1Les statistiques des caisses d’épargne constituent un excellent indicateur de la confiance publique, car elles sont le refuge de la petite épargne populaire. Ce baromètre permet de mesurer l’impact des facteurs économiques, politiques et sociaux sur la population. Dès 1834 le fondateur de la Caisse d’épargne parisienne, Benjamin Delessert, en fait la constatation dans son discours à la Chambre des députés affirmant que « les versements et les remboursements faits dans les Caisses d’épargne étaient une indication exacte et régulière de la tranquillité publique et que... lors des émeutes, les versements diminuaient aussitôt et les remboursements augmentaient dans la même proportion. »1

2Au moment de la crise viticole de 1907, comment les épargnants des différentes caisses d’épargne du Midi et en particulier ceux du Biterrois ont-ils réagi ? Les statistiques des Caisses d’épargne fournissent plusieurs indicateurs nous permettant de mesurer le degré d’intensité de cette crise. Le mouvement des versements et des remboursements reflète le comportement des épargnants. Son analyse permet d’étudier les phases de crise ou de prospérité. La moyenne par livret et le montant du solde dû aux déposants renseignent sur leur degré d’aisance.

3Le Biterrois s’est doté très tôt d’un réseau de caisses d’épargne. Béziers est la plus ancienne caisse de l’Hérault2. Ouverte au public dès le 21 juin 1835, soit cinq mois après celle de Carcassonne et deux ans après celle de Nîmes, elle a fait bénéficier les Biterrois de cette nouvelle institution, un an avant les Perpignanais et deux ans avant les Montpelliérains3. À Pézenas, une caisse ouvre en 1839, à Montagnac en 1840, à Agde en 1842, à Clermont-l’Hérault en 1843, et à Bédarieux en 1844. La Caisse de Saint-Pons est plus tardive et elle n’apparaît qu’en 1857. Dans l’Aude, les Caisses de Narbonne et de Limoux ouvrent en 1846. Depuis 1882, il existe deux réseaux indépendants de collecte de l’épargne populaire : celui des caisses d’épargne dites privées ou ordinaires qui est le plus ancien, et celui de la Caisse nationale d’épargne dite aussi Caisse d’épargne postale instituée par une loi de 1881. Les fonds de ces deux institutions sont versés à la Caisse des dépôts et consignations4. Pour 1907, nous disposons donc de deux baromètres. Leur étude révèle de notables disparités. Des analyses détaillées permettent de mettre en lumière l’impact des évènements de juin 1907 dans les caisses d’épargne privées, et de mesurer le degré d’intensité de la crise au niveau local.

Une meilleure résistance de la Caisse d’épargne postale

4Les statistiques de la Caisse d’épargne postale dont nous disposons étant fournies par département et non par bureau de collecte, une étude comparative des résultats des deux types de caisses, postales et privées, n’est possible qu’à l’échelon des départements. Dans tous les départements du Midi, la Caisse d’épargne postale résiste mieux à la crise viticole. De 1901 à 1913, la balance entre les versements et les remboursements demeure constamment positive. Tout au plus observe-t-on de légères inflexions lors des crises du vignoble en 1901-1902 et en 1905-1907. La moyenne annuelle de l’épargne collectée par la Caisse postale s’élève à plus de 2 millions et demi de francs entre 1901 et 1913.

5Il en va tout autrement pour les caisses d’épargne privées. Durant la même période (1901 à 1913), la moyenne annuelle de leurs opérations d’épargne se solde par une balance négative d’1,6 million de francs. Elle le demeure constamment de 1901 à 1907, où le déficit moyen annuel est de 4,2 millions.

6En 1907, les opérations de la Caisse postale enregistrent dans tout le Midi un excédent des versements sur les remboursements. Cependant ce baromètre indique que l’Hérault et l’Aude sont les plus touchés par la crise. L’excédent entre les versements et les remboursements n’y est pas négatif, mais il est presque nul : seulement 49.000 francs dans l’Hérault et 61.000 francs dans l’Aude. Mais en cette même année 1907, la balance entre les versements et les remboursements dans les caisses d’épargne privées enregistre un déficit de plus de 2,3 millions dans l’Hérault et de plus de 735.000 francs dans l’Aude !

Balance des versements et des remboursements en 1907 (en millions de francs)

7En 1907, préoccupé par un souci de stabilité politique et d’ordre social, le gouvernement feint, de ne pas percevoir l’ampleur de la crise, et pour cela il se sert du baromètre de la Caisse d’épargne postale qui enregistre plus de versements que de remboursements. À la Chambre, Clemenceau et le ministre des finances Joseph Caillaux tentent de calmer la situation et affirment que « le montant des divers dépôts dans les Caisses d’épargne atteint sensiblement les mêmes chiffres que pendant les années précédentes »5. Le Journal des Caisses d’épargne rapporte un extrait du Journal des Débats, dans lequel on affirmait à la Chambre que « la misère, dans le Midi, n’était pas si grande qu’on le prétendait, et comme preuve, on assurait que les dépôts dans les Caisses d’épargne dépassaient de beaucoup les retraits »6. Aussitôt Le Courrier de l’Aude riposte en publiant les résultats catastrophiques de la Caisse d’épargne privée de Carcassonne : l’excédent des remboursements sur les versements a été multiplié par trois en trois ans7 !

8Pourquoi une telle différence entre les deux baromètres ? La composition sociale des épargnants de la Caisse postale serait-elle moins affectée par la crise économique ? Ou bien les épargnants auraient-ils d’avantage confiance dans l’institution de la Caisse d’épargne postale que dans les caisses privées ?

9La première hypothèse est peu vraisemblable, car la Caisse d’épargne postale est surtout implantée en milieu rural : logiquement sa clientèle devrait donc être plus affectée par la crise viticole. Il apparaît donc que la Caisse d’épargne postale bénéficie d’une plus grande confiance. À la différence des caisses privées qui constituent des établissements privés d’utilité publique, la Caisse postale est un établissement public placé sous la garantie de l’État, et régie par des fonctionnaires. C’était là une nouveauté dénoncée par certains contemporains « comme conduisant au socialisme d’État »8. « Les milliers de bureaux de poste sont transformés en relais de la Caisse nationale d’épargne et ils sont alors promus au rang de symboles de la République et utilisés comme vecteurs de diffusion de l’idée républicaine »9.

10En Grande Bretagne, « La naissance des Post Office Savings Banks est due en grande partie aux malversations et aux scandales qui ont affecté les Caisses d’épargne ordinaires anglaises, notamment la mauvaise gestion d’une partie des fonds déposés »10. Comme le soulignent Benoît Oger et Peter Gosden « les administrateurs négligent leurs devoirs et abandonnent « totalement la gestion des Caisses d’épargne aux comptables ou aux employés, de sorte que leur comportement et leurs actions ne furent même plus contrôlés dans certaines banques »11. « L’insuffisance du contrôle fait qu’entre 1844 et 1857, vingt-deux cas de détournements graves sont découverts »12, parmi lesquels ceux ayant entraîné la faillite des caisses de Dublin et de Rochdale. « C’est une des raisons principales du vote de la loi instaurant la Caisse d’épargne postale en Angleterre »13. « En quarante ans, les détournements ont atteint le chiffre de 5 750 000 francs »14.

11Pour la France, il n’y a pas d’étude globale permettant d’évaluer le nombre et le montant des détournements de fonds dans les caisses privées. Les affaires les plus connues sont celles de Tarare (dans le Rhône) et d’Annecy, découvertes en 1882 et 188315. Les partis politiques de droite se servirent de ces faillites pour lancer des attaques contre le gouvernement, déclenchant ainsi une panique dans tout le pays. Dans le Midi, les découvertes de malversations ébranlent à plusieurs reprises la confiance des épargnants. Les premiers gros scandales sont ceux des caisses de Marseille et de Nîmes en 184916. Leur impact sur les épargnants a été plus important que celui de la révolution de 184817. La découverte de malversations par les inspecteurs des finances devient à l’aube et au cours de la première décennie du XX^e siècle un problème récurrent des caisses privées, d’autant plus que les caissiers indélicats, qui prennent généralement la fuite, semblent avoir parfois bénéficié du laxisme des directeurs, soucieux d’éviter l’ébruitement des affaires comme à Marseille en 1849 ou à Perpignan en 187018. La découverte de malversations se multiplie : à Saint-André-de-Sangonis (succursale de Lodève), en 1896 le caissier prend la fuite laissant un déficit de plus de 40.000 francs ; à Marvejols en 1898, le caissier est arrêté à la demande du procureur de la République19. À Nîmes en 1902, la recette de la succursale de Sommières ayant mystérieusement disparu, le conseil municipal de Sommières décide de s’affranchir de la tutelle nîmoise en supprimant la succursale pour laisser place à la fondation d’une caisse d’épargne indépendante. D’autres malversations sont découvertes à Bédarieux en 1902, où aucun des administrateurs n’ose prendre la responsabilité de poursuivre le caissier car il est père de famille20. Puis surviennent les affaires d’Agde en 190521 ou bien encore de Montpellier en 1908, où le conseil des directeurs décide la suppression de la succursale de Castries en raison de malversations opérées par le sous caissier « infidèle »22...

12Il est donc fort probable que cette série de détournements soit en grande partie responsable des mauvais résultats des caisses d’épargne privées dans la région. Cependant, il ne faut pas nier l’impact de la crise viticole qui est évident et qui se répercute aussi sur le baromètre de la caisse postale, mais avec moins d’ampleur.

13Par rapport à la population, l’Hérault est de loin le département de France qui a connu le plus fort taux de remboursements effectués dans les caisses privées au cours de l’année 1907 : 13 pour 1000 habitants. Ce taux est de 8 pour le Gers, 6 pour l’Aude et les Pyrénées-Orientales, 5 pour le Finistère, 3 pour le Morbihan, et 1 pour le Gard23.

Taux de remboursements pour 1.000 habitants en 1907, dans l’ensemble des caisses d’épargne (nationale et privées) des 7 départements dans lesquels le nombre de remboursements a dépassé celui des versements.

14En 1907, sur les 86 départements de France métropolitaine, 18 ont enregistré un excédent des remboursements sur les versements, parmi lesquels l’Hérault, l’Aude et les Pyrénées-Orientales. L’Hérault arrive largement en tête de la liste avec 4.479 francs remboursés par 1.000 habitants. L’Aude se positionne à la quatrième place avec 2.101 francs par 1.000 habitants et les Pyrénées-Orientales au 13e rang, avec 558 francs par 1.000 habitants. Dans le Midi méditerranéen, seul le Gard enregistre un excédent des versements sur les remboursements, il est de 550 francs par 1.000 habitants.

Panique dans les caisses d’épargne privées

15Les statistiques de la Caisse d’épargne postale ne donnant qu’un bilan départemental annuel non détaillé, ce sont les statistiques des caisses privées qui fournissent le meilleur baromètre pour mesurer l’impact de la crise de 1907 au niveau local.

16Pour Lunel, nous avons pu reconstituer le mouvement hebdomadaire des opérations des années 1906 et 1907. Son étude permet de mesurer l’impact de la crise viticole et d’établir une corrélation avec la chronologie des troubles sociaux de juin 1907. Pour 1906, seul le mois d’octobre enregistre un excédent des versements sur les remboursements. Cette rentrée d’argent correspond au placement du produit des vendanges. Par rapport à 1906, on constate une amélioration de la situation en 1907 avec une réduction du montant des remboursements en avril et mai. Dès le mois suivant, les remboursements augmentent subitement pour atteindre plus de 93.732 francs contre 23.395 francs l’année précédente. C’est un véritable mouvement de panique qui s’est emparé des épargnants. En juin 1907, le montant des remboursements est multiplié par plus de quatre par rapport à juin 1906. En juillet et août, la situation s’apaise et les remboursements sont moins importants qu’en 1906. Puis les versements dépassent les remboursements durant trois mois consécutifs. En octobre, les versements atteignent 68.500 francs contre seulement 39.196 francs l’année précédente. Enfin en décembre le montant des versements dépasse de plus de 10.000 francs celui de l’année précédente, tandis qu’en même temps le volume des remboursements diminue considérablement : 40.000 francs en 1907 contre plus de 70.000 en 1906.

Caisse d’épargne de Lunel en 1906 : Montants mensuels des versements et des remboursements en francs

Caisse d’épargne de Lunel en 1907 : Montants mensuels des versements et des remboursements en francs

17L’année 1907 semble bien commencer pour la Caisse de Béziers. En avril le mouvement des versements s’accentue et donne un excédent de versement de plus de 30.000 francs. On peut lire dans les registres l’analyse suivante faite en 1908 :

18« C’est alors que l’agitation viticole se produit et désormais, la baisse d’épargne va, par voie de conséquence subir les influences des évènements qui semblent vouloir se précipiter. Les grandes manifestations, les troubles de Narbonne, de Béziers, de Perpignan et la démission des municipalités de la région portent l’effervescence à son comble. La population est affolée et les déposants si faciles à s’émouvoir assaillent » les guichets de la Caisse d’épargne « demandant le retrait de leurs fonds dans la crainte d’un cataclysme... »24. Les versements fléchissent et les résultats des mois de mai, juin et juillet accusent dans leur ensemble un excédent de retraits de près de 350.000 francs.

19C’est au cours de la dernière semaine de juin que la panique semble avoir été la plus importante, c’est-à-dire après l’arrestation du docteur Ferroul (le 18 juin) et des fusillades de Narbonne (19 et 20 juin). Nous n’avons pas de chiffres pour Béziers. Mais, à Carcassonne, où le 26 mai a eu lieu le troisième meeting rassemblant le plus grand nombre de manifestants, le montant des remboursements a été au cours de la dernière semaine de juin 4 fois et demi supérieur à celui des versements25. « Pour Narbonne, le résultat est encore moins alléchant », comme le souligne un commentateur de l’époque dans le Journal des Caisses d’épargne26. L’amplitude est encore bien plus grande : le montant des remboursements est 12 fois et demi plus important que celui des versements !27

Montants des versements et des remboursements (en francs) aux Caisses d’épargne de Carcassonne et de Narbonne au cours de la dernière semaine de juin 190728

20À partir du mois d’août, on note un certain apaisement à la caisse de Béziers. Les remboursements diminuent et les versements reprennent. « Le calme renaît. Mais une autre calamité, que l’on ne pouvait prévoir vient encore s’abattre sur le pays et s’ajouter à toutes les misères accumulées par plusieurs années de crise. Ce sont les inondations. La campagne est particulièrement éprouvée et une partie des récoltes est anéantie. »

21En effet, le 25 septembre, de très violents orages s’abattent sur le littoral et sur l’arrière-pays. En même temps que l’Hérault, tous les fleuves côtiers débordent. « La plaine ne formait plus qu’un vaste lac. Agde, Servian étaient submergés, les voies ferrées et les ponts rompus, la récolte perdue. En amont d’Agde, l’Hérault et ses affluents se confondaient en une nappe d’eau continue de plusieurs kilomètres de largeur, dévastant les vignobles en cours de vendange. » À Montagnac, les bas quartiers sont inondés et la crue emporte un mur de l’abattoir qui s’effondre. Pendant un mois, de violents orages vont se succéder. À Béziers le 7 octobre, l’Orb entraîne plusieurs maisons et fait deux victimes. Puis le 16 octobre c’est au tour des bas quartiers de Montpellier d’être inondés : on relève 2 mètres d’eau dans les rues du faubourg Boutonnet. Durant l’automne 1907, Agde est envahie à sept reprises par les eaux. La préfecture de l’Hérault a évalué les pertes subies par les particuliers à 26 millions de francs29.

22D’un autre côté, l’application des lois contre la fraude des vins votées par le Parlement rassure l’opinion publique. La hausse sensible du prix des vins (+ 3 francs 50 par hectolitre)30 fait renaître l’espoir et la confiance. La Caisse d’épargne de Béziers voit revenir les déposants de plus en plus nombreux, et les retraits cèdent la place aux versements qui donnent un excédent de plus de 235.000 francs pour l’ensemble des cinq derniers mois de l’année.

23Malgré un excédent des retraits de 296.000 francs, le solde dû aux déposants (plus de 7.430.000 francs) n’enregistre qu’une diminution de 82.000 francs en raison de la capitalisation des intérêts. Au cours de l’année 1907 le nombre de livrets a diminué de 245. Quant à la moyenne par livret, 363 francs et 52 centimes, elle est stationnaire, mais enregistre une très légère augmentation de 34 centimes de plus que sur l’exercice précédent.

24Quelle a été l’ampleur de la crise dans l’ensemble des caisses du Biterrois et du Midi ?

L’ampleur de la crise au niveau local

25Pour 17 des 25 caisses d’épargne privées que comptent les quatre départements du Midi méditerranéen, les soldes dus aux déposants au 31 décembre 1907 ont diminué par rapport à ceux de l’année 1906.

26L’Hérault puis l’Aude sont les deux départements les plus touchés par la crise viticole. La baisse du solde dû aux déposants pour l’ensemble des 12 caisses héraultaises est de 2,45 %31. Elle est de 2,19 % pour l’Aude et de 1,27 % pour les Pyrénées-Orientales. Pour l’Hérault, mis à part Ganges où l’industrie textile tient une part importante et où le solde a augmenté de plus de 3 %, toutes les caisses ont vu leur solde baisser. Béziers est la ville de la plaine qui s’en sort le mieux avec seulement une baisse de 1 % de son solde. À Clermont-l’Hérault, Bédarieux, Pézenas, Lodève et Cette, les soldes ont baissé d’un peu plus de 2 %. À Montpellier, le solde a diminué de près de 3 %, à Narbonne de près de 3,5 %, et à Carcassonne, Perpignan et Saint Pons de plus de 4 %.

27Les caisses d’épargne de la région, dont le solde a été le plus affecté sont Montagnac avec près de 10 % de baisse, Agde avec plus de 8 %, Rivesaltes (– 6,5 %) et Lunel (– 6 %). Ce sont des établissements desservant des zones où les vignobles ont été inondés.

Variations (exprimées en %) du solde des Caisses d’épargne privées en 1907 par rapport à l’année précédente

28Au 31 décembre 1907, le solde dû aux déposants par la Caisse d’épargne de Montagnac n’a jamais été aussi bas depuis la crise phylloxérique. À la suite de huit années de crise viticole, il a diminué de moitié : passant de plus de 417.000 francs en 1899 à seulement 210.000 francs en 1907. En 1908, la situation financière de la caisse d’épargne est si mauvaise, que la municipalité vient à son secours en lui votant une subvention ; « les placements diminuant par suite de la crise économique que traverse le pays »32.

29La Caisse d’épargne d’Agde arrive en deuxième position pour l’importance de la diminution du solde dû aux déposants. Il accuse une baisse de plus de 8 %, ce qui est considérable. C’est à peu près le double de Perpignan, de Carcassonne et de Narbonne. À Béziers, capitale du marché des vins du Midi, la baisse du solde n’a été que de 1 %. Même si l’économie agathoise est très largement tributaire des vicissitudes de la viticulture, en raison du commerce des vins et des industries qui en dépendent, on peut se demander s’il n’y a pas d’autres facteurs que le climat et l’économie. Les Agathois comme les Biterrois ont été à l’épicentre du séisme social. Ils ont manifesté leur solidarité avec les mutins du 17^e régiment d’infanterie dont 80 % sont originaires de la région33. L’année 1907 est marquée aussi par une agitation politique et des attaques violentes contre les radicaux-socialistes. Or Agde a été fortement secouée en 1905 par un scandale lié à des détournements de fonds à la Caisse d’épargne. À l’époque, la plus part des caisses d’épargne privées n’étaient pas autonomes, mais placées sous le patronage municipal. Le maire était président de droit de la caisse. À la suite d’un changement politique, le nouveau maire d’Agde, Jean Bedos, médecin radical-socialiste et franc-maçon34, révoqua le comptable non pas pour son incompétence, mais pour son appartenance au parti politique adverse. Le maire plaça un de ses amis à la comptabilité de la Caisse d’épargne. Mais celui-ci détourna des fonds et bénéficia de la complicité d’un administrateur qui l’aida à dissimuler ses détournements. L’affaire fut découverte en 1904 par l’inspecteur des finances. Le caissier prit la fuite et l’administrateur fut démis de ses fonctions. Le ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes et Télégraphes suggéra au préfet « la suppression » de la Caisse d’épargne d’Agde, et « son remplacement par une succursale d’une caisse voisine », sans doute pensait-il à Béziers35. Finalement la caisse d’Agde fut maintenue, mais sa notoriété en sortit fortement affaiblie.

30En 1907, le manque de compassion des « Parisiens » envers les « Gueux du Midi » est souvent ressenti comme du mépris par les classes sociales méridionales. Celles-ci soupçonnent le gouvernement de vouloir accorder sa préférence aux gros betteraviers de la moitié nord du pays, auxquels on reproche de soutenir la fraude des vins par le sucrage. Ce sentiment est renforcé par la mise en cause dans une affaire de fraude des vins d’un parent du député radical-socialiste de Béziers, Louis Lafferre, ancien président du Grand Orient de France. Ce scandale est exploité à des fins politiques par L’Éclair, organe de presse de tendance royaliste. Comme le souligne Jean Sagnes, « mettre en cause la fraude c’est aussi mettre en cause le gouvernement radical »36. Les attaques contre ce dernier trouvent un terreau particulièrement propice à leur développement à Agde récemment secouée par l’affaire du comptable de la Caisse d’épargne qui était du parti radical. En effet, cette institution confiant ses fonds à la Caisse des dépôts et consignations, donc à l’État, elle est perçue par l’opinion publique comme un instrument entre les mains du gouvernement républicain37.

31De surcroît, la loi de 1905 relative à la séparation de l’Église et de l’État a ranimé les tensions entre catholiques royalistes et libres penseurs. L’affaire des réfractaires de Montagnac enfermés dans leur église pour s’opposer à l’inventaire des biens de l’Église est une illustration de ces tensions38. En réalité, « l’importance de la fraude a été exagérée »39. Mais cette politisation arrange le gouvernement qui en tire argument pour masquer son incapacité à résoudre pacifiquement la douloureuse question sociale agitant le Midi. « Vu de Paris, ce mouvement semblait surtout lié à l’agitation royaliste, et le gouvernement Clemenceau réagit en envoyant 27 régiments, dont 11 de cavalerie, soit 25.000 fantassins et plus de 800 cavaliers, ceci au grand scandale d’une population qui dénonçait une occupation. »40

Caisses d’épargne privées : moyennes par livret en 1907 (en francs)

32Les revendications des manifestants de 1907 constituent une remise en cause du rôle traditionnel de l’État gendarme défendu par les économistes libéraux classiques. En demandant au gouvernement de réagir contre la fraude et le sucrage des vins, les Méridionaux expriment le souhait d’un renforcement de l’intervention étatique dans l’économie. « La Confédération Générale des Vignerons constitue la réponse collective, responsable et déterminée, à l’offensive meurtrière des fraudeurs. »41

33En 1907, les moyennes par livret dans le Biterrois sont les plus basses depuis plusieurs années, et elles sont aussi inférieures à la moyenne régionale (508 fr) et à la moyenne nationale (454 fr). En effet, la moyenne du livret est seulement de 271 francs à Montagnac, de 296 francs à Agde, de 322 francs à Pézenas, de 353 francs à Cette, et de 363 francs à Béziers. Par comparaison, elle est de 381 francs à Narbonne, et de 420 francs à Perpignan. À Montpellier, la moyenne du livret se situe au niveau de la moyenne nationale. En revanche Nîmes, Carcassonne, Bédarieux, Clermont-l’Hérault et Saint Pons ont des moyennes supérieures à la moyenne nationale.

Conclusion

34La crise viticole a fortement entravé les capacités d’épargne des populations du Midi méditerranéen et en particulier dans le Biterrois et dans la plaine littorale jusqu’au Lunelois. C’est de 1905 à 1907 où l’on enregistre les plus faibles moyennes par livret dans l’ensemble des caisses d’épargne privées. Mais il faut noter une évolution nette pendant ces trois années qui voient la moyenne baisser de façon continue. En période de crise, les épargnants semblent accorder davantage de confiance à la Caisse postale, institution d’État, qu’aux caisses privées, dont la notoriété a été à plusieurs reprises entachée par des affaires de détournements de fonds.

35L’étude des mouvements de l’épargne semble indiquer que 1907 est surtout une année de panique et de protestation contre le gouvernement. L’argent revient dans les caisses après de bonnes vendanges relatives, sauf dans les caisses drainant l’épargne des zones où le vignoble a été détruit par les inondations. La situation se redresse à partir de 1908 avec la remontée des cours du vin.

36La viticulture étant le moteur économique dans les départements de l’Aude, des Pyrénées-Orientales et de l’Hérault, les épargnants ont beaucoup souffert de la crise viticole depuis 1900. « Ces premières années du XX^e siècle que l’on nomme la Belle Époque sont en réalité des années difficiles en Languedoc et en Roussillon »42. En 1907, les Méridionaux exaspérés manifestent leur inquiétude au cours de manifestations de masse. La frange la plus pauvre de la population qui exprime sa détresse en criant « creban de fam » (nous crevons de faim) ne détenait pas de livret d’épargne. La crise viticole sévissant depuis plusieurs années, les ouvriers les plus misérables, c’est-à-dire les journaliers agricoles qui possédaient un livret l’avaient souvent liquidé pour subvenir à leur subsistance quotidienne. Ils n’étaient donc pas en mesure d’épargner le moindre sou et se trouvaient de facto exclus de la Caisse d’épargne.

37On notera enfin de fortes disparités entre les caisses de la plaine viticole où les moyennes par livret sont constamment inférieures, parfois de moitié, à celles des caisses de l’arrière-pays. Ceci est peut-être lié à la structure de la propriété foncière, les grandes exploitations employant une main d’œuvre de journaliers très pauvres. Dans l’arrière-pays, l’économie est plus diversifiée, et de nombreux petits vignerons ont d’autres sources de revenus.