1Entre 1898 et la guerre de 1914, la série de représentations du Théâtre des arènes valut à Béziers de la part du Journal industriel1 l’appellation flatteuse de Bayreuth français, qui circulait déjà dans l’opinion publique avant de s’installer durablement dans la mémoire collective. Le Théâtre des arènes, ainsi qu’il est appelé dans les programmes de l’époque, a créé, pendant dix-neuf ans, des représentations lyriques2 comme l’a indiqué dans sa thèse Jacqueline Gachet3 à qui il faut rendre hommage pour le travail qu’elle a accompli à partir des archives de Fernand Castelbon de Beauxhostes à Boujan-sur-Libron, qu’elle a inventoriées et défrichées.

2Ce grand jaillissement musical, surtout de 1898 à 1911, et l’engouement qu’il a suscité, contraste au même moment avec la grande crise de mévente du vin que subit le Midi viticole, et son cortège de difficultés économiques, de mécontentement et de manifestations, parfois violentes. Il est vrai qu’auparavant, après la crise du phylloxéra, les dix dernières années du 19ème siècle ont été très florissantes, générant une prospérité hors du commun. L’objectif actuel, dans cette période entre prospérité et crise, est d’expliquer les origines de ce « théâtre », de suivre les étapes de son développement et de situer l’originalité de ces créations lyriques dans le contexte biterrois et au regard de Bayreuth4.

Le mécène et le maître : Fernand Castelbon de Beauxhostes et Camille Saint-Saëns

3Les origines du Théâtre des arènes tiennent à la rencontre d’un homme providentiel, véritable mécène, Fernand Castelbon de Beauxhostes, d’un lieu approprié, les arènes de Béziers, offrant de grandes possibilités scéniques, et d’un public- on serait tenté d’écrire d’un peuple- qui vit sur une tradition de fête, connaît et apprécie la musique et l’opéra.

4L’initiative de ces représentations revient à Castelbon5 qui jouit d’une fortune confortable dans laquelle il va puiser largement pour soutenir son projet. Lors de son mariage avec Thérèse Sahuc de la bonne bourgeoisie biterroise, en 1884, chacun des époux reçoit de ses parents la somme de 500 000 francs6. Sa propriété de Boujan-sur-Libron, aux portes de Béziers produit environ 10 000 hectolitres de vin par an qui se négocie à la fin du XIXème siècle autour de 25 francs l’hectolitre. La grande aisance dont Castelbon dispose, condition nécessaire du mécénat, s’ajoute à une personnalité riche de talents divers. Ancien élève des pères jésuites au collège du Caousou à Toulouse, il a reçu une solide instruction classique et aussi une bonne formation musicale qui correspondait à ses dons : il joue des instruments, compose, arrange et dirige même le chœur de chant du collège. Toute sa vie, il consacrera plusieurs heures par jour à jouer du piano7.

5Son goût pour la musique l’a introduit dans les cercles musicaux parisiens, lui a fait connaître les premiers essais de création de théâtre et d’opéra à Nîmes et à Orange et rencontrer beaucoup de compositeurs et d’interprètes. Il est symptomatique qu’au début de son projet, ayant à choisir un conseiller musical, il ait hésité entre Massenet avec qui il entretenait une correspondance, et Saint-Saëns, qui fut en définitive retenu ; encore que, suivant le témoignage de son fils il ne connut ce dernier qu’en 18968 ^; Cet aristocrate fortuné a rompu avec son milieu et s’est aliéné l’opinion catholique et conservatrice à la suite de son divorce et en raison de ses choix politiques. Il adhère à la franc-maçonnerie et entretient des relations amicales avec le député radical Louis Lafferre qui sera un moment grand maître du Grand orient de France, comme avec la municipalité radicaleen particulier le maire Alphonse Mas. Ses opinions progressistes expliquent son désir « d’aller au peuple » pour assurer son éducation, en particulier musicale : « ... il ne faut pas craindre de sacrifier aux snobs et d’écrire dans le goût des foules qui sont dans le vrai » écrira-t-il au librettiste Hérold en 1900.9

6Plus tard, maire de Boujan-sur-Libron, de 1912 à 1925, il entreprendra plusieurs constructions édilitaires comme l’école primaire et le centre aéré et fera réaliser par son ami Antoine Injalbert le monument aux morts de sa commune. Il participera aussi à la fondation de l’Association de propagande pour le vin, en 1927, et à celle du syndicat d’initiative de Béziers et des environs en 1930. Voilà l’homme qui nourrit une grande ambition musicale pour sa ville, confortée par les spectacles qu’il a vus à Nîmes ou à Orange. Il a fait un premier pas en 1886 en prenant la présidence de deux sociétés musicales biterroise, la Lyre et la Sainte Cécile qu’il réorganise et auxquelles il donne une formation plus rigoureuse.

7La construction des arènes du plateau de Valras en 1896 va créer un lieu propre à accueillir son projet. En effet, depuis 1859, la ville a renoué avec la tradition taurine, lorsque sous l’égide de la Société archéologique scientifique et littéraire eut lieu la première corrida de l’époque moderne. Depuis, des spectacles taurins, des corridas -avec ou sans mise à mort-étaient donnés dans des arènes en bois démontables installées successivement dans différents quartiers de la ville : d’abord au champ de mars (place du Quatorze juillet), puis au terrain Bisset (avenue Foch/rue Dessale) et au terrain Palazy (place Émile Zola/boulevard de Genève) enfin du côté de l’abattoir (rue Argence). Justement ? En cette fin de siècle, sur un terrain au plateau de Valras, deux associés Sautel et Gleize entreprennent la construction d’un amphithéâtre en dur, pierres et briques, autant pour pallier les aléas de l’errance des arènes démontables que pour mieux ancrer l’afición à Béziers.10 Leurs difficultés financières et la lenteur des travaux qui en découle, amènent Castelbon à s’intéresser à cette entreprise en créant des 1897 la société tauromachique, et plus tard, en 1901, à participer à l’augmentation du capital de la société Saurel et Gleize, pour un quart de la souscription soit 14 000 francs sur 55 000. Ainsi acquérait-il en même temps la jouissance des arènes du 20 juillet au 31 août de chaque année, pour y produire les spectacles de son choix, de grands drames lyriques.

8A Béziers, ce type de représentation convenait au public, car le peuple aussi bien que les élites aimaient la musique et particulièrement l’opéra dont les enchantaient les décors, les effets scéniques et les airs célèbres. Autour de 1830, après quarante ans de désert, la ville connaît une renaissance de la vie musicale, sous l’impulsion de plusieurs musiciens, surtout Alexandre Guibal du Rivage qui crée des ensembles de musiciens amateurs et une école de musique Peu après, sont fondées des sociétés musicales, l’Orphéon, la Lyre biterroise, l’Estudiantina, la Sainte Cécile. La construction du théâtre en 1844 donne un point d’appui au goût que le public a pour les Représentations théâtrales ou lyriques, cent quinze par an, – opéras, opéras-comiques, vaudevilles – et qu’il applaudit malgré les imperfections et les insuffisances de l’orchestre, des chœurs ou de la mise en scène. Peut-être parce que cela permet « une participation plus grande des classes populaires au spectacle, en particulier d’opéra qui, très rapidement, devint l’affaire du parterre et du poulailler. L’ouvrier trouve au théâtre le seul lieu où il puisse s’exprimer « de vive voix », avant de canaliser son énergie de manière plus artistique dans les activités de l’Orphéon, ... de la Lyre et de l’Estudiantina. La bourgeoisie trouvera à participer à cet élan, par la création, à la fin du siècle, de la chambre musicale, cénacle d’amateurs éclairés. »

9En même temps, l’accroissement sensible de la population- qui passe de 19 330 habitants en 1851 à 52 9100 en 1901-, l’enrichissement apporté par la prospérité viticole, (sauf pendant la crise du phylloxéra de 1882 à 1887), les initiatives de certains mécènes et/ou Erudits -la société archéologique par exemple- redonnent vie à des manifestations traditionnelles : fêtes de saint Aphrodise, fêtes des Caritach, sortie et procession du chameau, animal emblématique de la ville, danses des treilles et du chevalet, corridas et spectacles taurins dont on a déjà noté la renaissance. Toute la ville participe alors au même enthousiasme, à la même ferveur, à la même allégresse débordante : il y a là une ambiance de fête, un goût du rassemblement, une exaltation collective qui se retrouveront dans les spectacles lyriques. Si l’amphithéâtre biterrois accueille les grands rassemblements populaires, les allées Paul Riquet, avec leurs cafés -plusieurs dizaines- sont l’espace du loisir et du divertissement quotidiens. Bien sûr, dans la conjonction d’éléments favorables à la création de grands spectacles lyriques, l’action du mécène est décisive : à sa fortune il ajoute le réseau de ses relations-dans les milieux musicaux et politiques, ses connaissances musicales et son énergie inlassable au service de son projet. C’est au cours d’un séjour en Espagne avec la Lyre biterroise, que Castelbon prit conscience des possibilités que pouvaient offrir des arènes, y compris sur le plan acoustique : « ce fut pour moi une révélation, ou plutôt, l’explication des succès remportés chez les Grecs et les Romains par les spectacles de plein air. Ces spectacles, ne pouvait-on les faire revivre en France, dans notre Midi, qui n’a rien à envier au soleil d’Athènes ou de Rome. »11 Dès lors, il devient la cheville ouvrière du Théâtre des arènes .

10La première démarche fut de recruter le musicien du spectacle d’ouverture prévu pour 1998. Castelbon avait choisi Camille Saint-Saëns dans son for intérieur, pour sa culture classique et pour sa musique qu’il jugeait « mieux convenir à l’immense vaisseau des arènes ».12 Restait à persuader le maître qui paraissait pour le moins réticent. Castelbon dépensa des trésors d’ingéniosité pour l’amener à changer d’avis ; profitant du passage à Béziers de Saint-Saëns venu donner un concert d’orgue, il l’entraîne aux arènes malgré un orage et là « ... en cachette, M. Castelbon avait immédiatement fait venir la Lyre biterroise, un violoniste et un chanteur.... M. Castelbon voulut faire jouer la Marche héroïque du Maître, mais celui-ci préféra une polka....

11Peu à peu, on put lire sur sa figure le plaisir qu’il prenait à cette audition.... ce fut ensuite le tour du violoniste qui joua son morceau sous un parapluie, puis celui du chanteur. L’acoustique était merveilleuse et l’on ne perdait pas une seule note ; cette fois, la figure de Saint-Saëns s’illumina toute joyeuse, la partie était gagnée et brusquement le maître se précipita vers son ami : « Vous aviez raison, mon cher Castelbon, lui dit-il tout ému, c’est vraiment admirable ; il y a quelque chose à faire dans ces arènes, j’y réfléchirai.13 » Ainsi naquit Déjanire.

12Saint-Saëns est alors au sommet de son art et de sa carrière : compositeur, chef d’orchestre, organiste (à la Madeleine à Paris), concertiste, directeur du conservatoire d’Alger, écrivain14, critique musical et de surcroît grand voyageur, attiré par la Méditerranée et les pays chauds, Algérie, Égypte, Amérique du sud. Son œuvre musicale est considérable, cinq symphonies, cinq concertos pour piano, cinq opéras, cinq opéras-comiques, deux messes et près de cent mélodies diverses. Personnage reconnu, les honneurs pleuvent sur lui, l’Académie, la légion d’honneur, bientôt l’ordre impérial allemand et l’ordre de la reine Victoria. Il apparaît en cette fin de siècle comme le chef de file de la musique française en opposition au wagnérisme alors triomphant en Europe.

13Commence entre les deux hommes une complicité, une harmonie qui iront jusqu’à l’amitié. Complicité musicale d’abord : Castelbon souhaite, on l’a vu, que la musique aille au peuple, Saint-Saëns ne pense pas différemment, en souhaitant que le peuple soit progressivement éduqué :

« ... ne demandez pas trop à vôtre public, servez lui d’abord des choses d’une digestion facile. Ne l’habituez pas à admirer de confiance des choses qu’il ne saurait comprendre. En cela comme en tout il faut une éducation progressive et patiente15 ».

14Leur correspondance, – essentiellement celle de Saint – Saëns conservée aux archives Castelbon à Boujan –16, témoigne d’une grande confiance entre les deux hommes, le maître donnant information, avis, conseils sur tous les aspects et tous les sujets de leur entreprise. Au fil de ces lettres, on sent croître l’influence de Saint-Saëns au point qu’il apparaît, malgré les connaissances musicales de Castelbon, comme le directeur musical du Théâtre des arènes, sans le titre ; et, s’il s’exprime avec la plus grande liberté sur les choix de musique, de mise en scène, de compositeurs, de librettistes ou d’interprètes, il ne manifeste ni arrogance ni excès de directivité.

15En même temps cette correspondance révèle des aspects personnels sur ses voyages, ses projets musicaux – autres que ceux de Béziers – les concerts qu’il donne et les vingt et cent détails de sa vie quotidienne. Une véritable amitié est en train de s’établir entre le mécène et le maître comme en témoignent les remerciements de celui-ci à celui-là : « ... les coquillages sont arrivés dans une fraîcheur parfaite. Le vin est venu dans un moment où il n’y avait pas un chat à la maison sauf le chat de la portière ; on l’a remporté en disant qu’on le rapporterait le lendemain, et le lendemain n’est pas encore arrivé. Heureusement que le vin n’est pas comme les clovisses : il peut attendre. »17 Trois jours plus tard, nouvelle lettre, le vin est arrivé ! Et il y aura d’autres envois de vin, et même de grives et d’autres remerciements : ... « Oh ! Ces grives, je ne les oublierai jamais ! » De son côté, Saint-Saëns annonce toujours de petits cadeaux pour « mademoiselle Henriette «, la fille de Castelbon : statuettes, cartes postales...

16Dans ce climat de confiance, dès l’automne 1898, Castelbon et Saint-Saëns s’attachent à mettre sur pieds les structures et recruter les intervenants du spectacle de l’été 1998, pour lequel Castelbon veut... « faire grand et avoir la primeur de l’œuvre ».18 Saint-Saëns prend langue avec le librettiste Louis Gallet, avec qui il avait déjà travaillé, et par l’intermédiaire de celui-ci, sont contactés ceux qui vont former l’état-major de l’opération : les décorateurs de l’opéra de Paris, Jambon et son gendre Bally, le costumier Jullien. Les relations des uns et des autres permettent d’entrer en contact avec des acteurs de l’Odéon, du théâtre de la Monnaie à Bruxelles, des chanteurs de l’Opéra et de l’Opéra comique, de Paris, de Lyon, de Marseille, de Bordeaux et avec le ballet de Covent Garden et celui de la Scala. Castelbon, sur place, rassemblera les choristes issus le plus souvent des sociétés biterroises, tandis que ses relations politiques lui permettront de recruter dans les musiques régimentaires de tout le Midi, des instrumentistes qui s’ajouteront à ceux de la Lyre biterroise ou de la garde municipale de Barcelone, ainsi que le commandant Eustace de Montpellier chargé de l’harmonisation des musiques. Saint-Saëns, pour sa part, commandera les jeunes compositeurs, dont certains sont ses élèves, susceptibles de le remplacer : Gabriel Fauré, Max d’Ollone, Charles Levadé, Henri Rabaud, André Gailhard, Aymé Hune ou encore Jean Nussy- – Verdier qui dirigera plusieurs fois l’orchestre et les chœurs19. Ainsi, le Théâtre des arènes n’est pas réservé au seul Saint-Saëns ; ouvert aux jeunes compositeurs et chefs d’orchestre, il est fidèle à la mission pédagogique que ses fondateurs lui ont donnée.

L’aventure commence avec Déjanire

17L’aventure du Théâtre des arènes voulue par Castelbon, commence les 28 et 29 août 1998 avec la représentation de Déjanire, musique de Saint-Saëns, livret de Louis Gallet. C’est d’ailleurs parce que ce dernier a ce sujet déjà prêt sous son coude qu’il a été retenu. Ce premier spectacle, peut-être le plus accompli, servira de référence pour les suivants ; il sera d’ailleurs repris en 1899, 1903,1924 et, transformé en opéra, joué en 1919 au théâtre de Monaco.

18Ce monde de dieux, de demi- dieux et de héros convient autant au mécène qu’au maître, tous deux férus de culture classique ; peut-être, pour eux, Béziers- par son climat, son ciel, son passé antique-, devenait-il une autre Grèce le temps d’une représentation. Saint-Saëns a déjà abordé ce thème en 1869 avec l’opéra le Rouet d’Omphale, épisode de la vie d’Hercule, en 1876 avec Phryné ; on peut encore citer dans un genre héroïque de la même veine, en 1893, Samson et Dalila et aussi la musique pour la reprise d’Antigone d’après Sophocle. Le sujet est largement connu parmi le public qui apprécie ce monde de héros et de mythes. Hercule veut répudier sa femme Déjanire pour épouser Iole dont il a tué le père ; mais Iole refuse cette union parce qu’elle aime Philoctète, le meilleur ami d’Hercule. On sait le stratagème de Déjanire pour reconquérir l’homme qu’elle aime, utiliser la tunique de Nessus qui lui ramènera l’infidèle ; mais, à peine Hercule l’a-t-il revêtue qu’il voit ses chairs se consumer dans de si grandes souffrances qu’il se jette dans le bûcher qu’il a fait préparer, tandis que Déjanire se suicide.

19Comment sont abordés et traités ces jeux de l’amour et de la mort dans ce monde héroïque dont les agissements plaisaient autant au public ? L’accord fut facile entre les trois protagonistes de ce spectacle, Castelbon, Saint-Saëns et Louis Gallet que ce dernier synthétise bien dans une lettre à Saint-Saëns :20 « ... il faut nous en tenir à une œuvre mixte, tragédie héroïque, avec chœur symphonique et danses. Tout le dialogue serait déclamé, les chœurs seuls seraient chantés. Il y aurait un grand ballet au dernier acte... » Saint-Saëns est plus explicite : « ... je voudrais qu’il y ait de tout dans cette œuvre, de la déclamation, du chant, de la danse et de la pantomime. Je comprends les rôles, déclarés et non chantés... les chœurs chantés... soutenus par des instruments à cordes, le reste de la musique, chœurs et ballet exécutés par des musiques d’harmonie qui sont le vrai orchestre de plein air. Enfin je voudrais le grand jour ! Quand ce ne serait que pour différer autant que possible d’Orange21... et puis, je ne suis pas païen pour rien. J’ai horreur de la lumière artificielle, je n’aime que le soleil... »

20Ainsi, avec Déjanire se met en place un spectacle total, musique, chant, discours, danse, et un spectacle de plein air, tout cela, repris dans les représentations suivantes. Ces choix, pour un espace scénique aussi important que les arènes, entraînent la mobilisation d’un nombre élevé d’intervenants qui dépassent les possibilités de Béziers. Pour la masse des 350 musiciens – outre un orchestre d’harmonie dont 24 harpes –, Castelbon, aux formations biterroises -la Lyre et le Rallye -ajoute la musique de la garde municipale de Barcelone et des instrumentistes pris dans les musiques militaires de plusieurs régiments, de Montpellier, Gap, Rodez, Avignon, Tarbes, Grenoble et Lyon.22Si les Biterrois fournissent les 350 figurants et la majorité des 150 choristes, sauf 45 qui viennent du théâtre du Liceo de Barcelone, les 60 danseuses appartiennent au Covent Garden de Londres.

21Les rôles principaux, non chantés suivant le principe de Saint-Saëns, sont tenus par des acteurs de l’Odéon que l’on retrouvera au Théâtre des arènes les années suivantes : Dorival pour Hercule, Cora Lapercerie pour Déjanire, madame Segard-Weber pour Iole, Henri Dauvilliers pour Philoctète, sans oublier le Biterrois Valentin Duc, ténor de l’opéra, « qui, pour prêter son concours gratuitement dans Déjanire abandonne 25 ou 30 000 francs d’une tournée prévue à Saint-Petersbourg »23. Les chœurs, divisés en trois groupes, « les Héraclides compagnons d’Hercule, les Oechaliennes compagnes d’Iole, les Étoliennes de la suite de Déjanire »24 représentent l’élément musical du spectacle, expliquant le déroulement de l’histoire, la situation des héros et leurs sentiments, et retrouvant ainsi le rôle des chœurs antiques. Le ballet intervient pour donner plus d’ampleur et d’intensité à des scènes particulièrement importantes, comme la mort d’Hercule.

22Le décorateur Jambon a construit un décor immense, couvrant un gros quart des gradins avec 3 500 mètres carrés de toiles peintes représentant un palais avec portique et colonnade, au second plan l’acropole d’Oechalie et au-delà des montagnes violettes se détachant sur un ciel d’un bleu intense. Dans cet espace, plusieurs lieux scéniques sont aménagés sur lesquels évolueront, outre les acteurs principaux, 200 choristes et 350 figurants. Le costumier Jullien fait réaliser à Paris les costumes suivant les indications de Saint-Saëns et de Gallet et à Béziers les divers accessoires. Une grande entente règne entre les responsables des divers ateliers, au milieu desquels Castelbon déploie une activité débordante, surtout à partir du début août, les répétitions commençant un mois avant la représentation.

23Il règle l’engagement et le défraiement des artistes de l’Odéon et de l’Opéra, s’occupe de leur installation sur place et veille à l’observation rigoureuse des répétitions prévues jusqu’au dernier moment. Grâce aux bonnes relations qu’il entretient avec la municipalité, il peut faire loger au collège de garçons (lycée Henri IV actuel) les musiciens de la garde municipale de Barcelone25. Du reste, la ville a fait nettoyer les grandes artères et installer des becs de gaz d’une forte intensité sur les allées Paul Riquet, signe de l’intérêt qu’elle porte à l’entreprise de Castelbon.

24Le succès est total qui rassemble dans le même enthousiasme 18 000 spectateurs dont plus de 15 000 payants -pour l’ensemble des deux représentations. La presse est à l’unisson, la Dépêche, malgré quelques réserves préalables sur l’œuvre de Gallet.. « un mélodrame… (qui) ne rappelle que de loin la grandeur et la simplicité des tragiques grecs », reconnaît que « … les scènes mêmes banales, ont produit un effet considérable. L’immensité de l’auditoire, l’ampleur que le plein air donnait aux gestes et à la voix des acteurs rehaussaient la valeur de chaque phrase, et changeait le clinquant en or »26. Le Figaro n’est pas en reste et, sous la plume de Catulle Mendès, souligne l’enthousiasme des spectateurs et l’identité que les Biterrois trouvent dans ce spectacle :27 « …la cité, debout, sentait en cette minute, dans l’art, l’unité humaine accomplie ; elle s’acclamait elle -même en acclamant la musique, souveraine inspiratrice et lien des enthousiasmes ».

25Ce succès est d’autant plus grand que Castelbon et Saint-Saëns, fidèles à leur principe d’éducation musicale du peuple, ont programmé d’autres manifestations musicales dont certaines gratuites :

• 27 et 28 août : concert gala au théâtre,

• 28 août : concert populaire place de la citadelle (gratuit),

• 29 août : concert de gala au théâtre, troupe de l’Odéon et artistes lyriques,

• 30 août : concert populaire place de la Citadelle (gratuit), avec la participation de Valentin Duc et de Melle Bourgeois de l’Opéra, et des formations chorales et instrumentales qui ont participé aux représentations de Déjanire.

26Le bilan financier, pour être honorable, est un peu moins satisfaisant que le Succès populaire, puisque malgré la foule et le prix relativement élevé des places28, il y a un Déficit de l’ordre de 10 000 francs -90 000francs de recette, pour 100000 de dépenses- déficit supporté par Castelbon, qui est peu sensible à cet aspect de l’entreprise dès lors que l’objectif musical est atteint. Aussi le spectacle de Déjanire est-il programmé pour 1899 avec les mêmes artistes, musiciens et choristes et sert-il de modèle pour les autres drames lyriques au moins jusqu’en 1911.

27Le plus souvent, les sujets sont empruntés à un monde très éloigné dans le temps ou l’espace, peut-être pour qu’un grand dépaysement offre aux spectateurs plus de merveilleux et d’imaginaire. Aussi la mythologie et l’histoire sont-elles source d’inspiration. Après deux ans de grand succès, Déjanire cède la place en 1900 à Prométhée. Cet autre dieu de la mythologie grecque a donné à l’homme la vie et surtout une parcelle de feu dérobée à Zeus, qui le punira en le faisant attacher par Héphaistos sur un rocher où, quotidiennement, un aigle vient lui dévorer le foie. Zeus envoie alors à Prométhée qui la refuse, Pandore portant une boîte contenant tous les maux de l’humanité. Cette boîte s’ouvrira malgré tout et les maux se répandront sur la terre, sauf l’espérance demeurée au fond. Les librettistes, Hérold et Lorrain, prendront quelque liberté avec la légende grecque : Pandore, qui aime Prométhée, ouvre bien la boîte, après quelques tribulations, mais celle-ci contient un baume qui guérit la blessure de Prométhée ; les deux amants réunis retrouvent l’Olympe.

28Pour ce spectacle, Saint-Saëns, débordé de travail suggère, comme compositeur, le nom de son ancien élève, Gabriel Fauré qui est venu diriger l’orchestre et les chœurs pour la reprise de Déjanire en 1899, et s’imprégner ainsi de l’atmosphère des arènes ; de même, L. Gallet est remplacé comme librettiste par le duo Hérold et Lorrain. Comme pour Déjanire, il est fait appel à 250choristes, à 60 danseuses et à une masse orchestrale de 450 musiciens dont un orchestre à cordes de 100 exécutants, 24 harpes à pédales et 30 trompettes d’harmonie. La régie générale est confiée à Baudu, du Metropolitan Opera de New York et, parmi les interprètes, on retrouve les noms d’artistes de l’opéra, de l’opéra-comique et du théâtre de la Monnaie de Bruxelles. Cora Lepercerie qui s’est déjà produite dans Dejanire, et de Max tiennent, les rôles principaux, Valentin Duc s’est récusé, trouvant « insuffisant » le rôle qui lui était proposé.

29Ainsi nous sommes encore dans ce monde de la mythologie grecque qui plaisait à Castelbon et à Saint-Saëns et qui convenait au public au point que Prométhée eut un énorme succès, y compris financier, puisqu’il fut le seul spectacle bénéficiaire de tout le Théâtre des arènes : entre les deux représentations, 18 000 entrées-14 497 payantes29- et un bénéfice de 14 000 francs environ, versé par Castelbon à l’œuvre des Enfants à la mer et à la montagne (ancêtre des patronages communaux). Aussi fut-il reconduit en 1901, avec un égal succès comme en témoigne le chroniqueur d’un journal allemand : « Les chœurs sont composés entièrement d’ouvriers et d’ouvrières qui se donnent un mal épouvantable pour apprendre par cœur la musique de Fauré, pour venir à bout des accords fantasques et stériles de ce compositeur aux froids calculs... et ceci convient aussi à l’orchestre fort de 450 musiciens dont les deux tiers sont des dilettantes... et cet orchestre joue avec un dévouement, une exactitude, une intelligence, une sûreté dans les passages même les plus hérissés que j’en demeure tout étonné et que j’ai peine à croire que, nulle part, quelque chose de pareil soit possible, même en Allemagne. »30

30On retrouve encore la mythologie et l’attrait qu’elle exerce sur le public et les protagonistes de l’entreprise, dans les deux représentations dont le théâtre des arènes emprunte le sujet à ces devanciers. En 1904, il s’agit de Armide, musique de Gluck et livret de Quinault joué pour la première en 1777 : Armide, véritable enchanteresse par sa beauté et sa séduction, retint Renaud le plus brave des croisés hors de son devoir de soldat, avant qu’il n’échappe à ses charmes. En 1906, Castelbon fait reprendre la Vestale de Spontini, livret de Quinault qui, entre légende et histoire, fait revivre les thèmes récurrents du devoir, de l’amour, du sacrifice et de la mort. La mythologie continuera de fournir des thèmes, en 1909 la Fille du soleil -musique d’André Gailhard, livret de Maurice Magre-, d’après une légende grecque, en 1921 Antigone de Camille Saint-Saëns et, en 1922, Penthésilée, -musique de Marc Delmas, paroles de Jalabert- la reine des Amazones qui, allant au secours de Troie assiégée par les Grecs, est tuée par Achille.

31En 1902, c’est vers l’Antiquité et l’histoire de la Perse que se tournent Saint-Saëns et la librettiste Jane Dieulafoy, pour le sujet de la représentation, Parysatis, qui sera reprise en 1903en même temps que Déjanire. Parysatis, veuve de l’empereur Darius Ochus, est la femme forte de la famille royale, face aux difficultés que connaît la Perse dans ses relations avec les Grecs et la rivalité qui oppose ses deux fils, Cyrus et Ataxerxès ; elle venge la mort de Cyrus tué par son frère à la bataille de Cunaxa (401 avant JC) et réussit à dominer le faible Ataxerxès dans le gouvernement de l’empire pendant dix ans avant d’être obligée de s’exiler. Sans doute, chez les spectateurs, le destin de cette reine, femme politique et mère impitoyable rejoint-il l’héroïsme et le tragique rencontrés déjà dans Déjanire et Prométhée. Cependant, en dépit des décors particulièrement somptueux de Jambon et d’un nombre de musiciens, choristes et figurants comparable à celui des précédentes représentations, le public fut moins nombreux ; Parysatis a peut- être souffert, en 1902 , de la concurrence de Déjanire, repris la même année.

32Les Hérétiques, thème de la représentation de 1904, rappellent le drame des Cathares du XIIIème siècle en Languedoc, encore l’histoire. On a prétendu que Castelbon, en froid avec l’Église et les milieux bien-pensants à cause de son divorce, avait jeté cette pierre dans le jardin catholique ; vraisemblablement à tort, car il a toujours demandé aux auteurs d’éviter toute polémique dans les domaines religieux et politique. De surcroît, le sujet évacue toute référence aux situations religieuses (hérésie ou orthodoxie) au bénéfice d’une histoire d’amour qui met en scène Roger vicomte de Béziers, sa femme Bellisende, Simon de Montfort et la jeune Daphné dont s’est épris le vicomte ; blessé d’un coup d’épée par Simon de Montfort, le vicomte meurt et son épouse se poignarde sur son corps.

33En 1910 l’histoire romaine donnera le sujet de la représentation, Héliogabale : cet empereur de la famille des Sévères au IIIème siècle de notre ère se rendit tristement célèbre par ses turpitudes, ses débauches et sa cruauté avant d’être assassiné par les prétoriens. Pour la première fois depuis 1898, Castelbon n’est pas le maître d’œuvre de la représentation ; en délicatesse avec la nouvelle municipalité à propos de l’état des arènes et du montant de la subvention, il s’est retiré, laissant la place à un compétiteur, le docteur Charry de Carcassonne.31 S’il a, en même temps, retiré de toute participation la Lyre et les chœurs qu’il avait formés, il n’empêche pas les artistes, acteurs ou chanteurs, de prêter leur concours à la nouvelle direction et même encourage Déodat de Sèveracà écrire la musique du nouveau spectacle, dont Emile Sicard fera le livret.

34En 1908 le Premier Glaive- musique d’Henri Rabaud livret de Lucien Népoty- et en 1911 Les Esclaves, de Aimé Hune et Louis Payen sont, suivant l’expression actuelle, des créations, qui ne prennent leur source ni dans la mythologie ni dans l’histoire mais leur mise en œuvre, comme les temps reculés dans lesquels elles sont censés se dérouler, ne cessent pas de rappeler les grandes compositions passées depuis Déjanire. Enfin, la dernière représentation en 1925 et 1926, Zorriga, d’inspiration espagnole, en cédant à la mode, renvoie les spectateurs à la création des arènes et à l’initiative de Castelbon en 1897.

Le Théâtre des Arènes au regard de Béziers et de Bayreuth

35Ainsi Béziers, pendant près de trente ans, hormis la coupure de 1907 et celle de la guerre 1914-1918 a vécu au rythme du Théâtre des arènes et des spectacles qui y étaient proposés à la fin août. Les journaux en rendent compte avec enthousiasme ne lésinant ni sur le superlatif ni sur l’hyperbole. Ainsi Le Théâtre en 1898 : « …les Biterrois ont le sang chaud et se passionnent rapidement. Ils ont un violent amour de la vie et de ses plaisirs... Dans ces mêmes arènes, où sont immolés de superbes taureaux, a pu se produire la magnifique manifestation de poésie lyrique..32 », ceci écrit dans L’Eclair après la représentation de Déjanire, et à propos de Prométhée : « une œuvre de décentralisation (déjà !) renouvelée de l’antique... théâtre de plein air... tentative couronnée de succès33 ». Le Figaro parle « d’un véritable délire de la foule.. » ; Catulle Mendès dans le Journal « …la multitude populaire admirablement sensible en face du génie poétique dans le pays du soleil et de la joie »34 et L’Eclair du 27 août 1901, après Prométhée : « Il est une ville isolée du monde qui invite les poètes, les musiciens ou simplement les rêveurs à venir goûter des joies artistiques qu’ils ne trouveront nulle part ailleurs. Cette ville, c’est Béziers.35 » On peut mesurer à travers ces témoignages, l’enthousiasme des Biterrois pour ces spectacles lyriques qui attiraient autant de public et sublimaient leur ville à leurs propres yeux. Les hommes politiques, ceux surtout qui appartiennent à la majorité radicale « orthodoxe », volontiers maçonne et anticléricale, le maire Suchon, le député Louis Lafferre, amis de Castelbon, sentent l’intérêt qu’il y a à soutenir une entreprise qui donne à la ville beaucoup d’éclat, surtout en ces temps de mévente du vin et de crise.

36Tous sont sensibles à la venue à Béziers, à l’occasion de ces représentations de personnalités de premier plan : Catulle Mendès en 1889, la princesse Galitzine en 1899, le général

37André en 1901, le secrétaire d’État aux Beaux-Arts député de Limoux, Dujardin-Baumetz, par ailleurs cousin de Castelbon, en 1906, et les correspondants des grands journaux français et étrangers : le Figaro, la revue le théâtre, le Journal, le Daily Mail, le Berliner Borsen, le Noticiero de Barcelone, sans oublier Willy et Colette qui retiendra de Béziers la « schlingotrouillante » odeur d’anis mais sera peu diserte sur l’indéniable atmosphère de fête car pendant la semaine des grandes représentations, il y a au théâtre municipal et sur la place de la Citadelle un concert par jour donné par les musiques, les chœurs ou les solistes des grands drames lyriques, on l’a vu en 1898 avec Déjanire. En 1906, pour le soixante6dixième anniversaire de Saint-Saëns, Castelbon organise aux Arènes mêmes, un grand concert, gratuit, dans lequel sont interprétées des extraits d’œuvres du maître, avec aussi le souci d’éducation musicale « …de la foule (à laquelle) on ne peut donner que dessymphonies et un concerto. Il s’agit de faire son éducation, car elle n’a jamais entendu un concert symphonique36 » ; 20 000 spectateurs viennent applaudir Saint-Saëns qui interprète plusieurs morceaux au piano. Bien sûr, les protagonistes de cette entreprise jouissent d’une grande popularité : dès 1898 les noms de Saint-Saëns et de Louis Gallet sont donnés aux deux moitiés de l’avenue de Bessan par décision du conseil municipal ; plus tard Charles Hérold aura aussi sa rue à proximité des arènes. Que monsieur Saint-Saëns arrive et descende chez Castelbon, place Saint Esprit, on vient lui donner l’aubade ; le chameau, les treilles et le chevalet lui rendent visite et on le prie de tenir les orgues de l’église de la Madeleine le prochain dimanche, ce que le maître accepte avec plaisir. En 1906, Castelbon reçoit la croix de chevalier de la légion d’honneur dans des circonstances particulières que raconte le journal l’Éclair : « …lors de la représentation des Vestales qu’il présidait, le ministre Dujardin-Baumetz annonce que Castelbon sera compris dans la prochaine promotion de la légion d’honneur. Aussitôt de tumultueuses protestations éclatent, des cris et des coups de sifflet, « de suite, de suite », interrompent le ministre. Celui-ci déclare alors dans un moment d’accalmie qu’il va sacrer monsieur Castelbon chevalier de la légion d’honneur, ce qu’il fait en lui donnant l’accolade37 ».

38La popularité de Castelbon et de Saint-Saêns reflète bien l’attitude des Biterrois, comblés par ce grand mouvement musical, auquel certains participent comme musiciens, choristes ou figurants, et sensibles au prestige que leur ville en retire. Tous les ans, fin août, à Béziers c’est « la folle semaine de la musique » ; sont là des artistes des théâtres et opéras français, dont certains reviennent presque chaque année : Valentin Duc, ténor de l’opéra, originaire de Béziers, et Mmes Lepercerie et Bourgeois, Mrs De Max et Dorival de l’Odéon, et les acteurs de la Comédie française, Mmes Second-Weber, Madeleine Roch, Mrs Mounet, Alexandre. Beaucoup d’entre eux participent aux concerts au théâtre ou sur la place de la citadelle et contribuent un peu plus à cette « fête de la musique ». La renommée de cette fête et de ses manifestations attire à Béziers beaucoup de visiteurs et d’amateurs de musique et d’opéra. La compagnie des chemins de fer du Midi multiple les trains, accorde des billets à demi-tarif ; on parle de 7 000 arrivées par jour, à une époque, il est vrai, où le chemin de fer est le principal moyen de déplacement. L’animation est grande dans la ville dont les principales artères ont été nettoyées et sur les allées Paul Riquet -éclairées au gaz- les cafés qui regorgent de clients, valent à Béziers le label d’apéritivopolis décerné par Colette.

39Bien sûr, l’action du mécène et son implication financière sont déterminantes dans ces fêtes, mais relayées à tous niveaux par les fruits de la prospérité viticole depuis 1886 et la fin de la crise du phylloxéra. Cependant, au moment même des grandes heures du Théâtre des arènes, le Midi viticole est entré dans une grave crise de mévente du vin : les cours s’effondrent, de 20 francs l’hectolitre en moyenne de 1890 à 1899, à moins de 9 francs dans la décennie suivante avec des creux à 5 et 6 francs en 1906 et 1907. Cette situation économique ne paraît pas avoir eu d’incidence sur la fréquentation des arènes. On peut penser que certains spectateurs appartiennent à des catégories sociales moins touchées par la mévente du vin et que d’autres vivent encore des dividendes de la période prospère précédente. Peut-être, la ville est-elle moins concernée que la campagne, ce qui expliquerait l’attitude de la municipalité d’Emile Suchon maintenant corrida et concours de chant prévus pour le 19 mai, jour du meeting viticole de Perpignan, et refusant d’accorder aux manifestants une subvention pour s’y rendre : de là, la manifestation assez violente contre la mairie et la démission du conseil municipal le 16 mai.

40Castelbon fait peu d’allusions et de commentaires à propos de la crise viticole et des événements qui l’accompagnent, sinon pour déplorer qu’ils le contraignent à annuler les représentations prévues pour août 1907 : « La situation, loin de s’améliorer, s’aggrave tous les jours, le feu couve sous la cendre. En fait, nous sommes dans une période révolutionnaire, puisque le Midi s’est mis hors la loi. La ville est occupée militairement y compris les arènes occupées par le 15ème Dragon. Je ne puis pas monter le décor qui devrait déjà être commencé.... L’Orphéon qui répétait dans une salle derrière le théâtre fut l’autre jour obligé d’arrêter la répétition, la foule leur ayant lancé des pierres. Cela devient dangereux38 », et de conclure le 16 juillet à l’annulation des représentations : « Je me trouve dans un cas de force majeure puisque nous sommes en révolution du fait de la grève des impôts..39 ». On mesure mal dans ces propos, la part de prudence du responsable du Théâtre des arènes face à de possibles incidents et la part d’adhésion aux thèses du gouvernement de ses amis radicaux, alors que, au mois de juillet la situation commence à s’apaiser.

41La déconvenue de 1907, les difficultés rencontrées en 1910, autant dans l’état matériel des arènes que dans les relations avec la municipalité Pech (radicaux indépendants), qui débouchèrent sur l’intermède Charry, la baisse des revenus de Castelbon due à la chute des cours du vin – « …je ne puis perdre tous les ans 30 à 35 000 francs. Non, c’est trop.40 »– les années de guerre enfin, arrêterons l’activité du Théâtre des arènes jusqu’en 1921, hormis la reprise de la seule année 1911, avec Les Esclaves, musique de Aimé Hunc, livret de Louis Payen.

42À partir de 1921, Castelbon relance le Théâtre des arènes qui affiche une Programmation pendant cinq ans : successivement, Antigone de Saint-Saëns- lequel meurt à Alger en 1921 –, Penthésilée, musique de Marc Delmas et livret de Mortier en 1922, le Dieu sans couronne en 1923, musique de Marc Delmas, livret de Jalabert, une reprise de Déjanire en 1924 (déjà jouée en 1898, 1899 et 1903), enfin Zorriga, d’inspiration espagnole, en 1925 et 1926. Après 1926, il n’y aura plus de représentations, le Théâtre des arènes ferme définitivement ses portes -s’il reste dans les mémoires-victime de la baisse des disponibilités financières du mécène, de la transformation de la société, des goûts et des mentalités, de la concurrence d’autres villes, Arles, Orange, Nîmes, et de l’apparition de nouveaux modes de distraction, en particulier le cinéma. Il est significatif que Saint-Saëns ait été le premier compositeur, dès 1908, à écrire une musique de film, pour le film L’assassinat du duc de Guise d’André Calmettes et Charles Le Bargy.

43Après dix-neuf représentations, que vaut l’appellation Bayreuth français au Regard de son illustre devancier ? Pour comparer, revenons sur l’œuvre qu’ont voulu faire Castelbon et Saint-Saens, et qu’ils ont commencée avec Déjanire : un spectacle total, dans lequel entrent musique, chants – chœurs et soli – danse et même pantomime. Dans les programmes des représentations, les intitulés varient cependant : tragédies, tragédie lyrique, opéra, grand opéra, drame, drame lyrique ; par exemple, Armide et la Vestale sont dits opéras, ce qui est justifié à l’égard des auteurs disparus qui les avaient qualifiées ainsi, mais les Hérétiques sont appelés aussi opéra.

44La question se pose dans la préparation du Premier Glaive en 1906 entre Castelbon et le musicien pressenti, Henri Rabaud qui visiblement préfère drame lyrique. Castelbon tient pouropéra, voire grand opéra comme il le justifie, : « n’oubliez pas que le Théâtre des Arènes, c’est l’opéra en beaucoup plus grand et avec une acoustique bien meilleure41 » ; et dans une autre lettre à Rabaud : « Opéra ou drame lyrique, je ne suis pas irréductible pour l’un comme pour l’autre mais voici les raisons qui m’ont fait incliner pour l’opéra : l’opéra peut se jouer partout, c’est l’intérêt de l’auteur ; seul, je peux donner l’opéra, et ainsi, ne pas être confondu avec les contre-facteurs ou contre-farceurs qui ont établi des théâtres en plein air un peu partout à Orange, à Nîmes... et qui se sont cassé le nez.42 » Peut-être Castelbon pense-t-il que le mot « opéra », plus que tout autre attire les spectateurs. Nonobstant, lorsque paraît le programme du Premier Glaive, il portera « drame lyrique » ! Au demeurant, le vocabulaire importe peu, dès lors qu’il s’agit d’un spectacle en plein air, de jour -sur un espace scénique très large – avec une masse importante de musiciens, choristes, danseurs, figurants, qui raconte une histoire héroïque souvent, dramatique presque toujours.

45Comme à Bayreuth, à Béziers, un quart de siècle plus tard, apparaît donc un Spectacle nouveau, mettant en œuvre tous les arts, décors, costumes, mise en scène, pour donner l’illusion théâtrale et créer le sortilège qui séduit le spectateur, ce que Wagner appelle le Gesamtkumstwerk, le chef d’œuvre d’art total. C’est peut-être l’élément principal qui, dans les deux cas, va susciter l’engouement des foules. Ici et là, l’espace théâtral est nouveau, éloigné du théâtre classique à l’italienne : à Béziers, c’est l’amphithéâtre des arènes, construit pour un autre type de spectacle mais aménagé pour l’opéra ; à Bayreuth, la salle du théâtre édifié pour le seul opéra wagnérien est un demi-amphithéâtre, fermé, couvert et très pentu en plongeant sur la scène.

46Mais c’est un espace fermé dans lequel, à l‘époque de Wagner, on parvenait à l’obscurité presque absolue tandis qu’à Béziers, les représentations sont en plein air et en plein soleil, sans lumière artificielle, ce qui était un souhait de Saint-Saëns.

47Par là même, le Théâtre des arènes est largement ouvert au peuple, « ce théâtre est populaire à tous égards43 », comme l’écrit un journaliste allemand, aussi bien était-ce là le souhait des fondateurs ; de surcroît il pouvait accueillir près de 15 000 spectateurs, et sa fonction était prolongée par d’autres manifestations ailleurs en ville. À l’opposé, Bayreuth dispose de 1 800 places, mais apparaît comme une enceinte fermée, réservée à une élite. Les deux répertoires puisent largement dans les mythes et légendes, germaniques d’un côté, gréco-romains de l’autre, mais tandis que le Festspielhaus ne donne que des œuvres du maître qui a voulu ce théâtre pour lui seul, aux arènes de Béziers, si Saint-Saëns conseille Castelbon dans les choix des livrets et des musiques, donc des compositeurs et des librettistes, il n’impose ni n’exclut rien ni personne. Du reste, Saint-Saëns, wagnérien dans sa jeunesse, est devenu avec la maturité le champion de la musique française, co-fondateur de la société nationale de musique en 1871 et anti-wagnérien acharné. Il y a là comme un parfum de nationalisme français dans le sillage de la défaite de 1871. Ce Bayreuth français, expression de la musique française se serait donc construit face au Bayreuth allemand et contre lui. Pour clore cette comparaison rapide l’autorité, exigeante peut-être, mais souriante et bienveillante du mécène français diffère sensiblement avec les choix, les foucades et les ordres que Wagner dut subir de la part de l’autre mécène, Louis II de Bavière.

48Le Théâtre des arènes a proposé des spectacles qui ont rassemblé autour de ses créateurs, le peuple, les notables et les amateurs d’art et suscité, au bénéfice de Béziers, un engouement extraordinaire. Par là-même, il est révélateur de l’histoire de Béziers à la fin du XIXème siècle. Ville de tradition festive, elle a adhéré à ces spectacles, se les est appropriés, ses habitants y prenant une grande part. Ville riche de la prospérité viticole -malgré les crises- elle a profité d’une aisance générale, bien qu’inégalement répartie, qui a permis l’accroissement de la population, l’aménagement et l’embellissement de l’espace urbain. Ville d’une bourgeoisie enrichie, -le plus souvent par la viticulture- qui va exprimer ses moyens et ses goûts à travers des mécènes Dont Fernand Castelbon de Beauxhostes est le type le plus accompli, « ... geste magnifique de Castelbon qui sème son or sans compter. » D’autres, dans des registres différents, manifestent à leur ville leur générosité et aussi le concours de leur savoir et de leurs talents ; ceux qui, à la Société archéologique, scientifique et littéraire autour des Azaïs et de Noguier, retrouvent le passé de la cité, la langue d’Oc, et en même temps le chemin de la corrida ; ceux qui créent le Musée des beaux-arts, Aldebert de Fagniez et Louis Paul par le legs de leurs collections, Auguste Fabregat par celui de son hôtel particulier pour les abriter et Gustave Fayet, qui en sera le conservateur bénévole, lui qui achète l’abbaye de Fontfroide pour la sauver, et qui, ami de Gauguin et de Van Gogh, peintre lui- même, crée dans la banlieue parisienne un atelier de tapis à la gouache et fonde dans sa ville la Société des beaux-arts. Celle-ci organise chaque année, un salon de renommée nationale ; en 1901, grâce à Gustave Fayet fut présentée, entre autres œuvres, celle d’un jeune Espagnol inconnu, Pablo Picasso. Un peu plus tard, d’autres, les Guy, Viennet, Cadenat, installeront le rugby à Béziers, créant de leurs deniers le stade de Sauclières et préparant la formation de l’Association Sportive Biterroise. Peut-être ces mécènes, exclus ou s’excluant eux-mêmes des charges politiques trouvent-ils dans leur geste une forme de compensation, qui en retour leur apporte respect et popularité.

49Ainsi, Béziers, en cette fin du XIXème siècle, épouse les novations théâtrales de son temps, comparables à celles de Bayreuth un quart de siècle plus tôt. Ces novations qui ont associé le mécène et le maître et appelé le plus grand nombre au Théâtre des arènes, ne sont pas une forme de décentralisation, comme on a pu l’écrire, mais des créations originales à Béziers et pour Béziers, ce que feront les grands festivals nationaux de la deuxième moitié du XXème siècle. Au Théâtre des arènes s’exprime la passion de l’opéra, avec une force et un enthousiasme qui se manifestent dans d’autres domaines culturels et artistiques, et qui correspondent au dynamisme économique engendré par la prospérité viticole. Il est significatif que la même année, 1898, voit la première représentation de Déjanire et la création de la chambre de commerce et d’industrie de la ville. Aussi bien, l’appellation de « Bayreuth français convenait-elle au désir de Béziers, il y a cent ans, de s’identifier à un destin qui dépasse la vigne et le vin, même si plus tard, on retrouvera « la capitale du vin », en attendant, dans un autre registre, « la capitale du rugby ».

50En août 2007, un groupe d’amateurs éclairés a présenté aux arènes une évocation théâtralisé des commencements du Théâtre aux arènes et de la vie de société autour de 1900, montrant ce que Béziers avait alors de ressources, de talents et d’ambitions. Les spectateurs ont pu avoir l’impression que les acteurs d’aujourd’hui recréaient ce passé prestigieux pour exorciser un présent parfois difficile et appeler un avenir plus souriant. Aussi bien, ce faisant, se conformaient-ils au thème du comité de pilotage de la commémoration des événements de 1907 en Midi viticole : « Mémoire pour demain ».