Introduction

1L’intention qui anime mon travail peut se décliner en deux niveaux. Le premier tient à la définition même de l’invective, en cherchant, à ses frontières, des formes nouvelles ou des extensions de son acception classique ; une participation modeste, en somme, à un long travail déjà engagé au sein du laboratoire du VECT. Mais mon intention est également de questionner la construction de l’invective comme concept opératoire, permettant ainsi de préciser l’intérêt, la portée et l’usage potentiel que peuvent en faire les sciences sociales.

2Je propose pour cela un ancrage privilégié, qui touche au travail de recherche que j’effectue dans le cadre de ma thèse en sociologie. En faisant intervenir la notion de projet, élément durable voire incontournable de notre modernité, mon objectif sera donc de m’approprier un terme qui, s’il n’appartient pas encore au bréviaire des jurons de la sociologie, pourrait parvenir dans un premier temps à donner du sens aux pratiques individuelles et aux stratégies institutionnelles. Mais l’invective permet également de nommer et dénoncer un processus social stigmatisant, dans lequel éruptent inexorablement la domination radicale et les marques d’une altérité sociale discriminante.

3En ce sens, un troisième questionnement se dégage, qui tient plus précisément de la posture disciplinaire dans laquelle je m’inscris : la sociologie du travail et de l’emploi. En effet l’analyse de l’activité conduit tout d’abord à s’intéresser de manière privilégiée aux traits saillants, tranchants, aux formes les plus violentes et les plus blessantes des rapports d’altérité. Mais la radicalisation et « l’altérisation » engendrent vite une conflictualisation binaire, qui pose donc plus loin, et de manière cruciale deux perspectives : la place de l’individu sous le coup de l’invective, ce “dominé”, dont les sciences sociales peinent à en apercevoir les limites. Mais, de manière plus sensible encore, l’enjeu est surtout d’analyser les conditions sociales et culturelles d’une réaction individuelle face à l’invective écrasante.

4Pour un chercheur en sociologie, il est difficilement concevable que l’invective, à la fois incarnation et expurgation d’une émotion insoutenable, puisse anéantir définitivement le jeu des interactions sociales. Car, si c’est bien l’émotion, même dans sa forme la plus intensément véhémente, qui vibre au cœur de toute expérience humaine et sociale, l’invective ne suffirait pas à annihiler toute réaction. Les formes sociales et culturelles de cette dernière sont autant de défense que d’attaque. Elles sont également réactives, primordiales, ou plus élaborées et stratégiques.

5Dès lors, un temps de mon intervention sera consacré à une forme extrême de l’invective dans le champ du social : l’invective institutionnelle, ainsi que les marges de réaction des individus qui en subissent la violence. Je m’intéresserai précisément à cette forme froide et non plus chaude de l’invective, mais pourtant toujours aussi brûlante. Une forme froide, car en a été extraite toute l’émotion originelle. Une forme froide, car la réaction vive a laissé place à la préméditation et la stratégie planifiée. Une “espèce d’invective” qui conserve pourtant, par là même, toute sa violence, malgré des apparences domestiquées et une imposition adoucie.

6La réflexion ne prend toute la mesure de l’invective institutionnelle que par l’analyse que l’on peut faire de la relation individu / structure, précisément lorsque cette dernière se présente sous la forme de l’institution. En ce sens, mes travaux de recherche me permettent de questionner une institution en charge des sans-emploi, et les rapports altérisés qu’elle imprime aux « inemployables » dont elle a la gestion.

7Au cœur de ce cadre relationnel, le projet tient une place prépondérante. Il sert à la fois de vecteur invectivant, de ferment à l’invective institutionnelle, et de sédimentation des réactivités individuelles.

8Pour cela, j’articule ma présentation autour de quatre mouvements distincts qui exploitent ce rapport triadique ; cela permet, dans un premier temps, d’expliciter la notion de projet et de montrer dans quelle mesure cette figure emblématique de notre société est manipulée de manière hégémonique. Si de la demande de l’institution à mener un ou plusieurs projets à l’invective, il n’y a qu’un pas, je m’intéresserai donc dans un deuxième temps à envisager l’appropriation possible du concept opératoire d’invective par les sciences sociales. Pour autant, d’un point de vue sociologique, placer la notion de projet au cœur de l’analyse consiste en partie à l’inscrire comme un processus, ou tout du moins un passage, d’une certaine injonction à projeter, à l’émergence d’une invective institutionnelle. Cela constituera le troisième mouvement de mon intervention. Enfin, le dernier temps tentera d’apaiser la passion. La question qu’il soulève d’un point de vue sociologique est fondamentale : quelle est la place de l’individu sous le joug de l’invective institutionnelle ? Plus précisément, quelles marges de réaction, puis quelles formes d’action sont envisageables ; autant d’éléments vers une ré-appropriation de l’invective qui, de manière perverse, clôturerait violemment tout dialogue, mais pas de manière définitive.

I. Le projet, une figure emblematique de notre societe

9Le sens conféré aujourd’hui à la notion de projet est associé à une valorisation systématique de l’individu s’inscrivant dans cette démarche : celui-ci ne semble qu’en tirer des avantages. Il semblerait que le mot « projet » ait envahi le langage courant. On parle ainsi de « culture du projet », de « conduites à projets », de la « logique de projet », de « problématique du projet »... Dans notre société moderne, mener des projets apparaît donc comme essentiel. Mais paradoxalement, bien que la notion de projet soit largement utilisée dans le discours (ce qui lui vaut parfois l’appellation de « concept à la mode ») et les pratiques, multiples sont les sens conférés à cette notion. Les auteurs qui se sont penchés sur la problématique du projet et qui ont tenté de le définir ne sont pas d’accord sur le sens de ce mot « passe-partout ». Les définitions sont donc variées et multiples.1

10Toutes ces définitions mettent l’accent sur la projection vers l’avenir que le projet impulse. Étymologiquement, le mot « projet » est un dérivé du verbe latin « projicio » qui définit l’action de jeter en avant, voire de ce qui est jeté en avant. Le projet décrit en principe une situation vers laquelle on tend. Il s’agit d’un dessein, d’une intention que l’on se propose de concrétiser à un moment donné. Sa caractéristique majeure est d’avoir un début et une fin. Il est donc limité dans le temps. Compte tenu du fait qu’il s’inscrit dans l’innovation, le changement, le projet n’est jamais acquis d’avance. En ce sens, projeter c’est se risquer vers l’avenir. L’individu qui entre dans une démarche de projet doit intégrer le fait que sa réalisation, son aboutissement entraîne sa disparition : une fois le projet abouti, la projection n’a plus de sens. La prospective disparaît et le projet disparaît en tant que tel.

11Cependant, il apparaît clairement que si le projet devient une figure emblématique de notre modernité, il stigmatise également nos insatisfactions. Insatisfactions face à l’avenir certainement, mais également insatisfactions dans le déroulement présent de la vie. Dans un souci de distanciation épistémologique, il semble opportun de circonscrire une prénotion importante, qui tend à positiver durablement la notion de projet. Ce dernier est avant tout conçu comme une caractéristique propre de l’homme. Le devenir de l’homme s’inscrivant dans la durée, il convient d’organiser l’avenir, de le marquer, de l’entreprendre dès à présent, afin d’assurer, sinon la pérennité évolutionniste de l’homme2, en tout cas son développement. Car cela passe indubitablement par le progrès. La modernité elle-même ne tutoie-t-elle pas l’esprit d’évolution ?

12Aujourd’hui, le projet semble être devenu un passage obligé pour tous. Il agit comme une sorte de « rite de passage »3 qui conditionne la réussite de tout un chacun. C’est ainsi que la logique de projet se ramifie à tous les âges de la vie.4

13À titre d’exemple, lorsqu’on est sans emploi, la logique de projet agit comme le moyen d’entrer dans une dynamique d’insertion sociale et professionnelle. En effet, depuis le 1^er juillet 2001, le demandeur d’emploi qui est indemnisé par les ASSEDICS (Association pour l’Emploi dans l’Industrie et le Commerce), signe, via le PARE (Plan d’Aide au Retour à l’Emploi), son engagement à mettre en œuvre un PAP (Projet d’Action Personnalisé) et à rechercher « activement » un emploi. La signature du PAP est désormais une formalité obligatoire pour percevoir les allocations chômage. C’est sur la base de ce contrat et du projet mis en œuvre, que le demandeur d’emploi s’engage à donner suite aux offres d’emploi censées correspondre à son profil professionnel. Il s’engage également à se présenter aux convocations et entretiens demandés par les services des ASSEDICS ou de l’ANPE (Agence Nationale Pour l’Emploi). Le projet suppose une mise en action. Le demandeur d’emploi apparaît comme étant « libre », dans la mesure où le projet professionnel est conceptualisé sur la base de son discours, de sa parole, de son vécu... lors d’un entretien avec un conseiller pour l’emploi, d’une durée d’une demi-heure dans les locaux de l’ANPE. Ainsi, c’est lors de cet entretien individuel que le projet du chômeur se dessine et se concrétise. Mais sur cette liberté pèse un contrôle important et cadencé de l’administration ; on est plutôt dans la configuration paradoxale d’une liberté sous contrainte, d’une liberté surveillée : l’ANPE par le biais des entretiens de suivi qui se déroulent tous les six mois environ, (PAP 01, PAP 02, PAP 03...), informe les ASSEDICS des évolutions. Elle vérifie que le demandeur d’emploi effectue bien toutes les démarches de recherche d’emploi. Des « preuves » telles que les coordonnées des employeurs ou la date de l’entretien d’embauche lui sont demandées. Sur ce suivi, se greffe le contrôle des ASSEDICS qui effectuent des examens périodiques et des contrôles ponctuels et inopinés. Enfin, si les ASSEDICS estiment que le demandeur d’emploi ne remplit pas ses obligations, elles saisissent la DDTE (Direction Départementale du Travail et de l’Emploi) qui doit en tirer les conséquences au regard de l’indemnisation. La non-présentation à un entretien, le non-envoi des pièces justificatives nécessaires à la vérification des droits du demandeur d’emploi ou du montant des allocations, entraînent, si cette absence n’est pas motivée, la suspension du paiement des allocations.

14La logique de projet envahit donc tous les domaines de l’activité humaine. Dans notre société, elle apparaît même comme étant au centre des systèmes de valeurs. On assiste ainsi à une généralisation des conduites à projet au point qu’au quotidien, la référence à ce dernier est devenue incontournable. Dans les représentations, le projet apparaît comme étant positif, attractif et très valorisant. La démarche de projet met en avant l’autonomie, la responsabilité, l’initiative, la créativité, la mobilité, la réactivité... Le projet semble permettre à l’individu d’accéder à une sphère, où sont valorisés la liberté d’action et où les désirs de chacun sont pris en compte. Mais, il existe incontestablement un écart entre ce qui pourrait relever du niveau des représentations et des discours véhiculés par l’institution porteuse de la logique de projet et les effets de cette dernière. Si les individus sont séduits par la démarche de projet et qu’ils y adhèrent de manière quasi-unanime, le projet apparaît également comme un instrument qui permet de véhiculer des comportements invectivants dont les effets ne sont pas identifiables de prime abord, il s’agit donc de participer au dévoilement de ces mécanismes invisibles5 qui sont constitutifs des enjeux de la démarche de projet.

II. Du projet à l’invective : un concept opératoire pour les sciences sociales ?

15Les questions qui sont en amont de ce travail de recherche sont les suivantes : comment peut-on, en sciences sociales et notamment en sociologie, se réapproprier le terme d’invective ? Comment cette formule langagière peut-elle parvenir à donner du sens aux pratiques des individus ? Comment peut-elle apporter un éclairage sur notre réalité sociale, entendue comme un processus en mutation permanente, qui est le résultat des acteurs et de leurs pratiques ?

16Dans le cadre de ma recherche de thèse, je m’interroge sur la notion de projet dans un champ spécifique, celui de la sociologie du travail et de l’emploi. Plus précisément, ce questionnement se centre sur l’analyse d’une politique publique de gestion du non-emploi : le dispositif RM16. Pour bien comprendre le cheminement de cette analyse, un bref détour par l’histoire de cette mesure de politique publique est nécessaire. Les trois objectifs visés par la mise en application de cette loi à caractère social étaient, au moment de sa mise en œuvre, de garantir un revenu mensuel par une allocation différentielle, de permettre l’accès à des droits sociaux (santé, logement...) et de favoriser l’insertion sociale et professionnelle selon un principe contractuel7. Le projet joue un rôle fondamental dans l’application concrète du dispositif RMI. En effet, ce qui lie l’allocataire à l’institution c’est le contrat d’insertion : ce contrat ne prend sens qu’à partir du moment où le bénéficiaire s’engage dans une démarche de projet. Les principaux atouts de la démarche de projet est de s’appuyer sur un mode participatif, dans un esprit plus large, celui d’un dispositif qui se veut juste et égalitaire. Au départ, il s’agit donc d’un appel à la démarche projet, mais dans les faits, le sans emploi ne dispose d’aucune marge de liberté, puisque participation n’est pas facultative mais obligatoire. Il y a donc un glissement de la demande à mener un ou plusieurs projets à une injonction à projeter. Cette injonction est d’autant plus forte que l’engagement dans la démarche de projet est la condition sine qua non au versement de l’allocation. Ainsi, l’éthique juste et égalitaire, qui s’enracine dans la démarche dite « participative » ne constitue qu’un pan partiel de la réalité de la démarche projet, elle participe simplement à sa légitimation ; pour que les pratiques soient rendues acceptables, il faut qu’elles apparaissent comme étant rationnelles et justifiées.

17Au premier abord, il est légitime de se demander en quoi le projet peut être assimilé à une forme d’invective. Il est vrai que ce dernier fait partie d’un niveau particulier qui, pour l’imager, se situerait à la marge de l’invective dans le sens littéraire du terme. Si on admet que l’invective peut jaillir spontanément (au point de surprendre le locuteur lui-même), on s’accorde aussi sur le fait qu’une invective peut-être le fruit d’un long travail de préparation, d’élaboration et de calcul des effets. La première acception du mot « invective » n’est pas efficace dans ce cadre d’analyse car dans l’institution, rien n’est laissé au hasard. Les comportements invectivants ont pour objectifs de viser un groupe de personnes, un collectif d’individus et, pour y parvenir, ils doivent être codifiés, réfléchis et organisés. En revanche, dans la seconde acception de l’invective, on sort de la réactivité, de la spontanéité pour aller vers la préméditation : l’invective est alors pré-pensée, travaillée, conscientisée, planifiée au point d’en devenir une stratégie. En effet, on peut situer les types d’invective sur plusieurs axes de gradation, avec pour dénominateur commun la violence avec laquelle l’invective s’exerce et cette volonté de réduction de l’autre ; réduction dans ses pratiques et dans sa manière de pensée qui doivent être neutralisées. C’est cette deuxième acception du mot « invective » qui a été retenue pour mener cette analyse. Elle va servir de point de départ de l’analyse, afin de voir comment dans cette politique de gestion du non-emploi, l’injonction à projeter apparaît comme une forme tout à fait particulière d’invective.

18Par cette démarche, je me propose d’explorer les frontières de l’invective afin de mieux comprendre, dans un premier temps, les enjeux du projet en tant que porteur d’une stratégie et de comportements invectivants et d’analyser, dans un second temps, les répercussions de ces comportements invectivants sur la personne invectivée afin d’évaluer si ce processus autorise une marge de réaction. Ce travail a donc pour objectif d’appréhender et de mieux comprendre quels sont les enjeux de l’invective, qui, dans ce cas de figure pourrait être qualifiée d’invective institutionnelle, voire d’invective idéologique. Le projet en tant qu’invective institutionnelle se manifeste de manière orale (à travers la parole des représentants institutionnels) et écrite (à travers la contractualisation qui lie l’allocataire du RMI à l’institution). Chaque entité, chaque acteur, joue un rôle décisif :

• L’institution se donne un pouvoir usurpé et despotique en exerçant cette violence qu’est l’injonction à projeter, elle exerce une pression continue qui prend une forme invectivante.

• L’individu en quête d’emploi joue, malgré lui, le rôle d’invectivé, il subit les effets de cette invective accentués par les comportements invectivants joués par les acteurs institutionnels.

• Le projet agit en tant que charnière, il est le support sur lequel s’appuie l’invectiveur, il agit comme vecteur invectivant, il donne à l’invective toute sa portée, c’est par son intermédiaire que se déploient les comportements invectivants.

III. Le projet : de l’injonction à l’invective institutionnelle

19Au sein du dispositif RMI, la logique de projet apparaît comme une dimension centrale et incontournable. Toute personne percevant le RMI doit mettre en œuvre un projet d’insertion. Dans le cadre du dispositif RMI, le projet apparaît, a priori, comme une réponse au phénomène d’exclusion et constitue un moyen privilégié pour permettre l’insertion de ces personnes en marge du système productif que l’on qualifie d’« exclus ». Ainsi, l’analyse se porte sur les allocataires du RMI que l’institution a positionnée sur « le volet emploi » : les projets mis en œuvre ont donc un caractère professionnel, l’objectif étant de retrouver une place sur le marché du travail.

20L’exigence de projet au sein des politiques de gestion du non emploi conduit à se questionner sur le bien fondé de la demande à projeter. Il semblerait que cette exigence soit d’autant plus forte que c’est à ceux dont l’avenir apparaît comme incertain, voire opaque, que l’on demande de posséder l’étrange compétence à projeter, c’est-à-dire l’aptitude à se propulser dans le futur et à se risquer dans l’avenir.

21L’individualisation du rapport qui est au fondement de la logique de projet a d’autres effets que de favoriser la participation, permettre la réciprocité des engagements et valoriser l’autonomie. En effet, avec la logique de projet, le sans-emploi est replacé au centre du système. Ce rapport interindividuel s’inscrit dans la volonté de favoriser la réemergence du lien entre l’individu – acteur – et la société (via l’institution). Pour y parvenir, la stratégie est de porter l’attention sur la personne (et non plus l’individu ou l’allocataire perdu dans la masse des bénéficiaires du dispositif RMI). S’institue alors un rapport « privilégié » entre le conseiller et l’usager qui se construit autour de la capacité de la personne à adhérer à la logique de projet.

22La logique de projet permet donc à l’institution d’instaurer un rapport personnalisé : chaque conseiller dispose d’un « portefeuille » dans lequel sont recensés les allocataires en « accompagnement »8. Ce rapport privilégié avec l’institution qui, à première vue, semble permettre de coller au plus près des situations et des problématiques personnelles, a aussi son revers de la médaille. L’individualisation du rapport s’accompagne du renforcement du contrôle institutionnel qui porte non plus sur un individu quelconque mais sur une personne listée dans un portefeuille d’accompagnement, un usager qui a accepté de jouer le jeu du projet et qui a même formalisé ses engagements par la signature d’un contrat d’insertion (et le non respect de ses engagements peut entraîner l’interruption du versement de l’allocation). Ceci remet donc au cœur de la logique de projet ce que le discours de l’institution renvoie aux antipodes. Puisqu’il y a un contrôle, il y a également présence d’une entité chargée d’exercer le contrôle, une entité qui a pour fonction de faire preuve d’autorité. À ce titre, la logique de projet n’est pas antagoniste à la notion d’autorité, elle s’exerce même parallèlement à cette dernière, l’une n’allant jamais sans l’autre. C’est donc sous une liberté apparente que l’usager est contraint à subordonner son projet au contrôle institutionnel. L’imposition d’un contrôle, de l’autorité et d’un pouvoir (celui de l’institution) trouve son support dans le projet qui permet la mise en œuvre des comportements invectivants, c’est à ce titre que la démarche de projet peut être assimilé à une stratégie invectivante, puisque l’on se meut dans un univers où subordination, soumission et domination d’une catégorie sur l’autre sont les maitres-mots.

23Le projet comme stratégie invectivante prend tout son sens quand on s’attache à cerner la récupération institutionnelle de sa logique. Dans son sens originel, cette dernière devrait, a priori, concrétiser les désirs des individus. La démarche de projet est donc assimilée à une stratégie qui peut, elle-même, être qualifiée d’invectivante. Cette stratégie légiférée, réfléchie et contractualisée permet d’instrumenter le projet, de telle sorte qu’il agit insidieusement comme invective institutionnelle. L’invective se joue ici dans un cadre rigide, on est dans un rapport de force qui se joue entre l’institution détentrice du pouvoir et les individus qui ne disposent pas de ce pouvoir. C’est le conflit qui est le moteur de la stratégie invectivante ; les forces en présence sont d’un côté « les dominants » et de l’autre côté « les dominés » et cette dualisation instaure des rapports inégalitaires où l’enjeu est la maîtrise de l’un par l’autre.

24Dans son article, Mireille Leauté9 met l’accent sur l’injonction à projeter qui pèse sur les sans emplois. Pour l’auteur, le contexte économique de crise, l’exigence de flexibilité imposent la démarche de projet. La puissance avec laquelle s’exerce l’obligation à projeter s’apparente à une certaine forme de « terrorisme ». Cette nouvelle donne pousse les individus à entrer en accord avec l’idée de mobilité et d’instabilité. Le « terrorisme du projet » prend toute sa signification lorsque se pose la problématique de la reconnaissance voire de la validation du projet. En effet, si l’exigence de développement de projets divers est généralisée, seuls les projets en cohérence avec les grandes orientations économiques et sociales, c’est-à-dire les projets susceptibles d’entrer dans la norme, sont pris en considération. De ce fait, les projets qui apparaissent comme étant le résultat d’un désir profond, d’une intention personnelle sont sous l’influence de tout un système de valeurs dominant. C’est à ce titre que le projet mis en œuvre par un individu ne renvoie pas forcément à son propre projet. Derrière la démarche de projet se trame une série d’effets pervers, auxquels il est difficile de percevoir aucune intentionnalité.

25Les projets élaborés et mis en œuvre ne sont que des projets « normés », voire orthonormés. L’institution parvient, de cette manière, à faire de la projection une forme particulière d’invective. Elle fait en sorte que les individus intègrent toutes les contraintes. La violence de l’injonction à projeter portée par des comportements invectivants de la part des acteurs institutionnels repousse l’individu dans ses propres retranchements. De nombreux projets élaborés ne sont que des reproductions des grandes tendances économiques, politiques et sociales et qui, pour l’essentiel, ont intégré les idées, les valeurs et les normes dominantes du moment. L’individu, qui est censé être acteur de son devenir, minimise ce qu’il peut induire de subjectivité et de singularité. En revanche, il introduit massivement dans son projet les résultats de son conditionnement, qui est porté par les comportements invectivants des acteurs institutionnels. Le tour de force de l’invective institutionnelle est de parvenir à neutraliser le porteur de projet. Elle ne laisse que peu d’alternative : l’allocataire est mis en situation d’échec : soit il accepte la réorientation de son projet, soit le projet est stoppé par l’interruption du versement de l’allocation RMI. La troisième possibilité émane de lui-même : conscient de cette alternative, il se résout à proposer des projets « réalistes » et conformes aux exigences de l’institution. On assiste donc à un transfert de l’autonomie à l’hétérono – mie10, on passe de la demande à l’injonction puis à l’invective qui peut être comprise comme étant l’injonction dans sa forme aboutie. Le poids du système ne propose aucune issue puisqu’il refuse l’initiative projective. C’est en ce sens qu’est instaurée une « hétéronomie instituée » qui fait de l’aliénation un phénomène social.11

26Ainsi, le projet, support à la mise en œuvre de l’invective institutionnelle est devenu de manière latente, un moyen de faire pression sur les individualités et sur les projets personnels des individus. Ce qui fait la force du projet c’est que l’institution parvient de lui donner la forme de l’invective. Il s’agit d’une invective inégalitaire : les acteurs institutionnels l’orientent consciemment, l’élèvent au rang de stratégie et la diffusent sous l’apparente prise en compte des désirs des individus. C’est également cette ambivalence qui participe à la puissance de l’invective institutionnelle.

27Les effets de l’invective institutionnelle sont sans appel ; il s’agit de mettre un terme à la situation de communication et d’échange. Avec la logique de projet, l’institution parvient à supprimer toute forme de réactivité au demandeur d’emploi puisque ce dernier est pris dans la logique invectivante qui lui ôte toute possibilité de parole et d’expressions de ses aspirations personnelles et professionnelles. Ainsi, l’invective institutionnelle, via la mise en œuvre de projets, engage une relation conflictuelle, apparemment sans recherche de consensus ni même de statu quo ; elle rompt les relations par l’agression de l’un sur l’autre. Cependant, il est envisageable d’émettre l’hypothèse de l’existence d’une marge de manœuvre, qui serait prise par l’invectivé. En effet, même s’il est contractualisé au sein d’un système (il est une des composantes d’un tout), il se trouve inévitablement confronté à des agencements ; il doit parvenir à concilier ce qui est prescrit par l’institution, et ce qu’il vit dans son activité quotidienne. C’est dans cet écart qu’il peut y avoir une appropriation de l’invective institutionnelle par l’invectivé.

IV. L’individu face à l’invective institutionnelle : une approppriation possible ?

28Il s’agit dans cette partie de s’intéresser aux allocataires du RMI qui subissent les effets de l’invective institutionnelle et voir comment cette invective (dont le moteur est le projet) est vécue et quelles sont les marges de manœuvre faites aux invectivés. Ici, on s’intéresse aux acteurs, et plus précisément à la manière dont ils vivent et s’approprient le projet qui est donc dans ce cadre, assimilé à une forme d’invective institutionnelle dans un premier temps et idéologique dans un second temps.

29Si les relations sont rompues (il n’y a plus d’échanges possibles entre l’allocataire du RMI et l’institution), il reste cependant un avatar de relation, du fait du caractère contractuel de cette dernière. Mais l’allocataire du RMI, dispose de peu de marge de liberté, puisque l’invective a pour but de réduire ou de rendre nulle toute réaction. L’individu invectivé peut difficilement se soustraire de l’invective institutionnelle ; c’est, donc, la soumission qui apparaît comme la logique de réaction la plus fréquente. Il existe cependant divers paliers de soumission, qui se matérialisent par la mise en œuvre de projets qui correspondent aux attentes institutionnelles. L’analyse des entretiens a, néanmoins, permis de dégager trois grandes tendances qui sont constitutives de la typologie.

30La première réaction est la soumission totale. L’institution impose le projet qu’elle envisage pour le bénéficiaire. La tâche du conseiller est de faire en sorte que le projet émis s’impose comme une évidence. Pour y parvenir, il doit faire intervenir différents facteurs qui contribuent à légitimer la proposition et à la rendre acceptable. L’imposition se fait sous le couvert d’une légitimité rationalisée. Les facteurs choisis, pour entériner la proposition, sont souvent liés à l’état actuel du marché du travail ; une analyse précise et subtile de l’environnement social et économique au niveau local est faite en présence du bénéficiaire, afin qu’il prenne conscience des contraintes pesant sur sa recherche d’emploi et, donc, sur la définition du projet. À ce facteur s’ajoute celui du taux d’employabilité : c’est en fonction de l’évaluation du taux d’employabilité du bénéficiaire que le projet est élaboré. Face à l’argumentation implacable du conseiller, le projet imposé apparaît comme une évidence. La réaction à cette invective que l’on pourrait qualifier d’invective « totalitaire » est une soumission totale puisque l’allocataire n’a qu’une possibilité : accepter le projet et le faire sien.

« Alors après, définir un projet là-dedans ! je pense que les gens en définissent parce qu’ils sont obligés, ils définissent un projet et puis voilà. Après, ils se lancent, et ils verront bien... je pense qu’il y a cette pression-là et ça se joue tout là-dessus. On détermine tout par rapport à l’activité locale donc les gens, ils définissent automatiquement un projet. Et puis, à partir du moment où ils perçoivent les ASSEDICS ou le RMI, ils sont obligés. C’est le contrat. On les tient par ça maintenant... (...) Il y a quand même une pression, l’objectif, c’est le travail. Et puis, avec les débouchés qu’on a, les propositions sont limitées... Alors, on se sent pris au piège d’aller faire n’importe quoi, comme quand on faisait quand on était étudiant... Aller faire n’importe quoi, c’est bon quand on a 20 ans, ... Pour des gens qui ont 40 ans, c’est grave ! On peut pas les prendre pour du bétail, on va leur dire, bon vous, vous allez travailler à Auchan, la nuit, parce que ça on y arrive... On a plus tellement la possibilité de choisir... Et puis a coté de ça, il y a de plus en plus de gens qui se font exclure du RMI, et moi j’en connais... Parce qu’ils sont fragiles et parce que psychologiquement c’est dur, c’est difficile... Ils sont exclus parce qu’ils font pas tellement de démarches... (...) Le problème c’est qu’on nous propose toujours des postes pour 3 mois... Après, c’est un cercle vicieux... Et à force, on se démotive : ici on nous dit que si on reste dans la région, il faut accepter des petits boulots sinon, il faut partir dans les grandes villes... »12 Paul
« J’ai même pas pensé... On est parti sur des métiers... Comme j’avais travaillé à mon compte dans le transport routier... On a parlé permis, remise à niveau... Et puis avec l’ouverture de l’Europe, il y a besoin de choses qu’à l’époque y’avait pas besoin... C’est vrai, ça m’est pas venu à l’esprit. Et puis transporteur, ça a été mon métier pendant cinq ans, il y a de la demande... On nous oriente là où il y a besoin... (...) – Formation Individuelle Personnalisée, pour éventuellement repasser le permis poids lourds et travailler dans la livraison... C’est ce qui vous plairait ? – Et bien... En plus, c’est un boulot que j’ai fait... Comme j’ai été à mon compte pendant cinq ans, j’ai d’abord commencé par la livraison et après par le déménagement... C’est bien parce qu’on est pas enfermé ; je n’aime pas être enfermé. Mais bon, si je suis obligé... Vous savez, je suis marié, j’ai une petite fille de 13 ans, bon, on est obligé... » Christophe

31La deuxième réaction, plus fréquente, semble entretenir un lien particulier avec la précédente. En effet, il est envisageable d’émettre l’hypothèse suivante : le travail de suivi et de conscientisation arrivée à son terme pourrait aboutir à ce résultat. La stratégie adoptée par l’allocataire RMI est la suivante : le projet qui apparaît comme délibérément émis par l’individu a été élaboré en fonction de l’idée que ce dernier a de son environnement (il évalue lui-même les secteurs « porteurs ») et en fonction de l’estimation qu’il se fait de ses capacités, aptitudes et compétences... et donc de son employabilité. Dans le cadre de cette stratégie, les projets proposés correspondent globalement aux attentes de l’institution : un consensus silencieux semble avoir été établi, de telle sorte que les projets des uns deviennent les projets des autres. Mais les projets proposés sont en fait des projets adaptés, assimilés, conscientisés des projets qui se veulent « réalistes » et donc hétéronomiques. Dans ce cas, il y a bien réaction des individus à une invective institutionnelle que l’on pourrait qualifier d’invective « incorporée ».

« Je pense que pour ceux qui ont des projets accessibles, le RMI ça permet d’y arriver. Mais... Il faut des projets qui sont compatibles avec celui qui les émet. Il faut pas avoir des désirs au-delà des capacités qu’on a, j’imagine que ça doit être plus dur... Mais bon, c’est vrai que pour beaucoup les projets que nous émettons sont réorientés en fonction de ce qui est proposé ici, bien sûr... » Léa
« Disons que normalement, je devais suivre une formation dans le Tourisme, je dois suivre... Mais c’est pas trop sûr encore... Donc, pour l’instant, disons que je suis à la recherche d’un emploi... Mais bon, c’est pas... C’est assez compliqué... C’est assez compliqué le monde du travail. (...) Disons que c’est plus agréable, et puis il y a de l’activité dans la région. Je cherche plutôt des postes dans des structures hôtelières, mais ça reste encore à définir. (...) Et plus dans la région, au niveau des offres c’est surtout des petits boulots... » Paul
« Euh, j’ai signé un contrat d’insertion, il est là... Elle m’a prévenu du congrès du 27 mars à Perpignan pour le travail... Moi, je compte plutôt sur moi. Si j’étais le seul chômeur ça irait... Mais là, il y a je crois près de 3 millions de chômeurs... Je pense que moi, sur mon village, j’ai plus d’opportunités pour trouver quelque chose, parce que... Je leur jette pas la pierre, mais ils ont beaucoup de travail... Je connais pas mal de monde... En plus, je suis pompier volontaire et ça me fait connaître encore plus de monde... Par rapport à tout le monde que je connais, j’arriverai bien à... En plus, là je commence la saison début avril... Et puis là, par rapport à tout ce que je connais en étant pompier, par rapport à mes voisins, et par rapport à tout ça... Je pense que c’est comme ça que ça marche le mieux. (...) Honnêtement, ce qui m’irait parfaitement bien, c’est un emploi d’agent de sécurité. Par rapport à tous les diplômes que j’ai passés de pompier... Un emploi d’agent de sécurité par rapport aux incendies et tout ça. Parce que je pense qu’en tant que pompier, on a des bases assez solides... Maintenant, on peut se permettre de faire des emplois... En plus je l’ai fait quelques années quand j’étais plus jeune. » Christophe
« C’est parce que la restauration, c’est ce que je sais faire : ça fait quand même plus de 20 ans que je le fais donc... C’est mon métier. Et puis, dans la région il y a plus de demandes. C’est vrai que j’en ai un peu marre, parce que j’écris, j’écris et j’ai pas de réponse. Mais c’est vrai qu’on est qu’au mois de mars, il faut encore patienter... Mais moi, mes factures patientent pas, voilà ce que je vois – moi... » Jacques

32La troisième réaction consiste à contourner en partie les directives institutionnelles puisque la réalisation du projet émanant des désirs et souhaits de l’individu se fait de manière clandestine. L’invective institutionnelle neutralise l’allocataire du RMI ; tout se passe comme si ce dernier avait accepté que rien ne puisse se faire à l’intérieur du cadre institutionnel. Il choisit donc de quitter symboliquement cet espace et de mener le « véritable » projet de manière autonome et sans le soutien institutionnel. La rationalité de l’allocataire intervient sur deux niveaux : soit parce que l’institution aurait refusé le projet car il ne correspond pas aux attentes institutionnelles du fait de sa marginalité, soit parce que le bénéficiaire suppose que l’institution ne peut pas lui venir en aide et lui proposer le soutien escompté. La tentative de réalisation du projet s’effectue donc en parallèle de ce que l’institution exige de telle sorte que le suivi institutionnel agit comme une façade qui permet à l’individu de rester dans la légalité (il remplit les devoirs qui conditionnent le versement de l’allocation – il signe le contrat d’insertion et vient aux convocations –). il y a bien invective sur le plan institutionnel, mais il y a un contournement des directives institutionnelles : pour pouvoir exister et maintenir son espace de liberté, le demandeur d’emploi entre dans la marginalité et met en œuvre les projets qui correspondent à ses désirs profonds en dehors du cadre institutionnel. On assiste donc à une soumission partielle, l’institution, via l’invective, que l’on pourrait qualifier ici d’invective « paradoxale », neutralise les désirs et les pratiques des allocataires du RMI dans son champ qui circonscrit son intervention.

« Non ça je le garde pour moi... Parce que je ne vois pas en quoi ça peut les intéresser. Ce qui les intéresse c’est le court terme, avoir vite du travail... Et ça c’est... Et puis maintenant, avec les ordinateurs, ils voient... C’est ce qui va arriver, au bout de six mois, à dégager ! C’est malheureux parce qu’on prend les gens pour des cons. » Paul
« Mais, là je sais que l’ANPE peut pas trop m’aider... Moi, j’ai envie de faire quelque chose de précis. Ce serait de m’adresser aux Beaux Arts de Perpignan et de leur proposer ma candidature pour faire prof... (...) Il faut que je fasse ma démarche personnelle, il faut que je rentre dans l’action, c’est la seule chose qui puisse m’aider... Mais c’est pas évident non plus. » Léa

33Ainsi, on s’aperçoit aisément qu’il existe plusieurs niveaux de réactions à l’invective institutionnelle. Ce sont les réactions des allocataires du RMI, sous le joug de l’invective, qui nous permettent de nous éclairer sur la forme que peut prendre l’invective institutionnelle. Cependant, toutes les formes de réactions s’inscrivent dans une logique de soumission, d’aliénation et de domination. Lorsque l’invective est poussée a son paroxysme, l’institution parvient à ce que l’individu entre dans un processus de « coopération forcée »13, de telle sorte que la présence d’un tiers n’est même plus nécessaire pour asseoir le pouvoir. Ainsi, l’invective institutionnelle ne laisse qu’une seule alternative : soit elle domine, soumet et aliène l’individu à ses exigences, soit elle l’exclut et nie son existence, l’envoyant au-delà des frontières du cadre institutionnel.

34Il y a donc un décalage entre les stratégies institutionnelles et les stratégies des bénéficiaires de la mesure RML Mais ce décalage ne se joue pas sur les stratégies elles-mêmes mais dans le différentiel de sens apporté au mot projet et à la logique qui en découle. Pour l’institution, les comportements invectivants ont pour finalité première d’insérer les bénéficiaires du RMI ; l’objectif est de les faire sortir du dispositif (et donc des statistiques nationales...) et de les faire entrer dans l’emploi (mais peu importe le type d’emploi...).14 Pour les bénéficiaires du RMI, les effets de l’invective s’inscrivent dans le reniement de tout ce qui renvoie aux désirs profonds et de choix de vie délibérément émis. L’injonction de projection apparaît presque comme incongrue parce qu’elle fait de l’emploi un projet. Or, l’emploi n’est en aucun cas perçu comme étant un projet. En effet, l’objectif du RMI n’est pas de réaliser ses désirs (et donc ses projets), mais de trouver un emploi. L’emploi visé est l’emploi « stable » car c’est la stabilité qui conditionne l’accès à la projection. Ainsi, au sein du dispositif RMI, la logique de projet passe au second plan, le projet apparaît comme un objectif secondaire. Qui plus est, la quête d’emploi « stable » et de « sécurité » via le statut contribuent à déséquilibrer et à brouiller le projet (au sens institutionnel). La logique de projet est « brouillée » parce que le statut lui est antinomique : il renferme les antidotes de la projection en misant sur la sécurité et non pas sur la prise de risque.

35Cependant, en tant que forme idéologique, elle est à la fois et nécessairement justificatrice de pratiques plus ou moins nouvelles et facteur de transformation et de rationalisation. Cette multiformité a pour enjeux de modifier la mentalité et le comportement des acteurs de la société de sorte que la productivité et les profits augmentent dans l’univers de l’entreprise et plus largement, de sorte qu’ils répondent aux exigences du modèle néolibéral.

36Ce qu’il y a au cœur de la logique de projet, c’est un renversement du système de valeurs. Ce qui est valorisé avec la logique de projet ce sont les potentiels individuels que sont l’autonomie, la créativité, la responsabilité, la flexibilité, la mobilité, l’implication, l’investissement, etc. Ces potentiels sont au fondement de ce que la personne engage dans le projet et ils constituent même les moyens de réalisation et de réussite du projet. Le projet dépend donc, de plus en plus, de capacités génériques qui sont difficilement mesurables d’un point de vue objectif. En effet, l’appréciation de l’implication ou de l’investissement ne peut être détachée d’une mesure subjective qui peut même faire intervenir un jugement moral. À ce titre, le projet et sa logique afférente, peuvent être interprétés comme le signe de l’avènement du règne de l’être au profit du règne de l’avoir. Cette mutation trouve son écho dans la valorisation des compétences et l’effacement de la notion de qualification.

37Globalement, la logique de projet, parce qu’elle mise sur l’être et non sur l’avoir, implique nécessairement une individualisation des rapports de force. Il ne s’agit plus d’opposer les détenteurs des capitaux aux non-détenteurs mais d’établir une rupture au sein même de cette deuxième catégorie : avec le projet, la dimension collective s’effrite et laisse place à un rapport de force individualisé : les acteurs sont jugés sur leur être (c’est-à-dire sur la somme de singularités propres à chaque individu) et non pas sur ce qui pourrait constituer le dénominateur commun à tous et qui en fait un collectif (ce qui était jusqu’alors formalisé dans l’ordre de l’avoir).

38La concurrence des potentialités de chacun se joue à la fois dans la sphère du travail et de l’emploi salarié et dans la sphère du non-emploi. Est alors instauré une concurrence pour le travail et dans le travail. La logique de projet, qui se ramifie dans ces deux sphères apparaît à la fois comme le moteur et l’instrument privilégié de la mise en concurrence des individus. Cette mise en concurrence est d’autant plus forte que le contexte de chômage et de précarité s’accentue. Ebersold dit ainsi que l’entrepreneuriat agit comme le principe de cohésion sociale. Il constate « la domination actuelle du modèle de l’entreprise et l’avènement des politiques de gestion du non-emploi ayant généralisé les principes entrepreneuriaux à l’ensemble des composantes de la vie sociale. »15 Pour Ebersold, le modèle entrepreneurial contraint au projet. En effet, c’est en développant des micro-projets que les individus peuvent espérer bénéficier de droits sociaux, de sorte que c’est par la valorisation de leur être qu’ils peuvent désormais rendre légitime leur accès à une protection sociale (relative). Aujourd’hui, les pratiques entrepreneuriales sont naturalisées dans et hors entreprise : la norme d’employabilité imposée correspond aux critères qui sous-tendent la compétence à projeter. L’exigence de projet prépare l’avènement et dynamise une population dont les caractéristiques majeures sont l’adaptabilité, la flexibilité, la mobilité... Autant de facteurs à engager dans le projet dans l’objectif d’atteindre un épanouissement personnel et professionnel pour les uns, et une augmentation du taux de rentabilité ou l’ajustement entre une offre et une demande en matière d’insertion et d’emploi pour les autres.

39Tout se passe comme si avec la logique de projet, les intérêts des uns et des autres ne faisaient qu’un. En fait, l’idéologie du projet, fondée sur la précarité et la valorisation de l’insécurité s’inscrit dans un mode spécifique de domination. Elle vise à contraindre travailleurs et sans emploi à la soumission et à l’acception de l’exploitation qui apparaissent comme inévitables et inéluctables. Et dans un même mouvement, la logique de projets permet de répondre aux exigences démocratiques qui émanent des acteurs, ces « projeteurs » potentiels. Sous l’idéologie du projet se trame une forme d’exploitation plus pernicieuse qui se fonde sur un idéal démocratique (prendre en compte les désirs des individus) et qui se trame dans de nombreux domaines de l’activité humaine.

40Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les individus sont amenés à jouer le jeu de la logique de projet et à agir comme s’ils étaient entrepreneurs de leur vie personnelle et professionnelle. Le projet est donc l’outil permettant d’intégrer le « tout » et où le modèle de l’entreprise néo-libérale agit comme valeur dominante et identificatoire. La force de la logique de projet est de parvenir à ne pas provoquer une remise en cause générale qui porterait sur la légitimité de cette logique. En effet, la seule entité capable et habilitée à se porter garante de la logique de projet est la même qui met en œuvre des critères quelque peu contestables. C’est l’institution qui joue donc le rôle de légitimation de la logique de projet. Elle se place à la fois comme une entité unique qui avalise les projets mais également comme entité incontournable : chaque individu qui souhaite mener ou qui doit mener un projet, et qui veut que ce dernier soit légitimé doit passer par la dite institution (la reconnaissance passe par là...). C’est ainsi qu’avec la logique de projet, l’institution parvient à effectuer un contrôle social à tous les niveaux puisqu’elle est l’initiatrice, le promoteur et le censeur ; de fait, elle dispose d’une maîtrise quasi-totale sur les projets émis. Le projet, support à l’invective institutionnelle et idéologique ouvre peut-être la voie à ce que l’on pourrait appeler un « néo-totalitarisme » qui s’accompagnerait d’une affiliation forcée.