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La révolte du Midi viticole cent ans après, 1907-2007

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Jean Sagnes

Seconde partie. La capitale du vin et la révolte vigneronne : Béziers et sa région en 1907

L’Armée dans la ville

Jules Maurin

Texte intégral

  • 1 Sur cette question André Corvisier (dir.), Histoire militaire de la France, T. 1 Des origines à 171 (...)
  • 2 Histoire militaire de la France, T. 2 De 1815 à 1871, p. 15-16, 47-48.

1Au début du xxe siècle la présence militaire en ville s’inscrit dans une longue tradition. L’armée dans la cité s’inscrit dans une vielle histoire. Pendant des siècles l’armée a imposé sa présence. Cette présence était redoutée des habitants à cause des réquisitions qui concernaient parfois la nourriture mais plus constamment le logement des officiers et hommes de troupe. De plus les bourgeois redoutaient l’indiscipline et les multiples désordres (rixes, vols, ivrognerie...) qui allaient de pair avec la présence militaire en ville. Si bien que le départ des troupes est accueilli avec soulagement par la population1. Peu à peu cependant l’installation de garnisons pérennes, granges et étapes louées, et bien vite aux xviiie et xixe siècles la construction de casernements, qui progressivement s’adaptèrent mieux à leur fonction et s’uniformisèrent, s’imposa, même si les réalisations suivirent souvent d’assez loin la réglementation qui indiquait la direction à suivre. La réquisition resta toujours possible mais point en temps normal, ordinaire. Elle est limitée par les circonstances notamment celles du temps de guerre2.

2À Béziers comme ailleurs, en ce début du xxe siècle, la présence de l’armée au sein de la ville n’est plus conflictuelle. Elle est acceptée et même souhaitée par les édiles et la population.

Une présence importante

3Notons tout d’abord que l’édifice militaire, la caserne s’impose dans le paysage urbain, quasiment au même titre que les édifices religieux. Chaque ville d’importance dispose de plusieurs casernes. Leur nombre est certes inférieur à celui des édifices religieux ou conventuels mais ces casernements marquent le milieu urbain ancien et nouveau.

  • 3 Arch. Dép. Hérault 2 R 15. Bâtiments et terrains militaires. Béziers.

4À Béziers, la caserne Saint-Jacques est située en plein cœur de la ville, à proximité des Allées Paul Riquet : c’est là qu’est logé le régiment d’infanterie de la ville, le 17e, ou plus exactement deux bataillons de ce régiment, le troisième étant stationné dans la cité voisine d’Agde. La caserne Saint-Jacques a des dimensions imposantes et s’inscrit dans un rectangle de cent vingt mètres de long sur soixante-dix de large. C’est une bâtisse ancienne, juchée sur la colline biterroise, sur le site romain et médiéval de la ville. Ce bâtiment massif, austère est fermé sur lui-même. Il est organisé autour de deux cours centrales, parfaitement symétriques où se déroulent les exercices quotidiens. Cependant la caserne est trop petite pour loger en permanence la totalité du régiment. Et aucune possibilité d’extension n’existe. Si bien que les dépôts de vivres, d’habillement et même de munitions ainsi que l’armurerie occupent des bâtiments voisins, même pas attenants, loués par l’Armée à des particuliers dans les rues avoisinantes3. On l’aura compris, cette caserne n’est pas de construction récente, comme on en trouve tant d’autres en France, y compris dans la cité voisine d’Agde qui a vu s’élever la caserne Mirabel dans les années 1880-1890. L’administration militaire du génie s’est efforcée cependant de l’adapter au mieux à la réglementation en vigueur notamment en ce qui concerne la capacité des chambres et l’hygiène, souci majeur de la période.

  • 4 Arch. Dép. Hérault 393 : Béziers, construction de la caserne de cavalerie.

5Très différent est le quartier de cavalerie. Construit dans les années 1870, sur les terrains du Pech de la Font de Maury, à la périphérie est de la ville, à proximité de l’avenue de Pézenas, ce casernement s’inscrit dans la zone d’extension de la ville de Béziers à la fin du xixe siècle. Les nouveaux quartiers résidentiels et l’hôpital de la ville y sont construits à la même époque. Le quartier de cavalerie est constitué de bâtiments longilignes bas, de dimensions différentes. Ici le matériau utilisé est la brique achetée aux briquetteries avoisinantes. L’ensemble couvre une vaste surface de quatre cent mètres de long sur deux cent quarante de large. Le terrain de manœuvre, ou Champ de Mars est orienté à l’ouest, vers la ville ; ses dimensions sont elles-mêmes imposantes : deux cent mètres sur cent4. Le quartier de cavalerie abrite en 1907 les trois escadrons du 13e chasseurs, celui-là même qui est déployé lors de l’arrestation du Comité d’Argeliers.

  • 5 Arch. Dép. Hérault 2 5 49 et 2 R 52 : Béziers, Champ de tir et de manœuvres de Mazeran.
  • 6 J. Maurin, Armée-Guerre-Société. Soldats languedociens (1889-1919), Paris, 1982, p. 168-170.

6La garnison biterroise abrite en outre un détachement de la 16e section des commis-ouvriers et dispose du champ de tir de Mazeran, sur la commune de Boujan. Lui aussi est situé côté est de la ville, à environ trois kilomètres du centre. Ce champ de tir et de manœuvres de la place de Béziers est récent, la décision de l’aménager datant de 18995. Au total les effectifs de la garnison de Béziers, effectifs qui servent de base au service des subsistances militaires dans les adjudications, s’élèvent à mille cinq cent hommes6. Les effectifs militaires de la cité représentent un peu plus de 3 % de la population biterroise. C’est moins important qu’à Agde (7,5 %) mais la population des deux villes n’est en rien comparable.

7À eux seuls ces effectifs expliquent l’attitude des pouvoirs municipaux, très favorables à la présence militaire, car c’est pour la ville, une aubaine. La garnison, à défaut de production alimente la consommation, stimule le commerce local même si le prêt du soldat est dérisoire et faible la solde du sous-officier et de l’officier. Aussi les municipalités se disputent le privilège d’avoir une garnison ou d’en augmenter les effectifs.

  • 7 J. Maurin, op. cit., p. 176.

8Béziers ne verrait aucun inconvénient à ce que le bataillon d’infanterie stationné à Agde lui revienne. D’ailleurs lorsqu’en 1913, en application de la loi des trois ans la caserne Saint-Jacques doit accueillir cinq cent fantassins supplémentaires, le conseil municipal vote tout de suite les crédits nécessaires au renforcement de la conduite d’eau potable et de celle des eaux usées de la caserne. Quant au quartier de cavalerie il présente tant d’avantages pour le logement et le manège qu’il pourrait aisément accueillir le 1er escadron du 13e chasseurs stationné à Montpellier en plus des trois autres escadrons déjà présents. Toutes les villes adoptent la même attitude favorable à la présence militaire. Lorsqu’on 1901 l’État-major décide d’installer dans la 16e région militaire un régiment colonial, les demandes affluent. Les petites cités de la sphère biterroise qui n’ont pas de garnison, Pézenas, Bédarieux, Saint-Pons réclament leur part, au moins un bataillon7.

9Cet empressement à accueillir la troupe résulte du marché de consommation qu’elle représente. Les adjudications n’échappent généralement pas aux grossistes locaux. Pour le pain on en mesure l’importance : chaque ration est de 750 gr par jour et les effectifs retenus sont les effectifs de base, effectifs supérieurs à l’effectif réel moyen. Seul le marché des fromages et des conserves de viande échappe aux fournisseurs locaux. Quant au vin, au lendemain de la crise de 1907, l’armée l’achète directement dans la région bien sûr pour le XVIe Corps mais aussi pour d’autres unités de régions militaires éloignées : en février 1909 le préfet de l’Hérault invite la Commission des ordinaires du 35e RI de Belfort à s’adresser directement aux dix coopératives existantes. Et bien sûr ce sont des artisans locaux qui reprennent les carrelages et les planchers de la caserne Saint-Jacques en août 1910. De plus les villes signent des conventions avec les chefs de corps pour soigner les soldats malades dans leurs hôpitaux. Les soldats participent aussi à la clientèle des cafés, restaurants et maisons closes même s’il est impossible de mesurer avec précision cet apport économique. Mais comment ne pas penser que les trois cent soixante-dix débits de boissons de Béziers au début du xxe siècle, soit un pour cent trente-cinq habitants, ne tirent pas une partie de leur recette de la garnison ?

10Mais la garnison présente aussi quelques inconvénients sinon pour la ville elle-même, au moins pour les alentours. L’armée a besoin de terrains et peut se les procurer par expropriation. Ainsi, en 1912, elle cherche à créer un champ de tir et de manœuvres sur la commune de Lespignan, au sud-ouest de Béziers : elle obtient quarante-huit promesses de vente pour trois hectares quatre-vingt-dix ares. Mais onze autres propriétaires refusent de traiter. Il faut aller à l’expropriation obtenue devant le tribunal de Béziers le 24 juillet 1914. La déclaration de guerre entraîne aussitôt l’abandon de ce projet.

  • 8 J. Maurin, op. cit., p. 175-180.

11De même chaque année des commissions mixtes composées de civils et de militaires, doivent procéder au classement des chevaux, mulets et voitures en vue de leur réquisition prévue par le plan de mobilisation générale. Les maires se plaignent de la gêne que ces tournées d’inspection provoquent pour les travaux agricoles. De plus les manœuvres organisées par l’armée entraînent ici ou là des dégâts indemnisables : mais les propriétaires ont du mal à obtenir réparation du préjudice subi, d’autant que ce sont presque toujours les mêmes communes qui sont concernées : ici Saint-Thibéry, Bessan et Florensac. La mauvaise humeur des maires se manifeste à l’occasion : en mai 1906 Saint-Thibéry demande la suppression des manœuvres prévues sur son territoire. Sorti de son encasernement urbain le militaire est indésirable, même si c’est un enfant du pays8. Malgré tout le sentiment dominant très largement est celui de l’acceptation de la présence militaire dans la ville.

L’acceptation de cette présence

12Les raisons en sont multiples et ne relèvent pas toutes, loin s’en faut, du commerce et de l’économie. Elles sont plus profondes. Si la ville fait corps avec l’armée cela résulte en grande partie de l’application des lois de recrutement votées en 1872, 1889 et 1905 et qui ont abouti en ce début du xxe siècle à un service militaire universel, obligatoire et égalitaire. La législation de la IIIe République n’est pas parvenue d’emblée à ce résultat.

13En 1872 le législateur pose ces grands principes mais n’a pas les moyens de les concrétiser. Il manque alors nombre de casernes pour faire effectuer le temps de service à l’ensemble des conscrits. Les casernements sont en nombre insuffisant d’autant que l’on vient de perdre l’Alsace-Lorraine où ils étaient nombreux. La construction de nouvelles casernes, couvrant cette fois de façon harmonieuse tout le territoire demande du temps et des moyens : il faudra vingt ans au moins pour y parvenir. Quant à la nouvelle organisation de l’armée, elle est prévue par la loi de 1873. Cette loi constitue le socle structurel de l’armée française sous toute la durée de la IIIe République. Dix-huit régions militaires sont créées, chacune devant fournir un effectif équivalent à un Corps d’Armée soit environ seize mille hommes : ainsi la 16e région militaire englobe six départements : l’Hérault, l’Aude, les Pyrénées-Orientales, le Tarn, l’Aveyron et la Lozère. En fait l’étendue de la région dépend de l’importance démographique des départements qui la composent. Chaque région est découpée en subdivisions qui sont déterminées par la population des départements, des arrondissements et des cantons. Selon l’importance de la population la subdivision couvre ici un département en entier, là un arrondissement, ce qui est le cas pour Béziers-Saint-Pons. Cette organisation facilite l’organisation du Corps d’Armée mais aussi le recrutement par le système de la conscription dont l’efficacité résulte du fait qu’il se fait au plus près des jeunes et au niveau de la subdivision même si le passage devant le conseil de révision s’effectue au niveau de chaque canton.

14Le conseil de révision cantonal qui marque tant de générations permet de faire un premier tri entre les jeunes gens déclarés bons pour le service actif ou auxiliaire et les autres ajournés ou dispensés pour des raisons de carences physiques. Mais il reste encore beaucoup trop de jeunes au regard des capacités des casernements, des moyens humains d’encadrement, des moyens financiers du Ministère de la Guerre. En effet la loi de 1872 a prévu un service actif long de cinq ans. Ce service long est justifié par le fait que l’on veut des soldats parfaitement formés, entraînés, endurants, endurcis, ayant toutes les qualités d’un soldat professionnel sans pour autant l’être. Comme le nombre de recrues potentielles est beaucoup trop élevé au regard des capacités en casernes, en encadrement et financières on a multiplié les motifs de dispensés pour raisons familiales et professionnelles. Et comme le nombre de soldats potentiels est toujours trop élevé on a recours au tirage au sort : les mauvais numéros feront donc cinq ans, les bons numéros un an seulement. Si, en 1889, la loi ramène le service militaire actif à trois ans et supprime nombre de dispenses dont celles accordées aux membres du clergé, elle conserve la possibilité d’ajustement que représente le tirage au sort. Ce n’est qu’en 1905, avec le service militaire actif ramené à deux ans, et alors même que le nombre de conscrits diminue sensiblement, que l’on peut supprimer cette variable d’ajustement que constitue le tirage au sort et aboutir à un système de recrutement véritablement égalitaire.

15D’autant qu’en ce début de siècle l’effort principal de construction des casernements a été mené à bien. Nombre de villes ont vu surgir de nouveaux casernements pour l’infanterie, pour la cavalerie et pour l’artillerie. C’est ainsi que Béziers est dotée très tôt du quartier de cavalerie, qu’à Montpellier est créée en 1909 une nouvelle caserne d’artillerie pour le 56e, qu’à Agde est construite la caserne Mirabel alors à la périphérie urbaine. Celle-ci est typique des constructions pour l’infanterie de la IIIe République. Elle est construite selon un plan-type élaboré par le Génie en 1874 et applicable à tout le pays. Seuls les matériaux de construction sont locaux : ici, à Agde, la brique. Autour d’une vaste cour centrale rectangulaire d’environ dix mille mètres carrés sont installés les bâtiments. Au rez-de-chaussée se trouvent les magasins, la cuisine, le réfectoire et autres lieux communs et techniques. Dans un endroit isolé et bien protégé se loge l’armurerie. Les premier et second étages sont réservés aux chambrées dont la capacité est de vingt-quatre soldats, ce qui est un progrès par rapport aux casernements antérieurs. Au début du xxe siècle en 1907, le nombre d’hommes accueillis par chambre baisse pour s’établir à quatorze hommes de troupe. L’étage supérieur, moins bien organisé, est destiné à l’accueil des réservistes qui viennent par deux fois accomplir leurs périodes de vingt-huit jours.

  • 9 Sur toutes ces questions on pourra se reporter à J. Maurin, Anthologie des textes fondateurs de la (...)

16La caserne d’infanterie de la IIIe République est dotée de vastes ouvertures permettant l’aération des locaux et la pénétration de la lumière extérieure, mais pas au soldat de filer à l’anglaise car elles sont dotées de solides barreaux. Les lavabos y sont obligatoires. Le souci d’hygiène et de bien-être des hommes est ainsi pris en compte par les services du Génie. Si la caserne est plus ancienne, l’Armée et les municipalités par convention avec l’État, et selon le même principe qui prévaut pour les constructions nouvelles, s’efforcent de les adapter aux nouvelles règles9.

  • 10 Rémy Pech et Jules Maurin, 1907. Les mutins de la République, Toulouse, Privât, 2007, 343 p.

17Ces nouveaux casernements sont au service d’une organisation militaire largement décentralisée, régionalisée. Le phénomène est assez rare en France pour être ici souligné. Il semble d’ailleurs efficace. En effet, le recrutement se fait désormais au début du xxe siècle régionalement c’est-à-dire au niveau de la région militaire pour les armes les moins répandues, artillerie, cavalerie, équipages de la flotte même si cette dernière arme est alimentée par les inscrits maritimes et au-delà par des engagés, des volontaires venant d’un peu partout. Les affectations dans l’infanterie se font plus localement, au niveau de la subdivision. Ainsi le 17e régiment d’infanterie stationné à Béziers et à Agde reçoit ses recrues essentiellement de Béziers et du Biterrois, comme cela apparaît nettement de l’analyse détaillée des origines des mutins du 17e en juin 190710.

  • 11 P. Jakez-Hélias, Le cheval d’orgueil, p. 445.
  • 12 O. Roynette, « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne à la fin du xixe siècle, Paris, 2 (...)

18Comme c’est dans l’infanterie que servent la plupart des conscrits on peut dire que la nouvelle organisation militaire a favorisé le recrutement local. Tout le monde y a trouvé son compte. L’armée a vu s’atténuer puis quasiment disparaître toutes formes de résistance au recrutement. Pour preuve la quasi disparition des mutilations volontaires : les mutilés volontaires détectés au moment de la révision sont regroupés à la deuxième compagnie de pionniers ; ils ne sont plus qu’une vingtaine par an au niveau national et ne constituent plus un problème pour l’institution. Et si, à la fin du xixe siècle, les publications antimilitaristes sont particulièrement virulentes, elles n’ont que très peu d’impact sur les populations rurales et urbaines. Celles-ci loin de fuir le recrutement sont fières que leurs jeunes effectuent leur temps de service. Les familles exposent complaisamment la photographie de leurs jeunes soldats en uniforme dans la salle à manger ou dans la cuisine. Elles redoutent l’exemption, de crainte que le jeune ne soit atteint d’une maladie interne, la tuberculose tant redoutée, de crainte aussi qu’il ne trouve pas ensuite l’âme sœur et ne puisse intégrer un emploi dans l’administration ou dans les compagnies de chemin de fer. Il n’y a pas qu’en Bretagne où Ton constate ce phénomène11. Il est perceptible ailleurs en France, et en Bas-Languedoc12. Effectuer son temps de service militaire est devenu un facteur d’intégration dans la société et de promotion sociale.

L’intégration du militaire

19L’intégration du militaire au sens large et de l’armée dans la ville peut donc s’analyser au plan de l’intégration physique de la caserne dans le milieu urbain, au plan de la symbiose entre soldats du contingent et population dont ils sont issus et dont ils partagent les genres de vie, les façons d’être et aussi les inquiétudes comme on le voit lors de la crise viticole de 1907. Elle peut aussi s’analyser au niveau de la vie sociale et culturelle.

20L’intégration sociale et culturelle du militaire, du militaire de carrière, sous-officier et officier, dans la société urbaine de Béziers au début du xxe siècle se traduit concrètement par sa participation recherchée aux manifestations officielles, aux fêtes urbaines.

  • 13 R. Sanson, Le 14 juillet, fête et conscience nationale, Paris, 1976.

21La musique militaire composée d’engagés et de soldats du contingent participe à toutes les fêtes publiques, à tous les défilés. La carte postale rapporte fidèlement ces manifestations et témoigne de la présence constante des militaires musiciens à celles-ci. Bien sûr le traditionnel défilé des troupes le 14 juillet, fête républicaine par excellence dans un Béziers et un Biterrois bien ancré dans la République, montre que la musique militaire n’est pas seule à commémorer l’événement. Ce défilé a toujours du succès, la presse locale l’affirme, la photographie le montre. Même si ce n’est peut-être qu’un succès de curiosité13.

  • 14 Annuaire de l’Hérault, 1900, p. 1046.

22Béziers est une ville de mélomanes. La ville compte en ce début du xxe siècle quinze sociétés philharmoniques bien vivantes14. Ces sociétés sollicitent et obtiennent le concours ponctuel des musiciens militaires. Chaque année au mois de mai un concours musical est organisé. Les musiques militaires y sont conviées. Celui de 1907 ne put avoir lieu : prévu le 17 mai il dût être annulé suite à la grande manifestation du 12 et aux incidents qui la suivirent.

23Les grandes représentations lyriques de Béziers à la Belle Époque se déroulent aux Arènes chaque année au mois d’août. Pour chacune d’elle, que ce soit Le premier glaive, La fille du soleil, Héliogabale ou Les Esclaves, quelques deux cent musiciens militaires y participent à la grande satisfaction des organisateurs qui investissent beaucoup dans l’événement et du nombreux public qui se presse sur les gradins.

24La musique militaire se produit régulièrement au kiosque à musique de la place de la Citadelle et n’hésite pas à se déplacer pour d’autres fêtes dans les environs : elle est à Puisserguier en 1895 pour la fête d’inauguration des eaux, à Agde en 1905 pour le Festival du Secours Mutuel. La participation de la musique militaire à ces fêtes d’importance variable n’est pas gratuite. Elle est tarifée selon des conditions bien codifiées et publiées dans les Bulletins Officiels, car l’armée fournit non seulement les musiciens et le matériel nécessaire mais assure aussi les déplacements et fournit le cas échéant le matériel de couchage.

  • 15 Annuaire de l’Hérault, 1905, p. 423.

25Le chef de musique du 17e régiment d’infanterie, de Weinberger, siège avec nombre de personnalités de la ville, dont le maire, au conseil de surveillance du Conservatoire15.

26D’une façon plus générale les officiers de tous grades participent aux manifestations auxquelles ils sont conviés par les autorités civiles. Leur empressement à répondre à ces invitations et à participer ne peut naturellement être ici mesuré. En tout cas les préfets et sous-préfets ne manquent pas d’interpréter leur attitude, même s’il s’agit tout simplement d’une question de tempérament. On voit même certains officiers participer à des cérémonies religieuses.

27Mais surtout les officiers participent à la vie mondaine de la cité, et ceci quel que soit leur rang. Passe encore que le général et madame reçoivent régulièrement. Mais des capitaines et même des lieutenants en font autant : tous les officiers du 17e RI, colonel, commandants, onze capitaines sur un effectif de seize, et dix lieutenants sur trente publient dans les annuaires les jours et heures de réception avec leurs adresses personnelles. Ces réceptions n’ont rien de régulier : trois fois par mois ou une fois tous les quinze jours semble le plus courant. La solde de l’officier ne saurait suffire pour couvrir ces frais. C’est pourquoi jusqu’en 1900 l’officier ne peut se marier que si sa fiancée lui apporte une dot d’un minimum de mille deux cents francs.

  • 16 J. Maurin, Armée-Guerre-Société, op. cit., p. 183-186.

28Cela laisse entendre que l’officier peut s’intégrer au moins au niveau de certains membres de la bourgeoisie locale. Le mariage peut être un des signes importants de cette intégration. Il témoigne de sa profondeur. Ce n’est pas là un élément superficiel, car par le mariage on rentre au cœur de la famille, cellule de base de la société. Avoir un gendre militaire c’est accepter au moins partiellement l’armée chez soi. Aussi par le nombre de mariages contractés on peut non seulement se faire une idée du prestige de l’uniforme auprès des jeunes filles mais aussi de l’intégration du militaire dans la société biterroise. Or ces mariages sont bien peu nombreux : en 1900, sur quatre cent quarante-huit mariages il n’y a que cinq militaires et en 1910, sur trois cent quatre-vingt-six, onze. Seulement quatre officiers épousent des biterroises et encore faut-il souligner que deux d’entre eux sont enseigne de vaisseau, l’un à Cherbourg, l’autre à Lorient. Les deux mariées biterroises sont pour l’une fille d’avocat, pour l’autre fille d’un receveur des finances que les nominations administratives ont amené à Béziers. Les autres militaires qui se marient à Béziers sont sous-officiers et servent dans les régiments locaux : les mariées dont l’âge varie de 20 à 35 ans viennent de tous les milieux : la plupart n’ont pas de profession ce qui n’a rien de surprenant pour l’époque ; parmi elles deux sont filles de propriétaires, les autres filles d’imprimeur, de restaurateur, de charcutier. Celles qui travaillent sont peu nombreuses : giletière, employée, institutrice. Dans ces conditions, et à partir de ces quelques exemples qui concernent seulement deux années, on ne saurait conclure que l’intégration des militaires dans le milieu local s’effectue par le mariage. Les liens qui lient les militaires et l’armée au monde des civils relèvent plutôt de l’institutionnel16.

29C’est par les institutions que le militaire imprègne la société civile. L’exemple significatif est celui de l’école. L’instituteur, hussard noir de la République, est amené à transmettre, à inculquer même les valeurs nationales aux jeunes. Mais au-delà la formation même de ce jeune, encore écolier, prépare la formation du soldat par le biais des sociétés de tir et de gymnastique qui foisonnent. La loi du 27 janvier 1880 énonce les mesures destinées à rendre identiques les exercices physiques que les lycées et autres établissements scolaires devront mettre en place en vue de préparer les jeunes au service militaire. La loi de 1905 sur le recrutement, dite loi des deux ans de service actif, souligne l’importance des réserves et les obligations des réservistes de l’armée active, rappelés pour des périodes qui peuvent atteindre vingt-huit jours. Elle insiste sur l’obligation des exercices et des revues d’appel, sur le fait que tout réserviste qui change de domicile ou de résidence doit en informer la gendarmerie. On le voit, c’est par la législation et les institutions que l’armée est devenue l’armée de la nation et de la République et a trouvé ses marques par rapport au monde des civils au niveau de la troupe et même des cadres malgré les aléas politiques comme l’affaire des fiches.

*

30Au début du xxe siècle il y a comme une osmose qui s’est réalisée. Grâce au recrutement local qui s’est imposé avec la mise en place progressive mais bien réelle d’un service militaire universel et égalitaire, la ville s’identifie à son régiment d’infanterie : Béziers à son 17e, Narbonne à son 100e...

31Aussi lorsque surviennent les événements de 1907 et que l’on risque de demander à des soldats issus de la société locale de maintenir l’ordre et donc de se trouver face à face avec les leurs, les autorités civiles et militaires redoutent cet état de fait. C’est pourquoi ils veulent éloigner au moins temporairement ces régiments locaux, le 100e de Narbonne, le 17e de Béziers afin de faire assurer l’ordre par des soldats venus d’ailleurs. Mais c’est sans compter sur la détermination de la population civile qui à Béziers s’oppose fermement au départ de son régiment. C’est sans compter sur les craintes de ces jeunes soldats qui ne veulent pas d’un maintien de l’ordre assuré par d’autres soldats, étrangers à la région. La mutinerie du 17e de Béziers s’explique ainsi aisément. C’est en quelque sorte le revers de la médaille de l’armée en symbiose avec sa ville.

Notes

1 Sur cette question André Corvisier (dir.), Histoire militaire de la France, T. 1 Des origines à 1715 notamment p. 315-317, 344-346, 366-370, 447-448.

2 Histoire militaire de la France, T. 2 De 1815 à 1871, p. 15-16, 47-48.

3 Arch. Dép. Hérault 2 R 15. Bâtiments et terrains militaires. Béziers.

4 Arch. Dép. Hérault 393 : Béziers, construction de la caserne de cavalerie.

5 Arch. Dép. Hérault 2 5 49 et 2 R 52 : Béziers, Champ de tir et de manœuvres de Mazeran.

6 J. Maurin, Armée-Guerre-Société. Soldats languedociens (1889-1919), Paris, 1982, p. 168-170.

7 J. Maurin, op. cit., p. 176.

8 J. Maurin, op. cit., p. 175-180.

9 Sur toutes ces questions on pourra se reporter à J. Maurin, Anthologie des textes fondateurs de la IIIe République, Introduction générale, Paris, CEHD à paraître.

10 Rémy Pech et Jules Maurin, 1907. Les mutins de la République, Toulouse, Privât, 2007, 343 p.

11 P. Jakez-Hélias, Le cheval d’orgueil, p. 445.

12 O. Roynette, « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne à la fin du xixe siècle, Paris, 2000, 458 p. et J. Maurin, Armée-Guerre-Société, op. cit., p. 260-268.

13 R. Sanson, Le 14 juillet, fête et conscience nationale, Paris, 1976.

14 Annuaire de l’Hérault, 1900, p. 1046.

15 Annuaire de l’Hérault, 1905, p. 423.

16 J. Maurin, Armée-Guerre-Société, op. cit., p. 183-186.

Auteur

Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3

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