1La journée d’étude de l’Association Maitron Languedoc-Roussillon du 7 février 2009 s’est terminée par un moment fort, la projection de L’exode d’un peuple, un film devenu emblématique réalisé en 1939 par deux Perpignanais, Louis LIech et Louis Isambert1. Un fructueux débat suivit les images que nous commentâmes au fur et à mesure, la bande-son du film ayant été irrémédiablement détériorée.

2Le public fut unanimement impressionné par la qualité des images et du montage. Document exceptionnel sur la Retirada, L’Exode d’un peuple, œuvre majeure, d’une grande qualité technique et esthétique, dont quelques (rares) projections2 ont précédé celle du 7 février 2009, est demeurée longtemps inconnue. L’immense talent de Louis LIech a su, une fois encore, montrer, grâce à des images d’une grande force, le drame des réfugiés de la Retirada et nous faire partager leur déception, angoisse et désarroi.

3Les séquences intégrées dans le montage ont été tournées : au Perthus et à proximité, des deux côtés de la frontière ; au Boulon ; dans le Haut Vallespir, en particulier à Prats-de-Mollo ; sur la route entre le Boulou et Argelès ; sur la route entre le Boulou et Perpignan, au mas Sabole, parmi les endroits repérables et identifiables ; dans les environs de Perpignan, à proximité du Serrat d’en Vaquer ou de l’ancien Champ de Mars (Saint-Gaudérique) ; le camp de concentration d’Argelès à ses débuts ; Collioure et les chevaux d’un régiment de cavalerie de l’armée républicaine. Il faut remarquer que LIech a filmé le franchissement de la frontière par les volontaires des Brigades internationales3, épisode sur lequel il s’attarde puisqu’il dure près de cinq minutes.

4Louis Llech, talentueux cinéaste, était, avant la Seconde Guerre mondiale, un des animateurs du Club des Amateurs cinéastes du Roussillon (CACR) dont les statuts avaient été déposés à la préfecture le 21 avril 19384. Il tourna plusieurs films entre les années 1930 et 1960. Il réalisa en plus de ceux que nous mentionnons dans cet article, de nombreux autres films plus ou moins longs. Il convient de signaler en premier lieu des actualités hebdomadaires de la vie perpignanaise et nord catalane qui furent projetées dans les cinémas d’Antoine Font, le principal exploitant perpignanais. Cette série d’éphémérides fut tournée entre 1948 et 1952 : ce sont, du moins, celles de ces années que Jean-Louis Coste a réussi à préserver. Il en a tiré un film de montage, Quand Perpignan était une île, qu’il réalisa avec Catherine Delmas5. Il réalisa, également en couleurs des films pour le Comité du Tourisme du Roussillon. Dans ce cadre, Louis Llech filma quelques séquences d’une grande beauté plastique : nous pensons en premier lieu à la scène de l’enterrement de Félix Mercader6 représentant le cortège funèbre se dirigeant, sur fond de Canigou enneigé, vers le cimetière de Fourques. Le dernier film de Louis Llech semble être, d’après Jean-Louis Coste qui a visionné toutes les pellicules qu’il a eues entre ses mains, celui tourné à Port-Vendres et qui montre des régates en Méditerranée.

5Jean-Louis Coste7, a contribué au sauvetage d’un important corpus de films de Louis Llech que le fils de ce dernier, Christian, lui confia en dépôt. Parmi eux, L’exode d’un peuple.

6En 1999, ainsi que le signalait Clément Riot, seuls onze films tournés par Llech ou de futurs membres du CACR8 avaient été déposés à l’institut Jean Vigo par la famille Llech. Depuis, un dépôt plus important est venu enrichir le fonds de la cinémathèque de l’institut. Ils couvrent la période que nous venons d’évoquer. Parmi eux, un documentaire de Llech et de Fernand Vidal, un thème économique nord-catalan, Une conserverie d’abricots, présenté au public perpignanais le 26 octobre 1938. Le 28 janvier 1939, un film réalisé par un membre du CACR, le Dr. Maurice Granal (1903-1968), fut projeté : il montrait les réfugiés espagnols qui rentraient par le Perthus. Si l’on se réfère précisément à la chronologie, c’est le jour même de l’ouverture de la frontière et du déferlement en territoire français que le film fut tourné et développé et que les premières séquences furent présentées au public perpignanais9. Ces séquences furent-elles partiellement intégrées dans le film tourné et monté par Louis Llech ? On peut se poser légitimement la question. Clément Riot indique10 que ce film de Granal, prêté par son auteur, ne fut jamais rendu et fut perdu. Ceci ne nous permet pas de vérifier si le montage de Llech intégrait des prises de vue de Granal. Toutefois Jean-Louis Coste11 est formel. Il nous a expliqué que le fils de Louis Llech lui a indiqué que la réalisation de L’exode d’un peuple était due uniquement à Louis Llech et à Louis Isambert. François de la Bretèque pense pour sa part que Clément Riot a attribué à Granal le film de Llech et Isambert12. Le tournage ne fut donc réalisé que par eux deux. Llech était à la caméra, développa les pellicules et effectua le montage. Louis Isambert fut le technicien. Si on peut légitimement considérer que Louis Llech fut l’auteur du film, tous deux signèrent l’œuvre et leurs contributions respectives n’apparaissent pas sur le générique.

7Llech filmait avec une caméra de 16 mm Paillard Boleix à tourelle et trois objectifs13 qu’il avait acquise en 1938, alors qu’auparavant, entre 1935 et 1938, il avait tourné ses premiers films en 9,5 mm avec une Pathé Baby.

8François de la Bretèque, comparant les images produites par des opérateurs de la presse filmée travaillant pour les diverses « actualités cinématographiques » et celles de Louis Llech, a pu écrire : « Cependant, et quelle que soit la charge émotionnelle de ces images [des opérateurs d’actualités] (...) aucun n’atteint le niveau de force du film que réalisa en février 1939 un habitant de Perpignan (...) »14. De la Bretèque n’apporte pas seulement dans cet article des précisions techniques concernant le film de Llech en mettant en valeur la parfaite maîtrise de son auteur et son sens de l’esthétique. Il souligne à juste titre que « la caméra de Louis Llech n ’est pas seulement placée au bon endroit. Il a su également trouver l’exacte bonne distance par rapport au sujet qu’il filmait avec une sûreté qui relève plus de l’éthique que du savoir-faire photographique. »15.

9Pour en terminer avec ces considérations générales sur L’Exode d’un peuple il faut égalent noter que cette œuvre a servi de base au film du réalisateur catalan Felip Solé16, Tarasca produit par la Televisió de Catalunya (2002) qui fut également présenté lors de la séance de clôture de la journée d’étude. Le montage des images de Llech effectué par Felip Solé pour les besoins de son scénario a permis la comparaison avec l’original de 1939 : ainsi les brigadistes deviennent-ils pour les besoins de la cause des Espagnols de l’armée républicaine.

10Il est nécessaire afin d’éclairer notre regard sur cette œuvre cinématographique majeure d’apporter quelques éléments biographiques sur Louis Llech qui permettront de donner une nouvelle perspective à notre réception, toujours empreinte d’admiration et d’émotion.

11Louis, Paul, Pierre, Sébastien Llech naquit à Perpignan le 27 janvier 1902. Son père Étienne Paul Llech avait alors vingt-trois ans. Employé du Crédit Lyonnais à Perpignan, il était originaire d’Arles-sur-Tech (Pyrénées-Orientales), en Vallespir. Sa mère, Élisabeth Astaing, épouse légitime d’Étienne Llech, était âgée de dix-neuf ans et n’exerçait aucune profession. Le couple habitait à Perpignan, 11 rue des Trois Journées. Le 25 juin 1925, Louis Llech épousa à Elne (Pyrénées-Orientales) Fernande, Valentine Junca17. Commerçant, il tenait une boutique de porcelaines et vaisselle, avenue de la Gare (aujourd’hui avenue Général de Gaulle) à Perpignan18. Il habitait à quelques centaines de mètres de là, 31, rue Courteline. Son ami Louis Isambert était un voisin puisque sa boutique-atelier était située également dans le quartier de la gare, 2 rue d’Alger, à proximité de la place de Belgique19. Participaient-ils activement à la vie de la chambre syndicale des commerçants perpignanais ? En tout cas, nombre de projections de films tournés par le CACR eurent lieu dans une salle de la chambre syndicale des commerçants20.

Publicité pour la boutique de Louis Llech. Rialles, 7, 25 juin 1912. Fonds Departament de Català, Perpinyà

12Du fait de notre ignorance des convictions politiques de Louis Llech et de Louis Isambert, nous pouvions penser, après avoir vu L’Exode d’un peuple, que leurs sympathies étaient plutôt à gauche. Le 7 février 2009, encore, lors du débat qui suivit la projection de ce film, il semblait évident aux personnes qui assistaient à la journée d’étude et qui pour la plupart découvraient le film, que celui qui maniait la caméra et qui effectua le montage ne faisait pas partie de ceux qui dénonçaient l’« invasion » du territoire français par un flot de Rouges criminels aux mains couvertes de sang. Peut-être était-ce le cas ? Quelle ne fut pas notre stupéfaction lorsque nous découvrîmes, lors du dépouillement de cartons d’archives, au mois d’avril 2009, que le nom de Louis Llech –et celui de Louis Isambert- figuraient non seulement sur les listes des membres de la Milice française mais également sur celle de ses cadres départementaux qui avaient un permis de port d’armes ! Il acceptait aussi des responsabilités départementales dans un mouvement qui affirmait dans un de ses communiqués au Roussillon, l’hebdomadaire perpignanais de l’Action française, sa ferveur « anti-communiste, anti-libérale, anti-juive, anti-maçonnique et anti-gaulliste »21.

13Les deux amis, amateurs du septième art, ne se contentèrent pas d’adhérer à la Milice de Joseph Darnand créée par la loi du 30 janvier 194322. Ils firent partie de ses cadres dirigeants. Ils figurent en effet sur la liste nominative de dix-neuf dirigeants départementaux de la Milice française pour lesquels était sollicitée une autorisation de port d’armes23. Louis Llech était le chef départemental du « 4^e service » (le service financier)24 et Louis Isambert son adjoint25.

14Ils occupaient en quelque sorte les postes de trésorier et trésorier adjoint pour l’ensemble du département. Le 4 octobre 1944, Llech figurait sur une liste de suspects à arrêter avec la mention « milicien »26. Remarquons au passage que Louis Llech et Louis Isambert avaient leur domicile ou leur boutique à proximité immédiate d’autres cadres de la Milice, dans ses premiers temps. Le chef départemental du mouvement André Cutzach27 et François Modat, un moment son inspecteur départemental, habitaient rue Courteline -respectivement aux numéros 25 et 47- la même que celle du domicile de Louis Llech.

15Après la Libération, Louis Llech prit la fuite ou se cacha. En effet, il faisait partie de la longue liste des suspects avec la mention « milicien à arrêter » établie par le commissaire central de Perpignan le 4 octobre 194428. En l’état actuel de nos recherches, nous n’avons pas trouvé mention de son arrestation et de sa détention éventuelle. Nous ne connaissons pas non plus, pour l’instant, la date de son procès. Nous avons trouvé son nom sur une longue liste des collaborationnistes condamnés, contumax ou non, du département. Il est signalé qu’étant frappé d’« indignité nationale », il avait été relevé de cette condamnation29.

ADPO, 26 W 41, liste de cadres de la Milice française des Pyrénées-Orientales (1943) où figure le nom de Louis Llech.

16Louis Llech bénéficia donc de la clémence de la justice rendue au lendemain de la Libération et put donc reprendre ses activités professionnelles et consacrer ses loisirs à sa passion, le cinéma30. Cadre de la Milice, nous n’avons pas encore pu déterminer la durée de ses fonctions au sein de la Milice française. Il est possible qu’il se soit mis à l’écart du mouvement de la même façon qu’André Cutzach qui réprouvant certaines des missions assignées à la Milice avait démissionné de son poste de chef départemental31, ayant de plus en plus de répugnance à mettre en œuvre certaines des actions.

17Le fait est qu’il n’a pas été membre de la Franc Garde et n’a pas participé aux actions dans lesquelles s’« illustrèrent » tristement des miliciens des Pyrénées-Orientales contre les maquis du département (la sinistre équipée de Valmanya, entre autres, du 1^er au 3 août 1944), d’Isère ou de Savoie. Il ne fit pas partie, non plus, de l’équipe des tortionnaires de la Milice qui sévirent à la caserne de la rue Foch à Perpignan et provoquèrent la mort d’un citoyen de Saint-Paul-de-Fenouillet. Les juridictions d’exception des Pyrénées-Orientales furent le plus souvent impitoyables à leur égard.

18Il n’en demeure pas moins que le réalisateur de L’Exode d’un peuple a adhéré et accepté des responsabilités, au moins pendant un temps, dans un mouvement impliqué dans les épisodes les plus sombres de la Collaboration avec l’Allemagne nazie.

19Si Louis Llech a pu bénéficier de larges circonstances atténuantes, il n’en demeure pas moins que son engagement sans équivoque dans un mouvement collaborationniste nous amène à nous interroger sur la signification, pour son auteur, du chef-d’oeuvre cinématographique réalisé en février 1939. Ceux qui ont pu voir ce film ont eu le sentiment que Llech, au delà de la réelle compassion qu’il témoigna à l’égard de la foule de fugitifs et de proscrits qui franchissaient la frontière, pouvait avoir quelque sympathie à leur égard32. Peut-être en fut-il ainsi. En effet, la Milice française a compté dans ses rangs, y compris dans les Pyrénées-Orientales, quelques adhérents, minoritaires certes, issus des partis de gauche d’avant 1939. Peut-être, aussi, adhérait-il déjà, de façon paradoxale, aux idées qui furent plus tard le credo des collaborationnistes ? Il faudra pour cela approfondir nos connaissances sur la vie de Louis Llech33.