Au temps de la crise viticole, Bernard Raffit, négociant en vins, catholique rallié, (1862 -1942)

1Bernard Raffit, mon grand-père, est né à Béziers, le 16 novembre 1862. Son père, Marc Raffit, et son grand-père Bernard sont des tonneliers. Marc, né le 28 avril 1837, est élève des Frères des écoles chrétiennes. Il épouse, le 23 février 1862, Marie-Thérèse Bousquet, couturière. Je possède de lui quelques exercices très soignés de dessin et de calligraphie et une seule lettre envoyée de Pau à ses parents, le 17 janvier 1858. Il meurt à 36 ans en 1874.

2Autour de la jeune veuve, de son fils et de sa fille Marie, née après la mort de son père, la famille semble avoir fait bloc. Le grand-père maternel, Ignace Bousquet, paraît être le personnage le plus important. Mon grand-père conserve le souvenir de repas de famille animés et cordiaux où s’affrontent légitimistes, orléanistes et bonapartistes. Il n’est pas sûr qu’il y ait eu un républicain. Il a même un ancêtre, mais lequel ? Ancien soldat de Napoléon 1^er qui pleure en évoquant ses campagnes. Je possède la médaille de Sainte-Hélène décernée à ce grognard sous le second empire.

3Du métier de couturière, mentionné dans l’acte de mariage, la tradition ne conserve nulle trace. Mais les vignes du grand-père Bousquet, la vente au détail d’une partie de la récolte, le logement assuré dans une maison située au 1, rue de Lignan permettent de donner une instruction aux deux enfants. Marie est confiée à une école tenue par des religieuses et Bernard est inscrit à la Trinité. Fondée par trois prêtres du diocèse, cette école est installée près de Saint-Nazaire, puis dans les locaux actuels alors implantés en pleine campagne. Mon grand-père est ainsi un des premiers élèves de cette école où il fait de bonnes études classiques : je l’ai vu lire Horace ou Virgile dans le texte. Mais, en terminale, il décide de passer le baccalauréat ès sciences. Il est reçu. J’ignore les raisons de ce choix.

4Nanti de ce diplôme rare à cette époque, il est recruté par la sous-préfecture de Béziers au service des Ponts et Chaussées. La rareté et le prestige de ce titre font sans doute oublier que le bachelier est issu d’une école catholique. De surcroît l’examen est passé en 1881, alors que la République n’est aux mains des républicains que le 30 janvier 1879 avec le remplacement de Mac-Mahon par Jules Grévy. Cette situation fragile n’est pas durable. Pour avoir veillé sur les franciscains menacés d’expulsion, Bernard Raffit est révoqué. J’ignore l’origine du lien qui l’unit aux fils de Saint François. Mais, toute sa vie, il est tertiaire de Saint François. Lorsque l’expulsion est effective, il participe à la société civile qui devient le propriétaire fictif du couvent avec tous les risques que cela comporte. Après la guerre et le retour des congrégations, il s’occupe du temporel de ce couvent.

5Le bachelier évincé trouve une place à la Société Générale, puis chez un négociant en vins de Béziers qui pense bientôt avoir trouvé en ce jeune homme, un futur associé. Mais il décide de transférer son activité à Carcassonne.

6Voilà mon grand-père chargé de convoyer les foudres dûment lestés de Béziers à Carcassonne par le Canal du Midi : ils arrivent à bon port. Peu après, en 1889, son mariage avec Marie Poursines l’incite à s’installer à son compte, à Béziers. Comme sa famille, son beau-père est royaliste. Encore au milieu du XX^ème siècle, quand j’annonce à ma grand-mère ma prochaine nomination comme sous-préfet, elle me dit en hochant la tête : « Si mon père voyait son arrière petit-fils servir la République ! »

7De tels débuts ne laissent pas présager des convictions républicaines. Pourtant Bernard Raffit se rallie à la République par fidélité au pape.

8Le pape Léon XIII (1810-1903) pense que l’échec de la restauration de la monarchie en France rend inévitable le ralliement des catholiques à la République. Ainsi en 1883, il confie cette opinion à Lyautey1, alors jeune officier de 29 ans royaliste légitimiste. « Je sors de cette audience profondément troublé et désorienté » écrit-il à un ami. Le pape persévère dans cette vue. En 1887, à son instigation, le cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger, donne à la pensée pontificale, un éclat exceptionnel dans un toast en l’honneur de la Flotte française. Accentuant encore la signification de ce geste, le cardinal fait exécuter la Marseillaise par la fanfare des Pères blancs. Profonde agitation en France, dans l’épiscopat, les prêtres et les fidèles, que, par son encyclique du 16 février 1892, Au milieu des sollicitudes, Léon XIII ne calme qu’imparfaitement. L’Univers résume cette politique dans la formule : « Accepter la constitution pour changer la législation ».2

9J’ignore la date exacte à laquelle mon grand-père se rallie à la République. Ce ne fut peut-être pas avant le toast d’Alger. Une décision aussi grave exige réflexion. Même si il hésite encore, ce que j’ignore, l’encyclique de 1892 l’a décidé. Un sous-préfet l’avait révoqué ; un pape le rallie à la République.

10Des souvenirs et un document m’incitent à présenter brièvement le catholique rallié devant une manifestation anticléricale, devant une candidature socialiste et aussi devant son évêque.

11Dans la cathédrale Saint Nazaire, en mars 1901, un prêtre du diocèse de Carcassonne prêche les sermons de Carême ; ceux du vendredi soir sont réservés aux hommes. Le prédicateur fut-il imprudent dans ses propos ? Quoiqu’il en soit, un assistant marque sa désapprobation par quelques sonores onomatopées. Ses deux voisins l’empoignent et le mettent à la porte sans ménagements. Le vendredi suivant, à l’appel du Petit Méridional, des anticléricaux s’installent dans la cathédrale, parfois casquette rembourrée sur le crâne ou canne plombée, poing américain ou poinçon de bourrelier à la main. Les catholiques sont nombreux : parmi eux, Bernard Raffit et aussi Eusèbe Vidal, mon grand-père paternel ; mais les deux hommes ne se connaissent pas encore. Le prédicateur est ému et son prône, bref. Des applaudissements ironiques donnent le signal. Dupré, rédacteur en chef du Petit Méridional et franc-maçon, grimpe sur une chaise au milieu de la nef. Il dirige les chants. Le mot est peut être excessif. Selon les témoins, on entend la Marseillaise, la Carmagnole, l’Internationale : séparément ou ensemble ?

12Les catholiques entonnent le Magnificat ou le Tantum ergo. Mon grand-père qui a une belle voix de baryton chante à pleine voix et, plus tard, il se rappelle encore avec un sourire que ses voisins très émus chantaient terriblement faux. Mais la partie est inégale. Les grandes orgues donnent la toute puissance de leurs voix et écrasent le tintamarre. Le commissaire de police intervient et, peu sensible à cette polyphonie, il fait évacuer la cathédrale.

13Une fois encore, des catholiques pensent que la République est aux mains des anticléricaux et que le salut réside seulement dans la restauration du trône et de l’autel. D’autres, dont mon grand-père, condamnent les braillards et restent fidèles à la République.

14Depuis 1898, Louis Lafferre est député de Béziers. Personnage important du parti radical et de la franc-maçonnerie, il manifeste un anticléricalisme virulent. Les catholiques biterrois voient en lui un redoutable adversaire. Les socialistes le soutiennent aux élections de 1898 et de 1902. Leur montée en nombre, la méconnaissance, sinon le mépris, des mouvements ouvriers et syndicaux chez les radicaux, la fondation de la S.F.I. O dont la première grande réunion se tient à Béziers le 30 mai 1905, l’éloquence de Jaurès, incitent les socialistes locaux à présenter un candidat aux élections de 1906. Marcel Cachin n’est pas biterrois, mais son passé de militant, son ardeur, l’amitié de Jaurès, le font choisir. Cette candidature suscite la fureur radicale et la curiosité catholique. Pour la droite, faut-il soutenir un candidat sans espoir, s’abstenir ou voter pour le socialiste pour évincer le radical ? Mon grand-père choisit.

15J’étais adolescent lorsqu’il me raconta l’aventure suivante. A l’occasion de ces élections, il sortit, la nuit tombée, seul, de sa maison située dans la rue Massol près de Saint- Nazaire pour se rendre dans une maison au-delà des Arènes, en pleine campagne. Il avait rendez-vous avec le candidat socialiste, Marcel Cachin. Au nom de catholiques, il lui remet une somme d’argent pour contribuer aux frais de campagne électorale. J’étais séduit par le caractère romanesque voire risqué de l’affaire et je n’ai jamais oublié ce récit. Mais je n’ai pas eu la présence d’esprit de l’interroger sur le lieu, la somme, les donateurs, les conditions.

16La vie du Père Martin écrite par le père Imbert, son collaborateur et son successeur, est un livre très hagiographique et sans prétention littéraire3. Mais il renferme des renseignements très utiles sur prêtre que le Cardinal de Cabrières appelait, cum grano salis, : le saint de Béziers. Notamment cet ouvrage éclaire un peu l’attitude du Père Martin dans cette affaire. Loin de prendre l’initiative et de conseiller le vote socialiste, il se montre très réticent et finalement il vote sans illusion.

17Mon grand-père est très proche du Père Martin et très engagé dans les œuvres qu’il a créées. Ce prêtre est mort en 1910 et Bernard Raffit est resté fidèle à sa mémoire et à son œuvre jusqu’à sa mort en 1942. Un mois avant sa mort, il participait à la réunion dominicale du Cercle catholique. Ainsi, en 1906, le Père Martin ne recrute pas des électeurs pour le compte de Marcel Cachin. Bien que rétif, il se prête à cette opération parce qu’il a confiance dans les ralliés qui l’organisent et, parmi eux, dans Bernard Raffit qui, dans ce groupe informel, joue un rôle essentiel mais éphémère. Cette tentative ne suscite pas, à mon avis, une réaction de l’évêché.

18Dans les manifestations qui ponctuent, puis qui ensanglantent la crise viticole de 1907, mon père Cyprien Vidal âgé de dix-sept ans a vu les soldats du 17^ème sur les Allées Paul Riquet, les fusils en piquets, des comportes de vin mises à leur disposition et aussi les mouvements pour reprendre en main les fusils lorsque l’on annonce l’arrivée de troupes régulières. Négociant en vins et viticulteur, catholique et républicain, Bernard Raffit suit avec passion les évènements et exècre Clemenceau en qui il reconnaît le parangon de l’anticléricalisme flamboyant.

19Evidemment, il salue le geste de Monseigneur de Cabrières ouvrant aux viticulteurs les portes de la cathédrale et des églises de Montpellier : geste symbolique qui ne peut abriter que quelques milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, parmi les centaines de milliers de manifestants qui déferlaient sur Montpellier. Ce geste magnifique resta dans la conscience collective du pays viticole.

20Après la mort du Cardinal de Cabrières, son successeur Monseigneur Mignen eut à honneur d’élever un monument au-dessus de sa tombe dans sa cathédrale. Le 1^er décembre 1926, ce dernier dû au ciseau du biterrois Magrou est inauguré. Sur le bas-relief est sculpté l’évêque en habits de chœur accueillant les vignerons à bras ouverts. Commémorer et acte célèbre parait très naturel. Certes. Encore faut-il savoir que l’évêque reste clos dans son évêché pour éviter des ovations inévitables mais inopportunes. En outre, Monseigneur Mignen, homme d’ordre et d’autorité, n’a pas craint de glorifier un évêque bénissant un peuple en révolte contre l’autorité légitime....

21En 1907 aussi, un événement familial met en relation plus personnelle mon grand-père avec l’évêque de Montpellier, Monseigneur de Cabrières.4 Son fils aîné Joseph (1890-1981) part pour Rome et entre comme élève au Séminaire Français. Le supérieur de l’École de la Trinité et l’abbé Coste qui y fut professeur avant de fonder la paroisse de l’Immaculée Conception ont discerné la vocation et les qualités de ce jeune homme issu d’une famille fortement chrétienne et, par fidélité au pape, nettement ralliée. Bien que resté royaliste dans son cœur, l’évêque approuve ce choix et témoigne toujours au séminariste sa bienveillance. Bernard Raffit a l’occasion de rencontrer son évêque notamment à la Trinité ou chez le Père Martin. Une fois, il déclare publiquement qu’il lui faisait don de son fils. Dans une autre circonstance, le prélat reprend ce thème : « Nous avons le même enfant ; vous êtes le père et je suis le grand-père ».

22Lorsque, en 1911, le pape Pie X élève à la dignité de cardinal l’évêque de Montpellier, celui-ci vient à Rome pour recevoir le chapeau. Il choisit pour caudataire, l’abbé Joseph Raffit. Revêtu d’une soutane violette, il accompagne le cardinal durant toutes les cérémonies du consistoire, assis à ses pieds lorsque le cardinal est assis et tenant l’extrémité de l’immense cappa pourpre lorsqu’il marche.

23Le Cardinal de Cabrières donne une marque plus grande de son estime à l’abbé Raffit sans oublier son père, dans une lettre du 17 janvier 1920.

Mon cher enfant,

La Providence vous mène auprès de moi par la main, et j’use du pouvoir que m’a donné Monsieur votre père. Vous êtes nommé mon secrétaire particulier Dès maintenant, vous êtes attaché à l’Évêché où vous prendrez les fonctions que remplissait Mr Granier.

J’espère que vous ne serez pas malheureux ici, pas plus que je ne l’ai été moi-même auprès de Monseigneur Plantier.

Je sais que le Père Le Floch sera content de vous savoir dans ma compagnie et vos amis du Séminaire Français le seront aussi.

Si vous devez me fermer les yeux, je ne doute pas que vos mains n’imitent celles de Dieu dont Saint Augustin dit qu’elles sont mitissimae et misericordissimae5.

À revoir donc, mon ami, et que Dieu bénisse votre nouveau ministère, comme il a béni le premier.

A. Cardinal de Cabrières

Évêque de Montpellier.

24Cette lettre autographe et inédite frappe d’abord par sa simplicité ; simplicité du papier : une feuille pliée en deux dépourvue de tire, d’armoiries et même d’adresse. Simplicité du ton : « mon cher enfant » affectueux mais banal, mais surtout « mon ami » plus rare, « pas malheureux ici » plus délicat qu’une banalité sur le bonheur. La présence de deux personnes, le père du nouveau secrétaire et le Père Le Floch peut étonner. L’une et l’autre ont pourtant une signification.

25Le geste de mon grand-père offrant son fils à l’évêque apparaît pour la dernière fois. Il semble superflu : un évêque décide une nomination sans intervention des parents. Mais plus qu’un geste de politesse, il marque l’estime dans lequel le cardinal tient ce grand catholique rallié. Le Père Le Floch est le supérieur du Séminaire Français. Sous les règnes de Pie X et de Benoît XV, son influence dans la Curie romaine est considérable. Il regarde d’un œil très favorable l’abbé Raffit qui a été un des plus brillants élèves du Séminaire. Très discrètement, il avait montré son étonnement qu’il soit encore vicaire à Pézenas. Le Cardinal, avec un sourire, montre que cette période est close et que le père supérieur peut s’en réjouir.

26Le paragraphe suivant ne donne pas de directives au nouveau secrétaire : la pratique et les renseignements de son prédécesseur y pourvoiront. Gravement et en termes magnifiques, un vieillard de 90 ans confie à un prêtre de 30 ans le soin de lui fermer les yeux. Ce devoir, l’abbé Raffit le rempli à l’aube du 21 décembre 1921. En moins d’une journée, une congestion pulmonaire abat le cardinal. Pendant la nuit, il reçoit la communion, puis l’extrême-onction. Parfois il entretient son entourage. Vers la fin, il prononce ces mots que mon oncle a souvent redits : « J’ai été heureux de vivre, je suis heureux de mourir. »

27Puis, ému et fidèle à sa volonté, l’abbé Raffit lui ferme les yeux.