1Les caractéristiques insulaires et coloniales du conflit nord-irlandais sont-elles suffisantes pour le qualifier d’unique ? Le thème de ce colloque est l’occasion d’examiner ce qui a été accepté comme vérité première, pendant si longtemps. Durant les trente dernières années, les acteurs des Troubles ont vanté « l’originalité » de leur problème, ce qui devait probablement, à leurs yeux et à ceux des étrangers, justifier la difficulté de trouver une solution. La formule : « There may be a problem but that doesn’t mean there is a solution ! » a enthousiasmé certains universitaires anglo-saxons1.

2L’approche comparative – non-exhaustive dans ce cadre – portera sur deux autres îles, Chypre et Fidji, au passé colonial britannique2. Notre choix s’est volontairement porté sur une île européenne et une île du Pacifique pour mieux cerner différences et similarités de comportements3. L’étude comparative implique l’acceptation d’un certain nombre de points de base qui forment, comme dans la théorie mathématique des ensembles, des recouvrements, plus ou moins importants, permettant de dire que l’un appartient ou pas à l’autre. L’on doit donc admettre les limites et les possibilités de cette méthodologie4. Cette approche a été celle de John Hume, fondateur du parti catholique nationaliste modéré du SDLP qui a utilisé le conflit franco-allemand dans sa démonstration de rapprochement de deux peuples ennemis et dans son souhait de voir l’Irlande intégrée dans l’Union Européenne5.

3De ces comparaisons rapides, nous tirerons une conclusion débouchant sur d’autres réflexions. Car ce travail est un point de départ pour des recherches plus amples sur le thème de la colonisation ou de la non-colonisation de l’Irlande, sujet complexe, âprement débattu, au début du XXI^e siècle, par les historiens irlandais et britanniques6.

4Ici, nous suivrons la démarche de l’historien Stephen Howe, qui dans son récent et très conversé Ireland and Empire, prône une analyse plus systématiquement comparatiste de l’Irlande afin d’étudier si « l’exception » irlandaise est justifiée7. On se souvient que les premiers travaux dans cette direction furent ceux de Frank Wright, de Queen’s University Belfast, dans son difficile mais passionnant Northern Ireland – A Comparative Perspective8. Dans un premier temps, nous examinerons les points communs, ensuite les différences et enfin, dans la synthèse, nous distinguerons la singularité éventuelle du conflit nord-irlandais.

I. Les points communs

Géographie

• L’insularité : facteur parfois traité avec mépris qui a cependant une très grande importance. L’île est un espace clos qui empêche la fuite. D’autre part, les îliens sont peu habitués aux contacts extérieurs : idées ou/et ethnies différentes ne parviennent chez eux que tardivement par rapport aux continents ou/et sous la forme de colonisation non désirée. On se souvient de la formule de G.B. Shaw : « Ireland is an island behind an island ».

• La proximité du pays colonisateur : situation évidente pour l’Irlande et la Grande Bretagne, la Turquie et la Grèce pour Chypre mais ce n’est pas le cas pour Fidji.

• Dans la période contemporaine – depuis le début du XX^e siècle – des divisions administratives et juridiques particulières sont apparues en Irlande et à Chypre (« peace lines » et partitions imposées), ce qui n’est pas le cas pour Fidji.

• Dimensions et populations aujourd’hui :
  

• 1. Chypre : 9.251 km2, population : 856 000 h dont 190.000 dans la TRNC (Turkish Republic of Northern Cyprus).
     

  2. Fidji : 800 îles et ilôts, deux îles principales (Viti Levu and Vanua Levu) qui représentent 87 % de la superficie du pays (18.376 km2), population : 803.000 h : 49 % de Fidjiens d’origine mélanésienne et 46 % d’indiens.
     

  3. Irlande du Nord : 14.120 km², population 1 600.000 h.9

• Ressources naturelles : dans les trois îles, elles sont inexistantes, sauf si l’on admet que le tourisme est une ressource naturelle exploitée, dans ce cas on devra ajouter alors les plantations d’oliviers de Chypre, et celles de thé et surtout de canne à sucre à Fidji.

• Intérêt stratégique : il n’est plus aussi évident qu’autrefois, cependant ces îles sont devenues aujourd’hui des nœuds de télécommunications indispensables (câbles sous-marins pour le téléphone et l’internet, stations de suivi des satellites, etc.).

Avant les invasions

5Avant l’arrivée plus ou moins massive d’envahisseurs extérieurs dans un but de conquêtes, le mode vie était tribal ou clanique. La violence guerrière était considérée comme une activité normale nécessaire à la régénération sanguine du groupe (enlèvement des femmes et des enfants pour éviter l’endogamie) ou à l’agrandissement du cheptel animal. Les légendes celtiques et les annales irlandaises relatent longuement de tels exploits. Chypre connaît les mêmes structures mais aussi très vite des phases d’esclavage au sens économique et non politique. On notera qu’aujourd’hui encore le mode clanique – avec la participation d’un conseil des chefs de tribus – joue un rôle important dans la vie politique de Fidji pourtant devenue république parlementaire en 198710.

Le Colonialisme britannique

6Il se manifeste par :

• L’imposition d’une armée, d’une culture (langue) et d’une administration,

• La possession de terres déjà occupées par des indigènes (en Irlande du Nord avec les Plantations),

• Une discrimination ethnique ou raciale,

• Une religion différente :
  

• 1. protestante sur des populations catholiques en Irlande,
     

  2. musulmane et orthodoxe à Chypre (où existe une église autocéphale, sans patriarche, et ce depuis 488 apr. J.-C.),
     

  3. chrétienne mais aussi hindoue et musulmane à Fidji, avec d’importantes traces d’animisme. On remarquera que sur cet archipel, comme dans tout le reste du Pacifique, l’opposition protestants/catholiques sera toujours forte dans les populations indigènes qui se sont converties au christianisme11.

• L’importation de colons et d’administateurs et/ou de main-d’œuvre étrangère : c’est le cas à Fidji de 1879 à 1916 : la population indigène peu nombreuse refuse de travailler pour l’envahisseur. La Grande-Bretagne importe alors, à la fin du XIX^e siècle, des Indiens de Ceylan et du Sud de l’Inde (et non des blancs) dans le cadre du indentured labour (main-d’œuvre sous contrat ou « engagée ») car l’esclavage est aboli12. Ces Indiens présentaient une meilleure résistance aux maladies tropicales, à la fièvre jaune et à la malaria. Leur taux de mortalité était de 4 à 5 fois inférieur à celui des blancs13. La Colonial Sugar Refining australienne qui avait le monopole de la production sucrière a revendu, après l’indépendance, tous ses avoirs à l’État fidjien qui a maintenu le système mis en place dans les années 1920 : la canne est cultivée dans de petites exploitations familiales, par des Indiens descendant des premiers immigrants, la terre restant propriété de la Fiji Sugar Corporation qui contrôle les sucreries et fournit un encadrement technique aux petits planteurs. Quelques-uns, indiens, louent aussi des terres à des Mélanésiens14.

7On prendra soin ici, de ne pas considérer le colonialisme britannique comme une structure définie, appliquée systématiquement. Comme de nombreux historiens l’ont montré – notamment Nicholas Tarling dans Britain, Southeast Asia and the Onset of the Cold War 1945-195015 – chaque colonie recevait un traitement différent de Londres. Ceci s’applique donc aux trois îles analysées ici et qui n’ont pas connu, par exemple, l’esclavage sous la domination britannique, non pour des raisons humanitaires mais pour des raisons économiques : l’expérience des West Indies avait démontré que le coût d’un esclave était plus élevé que celui d’un « engagé » venu d’Europe, même si l’esclave et sa descendance travaillaient plus. Enfin, ces trois îles ont été colonisées à des époques différentes et par étapes, la première étant l’Irlande suivie par Fidji (1874) et enfin Chypre (1878).

Les mouvements d’indépendance

8Sur la base d’un mouvement de libération classique, les Irlandais, conquis les premiers, organiseront divers soulèvements infructueux. Il faudra la structuration d’un nationalisme basé sur les notions du XIXe siècle – nation = territoire, langue et culture, structures politiques indépendantes – pour que la rébellion fasse plier la Grande-Bretagne. Dans le cadre des mouvements d’indépendance, quelques similitudes apparaissent :

• Armées de libération : mouvements de guérillas :
  

• 1. Irlande : IRA (Irish Republican Army) réclame la réunification de l’île et le départ des Britanniques,
     

  2. Chypre : EOKA (National Organisation of Cypriot Struggle) demande l’enosis : l’union avec la Grèce16.

• Groupes de défense ou d’auto-défense (Irlande, Chypre et Fidji).

• Intervention militaire des colons (sauf à Fidji)

• Coups d’État : à Fiji seulement et après le départ des colons.

• Rôle des leaders religieux :
  

• 1. Chypre : l’archevêque Makarios III anime le mouvement d’indépendance,
     

  2. Irlande : le pasteur Ian Paisley, fondateur de la Free Presbyterian Church, se présente comme le seul défenseur de l’Unionisme,
     

  3. Fidji ne connaît pas de tels mouvements politico-religieux.

Après l’indépendance

9Des trois îles considérées, on retient que la première à connaître la Partition est l’Irlande en 1921. Cette frontière internationale sera à l’origine, dans la province même d’Ulster, d’autres frontières géographiques et mentales qui seront définies et gravées dans les cultures catholique et protestante. La partition de l’île n’empêchera pas, plus tard, les affrontements intercommunautaires.

10Chypre connaît à son tour, en 1974, de par la conquête militaire turque, une partition sous la forme d’une frontière internationale non reconnue mais tolérée par l’ONU qui la surveille et la patrouille. L’intervention turque étant justifiée par Ankara par la nécessité de protéger une communauté turque et musulmane après le coup d’état des colonels en Grèce, communauté maltraitée par l’ethnie dominante grecque et orthodoxe.

11Seule la République de Fidji n’expérimente pas cette situation de partition géographique et politique17. L’émiettement géographique des îles n’a pas joué en faveur des regroupements ethniques. Néanmoins les oppositions violentes entre les indigènes fidjiens et les descendants d’indiens se feront fréquentes et culmineront en deux coups d’état (1987 et 2000). Les indigènes fidjiens se sentent « dépossédés de leur île et gouvernés par des étrangers ». La minorité fidjienne ne supporte plus que la majorité indienne contrôle tout le pays économiquement et politiquement18. Et sur place, on se met à considérer avec un nouvel intérêt ce qu’est l’identité fidjienne.

12Le conflit ethnique va être réduit à deux unités artificiellement séparées par la volonté même des participants : les deux communautés (au sens de community) qui nient ainsi les différentes interférences quotidiennes de leurs cultures et de leurs vies sur un même territoire19. C’est le cas en Ulster comme à Fidji : émeutes raciales anti-indiennes en 1959 et 2000. Après le coup d’état en 1987 de nombreux Indiens émigrent.

13Chypre se trouve ici à part dans la mesure où sa partition regroupe de chaque côté de la frontière une des deux ethnies qui, de ce fait, n’ont plus de contacts quotidiens ni d’interfaces.

II. Les points de différence actuels

Population

14À Fidji, deux ethnies de couleurs différentes s’opposent : Mélanésiens d’origine et Indiens importés dès la fin du XIX^e siècle du sud de l’Inde et de Ceylan. Les anciens colons blancs, peu nombreux sur le terrain, ne participent pas à ces conflits. À Chypre comme en Ulster, les oppositions et les affrontements ne se font pas sur des bases raciales mais sur des bases religieuses et politiques20.

Statut politique en 2001

15– L’autonomie chypriote est représentée par deux entités politiques : à l’ouest, la République de Chypre du côté grec (85 % de Grecs et 12 % de Turcs chypriotes ; capitale : Nicosie) ; à l’est, la République Turque de la Chypre du Nord (Turkish Republic of Northern Cyprus), capitale Nicosie, 35,4 % du territoire de l’île, 115 000 turcs)21. Cette « république » n’a été reconnue par aucun état sauf la Turquie qui la soutient et le Conseil de Sécurité de l’ONU a condamné son existence dans deux résolutions (541 et 550). (On ne peut pas considérer comme simple anecdote le fait que le numéro deux de l’Ulster Unionist Party, John Taylor, possède depuis plus de vingt-cinq ans une maison dans la partie turque de l’île. Quand il l’a achetée, il avait déjà choisi, en quelque sorte, son camp.)

16Des trois îles, seule Chypre a, depuis 1974, une présence militaire de forces de l’ONU auxquelles appartiennent parfois des Fidjiens22.

17Depuis l’indépendance et en temps de paix, la république des Iles Fidji a le statut de dominion dans le Commonwealth. Pendant les coups d’état, la Grande Bretagne prend ses distances et suspend cette appartenance.

Résolution du conflit local

18À Chypre, on note la participation de garants extérieurs pour trouver une résolution au conflit sous la forme de l’ONU (en 1992, proposition de créer un état fédéral bizonal et bicommunautaire) et de négociations complexes soit avec Washington (dans le cadre de l’OTAN) soit avec Bruxelles dans le cadre de l’adhésion de Chypre à l’Union Européenne.

19En Ulster, il a fallu la médiation américaine et la collaboration du Sénateur George Mitchell, pour aboutir à l’Accord du Vendredi Saint de 1998, mais aussi, et cela est souvent oublié, la participation de l’Afrique du Sud23.

20La situation n’est pas encore mûre à Fidji, mais il est fort probable que la Nouvelle Zélande et l’Australie joueront un rôle plus important que l’ancienne puissance coloniale pour un retour à la stabilité24. La Commission du Pacifique Sud, créée en 1947, est un organe non politique ayant une activité de conseil et de consultation.

III. L’originalité du conflit nord-irlandais

21Le conflit irlandais est-il alors aussi unique que le prétendent ses combattants ? Qu’en est-il de la fameuse « exception irlandaise » ?

22Des trois conflits étudiés, le conflit ulstérien est le plus long – dans sa phase actuelle, : entamé en 1968, il n’a pas encore trouvé sa résolution finale malgré les développements positifs de l’Accord du Vendredi Saint de 1998. On y trouve encore la présence concrète et visible des descendants de colons sur une partie du territoire, cette majorité ne manifeste pas une volonté spontanée de partager le pouvoir local. L’Ulster a une autre particularité, celle d’être à l’intérieur d’une entité politique complexe, riche et solide, l’Union européenne, qui refuse d’intervenir au nom de la non-ingérence. Enfin la dernière tentative de résolution du conflit a le mérite d’être inédite, adaptant les leçons des conflits libanais et néo-calédoniens.

23On ne peut que constater l’impasse des tentatives de règlements politiques à Chypre et à Fidji.

24Le conflit nord-irlandais ne présente, semble-t-il, que deux composantes originales : sa durée et sa tentative de règlement, sa complexité étant largement comparable aux autres zones de tensions étudiées ici. La longueur du conflit et la lenteur de sa résolution sont imputables non seulement à la proximité du colonisateur mais aussi au fait qu’il n’a pas encore complètement quitté l’île. Alors qu’à Chypre et à Fidji, il est parti depuis plusieurs décennies, sans que pour autant la paix soit revenue.

25Cette analyse est celle des républicains irlandais du Nord et du Sud pour qui, en simplifiant, tous les maux proviennent de la seule présence de la Grande-Bretagne en Irlande. Son départ définitif devrait apporter La solution.

26À notre connaissance, les républicains irlandais ont peu exploité la méthode comparative pour argumenter leur combat nationaliste. La démonstration que nous venons de faire explique peut-être cette absence. Il a fallu l’arrivée de Gerry Adams à la tête du Sinn Fein pour que la lutte nationaliste irlandaise s’internationalise25. Elle se cristallisera sur trois zones de crise : l’Afrique du Sud, le Pays Basque et la Corse où Gerry Adams se rend régulièrement depuis un certain nombre d’années26.

27On remarquera aussi que David Trimble, le Premier Ministre nord-irlandais actuel, a effectué plusieurs voyages au Moyen-Orient depuis 1998, dans le but – semble-t-il d’après ses déclarations publiques – de promouvoir la méthode de processus de paix « à l’irlandaise » et l’Accord du Vendredi Saint27.

28Sans soutenir un camp ou l’autre en Irlande, on notera cependant les limites de la méthode comparative, tout en soulignant que les universitaires, le personnel politique et autres constitutionnalistes appelés au chevet de l’Irlande du Nord ont abondamment puisé dans des résolutions de conflits antérieurs, allant de la Suisse, au Liban sans oublier une autre île, la Nouvelle-Calédonie28.

29Dans le cadre de cette analyse comparative, le conflit d’Irlande du Nord n’est pas original dans ses origines et son développement ; en revanche l’ingénierie politique employée pour sa résolution le place dans un domaine à part par rapport à Chypre et Fidji. (Enfin, il semble que le colonialisme britannique ne soit pas la seule cause de tous les maux de l’Irlande)29.

30Notre analyse brève et donc schématique tendrait à prouver qu’il en est ainsi à Chypre comme à Fidji. Dans les trois îles qui ont connu la colonisation britannique, l’instabilité politique régnait avant la conquête, puisque des sociétés claniques et tribales s’affrontaient pour imposer leurs pouvoirs éphémères. La puissance coloniale a imposé « law and order », réduisant les affrontements locaux (sauf en Irlande du Nord après 1921). Après le départ des Britanniques de Chypre et de Fidji, les deux principales communautés ont recommencé à s’agresser, le colonialisme ayant exacerbé leurs différends, expliquent les marxistes. Sans doute, il n’en reste pas moins que les composantes culturelles et historiques de leurs traditions ont résisté à la colonisation de la Grande Bretagne. Cette dernière a souvent avancé que sa décolonisation visait à apporter « la paix et la stabilité » dans les îles en question et dans les zones d’influence où elles se situaient. Certes, on notera néanmoins que ce retrait ne fut pas plus spontané en Irlande qu’à Chypre mais effectué sous la menace de mouvements d’indépendance armés bien qu’à Fidji un accord fût trouvé sans violence.

31Dans le cas de l’Irlande du Nord, le désengagement britannique s’effectue par étapes et prépare beaucoup mieux ce dernier que dans les deux autres îles. Les optimistes considéreront que Londres a appris à décoloniser tandis que les pessimistes ont déjà enterré le processus de paix et l’Accord du Vendredi Saint. Dans tous les cas, et quelle que soit la méthode d’analyse employée, on constatera que les trois îles ne sont pas encore devenues des zones de « peace, stability and prosperity » et que « l’exception irlandaise » a encore de beaux jours devant elle.