1De tous les produits de la vie moderne, l’automobile est sans doute celui qui fait le plus rêver. Elle est à la fois symbole de puissance, de richesse et de libération de certaines contraintes de la vie courante. Au volant, le plus timide des automobilistes peut devenir, grâce à la longueur de son capot, à la puissance de son moteur, à l’éclat de sa carrosserie, un don juan, un nabab ou un chevalier des temps modernes. Mais, il est tout aussi vrai que l’automobile peut se muer en un terrible instrument de mort comme l’atteste, hélas, le lourd bilan annuel des accidents de la route, devenir une servitude pour celui qui peine dans les embouteillages, voire constituer une menace pour la santé publique et l’environnement. Il n’est donc pas surprenant que l’automobile puisse susciter toutes sortes de désirs, de craintes et de fantasmes contradictoires. La littérature fantastique et la science-fiction, ont très souvent exploité le thème de l’automobile en lui donnant une coloration particulièrement angoissante.

2Les récits qui mettent en scène des voitures ou d’autres véhicules à moteur, peuvent se répartir en cinq grandes catégories. On trouve en premier lieu les récits sur le thème classique de la voiture fantôme. Ensuite, dans un registre un peu différent, on trouve des histoires de voitures hantées. Puis viennent des textes plus récents traitant de voitures extraordinaires qui ont une véritable personnalité ou qui ont des caractéristiques prodigieuses. Une autre catégorie de textes nous présente des voitures qui a priori ne se distinguent pas de celles de la réalité mais qui sont confrontées à des situations extraordinaires. Enfin la science-fiction nous fait souvent entrevoir les dangers d’une complète domination de la société par les voitures.

Voitures fantômes

3De même qu’au XIX^e siècle, on rencontrait souvent dans la littérature fantastique des diligences ou des charrettes fantômes, il est tout à fait naturel, à l’époque du moteur à explosion, que l’on ait pu imaginer des automobiles fantômes. L’un des premiers textes sur ce thème est « The Dust Cloud » d’E.F. Benson (1906) où des automobilistes, suivant dans le brouillard les feux arrière d’une voiture, constatent avec stupéfaction, lorsque le brouillard se dissipe, que c’est celle d’un de leurs amis morts dans un accident. Elle est intacte en apparence, alors que, dans la réalité, elle n’est plus qu’une épave. C’est donc bien un fantôme de voiture qui hante la campagne anglaise. Elle n’apparaît d’ailleurs que la nuit et elle se volatilise aux premiers rayons du soleil. Il existe bien d’autres récits similaires mais une nouvelle, « The Ghost of the Model T » de Betsy Emmons (1942), apporte une variante intéressante à ce thème plutôt classique en mettant en scène une voiture fantôme qui apparaît chaque fois que son ancien propriétaire court un danger. Philip Barnes, le héros de l’histoire, se croit persécuté par le fantôme de sa première voiture, une vieille Ford modèle T, qu’il a dû vendre avec regret pour acheter une voiture plus moderne et plus confortable. Semblant sortir d’un dépôt de ferrailles, elle est intervenue à plusieurs reprises dans sa vie, pour le tirer de mauvais pas : elle a fait entre autres échouer son mariage avec une jeune fille superficielle qui ne lui aurait pas apporté le bonheur et elle a également fait échouer une transaction avec un client qui, par la suite, s’est avéré insolvable et qui l’aurait entraîné dans la banqueroute. Véritable ange gardien, la Ford fantôme finira par lui sauver la vie en bousculant la voiture neuve qu’il conduit sur une route de montagne et en recevant à sa place le rocher qui s’est détaché de la falaise et qui l’aurait à coup sûr écrasé. La Ford « modèle T » de l’histoire est en définitive un fantôme très rassurant et plutôt sympathique.

Voitures hantées

4Dans d’autres récits, la voiture qui est au centre de l’histoire n’est pas à proprement parler un fantôme, mais elle est soit hantée, soit possédée par l’esprit d’un mort. C’est cette deuxième situation qui est décrite dans la nouvelle de Ken Batten publiée en 1928, au titre quelque peu trompeur de « The Ghost Car ». La Rolls Royce d’occasion de l’histoire n’est pas à proprement parler un fantôme car elle n’a jamais été accidentée et elle est en parfait état de marche. En revanche, elle a un comportement tout à fait surnaturel. La narratrice, une jeune Américaine qui l’a reçue de son père comme cadeau d’anniversaire, constate qu’elle a des réactions étranges, refusant par exemple de s’arrêter lorsque l’on appuie sur la pédale de frein alors que le système de freinage a été révisé et ne présente aucune anomalie. La narratrice apprendra que l’ancien propriétaire de la Rolls Royce, un Anglais du nom de Bernard Stanley, est mort dans cette voiture, assassiné par le frère de sa fiancée, qui voulait s’opposer à leur mariage. Celui-ci a agi en état de légitime défense : Stanley était un homme vil qui, se sachant démasqué par son futur beau-frère, a tenté de supprimer un témoin gênant et l’a payé de sa vie. C’est donc l’esprit du mort désireux de se venger en commettant de nouveaux homicides qui anime désormais la voiture.

5Dans les histoires les plus classiques, les fantômes qui hantent les voitures ne sont pas nécessairement dangereux. « The Buick Saloon » (« La limousine bleue ») d’Ann Bridge (1930) évoque une voiture hantée par son ancienne propriétaire. Ayant acheté d’occasion une limousine bleue, Mrs. Bowlby, épouse du directeur d’une banque de Pékin, a la surprise d’y entendre une voix féminine qui semble ne provenir de nulle part et qui s’exprime en français. Loin d’être effrayée, elle s’intéresse à cet étrange fantôme invisible s’adressant constamment à un certain Jacques. Ayant mené sa propre enquête, elle apprendra que l’ancienne propriétaire de sa voiture était la femme d’un diplomate français et elle découvrira que son amant, le mystérieux Jacques dont elle avait francisé le prénom, n’était autre que son propre mari, James. C’est donc par l’intermédiaire de ce mystérieux fantôme féminin qu’elle apprend son infortune.

6Plus inquiétante est l’histoire que raconte Elizabeth Bowen dans « The Demon Lover » (1945) où une femme mariée et mère de famille, Kathleen Drover, a la stupéfaction de trouver dans son courrier une lettre émanant de son ancien fiancé mort à la guerre il y a plus de vingt ans et lui annonçant son retour prochain. Pour fuir ce cauchemar, Mrs Drover quitte précipitamment sa maison londonienne et s’engouffre dans un taxi. Lorsqu’elle reconnaît le visage du conducteur, dont on devine aisément l’identité, et qu’elle se met à hurler, il est trop tard : le taxi hanté emmène à toute allure son infortunée passagère vers une destination inconnue. Cette effrayante histoire semble être une version modernisée du poème de Bürger, Lenore, où un chevalier mort au combat emmenait sa promise sur son destrier.

7Lorsque, comme dans le cas que nous venons d’évoquer, c’est le fantôme lui-même qui est au volant de la voiture, il y a tout à craindre. Stephen King a repris récemment cette idée, dans sa nouvelle, « Riding the Bullet » (« Un tour sur le bolid’ ») (1999) où il montre les risques que l’on prend en faisant de l’auto-stop la nuit. Alan, le narrateur, étudiant à l’Université du Maine, ayant appris que sa mère venait d’avoir une attaque cérébrale, décide de se rendre en auto-stop à l’hôpital de Lewiston où elle a été admise. Après avoir été pris par un premier automobiliste, il se retrouve en pleine nuit au bord de la route à proximité d’un cimetière. Sur l’une des tombes est gravé le nom d’un certain George Staub, mort à l’âge de 21 ans. Alan voit alors arriver une Mustang des années soixante qui s’arrête pour le prendre. Lorsque la voiture repart à toute allure, Alan remarque que le conducteur est un jeune homme qui exhale une odeur désagréable et dont le cou est entouré d’une ligne noire ponctuée par des marques verticales pareilles à des points de suture. Quand l’homme se présente enfin comme étant George Staub, Alan conclut alors : « J’étais le passager d’une voiture conduite par un mort ». Le voyage jusqu’à Lewiston va devenir pour lui un cauchemar. L’horreur atteint son apogée quand le conducteur fantôme annonce à son passager qu’il doit emmener quelqu’un au royaume des morts, ce qu’il appelle « faire un tour sur le bolid’ » (« running the bullet »), allusion à une attraction foraine, et que cette personne doit être obligatoirement Alan ou sa mère. C’est Alan lui-même qui doit choisir. Confronté à ce choix cornélien, le jeune homme choisit lâchement de sacrifier sa mère. Après avoir été éjecté de la Mustang par son conducteur, Alan se retrouve au bord de la route, près du petit cimetière où avait commencé son étrange aventure. Il en conclut qu’il a été victime d’un mauvais rêve et, plus tard, il croit en avoir la confirmation lorsqu’il retrouve sa mère bien vivante à l’hôpital. Un petit détail le préoccupe néanmoins : sur sa chemise est fixé un objet bien réel, un « pin ’s », sur lequel est écrit « Je suis monté sur le bolid’ à la foire de Laconia » et que le George Staub de son prétendu rêve portait en évidence sur sa propre poitrine.

Voitures extraordinaires.

8Différente de la voiture fantôme ou hantée, la voiture extraordinaire est souvent dotée d’une forme de vie autonome ou simplement maléfique. Elle a fait son apparition dans les années soixante. Dans le domaine du fantastique proprement dit, on peut citer, en tout premier lieu, la voiture de course décrite par l’écrivain tchèque Josef Nesvadba dans sa nouvelle « Vampires Ltd » (1964) qui est, à notre connaissance, la seule voiture vampire, au sens propre du terme, de la littérature fantastique. Cet extraordinaire véhicule, de fabrication artisanale, qui ressemble à une Bentley, a besoin en effet de sang humain pour fonctionner. C’est un inconnu au teint blafard qui l’a prêté au narrateur et, celui-ci, épuisé après une course improvisée, découvre que son pied droit, s’est blessé au contact de l’accélérateur. Plus tard c’est son doigt, en contact avec le démarreur, qui présente une plaie analogue. Ayant ouvert le capot, le narrateur y trouve un étrange moteur : à la place du carburateur il y a un boîtier d’où partent deux gros tuyaux et ces derniers se ramifient en un réseau complexe de petits conduits quasi transparents pareils à des veines, où coule un liquide vermeil. Le narrateur se débarrassera de cet encombrant véhicule en la confiant à une Américaine excentrique, non sans l’avoir prévenue du danger mortel qu’elle court.

9Si elle suce le sang de ceux qui la conduisent, la voiture de course imaginée par Nesvadba ne semble pas en revanche dotée d’une quelconque intelligence. Il en va tout autrement de la voiture décrite par Charles Beaumont dans « Auto Suggestion » (1965). Alors que son moteur a calé au milieu de la circulation, un modeste employé de banque, Mr Llewellyn, découvre non seulement que sa voiture parle, mais aussi qu’elle lui donne de bons conseils. Le héros écoutera désormais de plus en plus la voix de celle qu’il a baptisée Non Omnis Moriar et celle-ci lui fera quitter le droit chemin. Sur ses conseils, Mr Llewellyn, homme honnête, époux irréprochable et bon père de famille, se décidera entre autres à séduire la jolie Miss Minifee, sa collègue de bureau puis à fracturer le coffre de sa banque. Poursuivi par la police, il jettera la voiture diabolique dans un ravin. L’épilogue de l’histoire laisse néanmoins à penser que Mr. Llewellyn, à l’instar de Walter Mitty, le héros de Thurber, a peut-être été victime de sa trop fertile imagination.

10Beaucoup plus extraordinaire en revanche, est la voiture imaginée par Dino Buzzati dans sa nouvelle, « Suicidio al parco » (« Suicide au parc ») publiée en 1966. Selon le journal local, cette automobile bleue, appartenant à un certain Stéphane Ingrassia, s’est mise inexplicablement en route toute seule et après avoir parcouru plusieurs dizaines de mètres s’est jetée contre les ruines du château des Sforza où elle a pris feu immédiatement. Stéphane en avait fait l’acquisition peu après la disparition de sa femme, Faustina, qui avait décidé de le quitter, car il lui préférait les voitures de luxe devenues pour lui, une véritable obsession. L’épilogue nous permettra de comprendre que la voiture suicidaire n’est autre que Faustina en personne qui, par amour, s’est ainsi métamorphosée pour permettre à Stéphane de réaliser enfin l’un de ses rêves les plus fous.

11L’idée de la voiture amoureuse de son propriétaire sera réutilisée par Stephen King dans Christine (1983) où la voiture éponyme protège son maître contre ses éventuels ennemis tout en manifestant de la jalousie à l’égard de ceux qui l’aiment. En revanche, ce qui distingue Christine de la voiture bleue évoquée par Buzzati, c’est qu’elle est totalement maléfique. Bien avant la publication du roman de Stephen King, Keith Roberts nous avait fourni un exemple de voiture maléfique dans « The Scarlet Lady » (1966). La « dame écarlate » qui est l’héroïne de cette histoire n’est pas une femme mais une voiture de collection de 1938 que Jackie Fredericks, le frère du narrateur a achetée à prix d’or. Comme il est garagiste, Bill le narrateur, accepte de remettre la voiture de son frère en état, même s’il lui trouve l’air sinistre, sa calandre évoquant la gueule d’un requin. Après une série de pannes nécessitant de coûteuses réparations, la « Dame écarlate » peut enfin rouler correctement mais elle semble parfois désobéir à son conducteur et il lui arrive d’écraser des chiens et des chats, jusqu’au jour où elle traverse la haie d’une propriété et va écraser une vache dans un champ. Le narrateur apprend que cette voiture, qui a souvent changé de propriétaire, a un passé chargé car elle a été impliquée dans plusieurs accidents dont un mortel. Elle a en effet écrasé un piéton alors que, stationnant dans un parking, elle avait quitté inexplicablement son emplacement. Son propriétaire de l’époque avait pourtant déclaré avoir serré le frein à main et engagé une vitesse. Bill tente vainement de persuader son frère de se débarrasser de cette voiture dangereuse qui lui coûte cher mais Jackie refuse de le faire. Sa femme voit dans la « Dame écarlate » une rivale : Jackie, entièrement sous l’emprise de la voiture est prêt à tout lui sacrifier. Lorsque celle-ci provoque un nouvel accident mortel, Jackie comprend enfin l’état de sujétion dans lequel il se trouve et il accepte de la livrer à un ferrailleur pour qu’il la mette en pièces. Après de nombreux incidents, la « Dame écarlate » est finalement détruite, mais alors même qu’elle n’est plus qu’un tas de ferrailles, elle parviendra à se venger en blessant grièvement le narrateur.

12Dans une perspective plus rationnelle, la science-fiction elle aussi présente des voitures qui peuvent fonctionner de manière autonome sans intervention humaine et qui ont leur propre personnalité. Ce n’est pas une surnature inexplicable qui leur donne vie, mais simplement le triomphe de la technologie. Dès 1958, Claude Cheinisse, imagine dans « Juliette », une extraordinaire voiture, véritable merveille technique qui est en fait un robot sur roues. Le matin, elle conduit le narrateur, un médecin, à l’hôpital où elle le dépose et le soir elle vient le rechercher. Son mécanisme automatique étant débrayable, son propriétaire peut la conduire s’il le désire. Comme Juliette est munie d’un système vocal incorporé, la voiture et son maître peuvent dialoguer, ce qui crée entre eux une certaine complicité. L’histoire devient malgré tout fantastique à partir du moment où Juliette sentant sa fin prochaine, choisit elle-même sa remplaçante et à l’instar de la voiture bleue de Dino Buzzati, finit par se « suicider » en se jetant dans un virage. Epouse de Claude Cheinisse, Christine Renard a fait revivre Juliette, la voiture amoureuse, dans une nouvelle intitulée « Mark » (1977) qui donne de la première histoire un éclairage un peu différent. La narratrice explique que son médecin de mari, passant plus de temps avec Juliette qu’avec elle, elle a fini par considérer la voiture comme une rivale. Elle a donc décidé de se séparer de son mari, tout en espérant le reconquérir un jour, non sans avoir acheté elle-même l’une de ces merveilleuses voitures qui s’appelle Mark. C’est Mark qui l’amènera voir l’épave qu’est devenue Juliette et qui lui expliquera que son ancienne rivale n’a pas pu supporter d’être supplantée par une autre et qu’elle s’est donc jetée dans un ravin, laissant son maître inconsolable. La narratrice comprend que son mari est perdu pour elle et qu’elle n’a remporté sur Juliette qu’une victoire à la Pyrrhus. Dans la nouvelle de Cheinisse comme dans celle de Christine Renard, la conclusion est : « Après tout, ce n’était qu’une mécanique, une belle mécanique ».

13D’autres voitures intelligentes sont nettement moins sympathiques que Juliette. Elles ont même une aura diabolique, tout comme la Christine de Stephen King. Dans un récit original intitulé « Highway 666 » (2002), Guillaume Thibergé prend même l’adjectif « diabolique » à la lettre en nous présentant l’une de ces merveilles de la technologie. Un homme que l’on appelle le Client vient de faire l’acquisition de « l’Ultimate 666 », limousine sophistiquée aux innombrables gadgets, qui peut dialoguer avec son propriétaire par l’intermédiaire d’hologrammes personnalisés comme James, le « système expert », où Betty, l’« hôtesse » chargée de satisfaire les moindres désirs du maître. Lorsque, après avoir provoqué un accident mortel, la voiture intelligente attire toutes sortes d’ennuis à son propriétaire, celui-ci, furieux, demande à rencontrer celui qui l’a programmée. Il se rend compte trop tardivement que c’est le diable en personne, tel qu’on le représente traditionnellement avec ses yeux « jaunes, fixes fendus à l’horizontale, ironiques » et ses narines « qui crachent de courtes flammes ».

14Si les voitures du futur disposent d’une intelligence qui leur permet d’agir de manière autonome et donc de se passer de leur conducteur, on conçoit aisément qu’elles puissent se révolter contre l’homme. C’est un thème que l’on trouve assez souvent dans la science-fiction des années soixante et, notamment dans une nouvelle de Roger Zelazny parue en 1965, « Devil Car » (« Les autos sauvages »). L’auteur imagine que certaines voitures dotées d’intelligence artificielle ont totalement échappé au contrôle de l’homme. Ces « autos sauvages » sont devenues des engins de mort. Le héros de l’histoire, Murdock, au volant de sa voiture intelligente mais obéissante nommée Jenny, poursuit inlassablement une de ces « autos sauvages », une Cadillac noire surnommée la Diabolique (the Devil Car) qui a tué son frère, il y a dix ans. Jenny est un véritable arsenal ambulant car elle est munie de canons et de lance-roquettes. Lorsque Murdock se trouvera aux prises avec la Diabolique et les autres autos sauvages, Jenny marquera un temps d’hésitation avant d’utiliser son armement contre les voitures rebelles, car elle est elle-même une voiture et elle répugne à tuer ses semblables. Elle restera néanmoins fidèle à son maître.

15Si Zelazny a choisi de donner une fin plutôt optimiste à son récit, d’autres textes en revanche montrent l’homme totalement vaincu aussi bien par la voiture que par d’autres véhicules à moteur. Dans sa nouvelle intitulée « Trucks » (« Poids lourds ») et publiée en 1973, Stephen King imagine que, pour une raison indéterminée, les camions du monde entier sont devenus intelligents et se sont révoltés contre l’homme. Dans une station-service, un groupe d’hommes terrorisés sont ainsi assiégés par toutes sortes de camions. Ceux-ci ont une parfaite autonomie de mouvement mais ils ont besoin des hommes pour faire le plein. Menacé de destruction, le narrateur devra accepter bon gré mal gré de remplir le réservoir des camions, avec comme seule consolation, l’idée qu’ils finiront bien par rouiller :

« Mais ce sont des machines. Peu importe ce qui leur est arrivé, quelle conscience de masse nous leur avons donnée, ils ne peuvent se reproduire. Dans cinquante ou soixante ans, ils ne seront plus que des carcasses rouillées qui ne présenteront plus la moindre menace et sur lesquelles les hommes libres pourront cracher et lancer des pierres. »

16La nouvelle récente de Jérôme Noirez, « Notre Patrie se nomme Asphalte » (2003), nous donne l’image apocalyptique d’une humanité, réduite à une poignée de survivants et menant un dernier combat contre l’automobile toute puissante ou plutôt contre des êtres hybrides mi-hommes mi-voitures qui composent un spectacle hallucinant digne d’un Bosch :

« De grands bonshommes maigres à la nudité lunaire, juchés sur les roues qui leur servent de pieds, funambules biomécaniques que les vigiles appellent par dérision “Dunlops”. [...] En réponse à la lumière des projecteurs de secours, des enfants-phares allument leurs gros yeux globuleux que leurs crânes ont du mal à contenir [...] C’est une armée en marche ! [...] Des êtres nouveaux avancent parmi les dunlops vers le premier rang, des êtres que jamais Drevo n’a jamais aperçus et que personne ne lui a jamais décrits. D’abord il voit un échappement de camion posé à la verticale, avec quelque chose planté au sommet de son cou oxydé. S’il n’y avait des yeux et une grosse bouche ronde, ou pourrait croire à une pomme de terre enfoncée par un garnement. L’échappement trottine sur des jambes musculeuses d’apparence humaine. »

17C’est devant cette vision de cauchemar que périssent les derniers survivants de l’espèce humaine. La voiture règne désormais su le monde.

18On peut donc voir, à travers ces derniers exemples que la voiture représente dans l’imaginaire une menace pour l’homme si elle est douée d’intelligence. On trouve en effet très peu de textes représentant des voitures extraordinaires vraiment sympathiques. Ce sont généralement des romans destinés à la jeunesse comme Chitty Chitty Bang Bang, the Magical Car (1964) de Ian Fleming, le père de James Bond. Inventée par l’excentrique Cartacus, la voiture de rêve qui est l’héroïne éponyme de ce roman, est capable de voler dans les airs et elle emmène ses passagers, deux adultes et deux enfants, dans des contrées extraordinaires. Chitty Chitty Bang Bang, dont les aventures ont inspiré un film de Ken Hughes en 1968, préfigure Herbie, la célèbre Coccinelle (the Love Bug), sympathique Volkswagen, lancée par les studios Disney en 1969. Cette voiture extraordinaire qui est capable d’accomplir toutes sortes de prodiges et qui combat vaillamment les forces du mal a inspiré toute une série de films puis de romans destinés à un lectorat enfantin comme The Love Bug (1969) et Herbie Rides Again de Mel Cerulash (1974), Herbie Goes to Monte Carlo (1977) de Vie Crume, et Herbie Goes Bananas (1980) de Joe Claro. Si la voiture est parfois pour les adultes un objet de cauchemar, il semble en revanche qu’elle soit pour les enfants un pur sujet d’émerveillement.

Voitures et voyages extraordinaires.

19Certains récits présentent des voitures qui sont a priori banales mais qui entraînent leurs passagers dans un environnement extraordinaire. On peut ainsi, grâce à elles, voyager dans l’au-delà, pénétrer dans des mondes parallèles ou aller et venir dans le passé ou le futur. Dans « Fauve au volant » (1966), par exemple, Dino Buzzati, raconte l’histoire d’un journaliste chargé par son directeur de faire un reportage sur l’enfer, représenté comme un univers assez semblable au nôtre. Pour parcourir ce monde inconnu et pourtant familier, le narrateur fait l’achat d’une voiture, la « Bull 370 » qui, de son propre aveu, n’est « ni bourgeoise, ni cossue, ni même la voiture d’un play boy ». Pourtant, au volant de ce véhicule plutôt sage, le narrateur devient un véritable fauve qui insulte les piétons et les autres automobilistes. Il va même jusqu’à battre sauvagement un conducteur qui lui a coupé la route. Cette fable ironique stigmatise la folie de certains dès qu’ils ont un volant entre les mains. Le narrateur lui-même s’étonne de son propre comportement : « Qui m’a ensorcelé ? Je suis la méchanceté, la lâcheté, la forêt. Je suis heureux d’une façon répugnante ». On voit que l’enfer de Buzzati est en définitive très proche du monde où nous vivons.

20L’idée que la voiture puisse se muer en machine à remonter le temps est exploitée de façon habile dans une nouvelle fantastique de Jack Finney intitulée « Second Chance » (1956). Le narrateur de cette histoire qui se déroule en 1957 est un amateur de voitures rares qui achète pour un prix dérisoire la carcasse d’une Jordan Playboy happée par un train en 1923 alors que le conducteur, pour impressionner sa fiancée, avait joué à la course et traversé les voies juste au moment où le convoi arrivait. La voiture avait été totalement détruite et ses deux occupants tués sur le coup. Le narrateur parvient patiemment à remettre la voiture en état. Lorsqu’il la conduit pour la première fois, il se retrouve inexplicablement projeté en 1923, l’année de l’accident. Laissant sa voiture en stationnement, il fait quelques pas pour mieux voir le monde étrange qui l’entoure. Il voit alors un jeune couple monter dans sa Jordan Playboy et partir à toute allure. Désespéré de ce vol, il se retrouve un peu plus tard en 1957, se demandant s’il n’a pas rêvé. Ce qui est sûr en revanche, c’est qu’il n’a plus de voiture. Il recherche alors de nouveau une Jordan Playboy et il en trouvera une en bon état dans le garage du père d’une de ses camarades d’université, un certain Vince McCauley. Celui-ci lui explique qu’il n’a plus conduit sa voiture depuis 1923, année où sa fiancée et lui ont échappé de peu à une collision contre un train alors qu’ils s’apprêtaient à traverser les voies. Le narrateur comprend alors que sa voiture, en repartant vers le passé, a donné à son premier propriétaire une seconde chance et lui a sauvé la vie. La science-fiction, elle aussi, a beaucoup utilisé le thème des paradoxes temporels. Dans Roadmarks (Repères sur la route), roman publié en 1969, Roger Zelazny imagine une route extraordinaire qui permet de se déplacer vers le passé ou le futur selon le sens que l’on prend. Les automobilistes qui l’empruntent peuvent non seulement voyager dans le temps, mais ils peuvent aussi changer le cours de l’Histoire.

21La voiture peut enfin permettre de passer d’un monde à l’autre. Dans « Just Drive, She Said » de Richard Paul Russo (2002), le narrateur qui vient d’arrêter sa voiture sur un parking pour acheter du vin, est pris en otage par une femme armée d’un revolver qui s’est assise sur le siège du passager pendant sa courte absence. Il constate que le tableau de bord a disparu, remplacé par une sorte de console électronique La femme lui ordonne de conduire à toute allure, droit devant lui, sans poser de questions. Ainsi commence un hallucinant périple au cours duquel le narrateur se trouvera projeté dans des mondes bizarres où l’on parle des langues incompréhensibles. Sa passagère lui expliquera qu’elle est poursuivie et qu’elle doit sans cesse se réfugier dans une infinité de mondes parallèles auxquels l’appareil électronique qu’elle a installé permet d’accéder. Stephen King, dans l’un de ses derniers romans publié en 2002, From a Buick Eight (Roadmaster), conte l’histoire d’une étrange voiture trouvée abandonnée et que des gardes nationaux conservent dans le garage de leur caserne. Cette voiture a l’aspect d’une Buick 8 mais, en l’examinant de plus près, on s’aperçoit qu’elle est complètement factice et qu’elle ne peut même pas rouler. En revanche, il s’y passe des phénomènes terrifiants et des personnes qui ont pénétré à l’intérieur disparaissent sans laisser de trace. Il s’avérera que cet objet qui n’a de voiture que l’aspect est d’origine extraterrestre. C’est une sorte de porte intersidérale qui permet de passer de notre Terre à un monde situé à des années-lumière.

L’automobile comme phénomène social.

22Dans un certain nombre de récits qui relèvent tantôt du fantastique, tantôt ce que l’on appelle de façon générique la « science-fiction », même si la science ne joue en fait qu’un rôle secondaire, le comportement des automobilistes et la place de la voiture dans la société sont décrits d’une façon tellement insolite que l’on peut parler de fantastique social. Le texte devient alors un moyen d’exprimer les craintes qu’inspire en nous l’insidieuse invasion de notre environnement par l’automobile.

23L’un des textes les plus connus dans ce domaine est la nouvelle de Richard Matheson, « Duel » (1971), qui a inspiré le film éponyme de Steven Spielberg. Qui n’a jamais, au volant de sa voiture, exprimé une certaine angoisse devant les énormes camions qui envahissent nos routes et qui rendent la circulation dangereuse ? Ces monstres modernes dont la cabine est située au-dessus de l’habitacle des voitures, ce qui rend presque impossible pour les automobilistes d’en voir le conducteur, donnent parfois une impression irrationnelle d’hostilité car ils sont bruyants, volumineux, puissants et potentiellement dangereux. En partant de ce postulat, Richard Matheson imagine un Américain moyen conduisant sa voiture sur une route déserte et se trouvant aux prises avec un camion dont le conducteur, apparemment irascible, supporte mal qu’on le dépasse et après avoir dépassé à son tour l’automobiliste, joue avec lui au jeu du chat et de la souris, jusqu’à ce qu’une véritable lutte à mort s’engage entre les deux protagonistes. Dans cette histoire, il n’y a pas le moindre élément surnaturel et pourtant on peut parler ici de fantastique, car, pour l’automobiliste comme pour le lecteur, le camion devient peu à peu une sorte de monstre doué d’une vie autonome, une sorte de machine à tuer et l’on finit par en oublier l’homme qui le conduit, celui-ci restant jusqu’à la fin anonyme et sans visage.

24Dans le monde réel qui est le nôtre, lorsque nous voyons des voitures qui se traînent les unes derrière les autres, nous avons parfois l’impression de voir défiler des moutons de Panurge qui suivraient aveuglément celui qui est à leur tête sans savoir vraiment où il les mène. C’est un peu ce genre d’idée que Matheson exploite jusqu’à l’absurde dans une autre nouvelle intitulée « Lemmings » (1958) où l’on voit des milliers de voitures se dirigeant en procession vers une plage. Les conducteurs arrêtent alors leurs véhicules au bord de l’eau et, tels les petits rongeurs éponymes, ils se précipitent dans les flots en un inexplicable suicide collectif.

25De nombreux auteurs ont imaginé une société future tout à fait plausible où l’automobile finit par tout envahir et où les automobilistes deviennent des monstres froids qui ont tous les droits, y compris de tuer leurs semblables en toute impunité. L’envahissement de l’espace urbain par l’automobile est décrit de façon apocalyptique dans certains romans qui exagèrent à peine la réalité. Dans Concrète Island (1974), par exemple, l’écrivain anglais J.G. Ballard décrit les affres d’un automobiliste blessé sur une autoroute à la suite d’un accident et qui est contraint se réfugier dans un minuscule terrain au milieu d’un nœud autoroutier. Après avoir vainement essayé d’attirer l’attention des conducteurs qui passent à toute allure sans le voir, le héros de cette lamentable histoire, doit apprendre à survivre coûte que coûte, tel Robinson Crusoë dans son île déserte. Dans Le Grand embouteillage (1974), Ange Bastiani nous donne le spectacle terrifiant d’un Paris complètement paralysé par les voitures à la suite d’une grève des transports en commun, avec tous les risques de régression sociale que cela comporte. Dans quelques récits d’anticipation, la violence au volant devient parfaitement licite et elle est même assimilée à une sorte de sport collectif. Le roman le plus intéressant sur ce thème est Crash de J.G. Ballard (1973) où les automobilistes provoquent volontairement des accidents graves pour satisfaire leur désir de puissance. Le roman de Ballard développe un érotisme morbide où la voiture est à la fois un instrument de mort et de jouissance. Il va de soi que, dans ce type de société, le statut du piéton devient de plus en précaire. Dans quelques récits de science-fiction, on assiste à une lutte sans merci entre automobilistes et piétons. Dans « X Marks the Pedwalk » (« Les pieds et les roues ») publié en 1963, par exemple, Fritz Leiber imagine une société future où les automobilistes ont le droit d’écraser les malheureux piétons. Dans le Los Angeles futuriste qu’il décrit, les jeunes oisifs s’amusent ainsi à des parties de chasse dignes du comte Zaroff, écrasant sans pitié les vieilles dames qui traversent la rue ou poursuivant les enfants jusque sur les trottoirs. C’est David H. Keller qui pousse le plus loin cette logique de l’absurde dans une nouvelle pourtant très antérieure à celle de Leiber, « The Revoit of the Pedestrians » (1928), où les piétons sont devenus une espèce en voie d’extinction. Dans cette dystopie écrite sur le registre de l’humour noir, on apprend qu’aux Etats-Unis, les citoyens se déplacent exclusivement sur des véhicules, de la naissance à la mort. On n’apprend plus aux enfants à marcher : dès qu’ils sont capables de se dresser et d’avoir une vie autonome, on les installe sur des petits véhicules électriques, qui sont le moyen de locomotion habituel à l’intérieur d’une maison et, dès qu’ils en sont capables, on leur apprend à conduire des automobiles à moteur à essence pour tous leurs déplacements à l’extérieur. Leurs jambes, désormais inutiles, finissent par s’atrophier et ils passent toute leur existence à se mouvoir sur des roues. Ceux qui veulent continuer à marcher constituent une minorité qui met l’ordre public en danger. Dans les premiers temps, on déporte les piétons, comme les Indiens au moment de la conquête du Nouveau Monde, dans des réserves et l’on pourchasse impitoyablement les irréductibles qui veulent continuer à vivre dans les villes. Un sénateur propose même au Congrès de voter une loi pour l’extermination définitive des piétons mais, comme l’indique le titre de la nouvelle, les piétons finiront par s’organiser et ils réussiront à détruire cette civilisation fondée sur l’automobile. Bien qu’écrite en 1926, cette fable pessimiste qu’un Swift n’aurait pas désavouée, garde à notre époque tout son impact provocateur.

26Bien de consommation emblématique de notre société, la voiture est effectivement le support de tous les fantasmes de la vie moderne. L’homme contemporain est prêt à tout lui sacrifier, temps argent, sentiment et sans doute beaucoup d’automobilistes sont-ils beaucoup plus épris des courbes de leur bolide que de celles de leur femme. De là à imaginer que l’objet inanimé puisse avoir une âme, il n’y a qu’un pas puisque c’est finalement l’homme même, possédé par sa voiture qui lui prête ses sentiments jusqu’à l’empreinte définitive de la vie après la casse.

27Les romans de science-fiction, souvent prémonitoires, ont remarquablement évoqué l’enfer des autoroutes bloquées, Baal de tôle qui se nourrit de l’énergie de ses prisonniers. Notre monde, le meilleur qui soit, est enfin entré dans l’ère de N.F.