1Le mouvement de protestation viticole de 1907 a été avant tout un mouvement rural dont le centre était le petit village d’Argeliers dans le Minervois audois1. Pourtant, c’est dans les villes de la région que se sont déroulés les grands meetings et que se sont produits les événements les plus dramatiques. La ville de Béziers occupe à cet égard une place particulière. Non seulement parce que Béziers a accueilli le 12 mai plus de 120 000 manifestants, non seulement parce que le 16 mai une émeute a poussé la municipalité à la démission, mais parce que c’est à Béziers que se termine le mouvement le 21 juin et parce que c’est à Béziers, d’une certaine façon, que tout avait commencé, non pas en 1907, mais deux ans plus tôt, en 1905. De plus, dans les deux cas, que ce soit pour clore le grand mouvement du printemps 1907 ou en janvier 1905, en guise de répétition générale, se trouve un homme, Antonin Palazy, qui est certainement, après Marcelin Albert et Ernest Ferroul, le troisième homme de la grande aventure vigneronne de 1907. Mais Antonin Palazy n’était pas un homme isolé : autour de lui, il y avait les corps constitués (le conseil municipal et la chambre de commerce et d’industrie) et la population.

2Depuis qu’en 1893, une brusque crise de mévente s’est abattue sur la région, municipalités, parlementaires, sociétés d’agriculture, chambres de commerce et même journalistes sont prompts, en cas de crise viticole, à réagir, à livrer leurs analyses et à proposer leurs solutions. C’est ainsi que l’année 1893 avait été marquée par un meeting de 30 000 personnes à Montpellier réunissant des gens de toute opinion et par l’apparition de mots d’ordre de démission des corps élus et de grève de l’impôt2.

3En 1900, la réapparition de la crise de mévente réactive les réactions de 1893. La crise viticole devient un motif de préoccupation permanente des responsables politiques et économiques de la région et, en janvier 1905, Béziers est le siège d’un congrès viticole régional de grande ampleur puisqu’il réunit 1 900 délégués représentant 250 municipalités et 350 collectivités agricoles et commerciales venant de sept départements. On trouve parmi ces collectivités aussi bien des sociétés agricoles, des syndicats patronaux, des syndicats ouvriers que des syndicats de négociants, des chambres de commerce et même des tribunaux de commerce.

Béziers au centre de la protestation viticole de 1905

4A l’initiative de ce congrès sans précédent, un homme Antonin Palazy, né à Maureilhan en 1869. Avocat et propriétaire d’un domaine de plus de cent hectares à Vendres3, mais résidant à Béziers, il a été deux fois candidat malheureux aux élections législatives en 1902 et aux élections municipales en 1904. Il s’est présenté comme candidat radical-socialiste mais il ne fait pas partie du Parti républicain et radical-socialiste officiel auquel appartiennent aussi bien le député de la circonscription, Louis Lafferre, que le maire de Béziers, Emile Suchon. Palazy préside le Syndicat professionnel agricole de Béziers qui a réclamé, le 20 novembre 1904, l’organisation d’un congrès viticole régional. Il est aussi vice-président de la Société départementale d’encouragement à l’agriculture de l’Hérault et il est à l’origine de l’appel lancé par cette société, en décembre 1904, A tous ceux qui vivent de la vigne. Ce texte est fondamental pour comprendre l’avtion qui va être menée depuis Béziers au cours du premier semestre de l’année 1905. En voici les passages les plus significatifs :

« Les grèves qui ont menacé de s’étendre à toute notre région, apaisées momentanément mais prêtes à renaître demain sous la pression de la misère, ces grèves ont pour cause directe la crise viticole. Parmi les propriétaires, beaucoup ont été forcés de livrer leur vin à un prix dérisoire, pour faire face à leurs échéances ; un plus grand nombre encore n’ont pu vendre leur récolte et se trouvent dépourvus de toute ressources.
Il leur est donc impossible de faire travailler les ouvriers, qu’ils ne pourraient pas payer.
Les plus fortunés même, ceux qui ont des avances, sont amenés à restreindre les travaux au strict nécessaire, pour équilibrer les dépenses avec les recettes qui ne couvriront pas, cette année, les frais d’exploitation. Qui oserait leur reprocher d’être prudents, alors que l’avenir leur apparaît si sombre ?
Ouvriers, propriétaires, tout le monde souffre.
D’où vient le mal ? Quelle est la source de cette crise nouvelle ?
On peut affirmer qu’elle a pour cause principale la fabrication artificielle des vins à l’aide des sucres, des glucoses et de leurs succédanés, soit pendant toute la campagne dernière, soit même, pour certaines régions, pendant les vendanges de 1904...
On a fabriqué tant qu’on a voulu : à la propriété, pendant et après les vendanges, avec ou sans la connivence de négociants qui fournissent le sucre et les ingrédients nécessaires ; chez les acheteurs de vendanges, surtout dans les régions de consommation du Nord ; chez de nombreux débitants des grandes villes ; enfin, à Paris, où la production artificielle, mouillage compris, a dépassé 3 millions d’hectolitres....
La surveillance des sucres, soigneusement organisée de façon à prévenir toute fabrication clandestine, est une mesure de salut viticole- une mesure de salut public.
C’est la seule mesure capable d’empêcher la ruine de la viticulture française et en particulier de la production méridionale.
La Société départementale d’agriculture de l’Hérault, préoccupée tout à la fois de l’avenir de la propriété et du sort des ouvriers de la vigne, croirait manquer à sa mission si elle n’engageait tous les travailleurs du sol à se liguer et à réclamer des pouvoirs publics la protection énergique à laquelle ils ont droit.
Elle adjure tous les représentants du Midi au Parlement de poursuivre sans trêve la réalisation de ses vœux.
Elle espère trouver un égal appui auprès de tous, ouvriers et propriétaires, solidairement unis pour l’œuvre de salut commun !
L’heure est grave ; il s’agit de savoir si le Midi laissera la betterave tuer la vigne !
Tous, soyons debout, pour défendre le vin, unique source de bien-être pour notre Midi !4 »

5Comme on le voit, cet appel est donc à mettre en liaison directe avec la grande vague de grèves ouvrières qui ont touché la viticulture au cours de l’année 1904 et qui ont gravement effrayé les propriétaires. Il s’agissait des premières grèves ouvrières de grande ampleur dans l’agriculture française avec plus de 45 000 grévistes. Ce fut un moment très difficile pour les propriétaires, isolés dans un contexte politique qui leur était défavorable, le gouvernement du Bloc des gauches ayant proclamé sa neutralité tandis que, dans la région, la presse quotidienne radicale et nombre de municipalités soutenaient le mouvement. Pendant des jours et quelquefois des semaines, beaucoup de villages viticoles ont été parcourus par des défilés de grévistes avec drapeaux rouges, clairons, tambours et chants révolutionnaires provoquant chez les propriétaires, souvent claquemurés dans leurs maisons, un phénomène de peur sociale. On comprend mieux dans ces conditions la liaison établie par cet appel entre les grèves de 1904 et la recherche de l’union sacrée.

6Lors du congrès viticole régional des 20, 21 et 22 janvier 1905, tenu à Béziers et présidé par Antonin Palazy, son initiateur, une place est faite aux délégués ouvriers. Ceux-ci font partie du bureau du congrès et Palazy ne manque pas une occasion de signaler leur présence. Le congrès adopte un certain nombre de propositions pour résoudre la crise : suppression totale du sucrage dans toutes les régions viticoles de France, surveillance de la circulation des sucres circulant par quantité supérieure à 25 kilos ; suppression du vinage ; maintien de la suppression du privilège des bouilleurs de cru ; aide de l’Etat aux distilleries coopératives ; monopole d’Etat de l’alcool ; modification des tarifs appliqués aux vins par les compagnies de chemin de fer. Sont également adoptés, à la demande des délégués ouvriers, la suppression de l’article 16 de la loi des boissons de 1900 autorisant la fabrication des piquettes distribuées aux salariés ; allocation gratuite à chaque salarié de la vigne de 2 litres de vin par jour ; allocation gratuite de vin aux soldats5.

7Pour faire aboutir ces revendications, Antonin Palazy, lors de son discours de clôture et en présence du sous-préfet de Béziers, s’adresse aux parlementaires présents : « Nous remettons notre sort entre vos mains ». Malgré ces propos du président du congrès, les parlementaires radicaux gouvernementaux sont hués par une partie des congressistes.

8Pourtant, au cours du premier semestre 1905, les députés de la région, en grande majorité radicaux d’ailleurs, n’en sont pas moins actifs, déposant plusieurs propositions de loi relatifs à la mévente des vins. En mars, ils réussissent à obtenir la gratuité de retour pour les fûts de vin vides par voie ferrée mais ils échouent lorsqu’ils réclament la suppression absolue du sucrage des vins comme ils échouent en juin lorsqu’ils proposent une surtaxe sur les vins de sucre et sur le sucre circulant par quantités supérieures à 50 kg (contre-projet Gaston Doumergue, député radical-socialiste du Gard-Albert Sarraut, député radical-socialiste de l’Aude – Félix Aldy, député socialiste de l’Aude). Seule compensation, le 16 juin, la Chambre accepte l’amendement des deux députés de l’Hérault (Jules-Antoine Razimbaud et Paul Vigné d’Octon, tous deux députés radicaux-socialistes) stipulant que le sucrage ne sera autorisé que pendant la période des vendanges.

9Ces échecs répétés à la Chambre des députés provoquent une immense déception dans la région, déception qui se change rapidement en colère. Dans les jours qui suivent le rejet du contre-projet Doumergue-Sarraut-Aldy, plusieurs municipalités de l’Hérault et de l’Aude démissionnent (Alignan-du-Vent et Puissalicon dans l’Hérault, Aigues-Vives et Argeliers dans l’Aude). De plus, sans pour autant démissionner, 33 conseils municipaux de l’Hérault approuvent ces démissions et 61 déclarent qu’ils se rallieront à la démission si la majorité des municipalités y sont favorables.

10Antonin Palazy, en tant que président du Comité régional de défense viticole du Midi issu du grand congrès de janvier 1905, diffuse largement des formulaires de demande d’exonération collective d’impôts pour 1905 et 136 maires de l’Hérault présentent officiellement de telles demandes. Le comité régional est de plus en plus favorable à ces démissions, à la grève de l’impôt et de plus en plus hostile au gouvernement accusé de mollesse. Sur ces questions ; la presse régionale se divise. Tandis que la presse royaliste, avec L’Eclair de Montpellier, soutient le mouvement, les journaux radicaux-socialistes comme Le Petit Méridional, prennent leurs distances.

11Le 2 juillet 1905, aux arènes de Béziers, le Comité régional de défense viticole du Midi réunit une importante assemblée de plusieurs milliers de personnes (15 000 selon L’Éclair, seulement 4 000 selon Le Petit Méridional). Les participants adoptent des résolutions énergiques : le gouvernement est blâmé, la grève de l’impôt est proposée, les municipalités sont invitées à supprimer les réjouissances du 14 juillet et à affecter les fonds prévus pour cela aux chantiers communaux ouverts pour les chômeurs, enfin conseillers municipaux, généraux et d’arrondissement sont appelés à démissionner. Les délégués ouvriers font aussi adopter par l’assemblée une motion précisant qu’après la démission des corps élus, « les propriétaires prennent l’engagement d’honneur de conserver leur personnel jusqu’à leur dernier sou » ! Mais cette dernière résolution mécontente beaucoup de propriétaires bien décidés à ne pas suivre cette recommandation. D’autres décisions mécontentent aussi les élus radicaux, soutiens du gouvernement, qui se démarquent des décisions du congrès. Dans ces conditions, l’union ne tarde pas à se défaire : les délégués décident de se retirer du comité, les socialistes faisant de même ainsi que les radicaux gouvernementaux. À la mi-juillet 1905, c’en est fini de cette première tentative d’organiser un grand mouvement de protestation contre la crise viticole.

La position originale de la municipalité de Béziers

12Alors que cette première tentative d’organiser un grand mouvement interclassiste pour protester contre la crise viticole est parti de Béziers, quelle a été l’attitude de la municipalité de la ville ? La position du conseil municipal a été exposée lors de la séance extraordinaire du 5 juillet 1905 à travers un rapport adopté à l’unanimité. Celui-ci commence par adresser un blâme au gouvernement qui n’a pas pris de mesures adaptées à la situation de la viticulture et poursuit :

« Depuis un mois, réunions, appels, meetings, rien n’a été négligé pour attirer l’attention du gouvernement sur nos régions si malheureuses et cependant, il semblerait que Béziers n’a pas encore fait entendre sa protestation par l’organe de ses élus. Est-ce à dire que le chef-lieu de l’arrondissement le plus productif de France se sépare des autres communes. Est-ce à dire que la ville la plus importante en tant que commerce des vins, se désintéresse de la question et laisse à d’autres le soin de la solutionner ? Le supposer serait mal nous connaître.
Mais tous ces appels, toutes ces réunions n’ont pas conservé leur caractère propre qui cependant ne manquait pas de grandeur et, au travers de leur dévouement exagéré, les moins atteints et partant les moins malheureux, ont laissé percer leur ambition ou leur joie de pouvoir s’élever contre des institutions qui nous sont chères.
A la crise intense qui sévit, ils portaient comme remède immédiat : la démission des corps élus et le refus de payer l’impôt.
Si nous sommes d’accord avec eux pour reconnaître toute l’étendue du mal dont nous souffrons, nous différons absolument sur les moyens d’y remédier et les solutions proposées ne nous paraissent pas répondre au cas qui nous occupe. Elles seraient sans effet et n’auraient qu’un résultat inévitable, celui de priver immédiatement de leur salaire, tous les employés et ouvriers qui trouvent leur existence dans les bureaux et chantiers communaux. Or, comme à Béziers, ils sont nombreux, ce serait autant de chômeurs qui viendraient involontairement grossir le nombre déjà trop grand des malheureux qui souffrent de la crise.
Le remède serait donc pire que le mal...
Au risque de ne point voir notre avis partagé par tout le monde, nous dirons que la crise actuelle peut avoir deux causes :
1° La concurrence des vins artificiels ;
2° La surproduction...
Nous demandons... l’interdiction complète du sucrage... nous demandons la déclaration de récolte obligatoire...
Mais, pour mieux arriver au résultat désiré, nous demanderons à nos propriétaires de renoncer à la culture intensive.
Nous crions partout la mévente et nous nous attachons à produire toujours davantage.
Nous nous plaignons de garder les vins dans nos caves et notre seul désir est de faire toujours plus de vin.
Apportons à la vinification les mêmes soins dont nous entourons la culture des vignes. En un mot, faisons du bon vin et efforçons-nous de lui rendre cette réputation si justifiée, si indispensable pour en assurer la vente rémunératrice.
Et si, malgré tous nos efforts, si malgré tous nos soins, et malgré la bonne qualité de la plus grosse partie de nos produits, l’écoulement en restait pénible et infructueux, nous demanderions au gouvernement de faciliter l’exportation des vins de choix, de leur ouvrir des débouchés et de permettre de débarrasser le marché des vins défectueux soit par des primes aux vins distillés, soit par l’établissement du monopole de l’alcool.
Il est un point non moins important qui nous paraît étroitement lié à l’établissement des cours et à leur maintien.
Nous voulons parler du logement des récoltes. Bien des propriétaires, dans les années d’abondance surtout, n’ont pas tous le matériel nécessaire pour loger la totalité de leur récolte. Ils en sont réduits à vendre comme ils peuvent leurs excédents qui constituent toujours les meilleures qualités et une fois ces excédents jetés sur la marché... les affaires languissent, les cours se traînent et se relèvent difficilement. Pour parer à cet inconvénient, dans les mesures de nos moyens, nous allons étudier immédiatement la création à Béziers d’une cave commune où les propriétaires, en pareil cas, pourront loger leurs excédents, continuer leurs vendanges, et attendre, pour vendre, des cours meilleurs et bien établis... »

13Enfin, parmi les propositions adoptées par le conseil municipal, outre « la distillation des mauvais vins », la répression des fraudes, la déclaration obligatoire de récolte et le monopole de l’alcool par l’Etat, il faut noter que le conseil « engage les propriétaires à ne pas faire de culture intensive mais bien des vins de qualité et à se munir de vaisselle vinaire capable de recevoir la récolte pendant les années d’abondance et mieux se syndiquer en vue de créer des caves coopératives pouvant contenir leur récolte »6.

14En clair, cela signifie que le conseil municipal à direction radicale-socialiste de Béziers se démarque d’un mouvement qu’il considère comme antirépublicain et dont il ne partage ni l’analyse de la crise par la seule fraude, ni les mots d’ordre de démission des corps élus ou de grève de l’impôt. Avec le recul du temps, on ne peut que constater la justesse de ces analyses. En soulevant la question de la surproduction naturelle, de la culture intensive, de la fabrication de vins de qualité médiocre, des conditions de la commercialisation, les conseillers municipaux biterrois ont mis le doigt sur des questions essentielles sans omettre d’ailleurs la fabrication des vins artificiels, le sucrage et le mouillage. Plusieurs des propositions faites se concrétiseront par des lois aussi bien en juin et en juillet 1907 que plus tard, dans les années 1930 avec l’ensemble législatif désigné sous le nom de « statut de la viticulture ».

15Il fallait un courage certain pour heurter de front les idées reçues en la matière dans un monde viticole qui refusait obstinément de reconnaître ses propres responsabilités dans la crise. Moins de deux ans après, le conseil municipal de Béziers allait chèrement payer son attitude.

16Une partie de ces idées était partagée par Antonin Palazy lui-même car celui-ci, après l’échec du Comité régional de défense viticole, s’oriente vers une meilleure organisation de la commercialisation des vins, ce qui prouve que, pour lui, la fraude n’était pas la seule raison de la crise. En février 1906, Palazy crée une Association mutuelle de producteurs de vins du Midi dont il devient le président. Il s’agit de regrouper au sein de cette société le plus grand nombre possible de propriétaires récoltants qui confieraient à cet organisme le monopole de la vente de leur vin. En avril 1907, la société annonce le chiffre très élevé de 20 100 adhérents récoltant 9 millions d’hectolitres de vin c’est-à-dire le cinquième de la production française et environ la moitié de la production de Midi !

17Cette société, qui reçoit le nom de « trust Palazy » s’inspirait d’un projet analogue émanant du grand propriétaire et député des Pyrénées-Orientales, Edmond Bartissol, projet lancé en août 1905 mais qui avait échoué en septembre 1906. Ce qui est intéressant dans ces deux projets, c’est qu’ils ne sont pas très éloignés des analyses du conseil municipal de Béziers. Ils partent tous deux du constat que les vignerons, par manque de vaisselle vinaire, vendent leur récolte presque tous en même temps, ce qui fait chuter les cours, souvent de façon catastrophique. D’ailleurs, dans les années 1930, une des principales mesures que fera adopter le député de l’Hérault Edouard Barthe sera l’obligation d’échelonner les ventes. Mais le projet Palazy ne vit jamais le jour, emporté par le grand vent des meetings du printemps 1907.

L’année 1907 : du meeting du 12 mai à la démission de la municipalité le 16 mai et à la mutinerie du 17^e régiment d’infanterie le 21 juin

18En effet, à compter du mois de mars 1907, l’action interclassiste ébauchée en 1905 réapparaît mais cette fois avec une force impressionnante. Le point de départ est la série d’interpellations à la Chambre des députés par plusieurs parlementaires du Midi sur l’attitude de la justice face aux fraudes sur les vins7. Ces interpellations sont à l’origine directe de l’institution d’une commission d’enquête sur la crise viticole, commission se mettant aussitôt au travail. Elle adresse à tous les corps constitués un questionnaire ne comportant pas moins de 48 questions sur la situation du vignoble, la vinification, les fraudes, le commerce des vins etc. Il est particulièrement intéressant de voir comment, dans sa séance du 12 mars 1907, la Chambre de commerce de Béziers répond à ce questionnaire8. Cette chambre est présidée par François Guy, important négociant en vin de Béziers, avec pour vice-président Achille Gaillard, industriel de la ville dont une partie des activités est liée à la viticulture.

19Dans sa réponse, la chambre attribue la crise viticole à deux causes : d’une part, la production artificielle par sucrage et par mouillage, d’autre part à l’absence de débouchés pour les alcools provenant de la distillation des vins naturels. Et, en effet, ce marché est alors engorgé par les alcools dits industriels c’est-à-dire provenant pour l’essentiel du sucre de betterave. Prudemment, pour ne pas indisposer les vignerons du Midi, elle propose l’interdiction absolue du sucrage des vendanges, cidres et poirés sachant pertinemment que cette mesure ne serait jamais acceptée par les vignerons de la majorité des régions de France. Mais elle propose également, pour alléger le marché, une prime pour les producteurs d’alcool de façon à ce qu’ils soient incités à distiller leurs vins les plus médiocres allégeant ainsi le marché. Après avoir souligné, comme conséquence de la crise viticole, le recul général des affaires dans la ville évalué entre 35 et 60 %, elle propose l’emploi exclusif des alcools de vin pour la fabrication des apéritifs ou de vinaigre, la suppression des droits d’octroi, la diminution des tarifs de transport sur les vins.

20Le conseil municipal de Béziers est également consulté par la commission d’enquête parlementaire à laquelle il répond, dans sa séance du 19 mars 1907. Mais auparavant, l’assemblée communale a consacré deux de ses séances aux effets de la crise sur l’économie de la ville. Tout d’abord, le 7 janvier 1907, il s’est livré à une description des effets de la crise viticole sur les autres secteurs de l’économie de la ville en insistant particulièrement sur la situation des ouvriers de l’agriculture, sur ceux des chais et du bâtiment réduits au chômage. Le conseil municipal demande au gouvernement, pour ces ouvriers chômeurs, un secours extraordinaire de 50 000 francs. Mais, le 14 février suivant, le conseil doit se rendre à l’évidence : le gouvernement n’a pas répondu à son appel. Le conseil réitère sa demande en brandissant la menace de sa démission si satisfaction ne lui est pas accordée. Il proclame tout à la fois son amertume et sa fidélité au gouvernement dans des termes qui méritent d’être reproduits :

« Nous pensions qu’il (le gouvernement) nous saurait gré d’avoir su, en de graves circonstances, résister à certaines menées politiques qui se dissimulaient mal sous le couvert de la crise viticole... Nous pouvons dire qu’en cette circonstance, le conseil avait puissamment contribué à enrayer un mouvement qui avait pris un moment un caractère révolutionnaire. En un mot, le conseil s’est montré sage, prudent, réfléchi sans jamais abandonner cependant son idéal démocratique et social. Il espérait donc que s’il élevait la voix en des circonstances aussi pénibles, il serait compris des pouvoirs publics ».

21Avec certainement une grande imprudence, le conseil municipal reconnaît ainsi avoir joué un rôle essentiel dans l’échec du mouvement qui s’ébauchait en 1905. Or, une telle déclaration ne peut que raviver d’anciennes rancœurs au moment où monte à nouveau la protestation unanimiste avec l’arrivée dans la région de la commission d’enquête parlementaire. Celle-ci, le 11 mars, est à Narbonne où elle rencontre Marcelin Albert à la tête d’une forte délégation d’Argeliers. Le 19 mars, le conseil municipal adresse à la commission d’enquête un texte où il proclame maintenant que l’unique cause de l’avilissement des prix du vin est « la production artificielle des vins par le sucrage et le mouillage ». L’heure n’est donc plus à une approche nuancée des causes de la crise mais tout simplement au ralliement de la thèse de la fraude qui est en passe de tout submerger dans tout le Midi. Le conseil exprime ensuite son inquiétude devant la situation des viticulteurs et aussi des ouvriers.

22Naturellement, il ne faut pas extraire ces prises de position de la situation politique générale et locale. Béziers, comme l’ensemble du pays est encore tout bruissant des séquelles de la lutte sans merci que se livrent depuis plusieurs années républicains anti-cléricaux et catholiques souvent royalistes, lutte marquée par l’expulsion de congrégations religieuses enseignantes, par la loi de séparation des Eglises et de l’Etat et par la crise des Inventaires. Le conseil municipal de Béziers doit compter non seulement avec l’influente opposition de la droite catholique mais aussi à celle des socialistes locaux qui disposent notamment d’un journal satirique extrêmement virulent ne cessant d’attaquer les radicaux francs-maçons de l’hôtel de ville et le député de la circonscription Louis Lafferre, ancien président national du Grand Orient de France9. Cette véhémente hostilité à la franc-maçonnerie de la part des socialistes biterrois s’était déjà manifestée en 1906 lors des élections législatives. Elle ne pouvait que rapprocher, dans une même attitude à l’égard des radicaux, socialistes et conservateurs et contribuer ainsi à l’isolement de la municipalité.

23Depuis le 24 mars a commencé la campagne de meetings organisée par le comité d’Argeliers et Marcelin Albert. De dimanche en dimanche, le flot grossit d’autant plus facilement que le gouvernement non seulement n’entrave pas le mouvement mais le favorise, les ministres du Midi (G. Doumergue, A. Sarraut) ayant convaincu Clemenceau que ces démonstrations pacifiques permettraient à l’opinion publique et à l’ensemble des députés d’être sensibilisés à la situation difficile du Midi et ainsi de permettre le vote de lois contre la fraude. Cependant, si les préfets et les sous-préfets rivalisent de bienveillance envers le mouvement, les élus radicaux sont dans une situation plus délicate car il leur faut modifier une attitude qui, jusque-là était plus que circonspecte envers la protestation. Le 16 mai, lors du meeting de Béziers, cet embarras est particulièrement visible. Émile Suchon, le maire de la ville prononce bien les paroles de bienvenue devant les 120 000 participants mais ceux-ci ont remarqué que la mairie n’avait pas été pavoisée contrairement à ce qui se faisait lors de ces meetings.

24Nouvelle entorse à l’union sacrée qui prévaut alors : la municipalité maintient pour le dimanche 19 mai la corrida et le concours de musique prévus alors que le même jour se tient à Perpignan un autre meeting et que depuis le début de la campagne de meetings on a pris l’habitude de supprimer, le dimanche, toutes les manifestations festives pour assurer le succès du meeting. À une délégation demandant au maire de reporter les festivités, celui-ci répond par une fin de non recevoir. Nouvelle intervention, le 16 mai, cette fois des dames de la halle qui n’ont pas plus de succès, ce qui provoque la colère de la foule assemblée devant l’hôtel de ville. Une manifestation s’organise devant la mairie : plus de 3 000 manifestants investissent la mairie, pressent le maire qui finit par accepter le report des festivités. La foule réclame maintenant une aide financière du conseil municipal pour les Biterrois se rendant le 19 mai au meeting de Perpignan. Le maire propose au conseil municipal en réunion de discuter de la subvention des billets. Les manifestants se faisant de plus en plus pressants, le maire, qui a refusé de demander des renforts, démissionne ainsi que tout le conseil municipal. Deux heures plus tard, les émeutiers enfoncent la porte de l’hôtel de ville et mettent le feu à des dossiers et au mobilier. Finalement, c’est l’armée (13^e chasseurs et 17^e d’infanterie) qui dégage la place.

25À Béziers, la personnalité du maire a aussi joué un rôle car celui-ci a, aux yeux des manifestants, un double défaut : ce n’est pas un Biterrois mais un Auvergnat d’origine et, en tant qu’ingénieur des arts et métiers, il est étranger au monde de la vigne10. Sept arrestations ont été opérées, surtout de jeunes ouvriers. Il ne semble pas y avoir de viticulteurs parmi eux. Certains ont reconnu des socialistes, des « réactionnaires » et des individus « louches » parmi les manifestants. Au-delà de ces aspects pittoresques, la résistance de la municipalité de Béziers à se laisser entraîner dans le grand tourbillon qui a saisi la région pose problème et rejoint les réticences que l’on discerne au même moment à Carcassonne et à Montpellier. Tout cela conduit à nuancer l’unanimisme du mouvement11.

26Le 3 juin 1907, le sous-préfet de Béziers installe à la place de la municipalité démissionnaire une délégation spéciale de quatre membres qui n’hésite pas, dès le 6 juin, à lancer un cri d’alarme au gouvernement, trois jours avant le meeting de Montpellier que tout le monde pressent formidable. La délégation spéciale fait état de la surexcitation extrême des esprits dans la ville et de la détermination de la population d’exécuter les mesures qui seront décidées à Montpellier. La délégation estime que tout essai de répression serait « impuissant, illusoire et inutile » et adjure le gouvernement, pour éviter l’aggravation de la situation, d’appuyer de toute son autorité toutes les mesures favorables aux « viticulteurs du Midi si cruellement éprouvés ».

27Ce contexte d’agitation extrême, décrit par la délégation spéciale de Béziers, a touché les casernes de la région où se trouvent des milliers de conscrits accomplissant leur service militaire. Ces soldats, originaires de la région, vivaient en osmose avec la population dont ils partageaient les craintes et les espoirs. Or, à partir du 10 juin, les municipalités des quatre départements du Midi ont démissionné en très grand nombre tandis que le gouvernement se prépare ouvertement à faire arrêter les leaders du mouvement. Déjà, le 9 juin au soir à Narbonne, les soldats du 100^e ont manifesté leur solidarité avec les personnes revenant du meeting de Montpellier, notamment en chantant L’Internationale.

28A Béziers, les soldats du 17^e régiment d’infanterie sont particulièrement nerveux. Ils savent que, depuis le 3 juin, l’autorité militaire a décidé leur déplacement de Béziers vers Agde et de là vers une autre destination. En promenade dans les rues de Béziers, ils n’hésitent pas à demander aux civils d' empêcher leur départ. Cet ordre arrive enfin le 16 juin et le départ est fixé à 23 heures le 18 juin. On est en été, il fait chaud et, dans toutes les agglomérations de la région la population prend le frais à la terrasse des cafés ou dans les rues, devant les maisons. Lorsque, à 22 heures, le capitaine de gendarmerie se présente devant la caserne Saint-Jacques, il trouve les issues de celle-ci bloquées par des centaines de civils bien décidés à s’opposer au départ des militaires pour Agde. Des cris de : « Crosse en l’air ! » sont lancés à leur adresse. Finalement, à deux heures du matin, les soldats prennent à pied la direction de 22 km. d’Agde.

29C’est à Agde, dans la soirée du 20 juin que, à la nouvelle des morts de Narbonne et poussé par une foule de civils déchaînés que plus de 600 hommes du 17^e se mutinent, pillent la cartoucherie et reviennent à pied vers Béziers. Au petit matin du 21 juin, ils pénètrent dans la ville au son de L’Internationale, que fait jouer leur chef le caporal- sapeur Fondecave. Alors qu’ils pensaient trouver la ville à feu et à sang, tout est calme. Quelque peu désemparés, sans perspective, ils campent sur les allées Paul Riquet où ils reçoivent l’appui de la population qui approuve leur geste et leur apporte vivres et boissons.

30Aussitôt prévenus, les membres du comité de défense viticole de Béziers, dont Antonin Palazy, vice-président, accourent sur les lieux. Durant plusieurs heures, en compagnie de quelques membres du comité d’Argeliers, ils font le va-et-vient entre les mutins et le sous-préfet, lui-même en communication avec Clemenceau, chef du gouvernement. Palazy, qui est avocat, sait très bien ce qu’encourent les mutins dès lors qu’il s’agit d’une mutinerie de plus de huit personnes : la peine de mort. Après des heures de discussion, Palazy sort de la sous-préfecture brandissant un papier qu’il dit être un télégramme de Clemenceau. Dans ce texte, le président du Conseil promet aux mutins qu’il n’y aura pas de punitions individuelles si les mutins rentrent dans leur caserne. Ces conditions sont acceptées, le général Bailloud, chef de la 16^e région militaire ayant également accepté la teneur du télégramme que lui tendait Palazy ou peut-être un autre membre du comité de Béziers, le baron de Vulliod. Le ledemain, de Béziers, les mutins sont dirigés sur Agde et de là, via Gap et Villefranche-sur-Mer vers Gafsa dans le Sud-Tunisien pour y terminer leur service militaire.

31Ainsi se clôt le mouvement au moment où un affrontement généralisé était à craindre. Pourtant, devant les députés puis devant les sénateurs, Clemenceau nie énergiquement être l’auteur du fameux télégramme. L’affaire pourtant a un prolongement à la Chambre, le 8 juillet, lorsque le député socialiste du Gard, Ulysse Pastre lit un long témoignage signé de tous les membres du comité de défense viticole de Béziers dont voici le passage essentiel :

« Le comité de défense viticole se rend alors à la sous-préfecture, il est onze heures ; il se rencontre dans le cabinet de M. le sous-préfet avec une nombreuse délégation improvisée de la population, qui était en train de demander l’intervention du pouvoir civil en faveur des mutins. M. le président du conseil téléphona au sous-préfet une déclaration qui fut remise à M. Louis Azaïs, le président de la délégation de la population.
Au sortir de chez M. le sous-préfet, le comité de la délégation se réunira pour rédiger la note commune qui fut dictée par le président lui-même de la délégation improvisée et portée aussitôt, par les uns et les autres, à la connaissance des soldats ; elle a été ainsi libellée : « M. le président du conseil des ministres, sur la demande d’une délégation de la population de Béziers, accorde aux soldats qui ont quitté leur cantonnement d’Agde son indulgence. Ils ne seront pas punis individuellement s’ils rentrent à la caserne de Béziers ». La communication portait : « il ne peut, dit-il, accorder autre chose malgré les supplications et les appels au calme et au maintien de la paix entre concitoyens. Si les soldats n’acceptent pas cette solution, la population leur offre de les héberger individuellement et de leur fournir leur subsistance ». Cette communication fut affichée à midi sur tous les arbres des allées Paul-Riquet.
Quoique repoussée par les soldats et surtout par certains individus qui s’étaient glissée parmi eux et les poussaient à la résistance, le message téléphonique de M. le président du conseil produisit une sensible détente »12.

32Telle est la version de toutes les personnes qui étaient présentes dans le bureau du sous-préfet de Béziers le 21 juin 1907. Il est donc clair pour elles que le texte brandi par Palazy, ou par Vulliod, reproduisait les propos tenus au téléphone par Clemenceau. Mais il ne s’agissait pas d’un authentique télégramme de la poste. Il s’agissait de ce que l’on pourrait appeler un « faux vrai-télégramme » !

33L’épilogue de ces événements exceptionnels survient le 13 octobre de la même année 1907, jour des élections municipales complémentaires à Béziers. Deux listes seulement sont en présence : la liste des intérêts communaux emmenées par Henri Pech et la liste du parti ouvrier c’est-à-dire du parti socialiste. Aucun membre de l’ancien conseil municipal démissionnaire le 16 mai ne se représente à ces élections. Ainsi le parti radical-socialiste officiel est absent de cette compétition électorale. Henri Pech, se dit bien aussi radical-socialiste mais il n’a aucun lien avec le parti de l’ancien maire Suchon et du député Lafferre.

34Sur 12 275 inscrits, il y a seulement 4 772 votants. Il est clair que les radicaux-socialistes de gouvernement se sont massivement abstenus. La liste de parti ouvrier recueille 386 voix en moyenne, une troisième liste, artificielle en ce qu’elle mêle des noms des deux listes en présence, 685 en moyenne et la liste Pech entre 3 100 et 3 900. Cette liste est donc élue en entier. Parmi les élus figure Antonin Palazy qui devient adjoint du nouveau maire.