Cadillac ladies love to play... This one is really fun to drive... feather light and sure to handle... smooth and effortless on the move...
quick and nimble in the clutches.
– Publicité pour la Cadillac 1963

Ridin’ along in my automobile,
My baby beside me at the wheel,
I stole a kiss at the tum of a mile,
My curiosity running wild –
Cruisin’ and playin’ the radio,
With no particular place to go.
– Chuck Berry

Eldorado fins, whitewalls and skirts,
Rides just like a little bit of heaven here on earth,
Well buddy when I die throw my body in the back
And drive me to the junkyard in my Cadillac.
– Bruce Springsteen

1Stephen King est un auteur populaire qui n’a pas la prétention de faire de la belle littérature, et les universitaires le considèrent comme un laissé-pour-compte car, de façon générale, ils méprisent tout ce qui ne relève pas de la littérature classique. Pourtant, sa fiction de gare nous parle sans fard de la société américaine, souvent avec une profonde richesse, évoquant les difficultés des adolescents, les problèmes de la violence quotidienne, les désirs et les inquiétudes. Il nous brosse le portrait de l’Amérique profonde et met à nu l’âme et l’esprit américains. Sa fiction de l’imaginaire se sert de conflits banaux pour créer un genre subversif où les tabous sont examinés à la loupe. Christine, publié en 1983, est son huitième roman. Comme ce fut le cas pour d’autres récits – Carrie, Cujo, Shining, Charlie – cette histoire fantastique, jugée trop violente, grossière et pornographique, a rencontré des difficultés vis-à-vis des autorités et a été retirée des rayons de certaines bibliothèques aux États-Unis. Si le roman est souvent interprété comme un récit hautement symbolique à cause de ses commentaires sur la société américaine de l’époque, Christine, la Plymouth Fury, l’est encore davantage et pour apprécier pleinement les facettes de son symbolisme, nous devons la considérer en tant qu’objet de consommation, machine, image de la société des années cinquante, ou voiture hantée.

2Le passage d’une civilisation agraire à une civilisation industrielle et mécanisée représente l’étape évolutive la plus importante que notre espèce ait jamais connue, modifiant notre façon de concevoir notre identité personnelle et collective, notre place dans la société, le but de l’existence humaine, ainsi que les structures internes de notre société : réseaux de production et de distribution, organisation du pouvoir, diffusion de l’information et de la culture, système éducatif, concentrations de capitaux, pour n’en évoquer que quelques-uns.

3L’automobile – la voiture qui porte son moteur – est sans aucun doute la machine qui a eu le plus d’impact sur notre société et les conséquences en ont été dramatiques. Aussi serait-il difficile de saisir pleinement l’importance de la voiture dans notre civilisation sans tenir compte de la symbolique profonde des machines et des conséquences de l’industrialisation massive. En utilisant Christine de Stephen King comme véhicule d’analyse de la société industrielle aux États-Unis, nous verrons que la violence, sous diverses formes, est partie intégrante de cette symbolique profonde.

4La première édition du roman date de 1983, mais King avait commencé à ébaucher son histoire pendant l’été 1978 lorsqu’il fut saisi d’idées fantastiques au sujet de sa vieille Cadillac rouge. On remarque aussi que le récit commence à la même période, en août 1978. Au début, Christine devait être une nouvelle, l’histoire amusante d’un adolescent et de sa voiture dont le compteur kilométrique fonctionne à rebours. Elle se reconstitue toute seule et, au fur et à mesure que les kilomètres défilent en sens inverse, le garçon redevient plus jeune. Lorsque le compteur retombe à zéro et que la voiture apparaît comme neuve, elle se réduit en pièces détachées, faisant écho à l’histoire de Lewis Padgett, « The Twonky ».

5Très brièvement, le récit peut se résumer comme une histoire triangulaire entre Arnie Cunningham, Leigh Cabot et Christine, la Plymouth Fury sortie de l’usine de Détroit en 1957. Dennis Guilder et Arnie rentrent du travail dans la Duster de Dennis lorsque Arnie aperçoit la Fury sur la pelouse de Roland D. LeBay, militaire de carrière à la retraite et personnage aussi grotesque que sinistre. Pour une raison inexpliquée, Arnie tombe « amoureux » de la vieille voiture et l’achète. Elle sera la cause de sa débâcle. Les parents de Arnie, Regina et Michael, sont catégoriquement opposés à l’achat de Christine et l’empêchent de la garer chez eux, car ce serait une honte pour la famille. C’est pourquoi il loue un emplacement au garage Damell Celui-ci est à la fois un escroc et un criminel associé à la pègre de Pittsburgh et de Philadelphie. Amie, loser américain à l’instar de Carrie White dans le premier roman publié par King, est constamment rudoyé au lycée par un délinquant du nom de Buddy Repperton, et lorsque celui-ci casse l’un des phares de Christine, Roland LeBay trépasse. À partir de ce moment-là, un étrange cas de possession va se produire : Arnie se métamorphose, prenant le caractère de LeBay. À la suite d’une rixe au lycée entre Repperton, Arnie, Dennis, Moochie Welch et Don Vandenberg, Repperton est mis à la porte de Liberty High ; pour se venger, lui et sa bande s’en prennent à Christine. Tout le travail miraculeux de restauration fait par Arnie sur la Plymouth Fury est anéanti et la voiture est bonne pour la casse. La petite amie de Arnie, Leigh Cabot, est avec lui lorsqu’il découvre l’étendue des dégâts, véritable martyre de Christine. Mais en réalité, ce n’est pas Arnie qui a fait le travail herculéen de restauration, car Christine se reconstitue toute seule. Le reste du roman décrit la furie sans limite de la machine fantastique qui ne pense qu’à se venger de ses agresseurs. Christine, véritable tueuse en série, va éliminer l’un après l’autre ses ennemis avec un plaisir que l’on doit qualifier de sadique. Conscients de la transformation grotesque qui s’est effectuée chez Arnie, Dennis et Leigh décident de détruire la voiture à l’aide d’une « pompeuse de merde » : un camion citerne nommé Pétunia. La bagarre entre les jeunes héros et Christine ressemble fort à une fusillade digne des meilleurs westerns spaghetti. À l’issue de celle-ci, ils pensent avoir gagné. Pendant ce temps, Arnie et sa mère meurent dans un accident de la circulation, apparemment provoqué par le fantôme de Roland D. LeBay. Le père de Amie meurt asphyxié dans la Plymouth. On apprend dans le dénouement que Sandy Galton, de la bande de Repperton, a trouvé la mort dans un cinéma en plein air en Californie : une voiture avait traversé le mur du bar où se trouvait Sandy. Était-ce l’œuvre de Christine ?

6Lorsque Arnie Cunningham aperçoit Christine pour la première fois, sa réaction ressemble bien au coup de foudre amoureux d’un garçon pour une fille et, effectivement, « Le coup de foudre » est le titre du chapitre. Au cours des semaines suivantes et des réparations difficiles, la relation entre Amie et sa Fury prend une ampleur émotionnelle, des liens se nouent de manière définitive entre eux. Certes, il s’agit d’une histoire d’amour mais d’une histoire d’amour très particulière. Après tout, Christine, l’objet de sa passion, n’est pas une « fille » ordinaire, mais une Plymouth Fury. En effet, c’est en l’analysant en tant qu’objet que l’on peut apprécier toutes les nuances de cet amour. Comme Roland D. LeBay nous l’apprend, elle est sortie de l’usine en septembre 1957 et c’est à ce moment-là qu’il l’a achetée. En 1978, Christine a vingt-et-un ans, elle est majeure pour ainsi dire, mais, avant tout, c’est une pièce de collection, puisqu’elle a plus de vingt ans. Donc, Amie est un collectionneur et Christine est l’objet adulé.

7Comme tout objet, elle a deux fonctions, un aspect fonctionnel en tant que véhicule, qui est quelque chose que l’on possède. Mais on sait également que le possesseur peut être possédé ; c’est ce qui se passe dans le roman de King. Christine l’objet fait ressortir son côté subjectif. Comme Jean Baudrillard nous le montre dans son ouvrage sociologique, Le Système des objets (1968), les rapports affectifs entre un collectionneur et un objet sont complexes, d’autant plus qu’il y a manifestement un investissement émotionnel voire sexuel de la part du collectionneur. Ceci apparaît évident dans le récit fantastique de King.

8Collectionner, d’un point de vue purement psychologique, fonctionne comme une compensation sexuelle en ce sens que cela remplace l’acte sexuel. Dans Christine, on sait qu’Arnie et Leigh se séparent à cause de la Plymouth, à cause de la rivalité entre la fille, apparemment la plus belle du lycée, et la voiture appelée « elle », toujours personnifiée dans l’histoire. Sur le plan émotionnel, on peut alléguer que l’amour témoigné par Arnie pour la voiture constitue une régression psychologique qui se manifeste par un comportement de plus en plus agressif et antisocial : il se dispute constamment avec ses parents, essaie d’écraser son ancien ami Dennis avec sa voiture et, tant physiquement que psychologiquement, ressemble beaucoup à Roland LeBay. On peut aussi parler de perversion fétichiste puisque les sentiments d’amour sont attachés à la voiture, un objet, et de narcissisme, « car on se collectionne toujours soi-même », comme nous le rappelle Jean Baudrillard. L’objet possédé reflète en quelque sorte l’image du possesseur. Ce phénomène est plus que suggéré dans le texte de Stephen King du fait de la ressemblance entre le possesseur et l’objet possédé.

9Bien que Christine ne soit qu’une ruine, c’est le grand amour. « Un mauvais gag » déclare Dennis, qui énumère les dégâts : le pare-brise est un lacis de fentes, la carrosserie est rouillée et bosselée, le pare-chocs arrière est de travers, le capot ne ferme pas, les sièges crachent leur garniture, un pneu est crevé et les autres sont usés jusqu’à la corde... Quant à Arnie, on l’appelle « face de pizza » à cause de son acné ; son meilleur ami pense d’ailleurs qu’il gardera un visage grêlé toute sa vie. Puis, Arnie, le perdant, le loser à l’Américaine, se métamorphose ; il perd son acné et semble vieillir lorsque sa voiture retrouve un éclat de neuf. C’est à ce moment-là que l’histoire devient fantastique.

10Lorsque nous devenons collectionneur, nous dit Baudrillard, nous entrons dans un système clos, « mortel ». On peut aussi dire que Christine, la vieille Fury, représente un « syntagme » de pièces détachées qu’Arnie s’efforce de remplacer une par une, un peu comme le Dr. Frankenstein a rassemblé les morceaux de cadavres pour créer sa créature et que tout comme le célèbre docteur de Genève, son ambition est proprement prométhéenne. Quand Christine est complètement restaurée, lorsque toutes les pièces sont remplacées et qu’elle est remise en état, la collection s’achève. À partir de ce moment-là, le danger devient réel pour Arnie, parce que la régénération de Christine implique la mort imminente de son possesseur. Achever une collection est toujours source de risques.

11Il est sans doute rare de trouver un récit fantastique où le temps n’est pas un motif important dans l’intrigue et Christine ne fait pas d’exception à la règle. Dès l’incipit du texte, la symbolique du temps pénètre et façonne l’intrigue, créant un courant thématique sous-jacent. Ce fait essentiel est présenté d’une manière ostensible d’abord par l’année de la Plymouth Fury, 1958 et ensuite par son état général : elle est littéralement rongée par les kilomètres et le temps, mais à l’inverse, Christine « dévore » le temps lorsqu’elle le remonte, ce qui permet à Amie de le « posséder » à travers sa possession. Ce fait est représenté lors de la nuit de la Saint-Sylvestre, degré zéro temporel de notre civilisation et messe satanique selon la tradition chrétienne : les voitures sont toutes d’avant 1958 – Buick, DeSoto Firelite, Rambler, Studebaker, Edsel – et les images du bourg se profilent en filigrane de l’ancien Libertyville. Paradoxalement pour Arnie, en s’appropriant le temps, il se perd et devient « autre », possédé par le patriarche démoniaque de l’histoire et représentation de Chronos dévorant : Roland D. LeBay. Posséder l’heure est un besoin chez l’homme « civilisé », une fausse sécurité et un simulacre de contrôle qui signale sa perte : tel est pris qui croyait prendre. Aussi, le compteur qui remonte le temps, qui retourne en arrière, souligne la démarche régressive de Arnold Cunningham, une démarche ponctuée par la jalousie.

12En fait, la jalousie est toujours un aspect intrinsèque du collectionnisme, car le collectionneur veut garder le plaisir pour lui-même. « Si on ne prête pas sa voiture, son stylo, sa femme, c’est que ces objets sont, dans la jalousie, l’équivalent narcissique du moi : si cet objet se perd, s’il est détérioré, c’est la castration », nous enseigne Jean Baudrillard. Arnie ne voudrait jamais prêter Christine à qui que ce soit, mais sa castration sera opérée néanmoins par l’objet même de sa possession, Christine, la dévoreuse, la mangeuse d’hommes.

13Christine est un roman fantastique sur une Plymouth Fury en particulier et sur la culture américaine avec son amour pour les voitures en général. Les belles américaines des années cinquante, comme on les appelle, ont agi sur l’imaginaire des Américains plus que n’importe quelle voiture ou série de voitures. C’est dans ce sens que l’on peut parler de mythe moderne. On pourrait comparer celui-ci avec la Citroën de Barthes où la « gourmandise de conduite » est dépassée par la gourmandise du regard. Mais pourquoi avoir choisi cette marque et ce modèle ? « Parce qu’elles sont presque des voitures totalement oubliées » nous dit l’auteur. Pour King, elles représentaient des automobiles banales, sans les stigmates des modèles de légende comme Thunderbird, par exemple. Banale la Plymouth Fury de 1958 ? Ce n’est pas notre avis. Avec sa calandre chromée, ses grosses ailettes et ses pare-chocs scintillants, ce modèle possède beaucoup d’élégance, mais tout est relatif en matière de cylindrées.

14Quoi qu’il en soit, pour jauger la valeur symbolique de Christine dans l’ouvrage de King, il faut tenir compte de toute l’importance des automobiles dans la société américaine. Aussi l’auteur semble-t-il souligner la nature hybride de la Fury lorsque George LeBay, le frère de Roland, dit que l’amour est un cannibale qui dévore l’amitié.

15La nature double de Christine fait partie de la relation amour/mort – Éros et Thanatos – vécue par tant d’Américains. Mais lorsque l’on regarde plus en détail cette histoire d’amour, on s’aperçoit qu’elle est déjà ancienne. On sait que le corps féminin a souvent embelli les tombes en Europe et, à vrai dire, le corps féminin, à cause de sa sensualité notamment, a une longue tradition dans l’art religieux et profane. Le lien mystérieux et provocateur entre Éros et Thanatos trouve son expression profonde dans les figures féminines que l’on plaçait autrefois sur le capot d’une voiture, une pratique qui semble s’être développée dans les années vingt et trente. Plus tard, ces porte-bonheurs ailés ont disparu, mais ils furent remplacés, du moins dans les années cinquante, par les ailettes. Le mot français souligne plus que le mot anglais « fins », c’est-à-dire des nageoires, l’élément employé pour voler. On comprend que les automobiles ont longtemps été associées à la femme et à l’idée très nette de sensualité. Si les fabricants de voitures dépensent des sommes considérables pour étudier la ligne de leurs modèles, c’est parce qu’ils connaissent la psychologie élémentaire et les désirs humains.

16L’importance des voitures dans la société américaine est aussi prouvée par les statistiques les plus surprenantes : en 1994, 34 % des automobiles dans le monde se trouvaient aux États-Unis avec 556 millions de véhicules à moteur, 201 millions de voitures, de camions, de bus et de camionnettes ; les Américains conduisent 3,8 trillions de kilomètres chaque année, c’est-à-dire assez pour faire dix mille fois un aller-retour entre la Terre et le soleil ; les véhicules à moteur consomment 541 milliards de litres de carburant chaque année ; un dollar sur six est dépensé pour les automobiles aux États-Unis et un emploi sur six est lié à l’industrie automobile. On pourrait aussi évoquer le temps consacré à l’entretien du véhicule qui est incontestablement considérable.

17Les voitures sont imprégnées de sensualité et d’amour, mais on sait aussi qu’elles sont emblématiques de la mort, et qu’elles peuvent entraîner une paralysie sociale. D’abord, plus de 40.000 personnes meurent dans des accidents de la circulation chaque année, mais nous savons également qu’elles sont responsables de la pollution planétaire et des déchets. Par exemple, 3,8 milliards de litres de l’huile de vidange sont utilisées chaque année et à peu près un milliard de litres est rejeté dans la nature ; 240 millions de pneus sont jetés chaque année sans être recyclés. Les voitures sont responsables pour une bonne partie de la pollution de l’air avec 9 millions de tonnes métriques d’hydrocarbures, 9 millions de tonnes métriques d’oxydes de nitrogène, 56 millions de tonnes métriques de monoxyde de carbone, ainsi que d’énormes quantités de dioxyde de carbone, de benzène et de formol, qui sont des substances cancérigènes, et 600 000 tonnes métriques de la poussière des pneumatiques entrent dans les poumons des Américains chaque année.

18Compte tenu de ces statistiques, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les voitures constituent une relation équivoque pour beaucoup d’automobilistes. Mais dans les années cinquante, la société industrialisée était très différente de la nôtre et la pollution planétaire n’avait pas encore atteint les proportions que nous connaissons dans ce début de millénaire. Les Américains n’avaient pas mauvaise conscience d’avoir une grosse voiture, au contraire. Des marques comme Cadillac et Lincoln étaient l’emblème du prestige, du luxe et de la séduction. L’image des voitures comme la Plymouth Fury était essentiellement méliorative, une nécessité en quelque sorte, dans un pays aussi étendu que les États-Unis où il est souvent nécessaire de parcourir des distances considérables pour arriver à destination. Ceci est suggéré par l’expression fétiche du garagiste Darnell : « Ici, c’est pour les types qui bossent et qui ont besoin de leur bagnole pour nourrir leur famille [...] ».

19Ceux qui visitent les États-Unis pour la première fois sont souvent frappés par l’omniprésence des voitures. Les Américains y font presque tout : ils les utilisent pour manger, pour aller au cinéma, pour écouter de la musique, pour se marier et divorcer, pour faire leurs courses, pour faire nettoyer et repasser leurs vêtements, pour aller à la messe et à la banque, j’en passe et des meilleures. On ne peut se passer d’une automobile dans une culture où quasiment tout est conçu autour de la voiture. Ce fait souligne la prééminence des machines dans notre civilisation.

20Pour les teenagers, devenir propriétaire d’une voiture constitue un important rite de passage, marquant l’accession d’un individu à un nouvel état dont l’estime est accrue : aux États-Unis, devenir adulte signifie posséder une voiture. Cette réalité est cruellement évidente pour les jeunes. Sans voiture on ne peut pas voir ses amis, sortir avec des filles, aller au drive-in, au cinéma en plein air, au fast-food, ou aux matchs de football américain. Pour un grand nombre de jeunes, sortir est synonyme de prendre sa voiture et en posséder une permet d’accéder à un autre rythme et style de vie. C’est aussi un moyen d’exprimer ses goûts, de montrer qu’on est quelqu’un ; naturellement, le type d’automobile qu’on possède indique le type d’individu qu’on est. Elle peut conférer du pouvoir, de l’importance et de l’autorité. La voiture est et a toujours été un outil de séduction. Beaucoup de femmes voient dans l’automobile une réification du ça, l’énergie primitive que nous gardons depuis des millénaires ; ceci explique pourquoi elles sont attirées par des voitures rapides, puissantes et luxueuses.

21Le rock’n’roll est également associé aux voitures des années cinquante et Stephen King exploite ce fait pour créer un important motif dans son roman. Les épigraphes couronnant les chapitres de Christine servent plusieurs fonctions dans le paratexte du livre. Leur répétition agit comme un leitmotiv, créant un rythme interne, réitérant l’importance des automobiles dans la culture américaine et faisant parfois l’écho des événements dans l’intrigue. Ces rythmes sont ceux des jeunes et les paroles de ces chansons évoquent l’expérience des adolescents, leurs problèmes, leurs désirs et leurs inquiétudes. Aussi les épigraphes s’intègrent-elles fort à propos dans le texte et montrent que le livre est destiné aux jeunes. Le rock’n’roll, musique des adolescents par excellence, reflète cette période de notre vie souvent marquée par l’aventure, les émotions fortes, le danger et la liberté.

22La notion de liberté, si importante dans l’histoire, joue un rôle paradoxal aussi dans la mesure où la Plymouth libère Arnie dans un premier temps de l’emprise de ses parents, mais plus tard, il devient l’esclave de la machine : autrement dit, il devient possédé par sa propriété, objet de possession.

23Une civilisation peut aussi faire l’objet d’une possession collective. Notre civilisation est la conséquence directe de la révolution industrielle. Des machines comme celle inventée par James Watt en 1762 allaient inaugurer l’industrialisation massive de l’Europe et des États-Unis. Elle signale plusieurs transformations radicales : la fin du système de tenure – la paysannerie se transforme en ouvriers agricoles qui doivent acheter leur terre ; le développement du transport à vapeur ; la concentration de capitaux industriels et l’instauration d’un vaste réseaux d’entreprises industrielles ; la création de la bourgeoisie et de la classe moyenne ; la transformation du travail avec des tâches répétitives et une surveillance stricte ; le développement des agglomérations avec des milliers de personnes et de familles entassés dans des villes incapables de leur offrir des conditions de vie décentes.

24L’automobile a certainement eu le plus d’impact sur la société américaine que n’importe quelle autre invention. Non seulement elle a modifié la vie quotidienne des gens et leur façon d’organiser leur temps, mais elle a aussi changé leur manière de penser. En gros, elle a transformé le monde du travail et a fait naître la civilisation des loisirs. Il va sans dire qu’un homme, Henry Ford, a joué un rôle considérable dans la création de la civilisation automobile lorsqu’il organisa en 1903 la Ford Motor Company avec ses chaînes de montage. Cette même année, les frères Wright réalisèrent leur premier vol à Kitty Hawk dans un « avion » mû par un moteur, mais aussi, une Packard accomplit la première traversée automobile entre San Francisco et New York en cinquante-deux jours.

25Christine commence en août 1978 à Liberty ville, Pensylvanie – une ville qui n’existe pas. Dans un sens, c’est l’histoire d’une perte d’innocence, celle de Arnold Cunningham. Il est corrompu par Roland D. LeBay, sorte de personnage méphistophélique à l’instar de Lord Henry Wotton dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. LeBay pervertit Arnie comme Wotton corrompt l’innocence de Dorian. La grande différence est que LeBay le fait avec une machine. Arnie est séduit par Christine, même si ses meilleurs jours sont derrière elle.

26Christine, dont le nom signifie « oint » en grec et « Messie », ou le libérateur envoyé par Dieu, est plutôt un antéchrist mécanique. Elle est une machine vorace et une maîtresse jalouse et possessive à l’extrême. Au contact de la voiture, Arnie devient de plus en plus pervers et sa possession plus complète ; ces changements de caractère ne peuvent que lui aliéner le lecteur. Leigh Cabot quitte aussi Amie pour s’approcher de Dennis. Arnie pense qu’il aime Leigh, mais en réalité il préfère être avec sa machine, passant le plus clair de son temps libre à la réparer. Mais Christine est comme Charon, le fils des Ténèbres et de la Nuit qui transporte les Morts à travers le fleuve Styx au royaume de l’enfer. C’est là où elle emmène Amie. Curieusement, LeBay ressemble au passeur qui, selon la tradition grecque, est décrit comme un vieillard irascible, débraillé mais malin.

27Derrière la fascination que le lecteur éprouve pour la machine infernale de Stephen King se trouve l’animisme ou la croyance que toute chose est animée et intentionnée. Christine semble être douée d’une âme car elle peut accomplir des choses qu’une machine ordinaire ne pourrait jamais faire, telles que se déplacer sans chauffeur. Le texte semble même suggérer qu’elle est capable d’influencer les rêves des gens qu’elle connaît, qu’elle peut s’immiscer dans leur inconscient. Maligne, elle se reconstitue discrètement au début, car elle ne veut pas que l’on découvre son mystère, mais après ses sorties meurtrières, elles se répare instantanément. Ainsi, elle symbolise nos peurs inconscientes de la machine totalement autonome qui se passe de l’intervention humaine. Par ailleurs, personne ne sait conduire mieux qu’elle, même pas le détective Junkins, ancien pilote de course automobile, qui se fait tuer par la machine infernale lorsqu’il devient trop curieux. En peu de temps, Arnold devient l’esclave de la machine, de même que l’homme moderne est dépendant de ses machines et gadgets. King souligne cette idée dans sa dédicace : le livre est dédié à George Romero, metteur en scène de Dawn of the Dead (1979), film dans lequel les zombies symbolisent la déshumanisation de l’humanité. Lorsque l’on est possédé par une machine, les anciens amis deviennent insignifiants et les gens se déchaînent tels des monstres assoiffés de sang.

28Christine symbolise aussi la fin de l’automobile américaine des années cinquante, lorsque l’industrie avait atteint son apogée. A l’époque, le style typique de chaque modèle était un élément clé du design. Les voitures de l’époque étaient grosses, lourdes et luxueuses parce qu’on les fabriquait avec beaucoup de métal. Elles consommaient énormément d’essence mais elles avaient de la classe, du style et elles étaient très confortables. La Plymouth Fury 1958, avec ses ailettes géantes, était la dernière de sa race. Quant à la société, ce fut une époque où les Américains croyaient encore à leur rêve de bonheur, le rêve américain du succès, de la prospérité et de l’essence bon marché.

29À la fin des années soixante-dix, le pays avait perdu ses illusions, sa vie facile et ses grosses voitures. Les hippies font partie du passé alors que les yuppies s’emparent du présent. La défaite au Vietnam et l’affaire du Watergate étaient encore dans l’esprit de bien des Américains, ainsi que l’embargo décidé par l’OPEP contre les pays soutenant Israël pendant la guerre du Kippour en 1973 et entraînant une importante réduction de leur production. Les pays industrialisés découvrirent soudainement la menace pétrolière. En février 1979, l’ambassadeur des États-Unis à Kaboul est kidnappé puis assassiné ; en novembre de la même année, l’ambassade des États-Unis à Téhéran est occupée par des musulmans intégristes et soixante-cinq personnes sont prises en otage. L’Amérique se mit sérieusement à douter de son rôle de gendarme du monde libre. La Plymouth Fury représente justement cette jeunesse convoitée mais perdue. Le rêve de Dennis Guilder des années cinquante, années de gloire et de rock’n’roll, évoque cette idée.

« [...] je viens de terminer un cours et, ramassant les livres et les papiers que je fourre dans ma serviette, je sors de la salle de classe. Et dans le large couloir, j’aperçois Christine, flambant neuve, brillant de tous ses feux, superbe sur ses quatre pneus neufs et blancs, une Victoire ailée de chrome ornant l’avant du capot. Elle est vide, mais le moteur accélère puis ralentit... accélère puis ralentit... accélère puis ralentit... Parfois, la radio joue et c’est la voix de Richie Valens, tué il y a longtemps dans le même accident d’avion que Buddy Holly et J.P. Richardson, dit le Big Bopper. Richie braille La Bamba sur un rythme typique. Christine bondit soudain vers moi, collant du caoutchouc de ses pneus sur le sol du couloir, arrachant tout des deux côtés avec les poignées de ses portes, et je vois une plaque à l’avant, représentant un crâne blanc qui ricane sur fond noir, avec au-dessus les mots : LE ROCK AND ROLLNE MOURRA JAMAIS. »

30Personne ne pouvait prédire la fin des belles Américaines, la défaite au Vietnam, l’affaire du Watergate ou Ronald Reagan. L’Amérique prenait de l’âge. Elle apprenait beaucoup sur le monde mais elle apprenait à ses dépens. Dans l’inconscient américain, les années cinquante représentent une période très particulière, où le rêve n’était pas encore terni. Les Américains étaient sans doute naïfs, mais au sens positif. Ils avaient un cœur jeune ; ils n’avaient pas encore perdu la foi. Christine semble résumer ce rêve. C’est l’une des qualités principales du roman et ceci explique pourquoi la Plymouth Fury est un puissant symbole, une image typiquement américaine.

31Arnie, enfant retrouvé imprégné de passion dionysienne, est une autre image américaine. Il est appelé d’après Richie Cunningham, le personnage de la série télévisée Happy Days qui a connu un succès populaire aux États-Unis. Son nom complet est Arnold Richie Cunningham. On se rappelle que le lieu favori des teens de la série s’appelle « Arnold’s » : le café où les lycéens écoutent leurs disques préférés sur le juke-box, boivent leurs milk-shakes et dansent le rock’n’roll.

32La métamorphose subie par Arnie est la preuve que ce dernier possède un double. Christine est le reflet de son côté démoniaque, tout comme le Dr. Jekyll a un côté meurtrier incarné par Mr. Hyde. La double nature d’Arnie évolue par étapes, conséquence de sa possession par Roland D. LeBay qui l’incite à explorer son côté pervers et sadique. « LeBay était en lui », remarque Dennis Guilder. Dès lors, Amie a la même graphologie que LeBay, parle comme LeBay et devient aussi agressif et haineux que lui. Lorsque Arnie ramène Dennis chez lui pendant la nuit de la Saint-Sylvestre, ils remontent le temps, s’engouffrant dans l’abîme du passé. Dennis remarque alors d’autres passagers dans la voiture, ceux que Christine a tués : la femme de LeBay, sa fille, Buddy Repperton et Richie Trelawney. Quand il se retourne pour regarder son ami, ce n’est plus Arnie qu’il voit, mais Rolland LeBay, « cadavre puant la tombe, squelette à demi rongé, chair spongieuse, boutons de sa veste rouillés. Des vers de terre sortaient de son col ». Prisonnier du temps, Arnie est possédé autant par Christine que par Rolland LeBay, véritable rendez-vous avec la mort.

33La métamorphose démoniaque d’Arnie, sorte de pharmakos ou personnage coupable et lamentable, reflète peut-être les importants changements qui s’opèrent pendant l’adolescence, période marquée par les transformations corporelles et psychologiques. Le caractère devient instable, les limites entre le réel et l’imaginaire s’estompent et la virilité de l’adolescent s’affirme. Cette dernière phase s’accompagne souvent d’actes violents.

34Christine est une histoire d’amour, mais aussi une histoire de haine et de vengeance. Arnie Cunningham, « le pauvre mec de la classe », la victime émissaire, personnage fétiche chez King, tombe amoureux d’une belle machine, une Plymouth Fury 1958, sorte de robot qui perd ses pédales. C’est aussi l’histoire de l’homme esclave de la machine, thème important que l’on retrouve dans Metropolis (1926) de Fritz Lang, Un bonheur insoutenable (1970) de Ira Levin, Autofac (1955) de Philip K. Dick, Crépuscule des humains (1963) de Maurice Limât, Big Sister (2001) de Jérôme Leroy et maints autres récits. Comme Arnie, beaucoup de personnes sont esclaves de leurs voitures, possédées en quelque sorte par leurs véhicules. C’est l’un des grands dilemmes de notre civilisation, car nos voitures, nos camions, nos motos et nos moteurs à combustion interne polluent notre planète, à tel point que notre vie est menacée sur Terre à cause de la dysfonctionnalité de nos machines. Elles ne sont pas vivantes et, depuis longtemps, elles ont été extérieures à l’homme. Mais avec le développement des intelligences artificielles, de la miniaturisation, des implants électroniques, de la cybernétique et de la nanotechnologie, la frontière entre l’homme et la machine pourrait s’estomper. Ces technologies vont bouleverser notre identité humaine et donner une tout autre dimension au thème de la possession décrite dans le roman fantastique de Stephen King, Christine. Notre civilisation va-t-elle s’arrêter au stade de la voiture et des machines ?