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Le métier de la politique sous la IIIe République

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Yves Billard

Troisième partie. La pratique du métier

1. L’intercession

Texte intégral

1Les campagnes électorales, sur lesquelles nous nous sommes volontairement attardés, établissent solidement le lien entre l’homme politique et les citoyens : avant même d’être élu, il se définit lui-même comme « représentant » de ses électeurs. Une fois élu, et à quelque mandat que ce soit, l’homme politique le reste principalement. D’autres fonctions du métier de la politique peuvent paraître plus importantes (gérer une ville si l’on est maire, voter des lois si l’on siège au Palais-Bourbon ou au Sénat) et plus intellectuellement gratifiantes (les débats de politique étrangère, la mise en cause de la responsabilité gouvernementale, etc.), mais elles prennent en réalité moins de place dans l’agenda de la plupart des élus politiques. Avant toute chose, du moins quantitativement, l’homme politique s’emploie à représenter ses électeurs. Il défend leurs intérêts collectifs dans les assemblées où il est élu ; il défend leurs intérêts privés devant toutes sortes d’administrations, et il est l’intermédiaire, l’intercesseur, entre le Pouvoir avec une majuscule (souvent perçu comme lointain et parisien) et la commune, le canton ou la circonscription qui l’a élu.

2Évoquant les débuts de la IIIe République, Eugen Weber explique que les paysans-électeurs (alors illettrés) ne comprennent pas la répartition administrative des tâches entre maires, préfets, conseils et gouvernement central, mais qu’ils saisissent très bien que leurs élus les représentent à un échelon plus ou moins large et distant : la commune, le chef-lieu de canton, le chef-lieu de département et Paris. Non seulement cette affirmation nous paraît évidente, mais il semble même qu’on doive l’élargir à toutes les catégories sociales et à toute la période. Tous les citoyens perçoivent ainsi leurs élus. Quelques professeurs de droit font exception : ils sont les seuls à s’échiner à distinguer ce qui, par exemple, dans le travail du maire, relève de sa fonction d’agent du gouvernement central, d’exécutif communal ou de président du législatif communal. Les maires eux-mêmes seraient parfois bien en peine de le faire. Ils sont, à l’échelon de la commune, les intermédiaires concrets entre le citoyen et deux abstractions : le Pouvoir et l’Administration.

3L’élu est sollicité par ses électeurs comme intercesseur à l’échelon qu’il représente dans tous les cas et indépendamment de règles constitutionnelles et administratives que presque personne ne comprend (sauf, nous l’avons dit, quelques professeurs de droit et parfois leurs étudiants). Ainsi, dans le plus humble canton, on trouve au moins une perception, une brigade de gendarmerie, un hôpital et une cellule de recrutement de l’armée. Il s’agit juridiquement de services de l’Etat sur lesquels l’élu du canton (le conseiller général) n’a aucun pouvoir. Ils sont sous la tutelle d’un ministre dont l’intermédiaire local est le préfet, éventuellement le sous-préfet ou quelque exécutant de l’administration préfectorale. Néanmoins, les citoyens s’adressent spontanément à « leur » conseiller général pour intercéder auprès de ces organes de l’Etat déconcentrés au niveau du canton. De même s’adresseront-ils à leur maire ou à leur député pour d’autres affaires impliquant une administration à un autre échelon.

4Intercéder, intervenir, plaider ou protester en faveur des citoyens occupe la plus grande partie du travail de l’homme politique. C’est en outre la partie la plus sensible : on a vu nombre de « nullités locales » constamment réélues à la Chambre ou au Sénat malgré leur incapacité à maîtriser les grands débats parce qu’ils avaient su défendre les intérêts de leurs électeurs. À l’inverse, ceux qui ont cru que le métier de la politique consistait d’abord à débattre de grands sujets, nationaux ou internationaux, ont eu une brève carrière.

La base du métier : l’intervention

5Voici comment, le 30 mai 1910, une feuille de la Haute-Loire a salué la mémoire de M. Ravel, maire de Saint-Martin-de-Fugères, récemment décédé :

« Que de familles ont vu un et plus de leurs membres admis comme facteurs des postes, gardes forestiers, employés des chemins de fer ou cantonniers grâce à l’influence de M. Ravel. »

6Au moins, c’est clair : il n’a pas bouleversé sa commune, ni révolutionné le canton, ni refait le monde, mais il a su être au service de ses administrés. Aider à trouver un emploi, faire attribuer une décoration, faire affecter un jeune sous les drapeaux à une garnison peu éloignée, faire obtenir une bourse, faire annuler ou atténuer un procès-verbal infligé pour un délit mineur, etc., c’est aussi cela, le métier de la politique.

7Tous les élus sont amenés à pratiquer l’intervention. Les élus à la fois parlementaires et locaux (la majorité d’entre eux, rappelons-le) effectuent plus de 300 interventions par an, sans parler des affaires pour lesquelles ils ont été sollicités et n’ont pas donné suite. Chaque intervention réclame au moins trois lettres successives de l’élu, qui en reçoit lui-même au moins trois autres. Par exemple : une missive du citoyen demandeur au député, une première réponse de l’élu (« Comptez sur moi ») et une autre lettre à l’administration susceptible d’agir, une réponse de ladite administration, deux nouveaux courriers de l’élu (à l’administration concernée, puis au solliciteur), et souvent, en outre, des lettres de remerciement (de l’élu à l’administration et – tout de même – du solliciteur à l’élu bienfaiteur). Un député-maire ou un député-conseiller général rédige donc plus de 1 000 lettres par an dans le cadre de cette activité. Les sénateurs sont un peu moins requis, de même que les élus locaux sans mandat national. En pratique, un député moyen consacre une à deux heures par jour à cette seule tâche. Il ne s’agit pas de s’y soustraire ! En 1905, Aristide Briand doit renvoyer son secrétaire Maurel, car celui-ci négligeait de transmettre les demandes d’intervention. Il n’aurait certainement pas été réélu s’il avait laissé cette situation se prolonger. Au Palais-Bourbon, on a même fini par fournir aux députés des formulaires préimprimés qu’il suffisait de compléter pour les interventions les plus simples. Ils se présentaient ainsi :

8Chambre des Députés RÉPUBLIQUE FRANÇAISE Paris, le 19

9Monsieur le

10J’ai l’honneur d’appeler d’une façon toute spéciale votre bienveillante attention

11Veuillez agréer, Monsieur le, l’assurance de ma haute considération.

12Les deux administrations les plus sollicitées sont celles des Postes (en 1907, le sous-secrétariat a fait l’objet de 105 000 recommandations) et de l’Armée. Auprès des Postes, on réclame le plus souvent un emploi, comme d’ailleurs auprès d’autres ministères. À l’Armée, on demande généralement à effectuer son service militaire dans un cantonnement proche de chez soi. Au ministère de l’Instruction publique, on sollicite souvent des bourses. Au ministère des Finances, l’attribution d’une recette buraliste. Enfin, tous ou presque sont invités à épingler les médailles les plus diverses (Mérite agricole, Palmes académiques, Légion d’honneur) sur des poitrines « méritantes », c’est-à-dire dûment recommandées.

13Jean Bousquet-Mélou, qui a dépouillé la correspondance de Barthou, a pu classer les types d’interventions les plus fréquents :

  • affectation des jeunes recrues au 18e régiment de ligne à Pau ;
  • permissions agricoles pendant la saison d’été ;
  • secours réclamés pour des calamités agricoles ;
  • remises de PV pour infraction au transport sur l’alcool, insulte à la maréchaussée, bagarres dans des lieux publics, etc. ;
  • demandes de travaux ;
  • demandes d’emploi ;
  • lettres d’appui pour des bourses, concours ou examens.

14Dans ce cas, l’Armée est de loin la plus souvent importunée (les deux premiers types), tandis que les Postes ne sont guère concernées que par le sixième type répertorié. Notre lecture des papiers de Louis Antériou débouche sur un tout autre classement. L’Armée est très peu sollicitée (mais l’Ardèche n’est pas terre de garnison), les Postes arrivent en tête, suivies par une entreprise privée : la Compagnie de chemin de fer du PLM. Cela s’explique par le rôle économique essentiel que joue cette compagnie en Ardèche. Cela n’en pose pas moins le problème des limites de l’intervention politique. Quand l’élu intervient non plus seulement auprès d’une administration mais aussi auprès d’une banque afin qu’elle accorde un prêt à une coopérative agricole ou auprès d’une compagnie de chemin de fer afin qu’elle ajuste ses tarifs pour certaines marchandises, on touche aux limites de l’intervention et de l’ingérence, sinon de cette « influence » dont le « trafic » est un délit.

15Certaines interventions se font en effet en faveur d’entreprises (petites entreprises du bâtiment, coopératives agricoles, rarement, sinon jamais, de la grande industrie). Les élus ne s’en cachent pas et sont justement fiers d’avoir contribué à la prospérité de leur circonscription. Mais que se passe-t-il si, de nombreux mois après, le petit entrepreneur reconnaissant fait un don à l’homme politique engagé dans une nouvelle campagne électorale ? On est vraiment très proche, alors, de la notion de « trafic d’influence ». Certes, dans presque tous les cas, la seule rémunération d’une intervention est le bulletin de vote de l’électeur reconnaissant. Et, dans les très rares occasions où cette reconnaissance se traduit par un don, il est difficile, voire peut-être calomnieux, d’établir un lien entre l’intervention et le don.

16Les cas avérés ont été rarissimes, mais c’est parce que les élus étaient généralement assez intègres pour ne pas céder aux sollicitations des aigrefins. Voici par exemple la lettre reçue par Louis Antériou le 20 mai 1925, alors qu’il était ministre :

« Mon cher ami,
« À mon dernier passage à Paris, je vous ai soumis deux projets d’affaires qui exigent des influences spéciales [...]. Une autre affaire se présente aujourd’hui qui est susceptible d’être enlevée sans difficulté, mais pour laquelle il faut travailler d’urgence :
« Il s’agit de demander, soit au nom de la personne que vous voudrez, soit au nom de la Société commerciale de l’Afrique du Nord que je dirige, la concession de la saline dite “Princesse” située à Rudez près de Tunis, qui est la propriété du gouvernement tunisien [...].
« À réception de la présente, veuillez bien réfléchir et voir la ou les personnes qu’il faut aux Affaires étrangères et m’adresser ici la personne qui doit agir à la résidence de Tunis [...].
« Si vous pouvez faire le nécessaire, télégraphiez-moi le mot “AMITIÉS”.
« Dans le cas contraire, télégraphiez-moi le mot “REMERCIEMENTS” et je comprendrai que vous ne pouvez pas vous en occuper.
« Il n’est pas nécessaire de signer ces télégrammes. J’ai besoin cependant d’être fixé, car j’ai tout de suite pensé à vous de préférence à tout autre ami influent à Paris. Il est inutile de vous dire que vos intérêts seront comme les miens dans cette affaire et que nous ferons la part de celui qui interviendra pour la faire aboutir. Vous n’avez pas besoin de paraître pour le moment. Nous arrangerons les choses entre nous. »

17Louis Antériou n’a pas donné suite à pareille proposition et, d’ailleurs, la saline n’a pas été concédée. Néanmoins, pour cet exemple dont nous avons la trace justement parce qu’il ne s’est rien passé, combien d’autres corrupteurs ont-ils su tenter des élus ? Probablement très peu, mais certainement quelques-uns quand même. On touche là au pire et à l’exceptionnel. C’est pourtant significatif de la nature même de l’intervention. Même lorsqu’elle n’est rémunérée que par un bulletin de vote, l’intervention reste un service privé rendu par un détenteur du pouvoir (ou du moins de l’influence) public. Il ne s’agit que très rarement de corruption, mais toujours de clientélisme.

18Tout au long de la IIIe République, la pratique des interventions a été dénoncée, de Léon Say dans la Revue des Deux-Mondes en 1882 à André Tardieu dans son livre La Profession parlementaire en 1934, en passant par Gambetta, Jaurès, Charles Benoist et Poincaré, sans parler des adversaires systématiques du régime qui y voyaient, non sans quelque raison, l’un de ses pires vices.

19Ce clientélisme généralisé nous renvoie une fois de plus aux origines archaïques de la IIIe République, née dans les années 1870, c’est-à-dire dans une France encore rurale, partiellement illettrée, où la démocratie n’est pas encore bien entrée dans les mœurs. L’intervention reproduit une relation de type féodal entre un inféodé, l’électeur, et un protecteur, l’élu. Le premier doit fidélité (électorale) à son élu, qui en échange use de son pouvoir pour intercéder en faveur de son féal. Ce n’est pas par accident si, dans le vocabulaire courant, on parle du « fief » électoral d’un élu bien implanté.

Défendre sa petite patrie

20En mars 1930, alors que le débat sur le budget de 1930 a déjà plusieurs mois de retard, le député de la Gironde Pierre Dignac et celui des Bouches-du-Rhône Rémy Roux se succèdent à la tribune de la Chambre pour y vanter les qualités respectives des facultés de médecine de Bordeaux et de Marseille. Quel intérêt pour la représentation nationale ? Quelle incidence sur le débat budgétaire ? À quoi bon ? Le président de séance interrompt d’ailleurs cet assaut d’esprit de clocher mâtiné de corporatisme. Cependant, si la Chambre des députés, le débat budgétaire et même... la France ont perdu plusieurs minutes, elles ne l’ont pas été pour les deux orateurs. À Bordeaux comme à Marseille, la presse locale a relaté leur passage à la tribune et les électeurs ont pu vérifier que « leurs » élus défendaient leurs intérêts, même les plus étroits.

21L’élu assume son rôle de représentant d’une circonscription en défendant les intérêts locaux. S’il est l’élu d’un vignoble, il se plaindra de la mévente du vin, et de celle du sucre, du lait ou de la laine s’il représente un autre terroir. La France rurale n’est pas seule à envoyer siéger des commis dans les palais nationaux (ou dans les conseils généraux). Il y a aussi les élus charbonniers pour qui le charbon anglais n’est jamais assez taxé, ceux du Havre ou de Saint-Nazaire qui trouvent au contraire que la France n’est pas assez ouverte au commerce international, ceux de Lorient, Quimper, Boulogne ou Sète préoccupés par les difficultés des pêcheurs, etc. À chaque circonscription correspondent des intérêts locaux souvent mesquins mais parfois respectables que les élus défendent sans faille.

22Représentation et intercession se mêlent légitimement quand il s’agit d’interpeller le gouvernement après quelque catastrophe : une sécheresse, une inondation, un gel printanier, etc. Le devoir de l’élu consiste alors à prendre la parole devant l’assemblée où il siège pour y plaider en faveur de ses mandants : exposer leurs malheurs, obtenir des aides.

23Beaucoup d’élus s’en tiennent à cet aspect de leur fonction. Il faut se rappeler que, parmi les députés par exemple, plus de la moitié ne prend la parole en public qu’au mieux une seule fois pendant son mandat de quatre ans (quelques-uns pas du tout). Les grands débats voient se succéder quelques dizaines d’orateurs importants, toujours les mêmes, dont les noms sont connus de tous et sont souvent restés dans l’histoire ; ainsi, entre autres, Gambetta, Jaurès, Briand, Herriot ou Blum, dont les prises de parole sont littéralement innombrables. Ceux-là abordent les grands sujets. Tous les autres se contentent de monter timidement sur la tribune une ou deux fois en quatre ans uniquement pour y relayer les doléances d’une partie de leurs électeurs. Une étude exhaustive (dirigée par Anne-Marie Sohn et Jean-Pierre Chaline) des 140 députés et sénateurs élus entre 1871 et 1940 dans l’Eure ou la Seine-Inférieure en compte 51 n’ayant jamais pris la parole et 26 ne l’ayant pris que pour défendre de minuscules intérêts locaux. Ainsi Paul Anquetil qui défend la cause des sociétés de tir, Charles Loriot qui s’intéresse à l’usage de l’écorce de chêne et une demi-douzaine d’élus du pays du cidre qui défendent les bouilleurs de cru. Cette trivialité a « accrédité l’image convenue du parlementaire normand borné et provincial, encroûté dans sa glèbe », notent avec inquiétude Anne-Marie Sohn et Jean-Pierre Chaline. Il va sans dire que la Normandie n’a pas le monopole de ce type d’élus. Des « nullités locales » sont élues dans toutes les régions. On en trouve même, çà et là, qui s’excusent de leur médiocrité à la tribune en expliquant innocemment que leurs électeurs ne leur pardonneraient pas de ne pas prendre la parole dans ce sens. Il ne faut d’ailleurs pas s’imaginer que les ténors de la Chambre ou du Sénat sont dispensés d’intervenir dans les débats quand tel intérêt local ou corporatiste lié à leur circonscription doit être défendu. Tous les élus représentent des intérêts, sinon particuliers, du moins locaux. Quelques-uns ont en outre un sens aigu de l’intérêt général et national, mais cette qualité est moins indispensable pour être réélu.

24Les assemblées locales, conseils généraux ou conseils d’arrondissement, n’échappent pas à ce parochialisme (esprit de clocher) presque universel. Dans les années 1920, le conseil général de l’Hérault se divise sur l’opportunité de construire une route entre Agde et Sète par le cordon littoral bordant l’étang de Thau. Il serait vain de chercher quelque motif politique à cette controverse. C’est très simple : les élus de la côte sont pour et ceux de l’intérieur sont contre. En regardant une carte du département, on comprend très bien pourquoi, et les considérations d’intérêt général n’y sont pour rien.

25Les partisans du scrutin de liste ont souvent invoqué ce travers du parlementarisme pour justifier la suppression de circonscriptions individuelles au profit de listes départementales. La réalité ne leur a que faiblement donné raison. Les députés élus au scrutin de liste en 1885, 1919 et 1924 ne paraissent pas avoir été moins épris d’intérêts locaux que les autres. Tout au long de la IIIe République, les sénateurs, élus au niveau du département entier, n’ont guère manifesté à cet égard un comportement différent de leurs homologues députés. La seule réforme qui aurait – peut-être – pu transformer des élus nationaux en représentants de toute la nation aurait été l’instauration du scrutin de liste nationale. Il est intéressant de constater qu’il n’a jamais été envisagé sous la IIIe République, ni d’ailleurs sous la IVe ou la Ve. On observe aussi que son application est rarissime dans le reste du monde. Sans doute touche-t-on là à la définition même du « représentant » du peuple : il est systématiquement perçu comme l’élu de quelque part et en même temps de quelques-uns.

26Cette définition locale du représentant du peuple a des conséquences incalculables sur la politique menée dans presque tous les domaines. La fiscalité, par exemple, à laquelle on reproche déjà une complexité inutile et contre-productive (certaines taxes coûtent plus cher en frais de recouvrement qu’elles ne rapportent), reflète les effets de l’intercession à courte vue d’élus défendant d’abord des intérêts locaux. Ainsi, en 1930, l’aisance budgétaire créée par la gestion rigoureuse du gouvernement Poincaré (de 1926 à 1929) avait permis de mener une politique de « dégrèvements » fiscaux. Quand il a fallu décider quels impôts on allait abaisser ou supprimer, des dizaines de députés et de sénateurs sont montés à la tribune pour y défendre des intérêts locaux ou corporatistes. Le résultat, la loi du 16 avril 1930, c’est la « politique du manteau d’Arlequin » dénoncée en ces termes par le rapporteur du budget, Louis de Chappedelaine : pas moins de 16 impôts ou taxes sont faiblement diminués, de telle sorte que l’effet positif des dégrèvements n’aura été sensible pour personne, tandis que leur effet négatif (la baisse des recettes de l’État) aura été subi par toute la nation. Cependant, il y a eu au moins 16 députés et presque autant de sénateurs pour jouer leur rôle d’intercesseur et grappiller un minuscule avantage pour quelques-uns de leurs électeurs. De la même façon, la politique douanière résulte de cette conception de la démocratie parlementaire. Les fameuses « lois Méline », votées entre 1883 et 1897, qui ont barricadé l’agriculture française de protections douanières, ne sont ni la création maléfique d’un malin génie (Jules Méline est autant l’instrument que l’auteur de sa politique), ni même le fruit d’un vaste aveuglement collectif, mais d’abord l’addition d’une multitude d’intérêts locaux. Une politique à courte vue ayant cent pères plutôt qu’un seul.

27On peut aussi bien y voir une limite de la démocratie qu’y déceler sa nature même. Les élus, conseillers généraux, députés, sénateurs, ne représentent pas des abstractions mais des citoyens. Ils sont les intercesseurs de leurs mandants, c’est-à-dire des électeurs de leur circonscription d’origine. Peut-être après tout est-ce là la véritable démocratie ? Notons enfin que cette fonction de l’élu n’enlève rien à la capacité de certains de penser la politique en termes d’intérêts généraux. Gambetta, Waldeck-Rousseau, Jaurès, Clemenceau ou Poincaré, pour ne citer que quelques cas évidents, ont su donner à la politique une ambition plus globale et plus élevée. Cela ne les a pas empêchés d’être élus et réélus de nombreuses fois et d’accomplir de longues carrières.

Savoir rester présent dans son fief

28Étymologiquement, « député » signifie « envoyé ». En 1789, lors de la réunion des États généraux, le terme est d’ailleurs plus employé comme participe passé que comme substantif. Hormis le cas des bienheureux élus de la région parisienne, un député ou un sénateur demeure l’« envoyé » de quelque recoin de la France profonde dans la capitale. À une époque où l’on n’utilise pas l’avion et où les meilleurs trains ne dépassent pas 80 kilomètres à l’heure de moyenne, il est amené à quitter son fief et à s’installer à Paris, au moins quelques mois par an. Il ne doit surtout pas perdre le contact avec ses électeurs pour autant.

29Chaque année, lors des vacances parlementaires, sont organisées par des élus des réunions qui ressembleraient à s’y méprendre à des réunions électorales si, justement, il n’y avait nulle élection en vue. La préparation est identique : discours sous des préaux d’écoles, dans des salles d’auberges, des granges vides, etc. Le cérémonial est aussi le même que pendant la campagne électorale. On programme des banquets non moins fastueux (souvent plus de 200 couverts) et gargantuesques qu’à l’approche des élections. Les discours de l’élu sont alors des « comptes-rendus de mandat ». Celui qui a souvent pris la parole, s’est illustré dans l’élaboration d’un texte de loi, voire a été ministre, n’a pas de mal à présenter son action sous les jours les plus flatteurs. Les autres, cette moitié de muets ou de timides qui peuplent les palais nationaux, doivent trouver d’autres arguments. Tout d’abord, rares sont ceux n’ayant pas adressé une question écrite, consignée au Journal officiel, à un ministre pour plaider la cause de quelques intérêts bien représentés dans la circonscription. En outre, tous doivent justifier leurs votes auprès des électeurs. Il ne suffit pas de dire que l’on défend tels intérêts si l’on ne vote pas les lois allant dans le même sens. À travers ces comptes-rendus, s’exerce un contrôle démocratique des élus par les citoyens : celui qui, une fois élu avec une certaine étiquette (catholique ou laïcard, d’opposition ou gouvernemental, représentant des travailleurs ou de la liberté d’entreprise, etc.), a « trahi », s’est « rallié » ou a simplement mis de l’eau dans son vin passe avec beaucoup de difficulté l’épreuve de ces réunions.

30Ces réunions ne suffisent pas, car seule une minorité d’électeurs y participe. Pour se rappeler au souvenir de tous, il faut aussi se montrer en d’autres occasions. Les distributions des prix à la fin de l’année scolaire constituent un moment idéal pour asséner à des parents-électeurs de bonne humeur des lieux communs sur la jeunesse (« l’avenir de la France »), les bienfaits de la laïcité (ou au contraire de la liberté de l’enseignement) et la grandeur de la patrie qui a vu naître Molière, Balzac ou Hugo (les prix offerts étant des livres, il est facile de trouver des exemples, même si l’on est complètement inculte). Les comices agricoles, les grandes foires donnent l’opportunité de rappeler le programme économique et social de l’élu. D’autres occasions, moins fréquentes ou solennelles, ne doivent pas être négligées : la fête du village, les inaugurations, les bals et dîners de charité (l’élu doit avoir offert l’un des premiers lots s’il y a une tombola), les festivités marquant la fin des moissons (la fin des vendanges, le retour des pêcheurs de haute mer, etc.). Après 1918, les remises de drapeaux aux amicales de vétérans ou toute autre réunion d’anciens combattants permettent de parler de politique étrangère.

31Il existe une très grande inégalité entre les élus. Certains n’ayant pas percé au niveau national sont vraiment obligés de courir les distributions des prix et les foires aux bestiaux. Ceux ayant une stature nationale sont au contraire accueillis en vedettes dans leur circonscription d’origine.

LA VISITE DU GRAND HOMME
« M. Antériou, ministre des Pensions, député de l’Ardèche, est venu dimanche à La Voulte, sa petite patrie dont il est maire. Sa première visite a été pour Mme Antériou mère, très heureuse d’embrasser son fils que les exigences du mandat électoral et de la politique tiennent, à son gré, trop éloigné d’elle. Il a été ensuite l’objet d’une réception enthousiaste de la part de ses collègues du conseil municipal et de la population tout entière. Aux abords de la mairie, où sont massés la société musicale, la clique de la société de sauvetage, les anciens combattants, les élèves des écoles publiques et les membres des diverses sociétés, M. Vinard, adjoint, lui souhaite une cordiale bienvenue et lui dit toute la joie de ses administrés de son accession au ministère des Pensions. M. Roussilhon, avocat, conseiller général de La Voulte, félicite lui aussi son ami Antériou : il rappelle le souvenir qu’a laissé dans le canton M. Antériou père, qui fut toujours un républicain d’avant-garde. Un élève du cours complémentaire dit un compliment au député-maire et le remercie pour l’intérêt qu’il porte à la cause de l’enseignement laïque. Un grand mutilé appelle la bienveillante attention du nouveau ministre des Pensions sur la situation des victimes de guerre. M. Antériou a pour tous un mot aimable [...]. Il reçoit de splendides gerbes de fleurs et embrasse les jeunes filles et les jeunes garçons des écoles qui les lui ont offertes. [Tous] se rendent ensuite dans la salle des fêtes de la mairie, où le député-maire est l’objet de nombreuses félicitations. M. Regnaut, préfet de l’Ardèche, accompagné de M. Bard, conseiller général de Privas, de M. Falque, secrétaire général, de M. Bourgeois, chef de cabinet, ayant appris incidemment [sic] le passage à La Voulte de M. Antériou, sont venus non pas pour saluer monsieur le ministre, mais monsieur le maire de La Voulte, le représentant de l’Ardèche à la Chambre, qui s’est acquis par sa franchise, sa loyauté et son ardent républicanisme de nombreuses sympathies dans le département. »
Le Petit Provençal, 28 avril 1925.

32On trouve de tels récits à propos de presque tous les ministres dans la presse locale. Ils se ressemblent avec de faibles variantes : souvent, les rues ont été « pavoisées », on joue La Marseillaise, des fillettes arborent le costume folklorique de la région, ou de l’Alsace avant 1918 ; tout finit par un banquet, un feu d’artifice ou un bal.

33Ces coutumes nous renseignent sur la distance symbolique étonnante qui existe en France entre Paris-capitale et « la province ». Un journaliste belge qui écrirait « M. Van X, député à la Chambre, a entrepris un voyage dans sa circonscription » ferait rire ses lecteurs. Certes, c’est affaire de kilométrage, mais en Angleterre, où la circonscription d’origine est parfois lointaine, il est si banal d’entendre dire au cours d’une réunion publique « And now, let’s listen to our local MP » (Et maintenant, écoutons notre député au Parlement) que l’on n’en fait pas toute une cérémonie à chaque fois. En France, le député ou le sénateur est le grand homme de sa petite patrie à Paris.

34Pour réussir une carrière politique, il faut tout à la fois représenter opiniâtrement des intérêts locaux et se faire une place dans les palais nationaux. À ces deux conditions, on est reçu à chacun de ses retours au pays par des petites filles costumées en alsaciennes et la fanfare des pompiers du canton.

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