu’on sait que certains guides contraints ou par libre choix, ont décidé de se consacrer entièrement au mouvement, ils n’ont d’autres possibilité que d’aller de l’avant, de prendre à cœur la mission. Qu’ils y croient sincèrement ou non, aucun retour en arrière n’est possible pour eux, puisqu’ils ont coupé les relations avec le « monde ». S’ils tirent quelque profit de leur situation privilégiée au sein du premier cercle, ils n’ont de toutes façons pas d’alternative à leur engagement. Ils n’ont qu’une solution, faire que la mission soit exécutée, leur survie matérielle en dépend. Quant aux adeptes de base, il ressort de leurs témoignages qu’ils croient réellement à leur engagement missionnaire. S’il ne leur apporte aucun avantage matériel, il représente pour eux une sécurité affective, un repère psychologique, il donne un sens à leur vie. En définitive, la mission n’a pas la même signification que l’on appartienne à la base ou au sommet de la hiérarchie, cependant elle fait l’unanimité sur un point : elle doit être remplie quoi qu’il advienne.

37Rappelons que les uns et les autres sont à la fois victimes et acteurs d’une stratégie de mystification complexe : celle-ci comporte une part de manipulation rationnelle, calculée et volontaire de l’irrationnel, des fantasmes et des affects, par une équipe formée pour cela, et une part d’adhésion spontanée et sincère, chez des adeptes dont les attentes préexistaient à la création du groupe, pour beaucoup d’entre eux, et même chez les membres de l’équipe dirigeante, qui s’identifient tellement à leur mission qu’ils finissent par y croire. Nous avons été interpellés par la grande sincérité, l’enthousiasme et l’investissement total manifestés par la plupart d’entre eux : les choses se passent comme s’il s’agissait, chez les adeptes de base, mais surtout chez les membres supérieurs de la hiérarchie et, chez Raël lui-même, d’un phénomène d’automystification qui vient renforcer l’intérêt conscient que les uns et les autres ont à s’investir dans le mouvement. Nous rappelons à ce propos l’analyse de L. Festinger21. Celui-ci, cherchant à comprendre pourquoi et comment les adeptes d’une petite secte américaine continuent à croire en leur prophète, malgré les échecs répétés de ses prophéties, met en évidence le phénomène de consonance / dissonance : l’idée est que toute personne est en recherche de cohérence personnelle et d’harmonie intérieure. Immergée dans un système de pensée et de valeurs qui lui convient, elle acceptera difficilement les dissonances susceptibles de mettre en cause cet échafaudage nécessaire à son équilibre. À partir d’un fait de croyance (ou éventuellement d’un canular rationnellement élaboré), telle que la rencontre de Raël avec les extraterrestres, une doctrine cohérente est construite : une explication du monde est donnée, la place du prophète et le but de sa mission sont définis ainsi qu’une morale de vie. Tout se passe ensuite comme si ce montage qui recueille l’adhésion d’un public spécifique, était entretenu, alimenté, par des techniciens spécialisés, et en même temps s’autoconstruisait, s’auto-entretenait. Chez les dirigeants du Mouvement Raëlien, et même chez certains adeptes de base, très engagés affectivement et intellectuellement, un retour en arrière, un reniement du système apparaît presque impossible : toute leur vie serait remise en question, et ils veulent surtout ne pas voir ce qui prête à contestation et à critique. Il devient une nécessité, pour chacun, d’être créatif et de trouver toujours de nouveaux arguments et de nouveaux procédés pour entretenir l’illusion auprès des autres, et se fermer les yeux soi-même sur la pureté des intentions du Guide des guides.

38Pour synthétiser ce qui vient d’être dit, il apparaît que l’enjeu essentiel de l’intégration à un groupe est, pour chacun, la construction d’une cohérence personnelle intérieure, processus qui concerne les adeptes comme les non-adeptes. Bien que ces derniers ne constituent en aucune façon un groupe et se présentent comme un ensemble hétérogène, nous avons néanmoins mis en évidence un consensus chez les opposants individuels les plus affirmés et dans les institutions de lutte contre les sectes, consensus qui touche à la morale et aux valeurs en usage dans le « monde extérieur », et qui permet à chacun de se définir à la fois en soi-même et contre les Raëliens et les membres des sectes d’une manière plus générale. La lutte contre les sectes devient pour eux un combat pour la défense de ces valeurs. Ainsi la famille reste pour beaucoup une valeur sûre : même si le mariage est en déclin, les divorces et les familles mono-parentales sont en augmentation, la famille apparaît toujours comme le lieu de la sécurité affective et matérielle. Les sectes sont considérées comme dangereuses parce qu’elles remettent en question les relations parents / enfants et les relations entre conjoints, et prétendent recréer une autre famille plus chaleureuse, plus vraie où chacun puisse choisir ses proches. L’appel de Raël à quitter les familles pour rejoindre le mouvement et l’aider dans sa mission, est plutôt mal perçu. D’autre part, si une certaine liberté sexuelle est entrée dans les mœurs depuis 1968 avec les expériences du mouvement hippy, les analyses de Wilhem Reich et l’usage courant de la pilule, la fidélité reste encore une référence morale. Cela se perçoit à la manière dont les personnes interrogées réagissent lorsqu’elles parlent des mœurs sexuelles des Raëliens, qui sont toujours noircies et montrées du doigt comme perverses et lubriques. Cette attitude révèle à quel point la morale judéo-chrétienne et sa conception du péché de chair et de la sacralité des liens du mariage, est encore présente de manière subliminale dans les manières d’envisager la vie de couple. L’aspiration de certains mouvements sectaires à réhabiliter le plaisir physique apparaît encore, pour quelques-uns, comme suspecte en soi, et cela indépendamment de la critique de pratiques sexuelles unanimement reconnues comme répréhensibles dans nos sociétés occidentales, telles que le viol, l’inceste ou la pédophilie. Le modèle de référence morale et philosophique sous-jacent reste celui de la séparation du corps et de l’esprit, de la supériorité de l’esprit sur le corps, de la nécessité de la maîtrise de soi et de la régulation de la sexualité par la vie de famille. Nous pouvons dire aussi que, si l’avortement et la contraception sont pour beaucoup de gens, des droits définitivement acquis, l’idée du clonage humain prônée par les Raëliens, avec ses possibilités de sélection eugéniste reste extrêmement choquante, à la fois parce qu’elle renvoie aux idéaux nazis et parce qu’elle évoque pour certains l’ambition sacrilège de se substituer à Dieu.

39Nous avons noté un attachement de principe à la démocratie et au respect des lois. Si les personnes interrogées avouent parfois leur incivisme et leur sens de la « magouille » et de la « débrouille » dans la pratique de leur vie quotidienne, elles s’élèvent d’une manière générale contre la corruption et toutes formes d’escroquerie. Les sectes avec leurs pratiques de blanchiment d’argent, de fraude fiscale et bien-entendu de ponction sur les revenus des adeptes, sont unanimement condamnées. L’homme de la rue est extrêmement critique vis-à-vis des méthodes totalitaires et de la structure pyramidale de certains groupes. Si le refus de faire le service militaire ne dérange plus personne, dans le contexte actuel de suppression de cette obligation, le fait que la législation du travail ne soit pas respectée dans de nombreuses sectes, apparaît par contre inadmissible. Malgré le contexte de chômage qui inviterait à une redéfinition du rapport à l’activité professionnelle, le travail salarié reste toujours un critère de socialisation et de citoyenneté. Celui qui ne travaille pas ou qui ne travaille pas dans un cadre défini par la loi, est considéré comme un marginal ou une victime, quand il n’est pas perçu parfois, comme responsable de son état. Il est rarement envisagé que l’on puisse être en activité autrement que pour gagner sa vie.

40La secte n’est jamais envisagée comme un lieu de vie où s’expérimenteraient d’autres formes de socialité et où s’exprimerait une autre légitimité. Dans le meilleur des cas, elle est perçue comme un lieu de réflexion et de contestation de l’ordre établi, donc comme un danger potentiel pour la société. La fermeture du groupe sur lui-même heurte la conception courante qui veut que le citoyen participe au moins symboliquement à la vie de la cité. Même si des voix s’élèvent pour dire que la citoyenneté ne se résume pas à mettre un bulletin dans l’urne et à fêter quelques commémorations, mais nécessite une réelle prise de responsabilité dans la vie sociale, beaucoup restent attachés à une conception abstraite et désincarnée du citoyen défini par son nom, son adresse et sa carte d’électeur. Ces adeptes de sectes qui ne votent pas, qui changent de noms et de prénoms, qui parfois même modifient le nom des lieux où ils vivent, ne peuvent que se situer en marge ou en dehors de la société. Pour peu qu’ils n’envoient pas leurs enfants à l’école laïque et républicaine, qu’ils s’alimentent et se soignent différemment, ils se trouveront définitivement mis à écart de leur propre fait (en choisissant de ne pas participer à la vie de la cité, ou du fait de pratiques répréhensibles au regard de la loi), mais aussi du fait de la difficulté d’un grand nombre de personnes à accepter les différences de manière d’agir et de penser. Le rapport sur « les sectes en France » fait allusion à cette difficulté qui est présente même au sein des Institutions françaises, installées dans des traditions de pensée : « ... le régime (juridique) actuel... traite de façon inégale les différents mouvements spirituels. Le professeur Joël Benoît d’Onorio note d’ailleurs sur ce dernier point dans la « Semaine juridique » (n° 20, 1988) : « ... À la vérité on ne peut rayer d’un trait de plume, fût-ce au moyen d’une loi voire d’une Constitution, une expérience historique de plusieurs siècles : La France est un pays laïque de tradition catholique. Elle est devenue, en quelque sorte, « catholaïque ».[...] « Dans une certaine mais moindre mesure, vu leur représentativité sociologique, les autres cultes anciennement reconnus (protestant et Israélite) bénéficient aussi d’un traitement particulier de la part des pouvoirs publics qui ont appris à les reconnaître depuis bientôt deux siècles, ce qui n’est pas le cas pour les nouveaux mouvements religieux même inoffensifs... »22

41Pour finir, un dernier point nous est apparu important, pour comprendre le jugement porté par la société globale sur les groupes qu’elle stigmatise comme « des sectes », et plus particulièrement sur le Mouvement Raëlien : Il s’agit de la place donnée à la rationalité scientifique. Curieusement, si les personnes interrogées, se posent peu de question sur l’irrationalité de leurs propres croyances, elles attaquent celles des adeptes, au nom de la science et de la raison, qui prennent dans leurs discours une dimension mythique. Raël, on l’a vu est critiqué sur le fait que sa doctrine est construite sur la base non démontrée scientifiquement, de l’existence d’extraterrestres dans d’autres systèmes solaires. On lui reproche une escroquerie intellectuelle, dans la mesure où il prétend avoir rencontré des êtres dont la science actuelle démontre que, même s’ils existaient, la probabilité de les rencontrer serait quasiment nulle. Les détracteurs de Raël n’abordent pas cette affirmation du prophète comme un mythe religieux parmi d’autres, mais comme une démonstration scientifique reposant sur des bases fausses. Il est vrai que Raël lui-même présente sa doctrine comme « une religion athée » et « scientifique ». Des deux côtés, celui des détracteurs de Raël, comme celui des partisans, la référence à la science est unanime, mais si l’on approfondit la question, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas de la même conception de la science. Le Mouvement Raëlien, comme beaucoup d’autres groupes dits « sectaires », s’inspire du courant de pensée scientifico-religieux New Age23, où la rationalité classique est mise à mal, au profit des nouvelles formes de rationalité propres aux théories actuelles du chaos, des catastrophes et de la complexité. Indépendamment du fait que ces nouvelles théories sont réinterprétées et souvent malmenées pour être adaptées aux besoins des prophètes et de leurs doctrines, cet affrontement entre deux conceptions de la science et de la rationalité, donne une nouvelle dimension à la lutte contre les sectes, qui dépasse la simple sauvegarde des citoyens contre des agissements dangereux pour leur intégrité physique et morale, pour prendre la forme d’un mouvement de défense de la culture occidentale et du paradigme philosophique et scientifique cartésien.

42Sans nier la réalité des escroqueries, malversations, actes délictueux encore plus graves commis au sein des sectes, il faudra bien admettre que celles-ci, à travers le courant de pensée New Age en vogue dans la plupart de ces groupes, proposent un nouveau paradigme en totale contradiction avec le paradigme traditionnel en cours et que ce paradigme devra être pris en considération d’un point de vue sociologique, dans la mesure où il séduit un public de plus en plus large. Le New Age pose l’hypothèse de l’unité du réel, de l’immanence du divin, de la possibilité d’accéder par des états de conscience modifiée à la connaissance directe de l’Univers. Il « annonce la Bonne Nouvelle de la réunification de toutes choses, ... l’âme et le corps, le féminin et le masculin, l’esprit et la matière, l’humain et le divin, la terre et le cosmos, la transcendance et l’immanence, la religion et la science...!... La tragédie des dualismes s’achève... »24 Selon l’étude de type journalistique et extrêmement partisane de M. Lacroix en faveur de la culture occidentale (étude qui réduit le New Age à une culture de la drogue), le New Age s’oppose à la conception occidentale selon laquelle l’homme est écartelé entre deux mondes irréconciliables : le monde naturel et le monde surnaturel, l’infini et le fini, l’intelligible et le sensible. Il rompt avec la vision tragique de l’existence humaine et il remet en question l’acte même de la connaissance qui repose sur la distinction du sujet et de l’objet. Cet auteur note cependant, nous semble-t-il à juste titre, que ce courant de pensée venu des États-Unis est porteur paradoxalement, sous couvert d’une idéologie spiritualiste, des valeurs matérialistes de la mondialisation capitaliste libérale qu’il prétend combattre. Ces valeurs sont décelables, par exemple, à travers les multiples références faites à la pensée New Age dans les stages de formation et de développement personnel mis en place dans les entreprises aussi bien que dans les sectes. Il y est question, entre autres, de valoriser l’esprit d’entreprise, la réussite personnelle et la maîtrise individuelle de la vie sans prendre en compte les conditionnements sociaux.

43Ce point de vue demanderait une étude approfondie qui sort du cadre de cet article. Nous pouvons seulement dire que la culture New Age multiforme et contradictoire pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses claires. Une analyse de cette culture nous apparaît indispensable pour une meilleure compréhension du phénomène sectaire. Néanmoins, et en guise de conclusion, il nous a semblé que, derrière l’adhésion à des mouvements sectaires se dessine la problématique d’un changement de paradigme, à la fois philosophique, scientifique et social qui dépasse largement la question de la dangerosité abordée dans la lutte contre les sectes. Il s’agit, pour nombre de personnes en recherche, se reconnaissant dans la mouvance New Age, d’échapper à la totale hégémonie de la pensée cartésienne et du culte de la raison, pour donner droit de cité à d’autres formes de pensée. Il s’agit aussi, pour elles, de mettre en question la pensée dite « unique » et les valeurs de la mondialisation « démocratique » et libérale ainsi que l’éthique attachée à une conception chrétienne de l’existence. En dépit de ce qu’exprime le « sens commun », qui voit en ces groupes de pensée un ramassis d’illuminés et d’asociaux, le mouvement New Age et les sectes qui s’en réclament, pourraient bien représenter, même dans leurs formes les plus perverties, une tentative de recherche et d’expérimentation de nouvelles valeurs, de nouvelles manières de penser et de nouvelles formes de lien social, en rupture avec les fondements moraux et intellectuel de l’Occident. L’analyse distanciée du regard ambigu qu’adeptes et non-adeptes posent réciproquement les uns sur les autres, nous amène à proposer nous-mêmes, un autre point de vue sur le phénomène sectaire : celui-ci met en évidence, en même temps que la dimension de dangerosité incontestable de certains groupes, une dimension qui leur est généralement déniée, à savoir la tentative faite par les adeptes de créer des liens sociaux différents, de se construire une légitimité et d’échafauder de nouvelles conceptions de l’existence. Cette tentative, même si elle est détournée par les gourous et autres maîtres à penser à leur profit personnel, nous semble devoir être prise en compte. De même il nous a semblé important de distinguer ce qui, dans les actions de lutte contre les sectes, dépasse le cadre du combat contre les aspects dangereux de ces mouvements pour s’orienter vers la défense des valeurs dominantes dans nos sociétés occidentales modernes, sans que ne soit jamais posée la question des limites de ces valeurs.