1C’est en ces termes que le critique Albert Thibaudet aborde l’épisode de 1907 dans sa biographie de Mistral1. Il enchaîne sur le récit de la rencontre à Maillane entre Mistral et les deux chefs du mouvement, Marcellin Albert et Ferroul. Récit qu’il emprunte d’ailleurs, sans le dire, à un précédent biographe du Maître, Marius André :

« Les chefs du mouvement, ayant à leur tête le docteur Ferroul, maire de Narbonne, et accompagnés par l’un des dirigeants du Félibrige, se rendent à Maillane auprès de Mistral. Là ils le supplient, lui le poète illustre, le chanteur de la race, de se mettre à la tête des gueux du Midi. Devant le refus attristé mais sage du poète, le docteur Ferroul va même jusqu’à l’implorer à genoux. Il voit en lui le salut, l’homme dont l’adhésion, plus que rien d’autre, forcera le gouvernement à agir. Mistral ne cède pas. Il prévoit, devant l’état d’exaspération des foules méridionales, quelle formidable jacquerie peut éclater, si légitimes que ses revendications puissent être. Quels événements, dépassant les émeutes sanglantes de Narbonne, seraient advenus s’il avait cédé !2

2Marius André raconte la scène comme s’il y avait assisté. Ce n’est bien sûr pas le cas, puisque cette scène n’a sans doute pas eu lieu -pas avec Ferroul en tout cas. Ce qui est vrai par contre, c’est que Mistral a bel et bien été sollicité de manifester son soutien au mouvement, et qu’il a bel et bien refusé de lui accorder plus que quelques mots de sympathie bien vagues, au rebours de l’attitude préconisée par certains félibres, et non des moindres, comme ce dirigeant du Félibrige que Marius André ne nomme pas mais qui n’est autre que Pierre Dévoluy, le capoulié (Président) de l’association. Ce qui est vrai, donc, c’est qu’a eu lieu cette rencontre improbable dont parle Thibaudet, entre Mistral et un mouvement de défense « méridionale » qu’il n’avait nullement prévu. Cette rencontre a fait couler beaucoup d’encre, chez tous ceux qui se sont consacrés à l’histoire du Félibrige, ou à la vie de Mistral, et qui se divisent en deux camps. Il y a ceux qui approuvent ce qu’ils appellent la « sagesse » du Maillanais. C’est le cas de Marius André, on le devine au ton de son récit, c’est le cas de Thibaudet, comme de J. Pélissier en 1967, qui parle de l » l’écueil sur lequel risquerait de se briser le Félibrige »3. C’est encore plus net chez le poète Sully-André Peyre, qui dénonce carrément des manifestations « suscitées par d’absurdes raisons économiques (sic) et qui ne tardèrent pas à dégénérer en arrivisme politique » d’où la « sagesse » de Mistral qui refuse de s’engager dans un tel guêpier4

3Quant au plus récent des biographes de Mistral, Claude Mauron, il explique le refus de Mistral par son état psychologique du moment, et par sa méfiance devant tout ce qui peut ressembler à un conflit5.

4D’autres, à l’inverse, ont regretté que Mistral ne se soit pas engagé, et le Félibrige avec lui, aux côtés des vignerons. C’est la position dès 1937 du félibre (languedocien il est vrai) Pierre Azéma, c’est celle de Robert Lafont, écrivant en 1954 « Pourtant, quelle belle chance négligée ! Mistral à Montpellier eût été accueilli comme un libérateur par tous ces vignerons languedociens qui, ignorant tout du nationalisme provençal, auraient vu simplement en lui le plus grand ami de leur Cause méridionale ».6 Et c’est encore le point de vue de Laurent Abrate dans sa thèse consacrée à l’occitanisme au XXe siècle : « Le Félibrige a manqué un rendez-vous de taille, une chance unique qui ne se renouvellera pas de sitôt ».7 Ce partage des opinions en reflète un autre : les purs « mistraliens », attachés à donner toujours raison au Maître approuvent sa réserve, alors qu’il est désapprouvé par les militants d’un occitanisme qui s’est détaché du Félibrige et s’est tourné au cours du XXe siècle vers une forme d’action plus politique que culturelle.

5C’est sur cet épisode que l’on va essayer ici de faire le point, à partir de ce que nous apprennent aussi bien les correspondances des acteurs que la presse du Félibrige en 1907, autour de deux questions : pourquoi certains dirigeants du mouvement viticole ont-ils cherché à obtenir le soutien des félibres, et en particulier du plus connu d’entre eux, Frédéric Mistral ? Et pourquoi Mistral a-t-il refusé ce soutien, limitant du même coup la portée de celui que des félibres moins illustres n’avaient pas hésité à accorder aux manifestations languedociennes ? À partir de ce dernier point, on comprendra que notre propos concerne moins les représentants locaux de l’association que sa direction, le « Maître de Maillane » et le capoulié Dévoluy pour l’essentiel.

Qui sont les félibres ?

6Ce sont les membres d’une association fondée en 1854 en Provence, le Félibrige8. L’objectif de cette association, qui existe encore, c’est prioritairement la défense de la langue d’oc ; ce sont des écrivains qui l’ont fondée et qui la dirigent. Mais régulièrement ces écrivains, certains d’entre eux du moins, sont touchés par la tentation de passer de la défense de la langue à celle du pays où habite le peuple qui parle cette langue, bref, par la tentation de passer du littéraire au politique. Étant entendu que pour ceux qui s’engagent sur cette voie, l’objectif n’est nullement la fondation d’un parti nationaliste porteur d’une revendication séparatiste, comme c’est le cas précocement avec une partie du mouvement breton par exemple. C’est bien plutôt autour de la revendication de la décentralisation, ou du fédéralisme pour les plus hardis, que se focalisent les aspirations de ces « félibres d’action », pour reprendre le vocabulaire de celui qui est précisément à la tête de l’association en 1907, Pierre Dévoluy déjà cité.

7Il n’est peut-être pas inutile de présenter rapidement l’organigramme de l’association, caractérisé par sa complexité (une complexité d’autant plus grande que les statuts viennent d’être modifiés en 1905), et par un vocabulaire opaque pour tout profane.

8Au sommet, le Capoulié (président) ; en 1907, et depuis 1901 c’est Dévoluy. Mais pour ce dernier, comme pour ceux qui l’ont précédé depuis 1888, le véritable patron, c’est Mistral, qui a exercé la fonction dès les premiers statuts du Félibrige en 1862, jusque donc en 1888 : le « subre-capoulié » n’a pas cessé en fait de suivre avec vigilance le développement de l’association, et ce d’ailleurs d’autant plus que ses successeurs, et Dévoluy plus encore que les autres peut-être, n’ont jamais manqué d’en référer à sa sagesse dès qu’il convenait de prendre une décision quelconque. Et pour tous les félibres, comme pour l’opinion régionale ou nationale, le Félibrige, c’est Mistral, et nul autre.

9Le capoulié est élu par le Counsistòri, organe regroupant cinquante membres, cooptés à vie, sur le modèle académique classique en France. Ces membres, les majourau, ne sont pas titulaires d’un fauteuil numéroté, mais d’une cigale porteuse du nom que lui a donné son premier titulaire en 1876 (date des seconds statuts du Félibrige). Les heureux élus arborent cette cigale, en or, au revers de leur veste. Pour être majourau, il faut théoriquement être l’auteur d’une œuvre conséquente en langue d’oc. Dans la pratique, Mistral veille soigneusement à maintenir d’une élection à l’autre un équilibre savant : des prêtres, mais aussi des instituteurs, des gens de gauche, mais aussi des gens de droite, des représentants de chaque province d’oc, etc. Du coup, il arrive que l’on promeuve un candidat dont les mérites littéraires valent moins que ce qu’il représente dans le délicat dosage dont on vient de parler.

10Et en dessous ? C’est là que les choses se compliquent. Jusqu’en 1905, il existait une catégorie de félibres sans grade, les manteneire, mainteneurs (titre emprunté à l’académie toulousaine des Jeux Floraux), répartis en mantenenço correspondant, en gros, aux grandes zones dialectales de la langue d’oc. Et encore en dessous, localement, les mainteneurs pouvaient se retrouver dans des « escolo », sections de ville, parfois départementales, auxquelles pouvaient aussi adhérer des non-félibres. On peut estimer le nombre des mainteneurs à 700 aux débuts du XXe siècle. Quant aux adhérents des escolo, il y en a avant 1905 une bonne quarantaine pour tout le Midi, ils sont peut-être cinq ou six mille. Il s’agit là d’estimations, le Félibrige n’ayant plus publié de liste de ses membres depuis 18829. Quoi qu’il en soit, on mesure à quel point l’association, quantitativement, pèse peu par rapport aux quelque dix millions d’habitants des départements de l’aire historique de l’occitan.

11Et elle pèse encore moins en 1907. Car entretemps a eu lieu la réforme que l’on évoquait plus haut, voulue et imposée, face à des résistances violentes, par Dévoluy, malgré les réticences de Mistral. Le principe de la réforme est simple10. Dévoluy a constaté que les mainteneurs, somme toute, ne servaient pas à grand-chose, et les maintenances pas davantage. Il entend donc simplifier la machinerie félibréenne en privilégiant les deux extrémités de la chaîne : en bas, les escolo, invitées à se lier au Félibrige par un contrat, au lieu d’être créées par lui comme dans le statut antérieur. Dans l’idée de Dévoluy, ce système devait permettre de passer contrat non seulement avec les « escolo » traditionnelles, mais aussi avec toute association, quelle que soit sa nature, oeuvrant pour les intérêts du Midi, qu’il s’agisse de sociétés savantes ou de syndicats par exemple... En haut, les nouveaux statuts préservaient le consistoire et ses majourau cooptés à vie, mais y adjoignaient une seconde instance, le Conseil Général, émanation des associations partenaires, qui y envoient des délégués. Dans l’esprit de Dévoluy, la multiplication des affiliations devait mécaniquement multiplier le nombre de ces délégués qui du coup devaient assez vite être plus nombreux que les majourau, et constituer donc la véritable instance de décision du Félibrige -ce qui au passage devait permettre à ce dernier de présenter des statuts à peu près compatibles avec la toute nouvelle loi de 1901 sur les associations.

12Ainsi rêvait Dévoluy. Dans la réalité, c’est un échec : seules une douzaine d’escolo, et pratiquement aucune association non félibréenne acceptent de s’affilier, et à raison d’un ou deux délégués chacune, elles ne risquent pas de faire contrepoids au consistoire. Et Dévoluy suscite des critiques et des attaques de plus en plus vigoureuses au fur et à mesure que les mois passent, et que ses propres ripostes suscitent de nouvelles attaques. Quant aux caisses du Félibrige, alimentées par la cotisation symbolique de chacune des assocations affiliées, et par celles des majourau, elles sont dans un état d’autant plus déplorable que les majourau, pour une moitié d’entre eux, négligent en 1907 de payer leur cotisation, pour marquer leur opposition à la réforme.

13Pour parler clair, cela signifie que les événements de 1907 vont toucher le Félibrige au plus mauvais moment, quand sa direction est violemment critiquée, quand sa capacité de mobilisation est au plus bas, et ses finances plus bas encore.

14Si l’on se concentre à présent sur l’état de ses forces dans le seul Languedoc viticole, on trouve là deux escolo qui ont accepté de s’affilier, la Cigalo Lengadouciano à Béziers (elle s’affilie justement en mars 1907), et la Felibrenca de Sent Clar à Sète. Il n’y a encore rien à Narbonne, plus rien ou peu s’en faut à Carcassonne, et à Montpellier les félibres locaux pâtissent encore des suites d’une scission qui les a affectés au début des années 1890. La presse félibréenne dans la région se limite à quelques revues ou bulletins, le plus important étant la Campana de Magalouna de Montpellier.

15Le profil des adhérents de ce félibrige languedocien est conforme à celui des félibres en général11. Contrairement à l’idée reçue, il ne s’agit nullement de notables. Non qu’on n’en trouve aucun et on pourrait citer Achille Maffre de Beaugé, compagnon de route qui, à vrai dire, n’a pratiquement rien écrit qu’en français. Mais la plupart des adhérents sont plutôt représentatifs des classes moyennes. Certains, localement, peuvent être liés au monde de la viticulture ; c’est vrai à Sète, même si le leader de l’escolo, Gustave Thérond, est, lui, instituteur, puis directeur d’école, militant socialiste au demeurant. Car, contrairement là encore à une idée reçue, les félibres ne sont pas nécessairement liés politiquement à la droite. Mais les paysans sont extrêmement peu nombreux parmi eux, pour ce qu’on peut en savoir : il est vrai qu’au niveau du Félibrige dans son ensemble, il faut attendre 1914 pour voir cette classe arriver à 5 % de l’effectif total des félibres.

16On devine dès lors que, somme toute, peu de choses prédisposent l’association à prendre une part active à un mouvement étranger à la fois à ses fins propres et aux intérêts vécus de la majorité de ses membres, ce d’autant plus que la majorité de ces membres ne sont pas languedociens. Il n’en est donc que plus intéressant de voir que le contact a pourtant existé entre les Gueux et les félibres. À condition de bien comprendre que ce que visent ceux des militants de la cause viticole qui cherchent ce contact, ce n’est pas le soutien de l’association dans son ensemble, mais bien plutôt celui, très ciblé, de Mistral lui-même, le seul à vrai dire dont le soutien puisse avoir un poids médiatique et symbolique quelconque, du fait de son statut national et international. Le capoulié Dévoluy lui-même, prêt à marcher pourtant, n’a évidemment pas le même poids -et on verra comment-et pourquoi il ne cherche pas à l’acquérir une fois que le Maître a décliné l’invitation de Montpellier.

Les événements au jour le jour

17Nous n’avons bien entendu pas ici à dérouler le film des événements propres au mouvement des vignerons au printemps 1907. Nous nous limitons à l’écho qu’il recueille dans les hautes sphères du Félibrige. Et, de ce point de vue, le tableau est clair : que ce soit dans Prouvènço, le journal mensuel dirigé par Dévoluy et qui de ce fait tient lieu d’organe officieux du Félibrige, ou dans les correspondances entre Dévoluy et Mistral, il n’y a rien qui concerne le mouvement viticole avant mai. Le journal parle essentiellement d’actualité félibréenne, c’est-à-dire des polémiques liées à la réforme des statuts ; quant à la correspondance, Dévoluy dans ses lettres parle, là encore, de l’actualité félibréenne et exhale l’adoration que lui inspire le Maître, tandis que les réponses, courtes et souvent évasives de ce dernier, tournent essentiellement, et mélancoliquement, autour des avis de décès de vieux félibres qu’il reçoit. C’est seulement dans le n° 29 de Prouvènço, (7 mai) qu’un entrefilet en page 3 salue les manifestations en ces termes (nous traduisons)12 :

* « En se syndiquant, les vignerons proclament d’abord qu’ils rejettent toute politique parisienne et qu’ils reconnaissent que les divisions des partis sont la cause essentielle de leur malheur ».

18On conviendra que c’est une façon tout à fait particulière de voir les choses.

19C’est le 12 mai que Mistral reçoit un télégramme d’un félibre biterrois, Ollié, inconnu par ailleurs :

« Pour Maillane, de Béziers. Dimanche demain 150 mille paysans languedociens manifesteront Béziers réclamant droit de vivre. Âme de celui incarnant âme méridionale doit être avec eux. Prière m’adresser télégramme commisération encouragement que leur lirai. Ollié Avenue Pézenas ».13

20Ce à quoi Mistral répond par un télégramme laconique, en occitan : « Vivo la terro maire e l’abitant que la boulègo. Plus depoulitico ! Unioun en Lengo d’o ». (Vive la terre-mère et l’habitant qui la travaille. Plus de politique ! Union en Langue d’oc).

21Copie de ce télégramme est adressée, sans commentaire, à Dévoluy. On remarque dans ces quelques lignes, malgré leur brièveté, deux notations intéressantes : d’une part la confirmation du diagnostic de Dévoluy quelques jours auparavant dans son journal : le mal absolu, c’est la politique. Et l’ambivalence de la formule Lengo d’oc, Langue d’oc, avec majuscule, qui peut aussi bien renvoyer à la province où se déroulent les manifestations qu’à ce qui pour Mistral, on le verra, reste primordial : la cause de la langue.

22C’est au mois de juin que tout va se jouer. Non point dans le journal de Dévoluy, bien sûr : son numéro 30 signale le télégramme de Marcellin Albert dont on va reparler, manifeste les regrets des félibres de ne pas avoir pu participer à la manifestation de Montpellier. Une brève en fin de journal signale la manifestation de Nîmes, mais essentiellement pour attaquer le périodique parisien Gil Blas, coupable d’avoir écrit à propos des vignerons : « ils boivent pour noyer leur chagrin, et, logiques avec eux-mêmes, pour bien établir que le vin manque de consommateurs, ils consomment de la bière, de l’absinthe, du vermouth ». Ce qui renvoie à un des exercices favoris de Prouvènço et de la presse félibréenne en général : la dénonciation indignée des menues méchancetés distillées contre les Méridionaux par la presse parisienne ; de fait et dans ce cadre, le mouvement viticole fait figure de prétexte plus que d’autre chose. De quoi parle-t-on alors dans ce numéro de Prouvènço ? D’actualité félibréenne, comme d’habitude et comme si de rien n’était, tout particulièrement de la fête annuelle du Félibrige, la Sainte Estelle, qui a eu lieu à la mi-mai à Périgueux. Ce compte-rendu n'occupe pas moins de trois pages (format journal...). Le discours – rituel, entre message sur l’état de l’Union et encyclique papale- que Dévoluy a prononcé à cette occasion ne parle absolument pas des événements languedociens peut-être parce qu’après tout à Périgueux, ce n’était guère d’actualité.

23Il y aurait eu de quoi dire, pourtant. Car c’est en ce début de juin que se situe l’événement central de cette histoire : la démarche de Marcellin Albert auprès de Mistral, et le refus de ce dernier de s’engager.

24Le 4 juin, Mistral reçoit du leader viticole le télégramme suivant, en occitan :

«Terro venèn, e terro anan, e de terro nousautres voulèn viéure. Es per acò que vous qu’avès cantat, emb uno tant grando voues, la terro-maire del Miejour, farès plasé à tout nostre pople se venès, al coustat de toutis lous d’Argeliés, à Mount-pelié lou nôu de jun» (Nous venons de la terre, et nous allons à la terre, et c’est de la terre que nous, nous voulons vivre. C’est pour cela que vous qui avez chanté, avec une si grande voix, la terre-mère du Midi, vous ferez plaisir à tout notre peuple si vous venez, aux côtés de tous ceux d’Argelliers, à Montpellier le 9 juin.)

25Recopiant, non sans en modifier la graphie au passage, ce télégramme pour Dévoluy, Mistral commente :

* « Naturellement, je lui ai répondu que je ne pouvais pas aller à Montpellier, engagé comme je le suis pour les fêtes d’Avignon. Vous pouvez donc nous faire inscrire sur la liste des participants au banquet, moi et ma femme ».14

26« Naturellement »... Car il y a le même jour une fête félibréenne à Avignon, du bon côté du Rhône. Et pour Mistral, c’est bien plus important... Sa lettre suivante, le 8 juin, évoque de nouveau les fêtes d’Avignon, sans référence aucune aux évènements languedociens. C’est seulement du lendemain, d’Avignon donc, qu’est daté le télégramme de réponse du Maître à l’Apôtre :

«Li patrioto de Prouvènço, acampa vuèi en Avignoun, i fèsto dóu Palais di Papo, mandon a si coumpatrioto li vigneiroun de Lengadò lou counfort calourènt de sa fraternita e de sa pleno coumunioim dins si demanda mai que justo ». (Les patriotes de Provence, réunis aujourd’hui à Avignon aux Fêtes du Palais des Papes adressent à leurs compatriotes les vignerons de Languedoc le réconfort chaleureux de leur fraternité, et de leur pleine communion dans leurs demandes plus que justes.)15

27Entretemps, le 7 juin, Mistral a répondu à un de ses plus vieux disciples -depuis les années soixante, le Cévenol Arnavielle, célèbre dans le Félibrige pour la vigueur de son engagement félibréen -et connu, accessoirement, pour être un monarchiste de toujours -il a d’ailleurs répondu, en occitan, à l’enquête sur la monarchie lancée par Maurras en 1901. Vivant à Montpellier, Arnavielle est parmi ceux qui participent avec le plus d’enthousiasme au mouvement viticole -bien que lui-même, fils d’artisan et employé au PLM, n’ait rien à voir avec le milieu concerné. De toute évidence, Arnavielle a lui aussi demandé à Mistral d’être présent à la manifestation de Montpellier. La réponse de Mistral16 est une fin de non recevoir assez argumentée. Il commence par parler de la fameuse fête avignonnaise : il l’avait déjà faite reporter, car le dimanche précédent, elle tombait en même temps que la manifestation de Nîmes17. Il n’est donc plus possible de reporter de nouveau, et il est « tenu de présider » la fête d’Avignon.

28Suit une allusion précise d’une part au télégramme du « brave Marcellin Albert », auquel il affirme avoir répondu personnellement la veille -le 6, donc. Et d’autre part, à une rencontre avec les « délégués d’Argelliers qui sont venus à Maillane » le jeudi précédent, ce qui nous renvoie donc au 30 mai. Mistral n’en dit pas plus sur la composition exacte de cette délégation, mais résume pour Arnavielle la réponse qu’il lui a faite :

« Ce qui est beau et étonnant dans ces manifestations, c’est qu’elles sont anonymes, spontanées, en dehors de tout autre prétexte que la misère du pays. Ce qui leur donne un caractère clairement, purement, hautement populaire, c’est que nous n’y voyons figurer ni personnage marquant de la politique, ni journaliste en renom, ni lettré, ni savant, ni artiste célèbre, ni personne en un mot dont le renom pourrait introduire une signification particulière ou différente ; il n’y a qu’un nom, jusqu’à maintenant, qui surgit de la mêlée ; c’est celui d’un paysan, d’un simple, véritable et honnête paysan ».

29Voici donc le cafetier Albert promu à la dignité de simple paysan, représentatif de la masse anonyme des sans-grades du Languedoc. On devine la suite, et la pirouette mistralienne qui tire la conséquence logique de ce qui vient d’être dit : si ce qui fait la grandeur du mouvement, c’est l’absence en son sein de tout élément étranger au monde viticole, et de toute « vedette » des arts, des lettres ou de la politique, il est normal que Mistral, vedette lui-même, préfère rester à l’écart. Il ajoute tout de suite un autre argument, sans doute plus important à ses yeux : s’il apparaissait à Montpellier, « tout de suite, à Paris comme ailleurs, on entendrait crier : voilà les félibres qui se mettent au milieu, qui jettent de l’huile sur le feu, ils font du bruit, etc. Et allez sur le régionalisme, le séparatisme, et le pauvre Félibrige ». Bref, conclut-il, sa participation au mouvement mettrait en danger aussi bien le Félibrige que le mouvement viticole lui-même. Mieux vaut donc laisser le peuple, le « paysan qui fait nombre et qui fait les élections » mener seul la « bagarre », et s’habituer donc « à agir par lui-même ».

30Une lettre de Dévoluy le 12 juin fait référence -mais en post-scriptum à Ferroul qui « dans sa grande barbe » parle « tranquillement... d’organiser l’autonomie du pays ». Et il fait remarquer que le pays des vignerons – Pyrénées orientales, Aude, Hérault, Gard »– c’est tout bonnement l’antique Septimanie, preuve que les régions « naturelles » se reconstituent spontanément. Où le détour par une histoire vénérable vient remplacer une prise de position sur l’actualité.... Mistral ne réagit apparemment pas : dans une lettre sans date, mais immédiatement postérieure puisqu’elle répond à une demande de texte que Dévoluy lui adressait le 12, on apprend qu’un journaliste du Matin est venu lui demander son avis sur les événements, mais que, trop occupé pour lui répondre, il lui a conseillé de s’adresser à Dévoluy, qui lui dirait « dans [sa] sagesse » ce qu’il fallait dire18.

31Sur ces entrefaites, entre arrestation des leaders du mouvement, fusillade de Narbonne et mutinerie du 17e, la situation s’est nettement aggravée. Le numéro de juillet de Prouvènço revient sur les événements. D’une part avec un article de fond de l’écrivain Joseph d’Arbaud, étranger lui aussi au monde viticole (il préfère les taureaux de Camargue), mais qui n’en donne pas moins son avis dans un article intitulé « Li resoun dóu Miejour », (les raisons du Midi). Globalement favorable au mouvement, cet article, rédigé de toute évidence avant les développements les plus dramatiques, n’en ironise pas moins sur l’attitude que d’Arbaud prête aux vignerons, face à l’État :

« Gouvernement, disent-ils, toi qui sais tout, qui contrôles tout, toi qui nourris des préfets, engendres les gendarmes et protèges les fraudeurs ; toi qui aujourd’hui vends des allumettes sans feu et qui demain mettras tes pattes sur les chemins de fer, écoute ; la misère nous accable, le vin ne se vend pas la faim nous crève : puisque pratiquement tu pourrais faire pleuvoir, dépêche-toi de faire monter les cours du vin, et vite, car on est pressés ».

32Voilà qui sonne drôlement : au fond, cela revient à dire que les vignerons attendent tout de l’État : ils ne sont donc pas si autonomes que ça après tout ?

33En page 3, un entrefilet fait allusion aux événements de Narbonne, mais dans des termes plus que prudents :

« Le sang a coulé dans les rues de Narbonne, et un peu partout sur notre belle terre de Parage19. Méditons fortement dans le silence et gardons-nous des paroles inutiles et des tapages hors de propos (dis estampèu des tempoura). Comme le dit le Maître, s’acòs pas uèi sara deman (si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain ».

34Cette citation mistralienne renvoie à un poème tout récent déjà cité dans une courte manchette en première page :

35« Beaucoup de félibres nous demandent le « mot de Sainte Claire » au regard des évènements du Midi (sic) ». Ce mot de Sainte Claire – l’explication du Félibrige, venue de sa direction et donnant la ligne juste, c’est le titre du poème de Mistral, « Veguen veni », voyons venir. Ce n’est certes pas un appel à l’insurrection.

36À la fin du même mois, le 27, Dévoluy écrit à Mistral, pour la première fois depuis les événements, une longue lettre dans laquelle il parle de ses problèmes professionnels et familiaux (une promotion qui s’annonce et une naissance). Il signale qu’il a passé presque un mois dans les Alpes – il en est originaire, et il ajoute ceci, qui constitue la dernière allusion aux événements du Languedoc dans l’ensemble de sa correspondance avec Mistral :

« Aviéu besoun d’aquélis emplanado en pleno naturo pèr óublida la chauchovièio de Narbouno. E mai que d’un cop ai coumprés la sagesso de vòstis avis quand anère vous veire à Maiano... Paurepople dóu Miejour « coume te laisses mena ! ».
(J’avais besoin de ces grands espaces en pleine nature pour oublier le cauchemar de Narbonne. Et plus d’une fois j’ai compris la sagesse de vos avis quand j’allai vous voir à Maillane... Pauvre peuple du Midi, « comme tu te laisses mener » !)20

37Ces courtes lignes sont pourtant porteuses de renseignements précieux : d’abord sur l’état d’esprit de Dévoluy, qui semble bien avoir cherché à retrouver un moral durement éprouvé en prenant des vacances. Ensuite, elles indiquent bel et bien que Mistral et Dévoluy se sont vus pour parler des événements, alors même que, comme on a pu le constater, leur correspondance est extrêmement discrète sur le sujet. Enfin, il est très clair qu’au cours de cette rencontre, Dévoluy s’est fait expliquer par le Maître un certain nombre de choses, dont on devine qu’elles n’allaient pas dans le sens d’un engagement du Félibrige dans l’aventure. Le tout débouchant sur une phrase désabusée, couplée, comme souvent chez ce mistralolâtre de Dévoluy, à une citation tirée d’un poème du Maître, à propos de ce peuple du Midi qui se laisse manœuvrer. Et, qui, donc, en bref, est responsable de l’échec de son mouvement.

38Le numéro d’août de Prouvènço ne contient qu’une brève allusion à la crise viticole et à son tragique dénouement :

« Les événements tragiques de Narbonne nous font un devoir de parler avec prudence et réserve de ce mouvement des vignerons. Il est totalement inutile de prononcer des mots qui, en dehors d’un cercle étroit de patriotes, seraient sûrement mal compris »

39Et de se référer aux accusations de séparatisme qui commencent à paraître dans la presse parisienne comme Mistral l’avait craint dans sa lettre à Amavielle.

40Bref, on a vu venir, on a vu, et ce qui est venu impose l’adoption d’un profil bas des mieux caractérisés.

41Les mois suivants, le souvenir des événements revient parfois dans les publications félibréennes les plus importantes. D’abord dans l’Armana Prouvençau pour 1908. Cet almanach dont la rédaction et le bouclage occupent ordinairement l’été et l’automne de l’année précédente a été la première publication des félibres à leurs débuts, dès 1855. Il existe encore aujourd’hui sous un titre à peine modifié, et la responsabilité de son contenu revient alors et pour quelques décennies encore au capoulié. On y trouve ordinairement le discours prononcé par lui à la dernière Sainte-Estelle, et une chronique félibréenne rédigée normalement par lui ou par un collaborateur très proche, cette crounico constituant une sorte de rapport moral. La révolte des vignerons inspire à l’auteur de la chronique de cette année-là les paroles suivante, hautement nuancées :

« Misère d’un côté, cruauté de l’autre. Le sang a coulé dans les rues de Narbonne, et du côté de là-haut (Paris, ou parfois Lutèce dans la langue de bois particulière à Dévoluy) sont venues des paroles de haine comme on n’en avait peut-être plus entendu depuis le temps de Montfort ».

42Montfort, le chef des Croisés, le bourreau de la terre de Parage ! Voilà qui semble annoncer un discours musclé. Mais tout de suite après, on freine en des termes qui nous rappellent quelque chose :

« Laissons à Dieu la mission suprême de rendre à chacun son dû, et gardons-nous des mots inutiles comme des tapages hors de propos, en nous disant que rien n’est inutile en ce monde, y compris les épreuves. Et qu’on se souvienne qu’alors pour la première fois depuis bien longtemps, les couleurs politiques se sont effacées sur notre terre et que jusqu’au plus profond du peuple, un éclair de sentiment national s’est fait jour. Bien sûr, en s’imaginant que Paris peut quelque chose pour mettre fin à leurs malheurs, les pauvres vignerons de chez nous nous font voir et toucher du doigt l’abaissement dans lequel des siècles d’éducation française les ont fait tomber. Mais peu à peu l’éducation se fera. »

43On a là, en quelques lignes, une synthèse assez magistrale de la position de la direction du Félibrige, et de son souci de manifester à la fois son soutien éloquent au mouvement et les réserves qui justifient son abstention finale. Côté soutien, la dénonciation vigoureuse de Paris, et ce « sentiment national » d’oc que l’observateur a cru déceler dans les manifestations viticoles. On retrouve également l’affirmation et l’approbation du caractère étranger à la politique parisienne que Dévoluy comme Mistral attribuaient au mouvement avant de prendre leurs distances. Côté réserves, on note cette condamnation du suivisme des révoltés, qui ont cru que leur salut ne pouvait venir que de Paris, justement, rompant ainsi avec la belle autonomie dont ils faisaient preuve au départ face à la politique nationale, donc parisienne. Bref, le peuple vigneron était bien parti, mais à un moment, cédant à une tentation séculaire, il a demandé l’aman à l’ennemi, pourrait-on dire : il n’a donc pas été digne de Parage. Pour clore tout ceci, un rappel de la nécessaire prudence que les félibres doivent adopter, sous peine de voir se dresser contre eux quelque nouveau Montfort. Et une promesse : » peu à peu l’éducation se fera », et « rien n’est inutile en ce bas monde » : comme disait l’autre, « si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain.... »

44Et après ? En avril 1908, Prouvènço, devenu Vivo Prouvènço, offre à ses lecteurs un article de fond en forme de dialogue socratique et cathartique, qui va permettre à Dévoluy de tirer enfin les enseignements nécessaires des événements du printemps précédent. Cet article s’intitule « lou pica de la daio (là où frappe la faux), autant dire là où les Athéniens s’atteignirent. La scène fictive se passe à Nîmes où Malan (un des pseudonymes de Dévoluy) et un ami provençal rencontrent un félibre languedocien de base dénommé « Ferratié » (coïncidence ?), qui les agresse en leur reprochant d’être des esthètes ignorant les problèmes du peuple. D’entrée de jeu on note que le conflit ainsi posé n’est ni social ni politique, mais interne à la géographie félibréenne : c’est en tant que Provençaux que les leaders du Félibrige sont ainsi mis en cause, fictivement, par un Languedocien.

45Malan-Dévoluy, face à l’accusation de ce peu aimable Languedocien, répond en ces termes :

« Tu sais que la cause des vignerons a toute notre sympathie. Mais vu que nous n’avons pas de vignes et que nous ne vendons pas de vin, il est bien naturel que le procès des fraudeurs nous émeuve moins que toi, gros propriétaire vigneron ».

46Voilà un dialogue qui s’engage bien mal. Mais Ferratié précise ses accusations :

« On a vu un peuple ardent crier misère et demander justice ; on a vu un peuple immense lever dans ses mains non pas le glaive de la guerre mais l’olivier de la paix. On l’a laissé crier sans l’entendre, on lui a laissé tenir sans entraves ses rassemblements formidables, car ses maîtres croyaient que comme toujours la politique parisienne se glisserait dans cette foule et la ferait s’entredétruire »

47Ayant constaté que ce plan (machiavélique) n’avait pas marché, Ferratié peut revenir à ses accusations contre la direction du Félibrige :

« Et maintenant je vous demande ce que vous avez fait, vous autres félibres, dans ces circonstances terribles (...) voici que vous vous êtes tus, et voici que vous vous êtes cachés, ô honte ! (...) L’histoire vous jugera sans clémence et, dans les hantises de la nuit, les morts vous montreront leurs plaies rouges, et vous reprocheront le sang de Narbonne, vous qui aviez juré de venger le sang de Béziers » [allusion fine à un motif classique de la rhétorique félibréenne, la dénonciation indignée de la Croisade et du massacre de Béziers en 1209],

48Les deux interlocuteurs du militant indigné répondent en deux temps. Au comparse de Malan une réponse assez piteuse :

« Tu t’es imaginé le Félibrige comme un corps organisé et puissant, et les félibres comme une élite volontaire et consciente (...) Où sont ceux qui croient à la doctrine ? »

49Bref, les félibres étant ce qu’ils sont -c’est-à-dire visiblement pas grand-chose, que pouvaient-ils donc faire ?

50Non, répond Ferratié : « Une jacquerie non conduite par une élite est condamnée. C’était aux félibres d’être cette élite ».

51C’est à Malan d’intervenir pour dire la vérité telle que la voit la direction du Félibrige, ce qu’il pourrait appeler le « mot de Sainte Claire » :

« Le mouvement viticole ne se présentait pas comme une revendication nationale. Les félibres ne pouvaient pas se mêler aux demi-politiciens qui menaient les choses. Dans vos manifestations, vous avez constamment employé la langue de Paris, constamment fait appel aux pouvoirs publics, ce qui est la négation même de la doctrine félibréenne ».

52En plus, signale Malan, comme si cela devait clore le débat, les félibres ont parlé des événements dans leurs journaux (on a vu comment et jusqu’à quel point l’organe du capoulié en parlait).

53La discussion s’achève sur un bref échange :

Ferratié : Demain, si nous n’avons pas fait sauter les grilles du couvent, la comtesse sera morte.
Artigue (le compagnon de Malan) : « La comtesse est immortelle, comme la beauté pure du Parthénon de Nîmes, immortelle comme Calendal ».

54Ces deux énoncés -poétiques- sont totalement incompréhensibles à qui ne pratique pas la langue de bois félibréenne : la comtesse, c’est le personnage principal d’un poème de Mistral de 1866, dans lequel il développait l’allégorie d’une belle comtesse (la Provence) enfermée dans un couvent par sa mauvaise soeur (la France), jusqu’au jour, imaginé d’ailleurs au conditionnel par le poète, où les « mâles de la terre », (les Provençaux convaincus, les félibres en fait), viendraient rompre les grilles du couvent, et délivrer la comtesse, non sans avoir au passage pendu l’abbesse (la centralisation) à ces mêmes grilles. Quant à Calendal, c’est le héros d’un poème épique publié l’année suivante, dans lequel un fils du peuple délivre une princesse (Esterelle) opprimée par son mari, le brigand Séveran. Bref, dans le monde enchanté des félibres, tout se termine par des poèmes, ou des citations de poème, mistraliens de préférence.

55Cet article est tout à fait remarquable, et pas seulement par sa rhétorique fin de siècle. Il permet à la direction du Félibrige de s’affranchir de toute responsabilité dans le déroulement des événements, tout en répondant à ceux qui, parmi les militants de base, se posaient des questions ou émettaient des regrets. On voit bien comment le diabolique Malan déplace les responsabilités. D’abord en renvoyant ces félibres de base aux véritables motivations que Dévoluy leur suppose : ils se sont mobilisés pour les vignerons parce qu’eux-mêmes en étaient, comme Languedociens et liés à la profession. On ne saurait admettre avec plus de candeur que pour des félibres provençaux étrangers et au Languedoc et au monde viticole, ce qui se passait de l’autre côté du Rhône était somme toute secondaire.

56Second déplacement de responsabilité : même si les chefs avaient été d’accord pour marcher, la base félibréenne dans son ensemble, elle, ne l’était pas. On ne saurait mieux confesser que l’adhérent ordinaire vient au Félibrige par goût de la langue et de la poésie, mais qu’il ne faut pas lui demander de se mobiliser pour autre chose.

57Troisième déplacement : les vignerons eux-mêmes, englués qu’ils sont dans la toile d’araignée de la politicaillerie française. Et ainsi est évacué ce pauvre Ferroul, dont Dévoluy pensait tant de bien quelques mois plus tôt. À tout le moins, la ligne de Dévoluy et de Mistral, depuis le début, est-elle respectée : pour eux, le mouvement valait par son indépendance vis-à-vis du monde politique ordinaire. En perdant cette indépendance, il perd du même coup ce qui motivait le soutien des félibres, qui peuvent donc se retirer l’âme en paix. Implacable, voire, répétons-le, diabolique.

58Quant à la référence finale à Calendal, héros mistralien par excellence, faut-il la rapprocher du mot prêté à Dévoluy à l’issue de sa rencontre avec Mistral à Maillane ? Il aurait dit, ou écrit : « j’ai vu Calendal renié par son père »....

59Il ne reste plus qu’à enrober le tout de belle et bonne rhétorique félibréenne et le tour est joué.

60Et c’est encore la rhétorique qui règne dans le n° 42 (juin 1908) de la revue, dans lequel la parole est donnée au jeune félibre Roger Brunel, partisan déclaré du mouvement, et fidèle de Dévoluy pour peu de temps encore d’ailleurs. Brunei donne à Vivo Prouvènço un article au titre parlant : « la mémoire de nos morts et de nos héros élève l’âme de la Nation »21.

61Dans cette prose échevelée, les événements de Narbonne sont présentés comme la reproduction de la défaite de Muret en septembre 1213.

« Ainsi le geste des morts commande le geste des vivants. Ainsi les plus anciens martyrs de la liberté de la Patrie, en se liant aux plus récents défenseurs des causes justes, nous font toucher du doigt que les conséquences de la bataille de Muret ne sont pas encore épuisées. L’esprit d’indépendance méridionale, conservé par les vieilles racines ligures-ibères tient bon face à l’esprit conquérant du Franc (...) L’âme du Midi est une nécessité que la civilisation ne peut laisser de côté. L’âme du Midi est, sans mesure, créatrice de Progrès, elle est indestructible et pérenne dans sa complexité croissante d’âge en âge (...) L’âme du Midi, l’âme éternelle, l’âme de la Nation, nous pouvons la voir s’élever, illuminée par la lumière libératrice du miracle de Font-Ségugne ».

62Font-Ségugne, c’est le lieu proche d’Avignon où, dit la légende, a été fondé en mai 1854 le Félibrige. Bref, entre célébration lyrique du souvenir des grands ancêtres, Ligures et Ibères (mais pas Gaulois !), vaincus de Muret et félibres de 1854, la défaite des vignerons peut figurer dignement. C’est une consolation.

63Ensuite, le silence tombe sur l’épisode de 1907. Dévoluy, confronté en interne à une opposition de plus en plus vive, a d’autres soucis que la réflexion sur le mouvement viticole. Tout au plus soutient-il, s’il ne la suscite pas, la candidature de Ferroul au majoralat en 1909 mais cette candidature est rejetée par les autres majoraux au cours de la même réunion du Consistoire au cours de laquelle le capoulié est poussé vers la démission. Le souvenir de 1907 reparaît fugitivement en 1912, lorsque la Sainte-Estelle est célébrée à Narbonne. C’est Ferroul, en sa qualité de maire de la ville, qui accueille les félibres par un discours tonitruant, prononcé en occitan, dans lequel est convoquée la mémoire des grands ancêtres albigeois déjà présents dans son discours de Carcassonne en 1907. Il a suffisamment assimilé les usages félibréeens pour glisser dans son propos l’indispensable citation mistralienne, en l’occurrence des vers tirés d’un poème militant de 1861, l’Odo i Troubaire Catalan, l’ode aux poètes catalans : célébrant l’amitié occitano-catalane, ce poème évoquait le souvenir des gloires médiévales, et notamment la démocratie municipale :

Alor avian de conse e de grand cieutadin
Que quand avien lou dre dedins
Sabien leissa lou rèi deforo.
(Alors nous avions des consuls et des grands citoyens qui, quand ils avaient le droit dedans, savaient laisser le roi dehors)22.
« Ces consuls, ces citoyens, avec les paysans de cette terre se dresseront, s’il le faut dans l’avenir. Une nation qui sait verser son sang n’est pas une nation morte ».

64Et de clore sur ce cri : « Fivo la Naciu Occitano ! »

65Ce discours, qui renvoie directement au souvenir de la fronde des maires languedociens en 1907 est accueilli, dit le compte-rendu, par une « trounadisso de picoments de mans », un tonnerre d’applaudissements23.

66En 1924, la Sainte Estelle revient à Narbonne. Ferroul est mort entretemps, mais non son souvenir, ni celui des événements, lyriquement évoqués aussi bien par le discours, en occitan, du maire, Mouret, que par celui du représentant de la C.G.V., Cathala. Ni l’un ni l’autre de ces hommes ne sont félibres. Mais l’un comme l’autre font semblant de croire qu’en 1907, le Félibrige tout entier a été aux côtés du mouvement. Cathala en particulier n’hésite pas à raconter qu’en prison avec les membres du comité d’Argelliers, Ferroul récitait du Mistral :

« Empruntabo a sous souvenis quauquo pèrlo dal couliè dount l’incoumparable Mèstre abio oundrat sa creaciu, e l’escoutabem coumo d’escoulans » (Il empruntait à ses souvenirs quelque perle du collier dont l’incomparable Maître avait orné sa création, et nous l’écoutions comme des écoliers).

67Et quelques lignes plus loin, il réécrit carrément l’histoire :

* « Je vous salue, félibres, le cœur plein de reconnaissance, car je me souviens avec une grande émotion que dans cette salle du Synode vous étiez venus nombreux quand Amavielle, de Montpellier, nous porta la Coupe Sainte en 1907. Un frémissement inconnu passa dans nos corps, il nous semblait que cet homme nous portait la bénédiction de toute la terre méridionale »24

68Il semble bien, surtout, que ce brave homme, dans son enthousiasme, ait confondu 1907 et 1912 : car la Coupe ne risquait pas de voyager en Languedoc au cours des semaines dramatiques de 1907, et Amavielle n’avait aucun titre à en être le porteur, puisque c’est le capoulié qui en a la charge... Mais l’essentiel dans ce concours de discours enflammés qu’est la Sainte Estelle, est de prononcer les plus belles paroles...

Le mot de Sainte Claire ?

69Il est temps à présent de dépasser le récit des faits pour essayer de les comprendre. Plusieurs questions se posent, disions-nous en commençant : pourquoi Marcellin Albert, par son télégramme à Mistral, et, peut-être, Ferroul, ont-ils cherché à avoir le soutien de Mistral et des félibres ? Dans quelle mesure certains félibres, nonobstant l’abstention de leur Maître, ont-ils donné ce soutien ? Enfin pourquoi a-t-il été en définitive refusé par les dirigeants du mouvement, son président en titre, le capoulié Dévoluy, et le « subre-capoulié » Mistral ?

70Nous avouons ignorer si la démarche de Marcellin Albert est spontanée, ou si, comme c’est d’ailleurs plus probable, elle lui a été suggérée, au sein ou à côté de ce comité d’Argelliers qui a envoyé une délégation à Maillane, par quelqu’un qui était en rapport avec les félibres, ou qui se souvenait du télégramme mistralien du 12 mai (Maffre de Beaugé ?). Ce qui compte, c’est que ce télégramme d’Albert et cette délégation ont bel et bien existé, et que l’état-major du mouvement a considéré, à un moment, que le soutien de Mistral pouvait constituer une aide précieuse. On l’a dit plus haut, il y a d’abord le prestige du poète : il est très mal compris à Paris mais, depuis 1859 et son sacre par Lamartine, il fait partie de la galerie des auteurs reconnus. Et parmi les auteurs de langue occitane, il est en tout état de cause le seul à jouir de ce statut.

71Par ailleurs, son aura de chantre des pays d’oc, au sens large, permet au mouvement d’élargir son propos, au fur et à mesure qu’il se radicalise. Dans cette perspective, le recours à Mistral a le même statut que l’irruption de la mémoire albigeoise, élément important aussi bien du discours félibréen que de celui de la gauche méridionale, dans les discours de Ferroul et de Marcellin Albert, si fugitive que soit cette irruption, et, peut-être, si peu compréhensible qu’elle ait pu être pour bien des auditeurs populaires des deux tribuns. À un certain moment, le discours de la défense de la viticulture prend en charge et en compte un autre discours, plus global, plus rassembleur, celui de la défense de la région, qui permet à la fois de dépasser le simple cadre professionnel pour inclure dans la lutte l’ensemble d’une population. D’où les propos, assez mystérieux d’ailleurs, de Marcellin Albert à l’Écho de Paris sur l’autonomie du Languedoc, et les propos de Ferroul auxquels Dévoluy fait allusion dans une de ses lettres, comme on l’a vu. Ce discours régionaliste permet de rassembler des soutiens aussi bien de droite que de gauche, autour d’une revendication commune, et du sentiment d’une appartenance tout aussi commune. Dès lors, le recours à l’ identité culturelle, telle que la personnifie le grand voisin provençal, revêt une grande importance.

72Cette main tendue, certains félibres n’ont pas hésité à l’accepter. On a cité le nom d’Amavielle : ce vieux militant félibréen, non content d’écrire à Mistral au sujet des manifestations vigneronnes, a participé à ces dernières. Et c’est un autre félibre, son ami Jean Fournel, qui se chargera d’écrire, à chaud, un livre sur les événements, Avec ceux d’Argelliers. Les deux hommes étant politiquement très marqués à droite, on peut se demander ce qui, dans leur participation au mouvement, renvoie à leur foi félibréenne et ce qui relève de leur engagement politique -leur soutien serait dès lors du même ordre que celui apporté par Mgr de Cabrières aux manifestants de Montpellier. Dans le cas d’Amavielle, nous pensons que les deux dimensions coexistent.

73Avec le marquis Christian de Villeneuve-Esclapon, c’est un peu plus compliqué. Ce personnage assez peu banal est lui aussi un vieux félibre25 : il a pris contact avec Mistral dès avant la fin du Second Empire et a été jusqu’en 1877 un de ses amis et confidents les plus proches malgré son jeune âge. Il a laissé un journal intime du plus grand intérêt, et dans lequel les événements de 1907 occupent une place importante, puisque le marquis est sur place, à Montpellier en l’occurrence. Son témoignage est intéressant à plus d’un titre. Dès le 22 mai 1907, il fait référence à une information que lui a fournie Gustave Thérond, le félibre sétois, militant socialiste de son état. D’après Thérond, donc,

« le comité d’Argelliers a dit que si le 10 juin au matin le gouvernement ne lui avait pas donné satisfaction, il proclamerait l’indépendance du Languedoc et sa constitution en république fédérative. Mon rêve serait-il sur le point de se réaliser ? »26

74Information étonnante ! Nous laissons aux spécialistes le soin de décider si elle correspond à quelque chose ou si Thérond, ou quelqu’un d’autre, a autant rêvé que Villeneuve

75Le 7 juin, il est à Montpellier où commencent à arriver les manifestants, et il commente :

« Spectacle sans précédent d’un peuple longtemps muet qui se réveille et qui affirme sa vie et sa nationalité. C’était mon rêve de trente années qui se réalisait enfin et j’éprouvais une indicible émotion en voyant s’épanouir subitement l’idée que nous avions, mes amis et moi, semée autrefois dans cette terre méridionale qui y paraissait réfractaire »27

76Le jour suivant, il décrit la façon dont avec Amavielle et quelques autres félibres il a participé à la manifestation et fait chanter la Coupo Santo, l’hymne félibréen, à la foule :

« Le spectacle était étonnant et je me demande si, même dans la Grèce antique, il y a jamais eu une race vibrant ainsi à la poésie ». Et de conclure : Je me suis couché à six heures, éreinté, mais ayant vu des choses que je ne reverrai probablement jamais plus »28.

77De retour à Paris, où il vit d’ordinaire, il prend un plaisir particulier à provoquer ses fréquentations ordinaires, notamment au cercle qu’il fréquente :

« Les cercleux étaient surtout épouvantés par la dépêche annonçant qu’à Narbonne, on avait jeté des policiers à l’eau. Ils se voyaient déjà mangés par les Apaches. (...) Ils sont presque tous enragés contre le Midi et la révolte du 17e les a mis hors d’eux. Je me suis amusé à piquer leur colère et j’ai soutenu que la seule obéissance digne d’un homme libre était l’obéissance volontaire à un chef choisi et dépourvu de tout moyen de coercition. Le caporalisme est bon pour les gens du nord qui ont des âmes d’esclaves (sic !) ; dans le Midi nous sommes des citoyens et nous pratiquons l’obéissance raisonnée et intelligente ».

78Ces propos cordiaux s’éclairent si l’on se souvient qu’au moment de la guerre de 1870, Villeneuve, âgé alors de 18 ans il est vrai, avait tout bonnement proposé à Mistral un plan visant à constituer une brigade de militants « dans les idées félibréennes » destinée à arrêter les Prussiens si d’aventure ils descendaient dans le Midi, et de toute façon à balayer préfets et sous-préfets29. C’est assez dire que Villeneuve est probablement le seul félibre a avoir réellement eu des positions séparatistes, et un nationalisme moins virtuel et poétique que celui qui paraît dans les propos d’un Brunei cités plus haut par exemple. La référence à ses rêves de jeunesse que le mouvement pourrait permettre de réaliser prennent alors tout leur sens.

79Mais c’est un cas limite. Et son rêve, manifestement, ni Dévoluy ni Mistral ne l’ont alors partagé. Or, ce sont eux qui comptent, plus que les Amavielle, Villeneuve, ou ces félibres qui ça et là ont publié dans leurs bulletins des saluts au combat des vignerons.

80Dévoluy, visiblement, a hésité. Il semble au départ avoir vu dans le mouvement une occasion rêvée de nouer enfin avec le peuple d’oc ce lien que sa réforme des statuts voulait préparer. Et l’idée d’un mouvement étranger aux menées ordinaires des partis français, posant le problème de la défense de la région, a pu lui faire imaginer la possibilité que le mouvement débouche sur une revendication fédéraliste- un rêve qui à la différence de celui de Villeneuve avait été celui de Mistral lui-même sous le Second Empire et de plusieurs générations de félibres depuis. Il est clair qu’il est allé à Maillane pour en parler de vive voix avec Mistral -peut-être avec cette délégation d’Argelliers dont parle Marius André, dans laquelle ne figurait pas Ferroul, certes, mais qui n’en a pas moins existé, au témoignage de Mistral lui-même. Peut-être à une autre occasion -on verra plus loin pourquoi cette hypothèse peut être avancée.

81Mais son enthousiasme retombe après les évènements de Narbonne et la mutinerie du 17e. Ici intervient un fait que nous n’avons pas encore évoqué : la promotion que Dévoluy annonce à Mistral dans sa lettre de juillet, c’est une promotion au grade de chef de bataillon (commandant). Car Dévoluy est officier d’active-dans le Génie. On devine ce qu’a dû être son cas de conscience. Villeneuve, encore lui, note dans son journal une conversation qu’il a eue avec le capoulier -ils ne sont alors pas encore brouillés à mort- le 3 août à Orange. Selon Villeneuve, et pourquoi ne pas le croire, Dévoluy dit que « quand les dépêches ont annoncé la mutinerie du 17e, il a espéré un mouvement de rébellion armée, et il était prêt à y prendre part ». Mais juste avant, à propos de sa réticence à publier une histoire de Provence qui l’exposerait à l’accusation de séparatisme, il vient de confesser que de telles attaques seraient susceptibles de déboucher sur sa « mise en retrait d’emploi », or il a « besoin de sa place pour vivre ». Prudence compréhensible au demeurant, mais qui jette quand même le doute sur la détermination qu’il affiche -a posteriori- un peu plus loin30

82Dernier élément enfin, mais non le moindre, ce que Mistral lui a dit. Car Mistral, qui ne dit rien dans ses lettres, lui a parlé. On connaît sa réponse par Dévoluy lui-même, qui en a parlé plus tard en ces termes :

« Quand je pense que je lui demandai sérieusement, à ce moment, ce que nous devrions faire, nous félibres, en cas de soulèvement du Midi ! Il me regarda, pensant certainement qu’il m’avait peta un ciéucle [on ne peut traduire autrement que par « j’avais pété un câble !] et me dit tranquillement, avec son don admirable de prophétie que la cause nationale ne devait pas se compromettre avec les spéculations sans nationalité des gros marchands de vin. Il est des régionalistes méridionaux qui prennent volontiers pour eux les signes de ralliement félibréens, a condition de ne pas parler de la question de la langue qui est la marque de la nationalité. Ils ont besoin de vendre leur vin pour faire la noce en français. Mais nous autres qui ne voulons pas faire la noce et qui sommes toujours assez riches quand nous avons prou de tabac pour filmer notre pipe dans la garrigue, autres pensers, n’est-ce pas, nous tiennent. Je lis fort attentivement leurs journaux, je n’y ai pas encore découvert la moindre allusion aux revendications de la race et de la langue. Tout est en français. Les politiciens les plus avérés y crient : pas de politique ! Mais ils demandent tout au gouvernement, et s’ils font les gros yeux avec leurs forces syndicales, c’est surtout pour intimider le gouvernement et obtenir de lui quelque chose, et non pas pour se passer du gouvernement et agir par eux-mêmes, ainsi que les confréries du Moyen Age. Quoi qu’ils fassent en tout cas, ils le font en dehors de la langue »31.

83C’est net et sans appel, et il n’y a pas lieu de douter que cela corresponde effectivement, en gros, à ce que pensait et disait Mistral -on voit en passant que ce n’est certes pas devant les délégués d’Argelliers que de tels propos risquaient d’être tenus.

84Il n’est pas difficile de comprendre la position de Mistral. D’abord, il a alors 77 ans, ce qui ne prédispose pas à s’improviser leader viticole. Et le Provençal de la basse vallée du Rhône, terre de ces cultures maraîchères dont le Maillanais tirait une bonne part de ses rentes, ne pouvait pas vraiment se sentir solidaire des vignerons languedociens. Ajoutons que tout au cours de sa vie Mistral a manifesté son horreur des situations conflictuelles.

85Si l’on croise les propos rapportés par Dévoluy avec ceux, irréfutables, eux, puisque écrits, adressés à Amavielle, on discerne deux types d’arguments pour justifier son refus. Il y a d’abord au niveau tactique, dirons-nous, l’idée qu’il faut laisser au mouvement son caractère de collectif anonyme. Et dans ce cas de figure, la présence de Mistral ne pourrait que desservir le mouvement, tout en mettant le Félibrige en danger. L’hommage vibrant à la maturité d’un peuple qui sait s’unir pour agir en dehors des clivages politiques nationaux sert ici à couvrir d’un voile de modestie la dérobade du Maître : que le peuple se prenne en mains lui-même ! Mais on voit bien dans la réponse à Dévoluy que Mistral ne croit guère, en fait, à cette capacité du peuple d’oc à agir de façon autonome, puisqu'il formule très exactement le diagnostic inverse. Et il ne reste plus au bon militant fidèle qu’est Dévoluy qu’à reproduire le verdict du maître dans son dialogue avec « Ferratié ».

86Bref, les Félibres pouvaient soutenir un « peuple d’oc » en lutte contre Paris, pour la défense de sa langue et de son identité. Un peuple qui se bat pour exiger de Paris des mesures contre les fraudeurs et le soutien à une activité économique en danger, ce n’est plus le Peuple d’oc, mais une médiocre cohue que mènent par le bout du nez des politiciens tout aussi médiocres. Pour dire les choses encore plus simplement, ce ne sont pas les félibres qui vont lâcher les vignerons, ce sont les vignerons eux-mêmes qui les ont lâchés, dès lorsqu’ils ne reprennent pas à leur compte les revendications nationalitaires des Félibres, et d’abord celle pour la langue, alpha et oméga. Peu importe en l’occurrence à Mistral que certaines des pancartes brandies par les manifestants aient été en langue d’oc32, comme certaines des chansons qu’ils chantaient, comme, de toute évidence, les conversations qu’ils tenaient entre eux durant les évènements. Il est ici superflu de souligner à quel point les uns et les autres vivent en fait sur des planètes différentes.

87Et c’est ainsi que le rendez-vous entre le « peuple d’oc » et les défenseurs attitrés de sa culture n’a pas lieu. Il est vain de se demander -et on ne se le demandera pas- ce qu’il aurait pu advenir du mouvement si Mistral avait promené son grand chapeau sur l’esplanade de Montpellier aux côtés de Marcellin Albert et Ferroul. Peut-être ce déchaînement de diatribes anti-séparatistes que le Maillanais craignait. Peut-être rien du tout. Par contre, pour un historien travaillant sur l’histoire de la revendication occitane sur la longue durée, l’épisode est spectaculairement révélateur de deux des contradictions principales qui surdéterminent l’histoire de cette revendication. La première contradiction touche à la définition de l’espace concerné. Dès le départ, et pour longtemps, l’espace de référence du mouvement est en fait double. Il y a d’un côté un Miejour, une Occitanie de trente départements, entre Atlantique et Alpes, du Limousin aux Pyrénées. C’est la patrie idéale aussi bien des félibres que des occitanistes leurs descendants déviants. Et puis, sous cet espace abstrait, il y a l’espace concret, le local, celui qui renvoie au vécu immédiat des acteurs. Et de ce point de vue, c’est le concret qui triomphe, dans la pratique : non point le grand Midi, mais un Midi qui pour les vignerons -jusqu’à Maffre-Beaugé, Emmanuel, pas Achille, dans les années soixante-dix, même quand il parlait d’« Occitanie »– se confond avec le bas Languedoc viticole, et lui seul. Qui donc ne peut concerner que ceux qui y vivent et y travaillent, et dont ne font partie ni Dévoluy ni Mistral. Il est donc normal que pour eux le rendez-vous d’Avignon prime, ce 9 juin, sur celui de Montpellier.

88Deuxième contradiction, encore plus profonde : que veut dire défendre le pays ? Défendre son « identité », c’est à dire sa langue, sa culture, son histoire ? Ou défendre les intérêts concrets des groupes sociaux qui vivent et travaillent au pays, comme le dira bien plus tard un slogan qui a eu son moment de succès ? En 1907 comme plus tard, et à chaque fois qu’une crise économique et sociale frappe telle ou telle portion de l’espace historique d’oc, la question se pose. Et à chaque fois réapparaît la difficulté qu’il y a à faire converger la dimension de « l’identité collective » et celle de la défense des intérêts immédiats, les seuls qui puissent, de fait, mobiliser les foules33. La crise de 1907 apparaît dès lors comme un des moments où cette double contradiction se manifeste de la façon la plus claire, dans ses effets comme dans les discours qu’elle suscite.

89Il reste la mémoire. La mémoire des télégrammes échangés, celle aussi -et surtout, peut-être, de ces pancartes qui, quoi qu’en ait dit Mistral depuis sa thébaïde maillanaise, manifestaient bel et bien que la langue était là, présente, dans les manifestations de 1907. Simplement, elle n’était pas là pour parler d’elle même, mais pour dire les problèmes concrets que vivaient ceux qui en avaient tracé les mots, si malhabilement que ce soit du point de vue graphique, sur les pancartes de leur désespoir.