1Ces quelques pages se voudraient un hommage aux bandes dessinées des années 50-701, et plus particulièrement au rôle nourricier et formateur que leur représentation de l’automobile a joué dans l’imaginaire de cette génération de leurs lecteurs. Sans doute les publications les plus marquantes étaient-elles Pilote, Spirou et les incontournables albums de Tintin2. Dans tous les cas, l’automobile occupait une place prééminente dans les bandes dessinées. Cela se faisait dans un climat favorable, une sorte de consensus lié à l’imaginaire de la période. L’automobile n’avait pas encore été diabolisée, elle était au contraire profondément enracinée dans les représentations de notre quotidien. D’une part, elle amenait une forte charge de rêve, car elle avait déjà une légende ; et en même temps, elle pouvait être le symbole privilégié d’un progrès, d’un mieux-être à venir : en ceci, ses formes anticipatoires les plus audacieuses confinaient à une forme de science-fiction. Un pied dans le passé, un pied dans l’avenir : c’étaient bien les « figures du temps » de G. Durand qui étaient convoquées, mais sans oublier une forme de réalisme qui nous tenait informés de ces avancées par rapport aux productions automobiles de la période, régulièrement analysées, testées, commentées. En même temps que l’évasion des aventures de Spirou et Fantasio, une chronique régulière de Spirou – celle de « Starter », tenue par Jidéhem (Jean de Maesmaeker) – était consacrée à la compétition automobile, et à son imaginaire « héroïque » (mais aussi à des informations très précises sur la production automobile au quotidien). Quant à la Fiat 509 jaune de Gaston (toujours dans Spirou), elle avait plus vocation à être un lieu d’étonnantes transformations (et en particulier un lieu d’intimité, où Gaston avait de longues conversations avec Mademoiselle Jeanne...) qu’un véhicule proprement dit, car elle roulait finalement très peu. On le voit, c’est bien un panorama complet des trois régimes de l’imaginaire durandien (héroïque, nocturne synthétique, lié aux « figures du temps », et nocturne mystique3) qui présidait à cette représentation de l’automobile dans le journal de Spirou.

2C’est le gage d’un imaginaire équilibré. Et c’est sans doute à cause de cet équilibre inconsciemment perçu que les lectures de Spirou nous semblaient si roboratives. En particulier, le recours à l’imagination s’y mariait particulièrement bien avec le réalisme des représentations. Cela nous rassurait sur la validité des schémas représentés, et en même temps cela nous apportait la part de rêve indispensable à toute construction de soi-même. Car c’était bien une vraie paideia, une forme d’initiation au monde des adultes que nous proposaient ces magazines4. Et sur ce plan, par rapport au Zeitgeist, à l’esprit du temps, c’était une réussite.

3Prenons un exemple, emprunté aux mythiques B.D. de Franquin dans Spirou. Dès 1953, dans La Corne de Rhinocéros, Franquin nous avait fait rêver avec la géniale Turbotraction. Cette voiture futuriste, intelligente, porteuse de beaucoup d’innovations passées ensuite dans la pratique, fut détruite, dans l’épisode, par la conduite inconséquente du sheik Ibn-Mah-Zoud. Or voici qu’en 1958, Ibn-Mah-Zoud revient, dans Vacances sans Histoire, porteur d’un magnifique cadeau : la Turbotraction 2, encore plus étonnante, encore plus révolutionnaire. Il l’offre à Spirou et Fantasio, pour se faire pardonner sa maladresse. La Turbotraction constitue une rêverie si élaborée qu’elle a donné lieu, dans le numéro 1000 de Spirou, à une véritable et très réaliste fiche technique, où l’on apprend qu’elle a une turbine de 225 cv. qui lui permet d’atteindre 240 km/h, qu’elle mesure 4,75 m. de long, 1,90 m. de large, 1,30 m. de haut, qu’elle a trois places frontales, un toit ouvrant qui s’opacifie électriquement, un radio-téléphone, un écran de télévision escamotable, un frein de stationnement électrique, un volant rétractable en cas d’accident5.

4Dans la même B.D., nous trouvons Fantasio au volant d’un étrange véhicule, en apparence archaïque (une vieille Citroën 5HP), mais futuriste à sa manière, car dotée de gadgets qui préfigurent l’Aston Martin de James Bond, mais dans le loufoque plutôt que dans l’héroïque : des panneaux lumineux qui remercient les autres usagers, ou les injurient, une télécommande permettant de faire varier à volonté la couleur des feux de circulation, une plaque d’immatriculation rotative, pour mystifier la maréchaussée, et une buse projetant de l’huile de vidange, dans les cas d’altercation plus vive.

5Dans les deux cas – Turbo 2 et voiture de Fantasio – la fantaisie créatrice est là. Mais elle joue dans deux domaines différents. La Turbo 2 est un prototype futuriste, un modèle de science-fiction, et en même temps le laboratoire d’une nouvelle technologie. Elle fait rêver, mais elle annonce déjà l’avenir. Elle nous projette dans le futur. A l’inverse, la Citroën 5HP joue sur la fantaisie, et sur un vieux rêve libertaire de transgression des interdits. Elle a, à sa manière, une fonction cathartique de l’imaginaire adolescent, mais en jouant sur une fonction ludique et libératrice. Et ce qui est très intéressant, c’est que ces deux imaginaires – celui, constructif, de la construction futuriste, et celui, jubilatoire, de la libération festive – représentant deux pôles de notre psyché, ordre et désordre, sont associés et mis en synergie : Fantasio et Ibn-Mah-Zoud échangent leurs voitures, ce qui remet en quelque sorte le monde en ordre : le préjudice de la destruction de la Turbo 1 est réparé par le cadeau de la Turbo 2 ; et l’émir arabe est lui-même ravi d’avoir un véhicule ludique, mais sécurisant (la 5 HP ne dépasse pas les 45 km/h), qui, compte tenu de sa conduite dangereuse, ne mettra en danger ni sa vie ni celle des autres. Les passions sont assouvies, mais l’ordre et la tranquillité sont respectés : dans l’inconscient des jeunes lecteurs de Spirou, toutes les tendances et les aspirations (transgressives, mais aussi sécuritaires) sont comblées. Ce n’était pas un des moindres mérites de ces B.D. que de réussir à parler à la fois à nos désirs d’adolescents (rien n’était vraiment interdit), mais aussi à un besoin d’être rassuré, qui est également indispensable à la construction de soi6.

6Tintin7 est, d’une certaine façon, plus nomade que Spirou et Fantasio (même si tous ces héros ont en commun de beaucoup voyager) : il utilise nombre d’automobiles, comme passager et souvent comme conducteur (il fait d’ailleurs montre d’un joli coup de volant), mais, à la différence des héros de Franquin, il n’est jamais propriétaire de ces véhicules. Ils sont tous prêtés, loués, empruntés. Les voitures tombent en quelque sorte entre ses mains. De façon intéressante, Hergé, lui, était grand amateur d’automobiles8, et il posséda plusieurs des modèles qui devinrent mythiques dans ses B.D. : il fut l’heureux propriétaire, entre autres, d’une Opel Olympia, d’une Singer, d’une Lancia Aprilia, de deux berlines Lancia Aurélia (Hergé consacrera quatre pages de L’Affaire Tournesol à la sublime version coupé B20 1951 de cette voiture), d’une Porsche 356, d’une Mercedes 190 SL (qu’il n’aima pas), d’une Alfa Romeo Giuletta Sprint, d’une Rover 2000, d’un coupé Lancia Flavia, et d’une BMW série 5. Mais Tintin, lui, est sans bagages : ce nomadisme fait partie de sa manière d’être, il lui est donné de conduire ces voitures, sans les posséder ; cela va bien avec l’éthique du héros, plus attaché à l’être, et à une exigence de comportement, qu’à l’avoir et à la propriété.

7Par contre, lorsque ce sont d’autres personnages que le héros qui conduisent, ils sont souvent possesseurs de la voiture : c’est que le choix de la voiture est alors un reflet de leur personnalité. L’élégance milanaise9 du possesseur de l’Aurelia déjà citée fait écho à celle de sa voiture ; le maffieux docteur Millier est toujours au volant de grosses cylindrées luxueuses et prestigieuses qui affirment sa puissance : Jaguar Mark X 1962, dans L’Ile noire, Buick Super Touring Sedan de 1942, dans Tintin au pays de l’or noir ; les Dupont, très « français moyens », ne conduisent que des petites Citroën : 5HP type C2, dans Tintin au pays de l’Or noir ; 2 cv dans Les bijoux de la Castafiore ; à moins qu’ils ne roulent en Jeep, comme dans Tintin au pays de l’or noir, ou dans Objectif lune (deux albums où, les deux fois, la Jeep a les honneurs de la couverture), mais alors, le mythique tout-terrains est l’équivalent de Jolly Jumper dans Lucky Luke : le coursier du héros picaresque moderne, du cow-boy contemporain. Enfin, la mégalomanie du général-dictateur Tapioca, dans Tintin chez les Picaros, trouve son prolongement dans ce véhicule étrange et baroque qui lui sert de limousine, et qui apparaît comme le croisement improbable d’une Zil soviétique et d’une Mercedes 600. Dans tous ces cas, on le voit, l’automobile est – – comme dans la vie – un marqueur social fort.

8À propos de Spirou comme de Tintin, on peut dire quelques mots de la technique du dessin. Chacun des deux créateurs, Franquin et Hergé, a sa manière, son style (d’ailleurs, Hergé ne dessinait pas lui-même les automobiles ; il avait une équipe à cet effet (dont Michel Demarets, Jacques Martin, Roger Leloup), et Hergé « installait » lui-même ses personnages dans le véhicule). Mais Franquin et Hergé ont un point commun : leurs représentations d’automobiles concilient toujours réalisme et stylisation10 : une fidélité dans le respect des détails11, un respect des proportions, un sens de la perspective pour le réalisme ; mais aussi une pointe de stylisation qui réussit à rendre ces voitures « plus vraies que vraies », à les faire entrer dans notre imaginaire, et à créer une sorte de musée légendaire, un Panthéon de l’automobile de B.D. Cela crée un véritable style : la fameuse « ligne claire », au dessin unique12, fermement conduit, sans retouches, approximations ni grisés. On se souvient de quelques modèles mythiques : les deux Turbotractions déjà évoquées, pour Franquin, mais aussi la Fiat 509 jaune à damiers de Gaston. Associées à Hergé, les voitures mythiques ne manquent pas : retenons, entre autres, la Jeep, la Lincoln Zéphyr « convertible cabriolet » de 1938 (dont le capitaine Haddock est l’heureux propriétaire dans Les sept boules de cristal), la Lancia Aurélia coupé B20 1951 de L’Affaire Tournesol, mais aussi la berline Aurélia de Tintin au pays de l’or noir, ou la Jaguar Mark X 1962 de L’Ile noire. L’influence de ces magazines sur l’imaginaire des jeunes fut si réelle et vivace qu’un grand designer, comme Luc Donckerwolke (qui a fixé le style de Volkswagen, puis de Lamborghini) a confessé que l’envie de ce métier lui était venue en lisant les B.D. de Michel Vaillant.

9Finalement, l’histoire de la B.D. reflète la sociologie de son époque : dans ces années 50-70, nous étions dans l’âge d’or de l’automobile, et les fantasmes qu’elle engendrait étaient persona grata de notre imaginaire. Il n’y avait pas de limitations de vitesse, ni de « tout sécuritaire », et l’automobile n’était pas encore diabolisée13. Au début des années 70, le premier choc pétrolier a fait tomber la voiture de son piédestal14, y compris dans la B.D. « Peu à peu, elle a perdu son statut d’héroïne, meilleure amie de l’homme et de l’enfant »15 : il n’était plus question d’en faire un des vecteurs de la paideia, le support d’une forme de récit initiatique ; désormais, elle dégageait une aura sulfureuse, dans un monde où, définitivement, « la vitesse, c’est dépassé »16. Dans ce naufrage, seul, le Michel Vaillant de Jean Graton a tant bien que mal survécu, assez pour donner le jour à un film (qui n’a sans doute pas les qualités de la B.D.). La légende vivante de l’automobile a peut-être connu à la fois son apogée et son chant du cygne avec la B.D. des années 50-7017.