Version classiqueVersion mobile

Héros voyageurs et constructions identitaires

 | 
Ghislaine Jay-Robert
, 
Cécile Jubier-Galinier

I. 1 Quel voyage, pour quel héros ?

La quête impossible et le difficile retour du héros

Anne-Claire Soussan

Résumé

La comparaison des quêtes de Persée, de Bellérophon et de Jason permet de dégager, par-delà leurs développements spécifiques, des variations autour de motifs narratifs similaires. Il s’agit dans les trois cas de quêtes impossibles, donnant lieu à une victoire inattendue suivie d’un plus difficile retour. Les auxiliaires surnaturels, requis par la difficulté de la tâche, placent plus que jamais le héros entre dieux et hommes – le contact avec les uns compliquant la réintégration parmi les autres.

Texte intégral

  • 1 V. Pirenne-Delforge et E. Suárez de la Torre (éd), Héros et héroïnes dans les mythes et les cultes (...)

1L’une des notions les plus fréquemment invoquées pour tenter de décrire la figure complexe du héros est son caractère d’« intermédiaire » (métaxu, pour I. Rodriguez Moreno et V. Pirenne-Delforge) entre hommes et dieux, mortalité et immortalité : par son ascendance, par ses qualités et par son destin1. Ce trait s’exprime de manière remarquable dans les récits de quête impossible : la tâche imposée au héros, et donnée pour irréalisable (rapporter la tête de la Gorgone, vaincre la Chimère ou conquérir la Toison d’or), ne peut être accomplie qu’avec le secours des dieux et d’instruments surnaturels. Elle implique donc un contact du héros avec le divin. La dynamique du récit repose à la fois sur la vulnérabilité du mortel et sur son accès à des atouts supérieurs.

2Grâce à ces derniers, le héros parvient, contre toute attente, à triompher des obstacles et à accomplir sa mission. L’épreuve débouche typiquement sur l’obtention d’une terre et sur un mariage, sanctionnant l’entrée de l’adolescent dans l’âge adulte. Or c’est dans cette phase finale, apparemment heureuse et apaisée, que surgissent souvent les difficultés les plus grandes : exil, parricide, souillure ou perte de la faveur divine. Comment comprendre cette issue paradoxale ? Et quel rapport entretient-elle avec le voyage lui-même ?

  • 2 Hésiode, Théogonie, 992‑1002.

3Pour tenter de le saisir, nous confronterons trois exemples de quêtes impossibles, pouvant être biaisées dans leur dernière étape : celles de Persée contre la Gorgone, de Bellérophon contre la Chimère, de Jason vers la Toison d’or. (Nous n’évoquerons pas celle de Thésée, par souci de brièveté autant que de cohérence : malgré une parenté de motifs, elle nous a semblé trop spécifique par sa motivation, sa place dans la formation du héros et dans le très riche corpus des légendes athéniennes.) Une telle comparaison s’apparente elle-même à une quête impossible – tant par l’ampleur des sources (et de la bibliographie critique) que par leur statut et leurs différences de traitement. Les récits, en effet, ne sont pas univoques mais présentent de multiples variantes – et notamment des dénouements heureux (Jason peut ainsi, chez Hésiode, mener auprès de Médée, sans conflit ni exil, une existence apparemment paisible2). De plus, chaque source s’inscrit dans un contexte générique, historique, culturel et dans des conditions d’énonciation qui lui sont propres ; le destin malheureux de Bellérophon ne revêt pas le même sens dans une œuvre tragique, épique, mythographique. Enfin, il est compliqué d’étudier le développement narratif d’une légende à travers des textes qui n’ont ni la même extension, ni la même intégrité : aux récits développés s’ajoutent les références ponctuelles, allusives, fragmentaires. Ces disparités sont, à notre sens, l’une des raisons qui rendent plus difficile la transposition aux légendes antiques de grilles d’analyse empruntées à la narratologie du conte, née d’un corpus plus homogène.

4Ces réserves ne doivent pourtant pas nous dissuader de mettre en évidence certaines parentés narratives – dès lors qu’elles n’apparaissent pas comme un schéma de composition unique, non contradictoire ou a priori. Nous y trouverons ainsi des variantes ; et nous constaterons qu’aucun récit ne rassemble l’intégralité des motifs récurrents – puisqu’il n’est pas la déclinaison formulaire d’un modèle préalable, mais le produit de lois de composition multiples, variables et hétérogènes.

  • 3 R. Aélion, « Les mythes de Bellérophon et de Persée », 195‑214 ; A. Moreau, « Initiation en Grèce a (...)

5Nous nous référerons notamment aux analyses de R. Aélion (comparant les quêtes de Persée et de Bellérophon à travers une grille narratologique) et d’A. Moreau (reconnaissant dans plusieurs légendes héroïques des motifs communs au récit d’initiation3). Nous mettrons ici l’accent sur les éléments permettant de relier le développement de la quête à sa conclusion éventuellement funeste. Nous commencerons tout d’abord par situer le cadre et les enjeux de ces voyages ; puis nous décrirons la progression du héros jusqu’à l’épreuve principale ; nous examinerons les suites de sa victoire et différents types de dénouements contrastés ; nous nous interrogerons enfin sur les raisons de cette ambivalence.

Cadre

6Le contexte et les enjeux de ces trois quêtes révèlent certains éléments communs :

  • Un héros adolescent, au seuil de l’âge adulte. La quête possède une fonction probatoire – rehaussée par sa difficulté. Elle est suivie d’ un mariage (Persée épouse Andromède après l’avoir arrachée au monstre marin, Bellérophon la fille d’Iobatès après avoir vaincu la Chimère, Jason Médée pour qu’elle l’aide à conquérir la Toison d’or) ; elle vise ou entraîne la prise de possession d’une terre (Persée est l’héritier d’Argos mais échange son royaume contre une terre voisine, Bellérophon reçoit la moitié du territoire lycien d’Iobatès, Jason, chez Hésiode, s’établit dans la montagne avoisinant Iolcos, ou dans de nombreuses versions, prétend au trône mais doit s’exiler à cause des crimes de Médée).

    • 4 Pindare, Pythiques, 4, 78-100.

    Un héros déjà différent. Le héros possède, à des degrés divers, une double ascendance humaine et divine : Persée est fils de Zeus ; Bellérophon possède un père divin (Poséidon) ou humain (Glaucos), éventuellement associés comme géniteur réel ou officiel ; Jason a deux parents humains, mais son ancêtre Hellên passe parfois pour un fils de Zeus. Cette altérité dans l’ordre de la lignée se double d’une altérité dans l’espace : avant même d’entreprendre leur voyage, certains héros semblent venir d’ailleurs. Jason se rend à Iolcos, sa ville natale, après une enfance passée dans l’espace sauvage du mont Pélion ; chez Pindare, son apparence inhabituelle (peau de léopard, tunique magnésienne, cheveux non coupés) le fait dévisager par les habitants et souligne sa qualité d’« étranger » dans sa propre patrie4. Bellérophon vient de Corinthe lorsqu’il reçoit l’hospitalité du roi d’Argos, à l’origine de son plus important voyage. Persée a enfin, dès l’enfance, traversé la mer d’Argos à Sériphos, où il grandit comme un étranger. Cette double altérité, dynastique et spatiale, n’est jamais traitée dans ces trois ensembles de manière équivalente. Mais elle place déjà le héros entre deux lignées, deux statuts, deux lieux – et prépare ainsi son éloignement futur.

  • Un destinateur hostile. La mission imposée au héros équivaut à une mise à mort – elle poursuit le même but mais permet d’éviter l’homicide manifeste (notamment contre un parent ou un hôte).

7Les raisons du conflit relèvent généralement de deux motifs connus : l’héritier funeste (selon une prophétie, le héros doit causer la chute du souverain, qui s’attache dès lors à sa perte) ; la « femme de Potiphar » (le héros repousse les avances d’une femme mariée, qui, par dépit, l’accuse d’avoir voulu lui faire violence). Ces deux motifs sont précisément liés aux thèmes de la succession dynastique et de l’union amoureuse — source de conflit et de mise à distance au début du récit, objet de gratification à la fin.

8Acrisios apprend par une prophétie qu’il devra sa mort à l’enfant de sa fille Danaé ; aussi les jette-t-il tous deux à la mer, enfermés dans un coffre ; ce dernier s’échoue sur l’île de Sériphos, dans les Cyclades. Persée, devenu grand, s’oppose au roi local Polydectès, qui convoite sa mère ; celui-ci, pour se débarrasser du héros, l’envoie chercher la tête de la Gorgone. Bellérophon est courtisé, puis accusé d’outrage, par l’épouse de son hôte, l’Argien Proïtos ; ce dernier délègue sa vengeance à son beau-père Iobatès, souverain de Lycie, par le biais d’un message porté par le héros lui-même. Pour le faire périr, Iobatès lui impose de vaincre la Chimère (monstre triple, cracheur de feu), les farouches Solymes et les guerrières Amazones. Pélias, roi d’Iolcos, sait que Jason est voué à causer sa ruine ; aussi l’envoie-t-il chercher la Toison d’or dans la terre colchidienne d’Aia. Son maître Aiétès, pareillement menacé par la perte de ce trophée, conditionne sa conquête à d’insurmontables épreuves.

9De manière remarquable, l’adversaire est toujours dédoublé, entre un opposant proche (parent ou voisin), cause du premier exil du héros, et un opposant éloigné, plus près des lieux de l’épreuve principale. Cette double opposition ménage une progression dans l’éloignement du héros, quittant sa patrie pour des terres de plus en plus reculées.

    • 5 Phérécyde, 3F11 ; [Apollodore], II, 4, 2.
    • 6 Pithos cycladique à reliefs, vers 670 avant J.‑C., Musée du Louvre, CA 795.

    Une demande exorbitante. Le destinateur principal formule une demande démesurée, substitut outrancier d’une demande raisonnable. Ainsi, Polydectès convie Persée à un banquet où tous les participants doivent offrir en écot un cheval ; mais le roi exige de lui la tête de la Gorgone Méduse5. Cette substitution n’est pas gratuite : elle s’appuie sur une parenté symbolique. Méduse possède des affinités avec le cheval ; elle s’unit à Poséidon, dont c’est l’animal de prédilection, et lui enfante Pégase, le coursier ailé ; elle est parfois pourvue elle-même d’attributs chevalins, comme sur ce pithos cycladique (fig. 1)6. La Gorgone agit donc comme un substitut surnaturel du cheval, l’amplification anormale d’une demande ordinaire.

Figure 1 : Persée et Méduse, pithos cycladique à relief, Louvre CA 795

Crédit photo : By Unknown (Cyclades, Greece) (Marie-Lan Nguyen (2007)) [Public domain], via Wikimedia Commons

  • 7 Pindare, Pythiques, 4, 148-155

10Le même procédé peut être observé dans la 4e Pythique de Pindare, à propos de la quête de Jason7. Ce dernier, ici prétendant légitime au trône, propose à l’usurpateur Pélias un marché. Il revendique pour lui- même le pouvoir politique, mais abandonne à son oncle la richesse économique, à travers les pâturages où paissent les moutons. Pélias refuse cette offre et réclame à sa place la Toison d’or, dépouille dorée d’un bélier divin. Ici encore, du moins dans cette version, le destinateur malveillant remplace un présent ordinaire par son substitut surnaturel, une faveur raisonnable par une demande exorbitante.

Le voyage vers le lointain et l’accomplissement de la quête

    • 8 Pindare, Olympiques, 13, 60 sq.

    Des auxiliaires divins. Ce recours est rendu nécessaire par l’impossibilité de la tâche. Ainsi Athéna et Hermès guident Persée vers d’autres intermédiaires : les Grées, menant aux nymphes, qui détiennent elles-mêmes trois objets magiques utiles à sa quête (les talonnières ailées, la besace et le casque d’invisibilité) ; Hermès fournit sa serpe (harpè) pour trancher la tête de la Gorgone ; Athéna (experte en mètis, intelligence rusée) lui enseigne les stratagèmes nécessaires (détourner son regard de Méduse pour ne pas être changé en pierre). Bellérophon dompte Pégase avec le consentement de Poséidon (leur père commun) et grâce aux artifices d’Athéna (chez Pindare, elle offre une bride d’or imprégnée d’un philtre apaisant8). Jason est protégé par Héra (ennemie de Pélias) ; Athéna conçoit pour lui la nef Argô, rapide et apte à le porter sur les mers jusqu’alors interdites aux mortels ; Héra, avec le soutien d’Aphrodite, procure au héros l’amour de Médée ; celle-ci, grâce à ses filtres et à ses enchantements, lui permettra enfin de triompher des épreuves. Le héros bénéficie ainsi de protections diverses, tant par leur nombre que par leur type (dieux tutélaires, auxiliaires surnaturels, objets magiques). Cette multiplicité d’intermédiaires et le trajet complexe de l’un à l’autre soulignent la difficulté de la tâche. Comme le dédoublement des destinateurs, ils multiplient les étapes du voyage et mettent en valeur la progression du héros.

    • 9 A. Van Gennep, Les Rites de passage ; H. Jeanmaire, Couroi et Courètes ; P. Vidal‑ Naquet, « Le cha (...)

    Un voyage vers un espace lointain, sauvage ou liminaire. Persée se rend aux confins occidentaux du monde (où résident les Gorgones), Jason aux confins orientaux (dans la terre mythique d’Aia, où se lève le Soleil, par la suite identifiée à la Colchide, aux abords de la Géorgie) ; la Lycie d’Iobatès est une contrée orientale, peuplée d’ethnies effrayantes (les Solymes et les Amazones). Cet éloignement est classiquement associé aux rites de passage impliquant un arrachement à l’univers familier, une relégation suivie d’une réintégration9. L’expérience d’un ailleurs radical (voire d’une confrontation à la mort) s’associe à celles d’autres figures de l’altérité (peuples anormaux, monstres) ainsi qu’à des pratiques également marginales (combat rusé plutôt que classiquement militaire). Elles permettent au jeune homme de devenir lui-même autre et d’acquérir, en tant qu’adulte, une identité nouvelle. L’affrontement avec le monstre coïncide avec l’éloignement maximal — même si Persée ou Jason prolongent leur périple en visitant, au gré de nombreuses variantes, d’autres terres lointaines.

  • Le combat contre le monstre/la conquête du trophée. Il comporte presque toujours un élément de ruse, fourni par les auxiliaires surnaturels que s’est concilié le héros. Il emploie volontiers des techniques de combat inhabituelles, aptes à inverser les forces de l’adversaire en retournant contre lui ses propres armes.

  • 10 Voir J.‑P. Vernant, La mort dans les yeux.

11Méduse pétrifie qui la regarde ; son visage, le gorgonéion, représenté sur les boucliers des guerriers, fixe son adversaire de face, en une opposition frontale, censée figer l’adversaire de terreur. Persée, attentif aux conseils d’Athéna, esquive le regard de Méduse ; il triomphe par les vertus du détour, la maîtrise de la vision et de la dissimulation10. Cette maîtrise est chez lui le fruit d’une progression : il a vaincu les Grées, sœurs des Gorgones, en s’embusquant pour leur dérober leur œil unique ; il a acquis chez les nymphes trois objets offrant trois variantes de la disparition : le casque rend son porteur invisible, les talonnières le font s’envoler si vite qu’elles concourent au même effet et la besace, qui reçoit la tête tranchée de Méduse, l’escamote pour la rendre inoffensive. À la force du regard de Méduse, frontal, figeant l’adversaire, Persée répond donc par une maîtrise de la vue et de la dissimulation, par l’art du détour et par celui du mouvement.

  • 11 Tzetzès à Lycophron, 17.

12Bellérophon doit, sur l’ordre d’Iobatès, combattre deux peuples de guerriers redoutables (les Solymes et les Amazones), ainsi que la Chimère. Ce monstre triple, composé d’un lion, d’une chèvre (chimaira) et d’un serpent, crache le feu. Bellérophon affronte ces trois adversaires à l’aide de Pégase. Celui-ci lui offre une mobilité supplémentaire et une position dominante, subvertissant les règles de combat habituelles. Enfin, dans certaines versions, le héros plante dans la gorge du monstre une masse de plomb11 ; le métal en fusion consume la Chimère, détruite par son propre feu.

13Jason enfin triomphe des adversaires réunis par Aiétès grâce à l’aide de Médée, fille de ce dernier. Cette magicienne procure contre des taureaux cracheurs de feu un onguent protecteur ; contre des guerriers nés de dents de dragon semés dans le sol, une ruse les amenant à s’entretuer ; contre le dragon sans sommeil gardant la toison, un charme hypnotique.

  • 12 Strabon, xiv, 3, 6 ; Pomponius Mela, i, 80 ; Pline l'Ancien, Histoire naturelle, II, 110/106 ; V, 2 (...)

14Dans tous les cas, l’adversaire comporte, au moins en partie, des caractères chthoniens, manifestés notamment par la présence d’un animal associé au monde souterrain : le drakôn (serpent ou dragon) (la Gorgone en a les cheveux, la Chimère la tête ou la queue, enfin c’est un tel monstre qui produit les guerriers semés et garde la Toison). La Gorgone et la Chimère figurent par ailleurs parmi les monstres des Enfers. On lie aussi la Chimère aux crevasses volcaniques de Chimaira en Lycie ; et, si cette association permet à certains géographes de minimiser les aspects merveilleux, elle traduit aussi ces connotations chthoniennes12.

15Ce combat peut être ou non suivi de la conquête d’un trophée (gorgonéion, Toison d’or). Il marque en tout cas l’accomplissement de la quête impossible et un tournant dans le récit.

Suites de la quête et retour du héros

    • 13 A. Moreau, Le mythe de Jason et Médée, 137. Coupe à figures rouges, attribuée à Douris, Rome, Musée (...)

    Le contact avec le monstre. Persée, après avoir vaincu la Gorgone, se sert de sa tête, à la vision toujours périlleuse, pour pétrifier ses adversaires ; il s’accapare ainsi les attributs du monstre et ses modalités d’action. Tel n’est pas le cas des deux autres héros. Néanmoins, certaines versions – exclusivement iconographiques –, montrent Jason émergeant de la gueule du dragon ; A. Moreau y lit un exemple d’incorporation au monstre, présent dans le parcours de l’initié13.

  • Les adversaires postérieurs. La quête impossible plaçait jusqu’ alors le héros en position d’infériorité apparente, contre un ennemi donné pour invincible. La victoire amène le héros à inverser ce rapport de force et à jouir à son tour face à ses adversaires d’une supériorité tout aussi inégale. Persée, muni du gorgonéion, pétrifie son rival Phinée, prétendant d’Andromède, et tous ses partisans ; de retour à Sériphos, il fait subir le même sort au roi Polydectès et à sa cour. (Sa victoire sur le monstre marin, en revanche, s’effectue généralement sans le gorgonéion, et redouble plutôt l’exploit initial.) Dans les deux cas, le rapport de force est inversé ; le déséquilibre est démultiplié par l’extension du meurtre à l’ensemble du groupe ; enfin les modalités d’action ont changé : le recours au trophée demeure un artifice, mais la ruse et le détour le cèdent davantage au combat frontal.

  • 14 Euripide, Sthénébée. Cf. aussi Asclépiade, 12F13 (Jacoby) = scholie à l'Iliade ; scholie à Pindare, (...)

16L’évolution de Bellérophon et celle de Jason ne sont pas aussi nettes. Bellérophon, après ses trois combats, déjoue une embuscade des Lyciens en les affrontant de manière analogue – avant de s’établir durablement en Lycie. Dans d’autres versions, de retour à Argos, il châtie l’épouse de Proïtos, qui avait intrigué contre lui : à l’aide de Pégase, il l’entraîne dans les airs et la précipite dans la mer14. Jason doit aux charmes de Médée la défaite de plusieurs adversaires, de force variable : le géant Talos, encore redoutable ; le roi Pélias, plus vulnérable. Les différences demeurent importantes. Mais dans les trois cas, l’instrument de domination – gorgonéion, Pégase, Médée – est issu de la quête impossible. Il y occupait une fonction à chaque fois différente : monstre devenu trophée (le gorgonéion) ; auxiliaire surnaturel, acquis au début du récit (Pégase) ; adjuvante surnaturelle ramenée, tel un second trophée, du lieu de l’épreuve (Médée), avec des instruments magiques (ses drogues).

  • Le châtiment du destinateur malveillant. Persée, de retour à Sériphos, présente le gorgonéion à Polydectès ; celui-ci est aussitôt pétrifié. Le héros peut, dans un seul geste, satisfaire la demande du roi et causer sa mort. Par un renversement saisissant, le destinateur malveillant doit sa perte à l’objet même de la quête, qu’il avait requis du héros en croyant l’anéantir. La même logique s’applique de manière indirecte au meurtre de Pélias. Médée lui propose de le rajeunir, grâce à une technique qu’elle passe pour avoir appliqué à d’autres. Pour faire la preuve de ce pouvoir, elle met en pièces un vieux bélier, le fait bouillir dans un chaudron et en extrait un jeune agneau. Les filles de Pélias, convaincues par cette démonstration, appliquent ce traitement à leur père, qui n’en tire pas les mêmes bénéfices. La mort de Pélias n’est pas directement causée par le bélier à la toison d’or ; mais elle l’est par un stratagème impliquant le même type d’animal et par une magicienne indissociable de sa conquête. La demande exorbitante formulée par Pélias et Polydectès se retourne donc contre son auteur. L’histoire de Bellérophon ne suit pas ce schéma puisque le second destinateur (Iobatès) le récompense et que le premier (Proïtos) n’est châtié qu’à travers son épouse.

    • 15 R. Aélion, op. cit. ; C. Calame, Poétique des mythes en Grèce ancienne, 71‑93.
    • 16 [Apollodore], II, 4, 4 (Tirynthe) ; Pausanias, II, 16, 3 (Mycènes).

    Un dénouement ambigu. Le retour du héros appelle des dénouements variables et souvent ambigus. La probation peut, nous l’avons vu, être validée par un mariage et l’acquisition d’une terre – mais aussi subvertie dans sa dernière étape. D’Argos à Sériphos puis à l’extrême- occident, Persée décrit un aller-retour complexe : son histoire, dans un schéma circulaire (mis en valeur par R. Aélion et C. Calame), le fait repasser par les mêmes étapes, en triomphant des ennemis et en inversant des situations initialement défavorables15. Mais, alors qu’il s’apprête à rentrer à Argos et à prendre pacifiquement la succession d’Acrisios, Persée le tue accidentellement au cours d’un concours athlétique. Ce meurtre, accomplissant la prophétie redoutée par l’aïeul, consacre certes la domination du héros sur un opposant ; mais il constitue aussi un parricide. Aussi Persée préfère-t-il, chez le Pseudo-Apollodore et chez Pausanias, compenser cette souillure en échangeant son royaume contre celui de Tirynthe16. Le voyage se trouve donc biaisé dans sa dernière étape ; le héros — tout en s’implantant durablement sur une terre — ne recouvre pas son héritage ancestral.

17Le retour de Jason donne lieu à de nombreuses variantes et notamment – à l’époque archaïque – à une issue non conflictuelle avec Pélias. Mais la version s’imposant par la suite est plus sombre. Le meurtre de Pélias constitue aussi un parricide – atténué par la double médiation de Médée et des Péliades. Il entraîne l’exil de Jason à Corinthe, suivi de nouveaux malheurs : Médée, par jalousie, tue ses propres enfants. La Toison d’or offrait au héros une promesse de souveraineté et de fécondité ; or, après avoir triomphé des obstacles, il échoue au retour et perd au contraire royaume et lignée. Cette évolution du mythe répond à des facteurs multiples et hétérogènes : la captation par Corinthe – à des fins politiques – de la geste argonautique – rendant nécessaire l’exil de Jason ; la dégradation générale du héros (et de l’héroïne Médée) ; l’influence décisive de la tragédie d’Euripide dans cette mise en cause. Mais elle accompagne et renforce cette ambivalence du retour.

  • 17 Iliade, VI, 144‑235.
  • 18 Schol. anc. à l'Iliade, VI, 205a.

18L’abaissement de Bellérophon s’effectue en deux temps, sans jamais suivre directement sa quête : il tient donc plus du dénouement différé que du retour manqué. Selon le récit donné par Glaucos dans l’Iliade, le héros jouit dans un premier temps des récompenses de son exploit : une terre nourricière et un mariage lui donnant trois enfants17. Puis, privé de la faveur des dieux, il est dépouillé de l’essentiel de ces biens. Il perd deux de ses enfants, sur un mode reprenant de manière inversée ses propres victoires : son premier fils disparaît dans un combat contre les Solymes ; sa fille meurt par la volonté d’Artémis, protectrice des Amazones et – disent les scholies à ce passage – courroucée de l’agression commise contre ce peuple18. Aux trois épreuves de Bellérophon correspondent donc la fin, majoritairement précoce, de ses trois enfants.

  • 19 Cf. T. R. Assunção, « Le mythe iliadique de Bellérophon », 41‑66.
  • 20 Il est remarquable que les malheurs de Bellérophon soient évoqués – même de façon allusive – dans d (...)

19Le héros « ronge son cœur » dans la plaine d’Aléios (« de l’errance » ou « de l’infertilité ») : au terroir nourricier répond l’errance stérile et consomptive19. Enfin, il est, du haut du ciel, jeté à bas par Pégase ; il est donc, à son tour, perdu par l’instrument même de ses victoires. La raison de cette chute est tantôt un revers du destin – frappant jusqu’aux héros puissants – tantôt le châtiment d’une faute morale : Bellérophon, coupable d’hybris, aurait voulu sur son coursier ailé s’élever jusqu’à l’Olympe ; c’est notamment la version que semble avoir développée Euripide dans sa tragédie éponyme20.

20Comment comprendre ces exemples – non univoques – de dénouements funestes ? Quels liens entretiennent-ils avec la notion de quête impossible ?

  • Une exceptionnalité ambivalente. La victoire éclatante du héros paraît tantôt affirmée, tantôt contrebalancée. Les enjeux de la probation – règne et fécondité — sont tantôt accordés, tantôt déniés, tantôt encore acquis de manière transitoire ou partielle. L’exceptionnalité du héros (à travers sa puissance et sa protection divine) appelle-t-elle ainsi sa propre compensation ? La mise en cause – dans un contexte tragique – de Bellérophon et de Jason le suggère. Bien des textes s’abstiennent au contraire de juger le héros tout en en décrivant les malheurs. On constate néanmoins que c’est l’instrument de la victoire (Pégase, Médée) qui cause bien souvent son renversement – simple rappel thématique ou expression d’une causalité implicite ?

    • 21 Coupe attique à figures noires, vers 575‑550 avant J.‑C., Paris, Musée du Louvre, A 478. La tête de (...)
    • 22 Hésiode, Théogonie, 325.

    L’empreinte du surnaturel. On peut également se demander si le contact avec l’auxiliaire divin ou surnaturel, voire avec le monstre, n’imprègne pas le héros de manière excessive et ne fait pas l’objet d’une compensation semblable. La conversion de l’auxiliaire surnaturel en opposant peut-elle être comprise sous ce rapport ? L’une des figures récurrentes du dénouement semble en effet la redistribution des éléments merveilleux et leur séparation d’avec le héros mortel. Persée, qui, au prix d’un déplacement, réussit le mieux son retour, est aussi celui qui restitue systématiquement ses objets magiques à ses auxiliaires surnaturels : la besace, les talonnières et le casque reviennent aux nymphes ; le gorgonéion est placé sur le bouclier d’Athéna. Son retour, relativement apaisé, suit cette séparation. Celle-ci s’effectue au contraire dans la douleur pour Bellérophon. Sa vaine tentative pour gagner l’Olympe entraîne sa chute, alors que Pégase poursuit, dans un mouvement inverse, son ascension vers les espaces supérieurs, pour se mettre au service de Zeus. Cavalier et monture sont ainsi séparés en un mouvement contraire, éloignant le héros mortel de l’animal divin. La légende de Bellérophon est marquée par la figure du triple : trois épreuves, un monstre triple, trois enfants. Or Bellérophon forme lui-même avec son coursier un être triple (homme, cheval et être ailé) – qui fait, sur certaines représentations, pendant à la Chimère (fig. 2)21. (Hésiode accentue aussi cet effet en attribuant la victoire sur le monstre tout ensemble à « Pégase et Bellérophon », comme s’ils formaient un même assaillant, plutôt qu’un maître et sa monture22.)

Figure 2 : Bellérophon et la Chimère, coupe attique à figures noires Louvre A 478

Crédit photo : Par Peintre de Heidelberg — User :Bibi Saint-Pol, Travail personnel, 9 mai 2007, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/​w/​index.php ?curid =2146895

  • 23 Sénèque, Médée, 10221025.

21L’envol de Pégase dissout cet ensemble et rend Bellérophon à sa simplicité. Le départ de Médée dépouille également Jason d’une auxiliaire surnaturelle (la scène finale de la tragédie de Sénèque, où la magicienne s’envole sur son char de dragons, souligne en particulier cette dimension23).

22Le mouvement d’éloignement, puis d’intégration du héros semble donc se doubler, dans ces trois quêtes, d’un mouvement de contact avec le surnaturel, puis d’une séparation. Objets et auxiliaires merveilleux sont redistribués dans leur espace propre et le héros rendu à ses limites mortelles – de manière tantôt paisible (Persée), tantôt dramatique (Bellérophon, Jason).

23La quête impossible, en exacerbant le rapport de force avec les adversaires, en rendant nécessaires les auxiliaires divins, manifeste de manière saillante le caractère intermédiaire du héros : entre humanité et divinité, limites mortelles et puissance surnaturelle. Ces trois voyages l’amènent, par un mouvement progressif ou contraire, à explorer différemment ces deux pôles. Leurs dénouements, dans leurs variétés d’intrigue et de traitement, le replacent au cœur de sa dualité.

Bibliographie

AELION Rachel, « Les mythes de Bellérophon et de Persée », LALIES 4 (1984), 195-214.

ASSUNÇÃO Teodoro Rennó, « Le mythe iliadique de Bellérophon », Gaia 1-2 (1997), 41-66.

CALAME Claude, Poétique des mythes en Grèce ancienne, Paris : Hachette, 2000.

MOREAU Alain, Initiation en Grèce antique, DHA 18.1 (1992) : 191-244.

MOREAU Alain, Le mythe de Jason et Médée, Paris : Belles Lettres, 1994.

JEANMAIRE Henri, Couroi et Courètes, Lille : Bibl. Univ., 1939.

PIRENNE-DELFORGE Vinciane et SUAREZ DE LA TORRE emilio (éds), Héros et héroïnes dans les mythes et les cultes grecs (Colloque Univ. Valladolid, 1999). Liège : CIERGA, 2000.

VAN GENNEP Arnold, Les Rites de passage, Paris : Picard, 1909 (éd. augmentée 1969).

VERNANT Jean-Pierre, La mort dans les yeux, Paris : Hachette, 1985.

VIDAL-NAQUET Pierre, « Le chasseur noir et l’origine de l’éphébie athénienne », Annales ESC. 23 (1968), 947-964.

Notes

1 V. Pirenne-Delforge et E. Suárez de la Torre (éd), Héros et héroïnes dans les mythes et les cultes grecs, x.

2 Hésiode, Théogonie, 992‑1002.

3 R. Aélion, « Les mythes de Bellérophon et de Persée », 195‑214 ; A. Moreau, « Initiation en Grèce antique », 191‑244 et Le mythe de Jason et Médée, 117‑142.

4 Pindare, Pythiques, 4, 78-100.

5 Phérécyde, 3F11 ; [Apollodore], II, 4, 2.

6 Pithos cycladique à reliefs, vers 670 avant J.‑C., Musée du Louvre, CA 795.

7 Pindare, Pythiques, 4, 148-155

8 Pindare, Olympiques, 13, 60 sq.

9 A. Van Gennep, Les Rites de passage ; H. Jeanmaire, Couroi et Courètes ; P. Vidal‑ Naquet, « Le chasseur noir et l'origine de l'éphébie athénienne », 947-964.

10 Voir J.‑P. Vernant, La mort dans les yeux.

11 Tzetzès à Lycophron, 17.

12 Strabon, xiv, 3, 6 ; Pomponius Mela, i, 80 ; Pline l'Ancien, Histoire naturelle, II, 110/106 ; V, 28.

13 A. Moreau, Le mythe de Jason et Médée, 137. Coupe à figures rouges, attribuée à Douris, Rome, Musée du Vatican 16545 vers 480 avant J.‑C. ; relief étrusque, Felsina, Ve s. avant J.‑C., Meyer, pl. 9 ; miroir gravé étrusque, Ve s. avant J.‑C., Mus. Charlottenburg, inv. 148.

14 Euripide, Sthénébée. Cf. aussi Asclépiade, 12F13 (Jacoby) = scholie à l'Iliade ; scholie à Pindare, Olympiques, 13, 30c ; à Lycophron, 17 (chute à la suite d'une piqûre de taon). Hygin, Astronomie, II, 18, 1 (chute par peur du vide).

15 R. Aélion, op. cit. ; C. Calame, Poétique des mythes en Grèce ancienne, 71‑93.

16 [Apollodore], II, 4, 4 (Tirynthe) ; Pausanias, II, 16, 3 (Mycènes).

17 Iliade, VI, 144‑235.

18 Schol. anc. à l'Iliade, VI, 205a.

19 Cf. T. R. Assunção, « Le mythe iliadique de Bellérophon », 41‑66.

20 Il est remarquable que les malheurs de Bellérophon soient évoqués – même de façon allusive – dans deux textes plutôt portés à le valoriser : le discours de Glaucos, présentant dans l'Iliade son illustre ancêtre, et la 13e Olympique de Pindare, glorifiant les héros de Corinthe, cité de son dédicataire. Bellérophon apparaît ici indissociable d'un destin funeste. Cf. Pindare, Isthmiques, 7, 44 ; Hygin, Fables, 57.

21 Coupe attique à figures noires, vers 575‑550 avant J.‑C., Paris, Musée du Louvre, A 478. La tête de lion fait face à celle de Pégase dans une opposition frontale. La chèvre et le serpent, tournés dans des directions contraires, sont plutôt mis en parallèle (par leur orientation et leur posture) avec Bellérophon et avec l'aile de Pégase. Le héros répond ainsi à l'élément central du monstre (la chèvre qui lui donne son nom) et l'attribut céleste à l'animal chthonien.

22 Hésiode, Théogonie, 325.

23 Sénèque, Médée, 10221025.

Table des illustrations

Légende Figure 1 : Persée et Méduse, pithos cycladique à relief, Louvre CA 795
Crédits Crédit photo : By Unknown (Cyclades, Greece) (Marie-Lan Nguyen (2007)) [Public domain], via Wikimedia Commons
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/2562/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 316k
Légende Figure 2 : Bellérophon et la Chimère, coupe attique à figures noires Louvre A 478
Crédits Crédit photo : Par Peintre de Heidelberg — User :Bibi Saint-Pol, Travail personnel, 9 mai 2007, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/​w/​index.php ?curid =2146895
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/2562/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 72k
URL http://books.openedition.org/pupvd/docannexe/image/2562/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 168k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search